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Full text of "Principes de phonologie"

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PRINCIPES    l)i:    PHONOLOGIE 


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ich.e. 


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PRINCIPES 

DE 

PHONOLOGIE 


PAR 


N.  S.  TROUBETZKOY 

PROFESSEUR    A   l'uNIVERSITÉ    DE    VIENNE 


TRADUITS   PAR 


J.  CANTINEAU 

PROFESSEUR    A    L'ÉCOLE    NATIONALE    DES    LANGUES    ORIENTALES    VIVANTES 


Ouvrage  publié  avec  le  concours 
de  la  Facullé  des  Lettres  de  l'Université  d'Alger 


PARIS 
LIBRAIRIE.  G.    KLINGKSIEGK 

1949 


,1    ' 


se. 

Slip. 


A    RO.MAX    JAKOBSON 


PRÉFACE 
DU  CERCLE  LINGUISTIQUE  DE  PRAGUE  (1939) 


Le  présent  livre,  auquel  N.  S.  Troubetzkoy  (16,  IV,  1890 — 
25,  VI,  1938)  a  travaillé  infatigablement  jusqu'aux  dernières 
semaines  de  sa  vie,  est  resté  inachevé.  D'après  l'estimation 
de  l'auteur  défunt,  il  manquerait  à  peu  près  les  20  dernières 
pages.  Elles  auraient  probablement  contenu  un  chapitre  sur 
les  signes  démarcatifs  de  phrase  et  une  conclusion.  Le  texte 
du  livre  n'a  pas  reçu  une  rédaction  définitive  :  l'auteur  avait 
en  particulier  l'intention  de  développer  les  notes  bibliogra- 
phiques, de  reviser,  de  compléter  et  de  rédiger  avec  plus  de 
précision  certains  chapitres,  et  enfin  de  placer  en  tête  de 
l'ouvrage  une  préface  et  une  dédicace  à  R.  Jakobson.  Au 
cours  du  travail  préparatoire,  N.  S.  Troubetzkoy  a  étudié 
environ  200  systèmes  phonologiques  ;  il  avait  l'intention 
d'employer  une  partie  des  matériaux  ainsi  réunis  à  illustrer 
les  thèses  de  son  ouvrage  principal,  et  cela  sous  la  forme  d'une 
série  d'exposés  supplémentaires  qui  auraient  porté  le  titre 
général  d'«  Extraits  de  mon  fichier  phonologique  ».  Ces  études, 
N.  S.  Troubetzkoy  les  a  élaborées  jusqu'au  bout,  mais  c'est 
seulement  le  début  de  la  première,  sur  le  système  phonolo- 
gique de  la  langue  doungane,  qu'il  a  dicté  sur  son  lit  de  mort 
et  rédigé  pour  le  tome  VTII  des  «  Travaux  du  Cercle  linguis- 
tique de  Prague  ».  En  outre  l'auteur  pensait  entreprendre  un 
second  volume  des  «  Éléments  de  Phonologie  »  qui  aurait  traité 
des  questions  principales  de  la  phonologie  historique,  de  la 
géographie  phonologique,  de  la  morphonologie,  ainsi  que  de 
l'écriture  dans  ses  rapports  avec  la  structure  phonologique 
de  la  langue. 

Il  avait  primitivement  l'intention  de  constituer  et 
d'employer  dans  le  livre,  pour  la  transcription  phonologique, 
un  système  unique  de  signes.  Mais  ce  plan  n'a  pas  été  réalisé 
et  l'on  a  conservé  la  plupart  du  temps  les  signes  usités  pour 
la  transcription  des  différents  groupes  de  langues. 


PRÉFACE    DE   A.    MARTINET 


La  publication  des  Grundzûge  der  Phonologie  de  Nicolas 
Sergueevitch  Troubetzkoy,  en  elle-même  événement  scienti- 
fique d'une  portée  considérable,  a  coïncidé  avec  un  tournant 
décisif  de  la  linguistique  fonctionnelle  et  structurale.  Elle 
s'est  produite  au  moment  où  la  phonologie,  après  avoir  été, 
pendant  une  décade,  considérée  comme  la  propriété  exclusive 
d'une  école,  tombait,  pour  ainsi  dire,  dans  le  domaine  public. 
Certes,  la  jeune  discipline  ne  s'était  pas  jusqu'alors  développée 
en  vase  clos.  A  aucune  époque  la  phonologie  n'a  été  étroite- 
ment «  pragoise  ».  Ses  fondateurs  ont  toujours  été  sensibles 
aux  critiques  et  aux  suggestions  venues  de  tous  les  coins  du 
monde.  Mais,  du  vivant  de  Troubetzkoy  et  sous  sa  direction, 
les  matériaux  nouveaux  étaient  soigneusement  examinés, 
retaillés,  et  intégrés  à  l'édifice  commun.  Cependant,  la  diffu- 
sion toujours  plus  large  du  point  de  vue  fonctionnel  et 
structural  rendait  nécessairement  plus  difficile  une  confron- 
tation permanente  des  opinions  et  des  résultats  obtenus. 
La  disparition  du  Maître,  l'étranglement  de  la  Tchéco- 
slovaquie, les  persécutions  raciales  et  politiques,  la  guerre 
enfin,  n'ont  fait  qu'accentuer  un  cloisonnement  qui  déjà 
s'esquissait.  Le  retour  de  la  paix  a  permis,  certes,  de  renouer 
des  liens  qui  s'étaient  rom.pus.  Mais  on  ne  saurait  rétablir 
l'étroite  communion  des  années  trente. 

Ces  circonstances  font  apparaître  le  livre  de  Troubetzkoy 
comme  le  couronnement  d'une  période  décisive  dans  l'histoire 
de  la  linguistique,  et  lui  confèrent  ainsi  une  valeur  permanente. 
Il  devient  un  manuel  de  référence  indispensable  pour  tous 
ceux  qui  s'efforcent,  chacun  avec  ses  connaissances,  sa  forma- 
tion, son  tempérament  propre,  de  mieux  comprendre  la  nature 
du  fait  linguistique.  C'est  pourquoi  nous  devons  être  profon- 
dément reconnaissants  à  M.  Jean  Cantineau  d'avoir  pris  la 
peine  de  traduire  en  français  cet  ouvrage  de  base.  Il  est  en 
France  beaucoup  de  linguistes,  maîtres  ou  disciples,  qui 
lisent  l'allemand  avec  difficulté.  La  propagation  de  la  pensée 
phonologique   dans   notre   pays  en   a  certainement   souffert, 


N.    S.    TROUBETZKOY 


et,  à  cet  égard,  l'initiative  de  notre  collègue  d'xVlger  ne 
manquera  pas  d'avoir  un  elîet  salutaire. 

Il  n'est  probablement  pas  inutile  de  mettre  les  lecteurs  de 
cet  ouvrage  en  garde  contre  la  conception  encore  trop  répandue 
qu'il  ne  peut  y  avoir  de  linguistique  structurale  que  sur  le 
plan  de  la  synchronie.  Ce  serait  réduire  indûment  la  portée 
de  la  doctrine  phonologique  que  de  n'y  voir  qu'une  méthode 
de  description  linguistique.  La  phonologie  a  dégagé,  du  vivant 
même  de  Troubetzkoy  et  souvent  sous  son  impulsion  directe, 
des  horizons  nouveaux  dans  tous  les  domaines  de  la  science 
du  langage.  Quiconque  a  suivi  attentivement  l'évolution  de 
la  pensée  phonologique  n'a  pu  manquer  d'acquérir,  outre 
une  connaissance  plus  approfondie  de  la  nature  des  faits 
linguistiques,  une  conception  plus  riche,  plus  précise,  et  plus 
nuancée  de  la  façon  dont  évoluent  les  langues,  soit  du  fait 
de  nécessités  internes,  soit  au  contact  d'autres  idiomes  dont 
la  structure  vient  influencer  la  leur.  De  la  phonologie  dia- 
chronique  et  de  la  théorie  des  aires  dont  Troubetzkoy  et 
Roman  Jakobson  ont  jeté  les  bases,  on  ne  trouve  malheureuse- 
ment rien  dans  les  Grundziige.  C'est  la  raison  pour  laquelle 
M.  Cantineau  a  ajouté  à  la  fin  de  sa  traduction  plusieurs 
articles  de  ces  deux  savants  où  ces  questions  sont  traitées. 

De  la  somme  phonologique  dont  Troubetzkoy  avait  tracé 
le  plan,  nous  n'avons  que  la  première  partie,  celle  où,  après 
avoir  traité  des  fondements  mêmes  de  la  phonologie,  l'auteur 
nous  indique  selon  quels  principes  et  quelles  règles  on  doit 
décrire  les  langues,  envisagées  sous  Fangle  de  la  phonie.  Cet 
exposé  est  d'une  extraordinaire  richesse,  car  Troubetzkoy 
ne  se  contente  pas  de  mettre  au  point  une  méthode.  Il  en 
justifie  longuement,  dans  chaque  cas,  toutes  les  démarches. 
Il  nous  fait  profiter,  dans  chaque  chapitre,  de  sa  prodigieuse 
expérience  linguistique,  acquise  soit  par  examen  direct,  soit 
par  l'étude  de  descriptions  antérieures  où  sa  pensée  incisive 
savait  admirablement  faire  le  tri  entre  les  faits  linguistique- 
ment  valables  et  le  reste. 

De  ce  dernier  message,  hélas  inachevé,  Troubetzkoy  n'a  pas 
cherché  à  faire,  à  proprement  parler,  un  manuel  pratique, 
une  nouvelle  édition  revue  et  augmentée  de  sa  petite  Anleilung 
zu  phonologiscJwn  Beschreibungen.  Les  gens  pressés,  ceux  pour 
qui  la  description  des  langues  n'est  qu'un  aspect  épisodique 
de  leur  activité,  seront  peut-être  tentés  de  le  regretter.  Et 
cependant  une  expérience  déjà  longue  a  montré  que  ce  n'est 
pas  par  la  lecture  de  quelques  pages  ou  une  étude  de  quelques 


PREFACE    DE    A.    MARTINET  XI 

heures  qu'on  peut  s'assimiler  les  principes  de  base  de  la  phono- 
logie. Une  formation  littéraire,  qui  est  généralement  celle 
des  linguistes  et  même  des  ethnologues,  n'est  guère  faite  pour 
rendre  immédiatement  accessible  l'opération  d'abstraction 
qu'est  l'analyse  phonologique.  En  France  notamment, 
l'enseignement  traditionnel  prépare  fort  bien  les  esprits  au 
maniement  de  l'abstraction,  mais  assez  mal  à  l'opération 
abstractivc  elle-même.  Mis  en  face  d'une  réalité  concrète 
infiniment  complexe,  bien  des  sujets,  parmi  les  plus  intelli- 
gents, se  sentent  submergés.  Trop  avisés  pour  choisir  au 
hasard  certains  aspects  de  cette  réalité,  ils  préfèrent  se  réfugier 
dans  le  domaine  des  abstractions  déjà  dégagées,  parce  qu'il 
leur  manque  soit  l'entraînement,  soit  les  directives  qui  leur 
permettraient  d'isoler,  dans  la  masse  infinie  des  faits,  ceux 
qui  seuls,  dans  le  cadre  de  leurs  préoccupations,  sont  décisifs 
et  pertinents. 

C'est  pourquoi  l'exposé  substantiel  de  Troubetzkoy 
reste  la  meilleure  initiation  à  la  phonologie,  à  la  fois  pour 
ceux  qui  n'y  cherchent  qu'un  principe  de  description,  et  pour 
les  linguistes  proprement  dits  qui  trouveront,  dans  cette 
discipline,  la  méthode  la  plus  susceptible  de  conduire  à 
l'établissement  d'une  véritable  science  du  langage. 

André  Martinet. 


PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR 


C'est  au  début  de  la  guerre,  pendant  les  hivers  1939-40 
et  1940-41  que  je  pris  contact,  par  les  divers  articles  des 
Travaux  du  Cercle  Linguistique  de  Prague,  avec  les  théories 
phonologiques.  Je  vis  aussitôt  quel  profit  en  pouvait  tirer 
la  dialectologie  arabe,  et  d'une  façon  plus  générale  la  linguis- 
tique sémitique.  J'essayai  même,  il  est  vrai  avec  une  extrême 
gaucherie,  d'utiliser  quelque  peu  ces  théories  dans  le  premier 
volume  de  mes  Parlers  arabes  du  Horân.  Mais  je  ne  me 
dissimulais  pas  qu'il  y  avait  beaucoup  de  points  de  la  méthode 
et  de  ses  applications  que  je  n'avais  pas  suffisamment  compris. 
Aussi  dès  l'hiver  1941-42,  je  me  résolus  à  traduire  pour  mon 
usage  personnel  les  Grundziige  der  Phonologie  de  N.  S.  Trou- 
betzkoy,  où  je  pensais  trouver  les  réponses  aux  questions 
qui  m'embarrassaient.  Quand  l'état  de  ma  vue  me  le  permit, 
au  printemps  1944,  j'entrepris  cette  traduction.  Étant  donnée 
ma  médiocre  connaissance  de  l'allemand,  ce  ne  fut  pas  pour 
moi  un  travail  facile.  J'en  vins  à  bout  cependant  en  juillet 
1945.  Entre  temps,  en  questionnant  mes  collègues  d'Algérie 
et  de  la  métropole,  je  m'étais  rendu  compte  que  cet  ouvrage 
capital  était  profondément  ignoré  en  France,  la  langue  dans 
laquelle  il  était  rédigé  constituant  une  véritable  barrière. 
C'est  ainsi  que  me  vint  l'idée  de  publier  ma  traduction. 

J'ai  été  grandement  aidé  par  M.  A.  Martinet  qui  a  bien 
voulu  revoir  mon  travail  en  entier,  rectifier  mes  erreurs  et 
écrire  la  préface  qu'on  vient  de  lire.  M.  R.  Jakobson  a  eu 
l'amabilité  de  me  communiquer  un  certain  nombre  de  rectifi- 
cations au  texte  allemand  des  Grundziige ,  de  m'autoriser  à 
publier  en  appendice  une  traduction  d'un  de  ses  articles  et 
le  texte  français  de  deux  autres  qui  complètent  heureusement 
le  livre,  de  revoir  la  bibliographie  et  de  rédiger  l'autobiographie 
de  X.  S.  Troubetzkoy  qu'on  lira  ci-dessous.  M.  J.  Tubiana, 
élève  de  M.  A.  Martinet,  m'a  fait  bien  des  suggestions  utiles. 
La  Faculté  des  Lettres  d'Alger  a  accepté  d'accueillir  cette 
traduction  dans  la  collection  de  ses  publications  et  de  fournir 
les  fonds  nécessaires  à  son  impression.  M.  L.  Gernet,  doyen 


XIV  N.    S.   TROUBETZKOY 

de  la  Faculté  des  Lettres  et  M.  A.  Basset,  professeur  à  l'École 
Nationale  des  Langues  Orientales  Vivantes  m'ont  aidé  à 
revoir  les  épreuves.  Enfin  l'imprimerie  A.  Bontemps  a  assuré 
d'une  façon  remarquable  l'impression  du  livre,  et  a  fait  un  gros 
effort  pour  se  procurer  à  ses  frais  les  signes  de  transcription 
nécessaires.  Que  tous  veuillent  bien  trouver  ici  l'expression 
de  ma  vive  reconnaissance. 

Alger,  novembre  1947. 

J.  Gantineau. 


NOTES  AUTOBIOGRAPHIQUES 

DE  N.  S.  TROUBETZKOY 
communiquées  par  R.  Jakobson 


Élu  en  1930  membre  de  l'Académie  de  Vienne,  N.  S.  Troubelzkoy  fut  invité 
à  écrire  son  autobiographie  pour  les  archives  de  cette  Académie.  Voici,  traduit 
de  l'allemand,  l'essentiel  de  l'ébauche  inachevée  qu'on  a  trouvée  dans  les 
papiers  du  savant  défunt  : 

«Je  suis  né  à  Moscou  le  16  avril  1890.  Mon  père,  le  prince 
Sergéj  Troubetzkoy  (1862-1905)  était  professeur  de  philo- 
sophie à  l'Université  de  ^Moscou.  Il  prit  part  au  mouvement 
politique  libéral  comme  publiciste  de  ce  parti.  A  sa  mort  il 
occupait  le  poste  de  recteur  de  l'Université  de  Moscou. 

«  Dès  l'âge  de  13  ans,  je  commençai  à  m'intéresser  aux 
questions  scientifiques,  mes  études  portant  surtout  sur 
l'ethnographie  et  l'ethnologie.  Outre  le  folklore  russe,  je 
m'intéressai  particulièrement  aux  peuples  fmno-ougriens 
habitant  la  Russie.  A  partir  de  1904  j'assistai  régulièrement 
à  toutes  les  séance?  de  la  Société  Ethnographique  de  Moscou. 
J'étabHs  des  relations  amicales  avec  le  président  de  cette 
Société,  le  professeur  Vsevolod  F.  Miller,  le  savant  bien  connu 
pour  ses  recherches  sur  la  tradition  épique  russe  et  sur  la 
langue  ossète.  A  cette  époque  j'étais  également  très  lié  avec 
un  autre  membre  de  cette  Société,  le  distingué  archéologue, 
spécialisé  dans  l'étude  des  Finnois  de  la  Volga,  S.  K.  Kouz- 
netsov,  qui  guidait  et  encourageait  mes  études  d'ethnographie 
fmno-ougrienne.  Sous  son  influence  je  commençai  à  m'occuper 
des  langues  fmno-ougriennes  et  je  pris  intérêt  à  la  Hnguistique 
générale.  Dès  1905  je  publiai  deux  articles  dans  la  revue 
«  Etnograficeskoe  Obozrenie  ».  L'un  de  ces  articles  signalait, 
dans  une  chanson  populaire  des  Finnois  occidentaux  des 
traces  d'un  ancien  rite  funéraire  païen,  commun  aux  peuples 
fmno-ougriens.  L'autre  essayait  de  prouver  qu'il  existe  des 
traces,  dans  les  croyances  populaires  des  Vogoules,  Ostiaks 
et  Votiaks  modernes,  du  culte  de  la  déesse  païenne  «  Zolotaja 
Baba  »  du  Nord-Ouest   de   la  Sibérie,  mentionnée  plusieurs 


X\  I  N.    S.    TROUBETZKOY 

fois  par  d'anciens  voyageurs.  En  1907  mon  attention  fut 
attirée  par  le  problème  des  familles  linguistiques  isolées,  et 
cela  simultanément  dans  deux  directions  :  d'un  côté  les 
langues  paléo-sibériennes,  de  l'autre  les  langues  du  Caucase 
septentrional.  Stimulé  par  Kouznetsov,  je  collectionnai  tous 
les  renseignements  contenus  dans  les  notes  d'anciens  voya- 
geurs sur  la  langue  kamtchadale,  à  présent  presque  entière- 
ment disparue,  et  grâce  à  ces  recherches  je  rassemblai  un 
vocabulaire  et  écrivis  un  résumé  de  la  grammaire  de  cette 
langue.  Ces  travaux  me  mirent  en  correspondance  avec  trois 
savants  s'intéressant  à  l'ethnographie  de  la  Sibérie  orientale  : 
Jochelson  (pour  le  youkaguir),  Bogoraz  (pour  le  tchouktche 
et  le  koriak)  et  Sternberg  (pour  le  guiliak).  Je  découvris 
une  série  de  ressemblances  surprenantes  dans  le  vocabulaire 
du  kamtchadale  et  du  tchouktche-koriak  d'un  côté  et  du 
samoyède  de  l'autre.  Malheureusement  je  dus  interrompre  ce 
travail  pour  passer  mon  baccalauréat  ;  plus  tard  je  n'ai  plus 
jamais  eu  la  possibilité  de  revenir  à  ce  problème  captivant.  — 
Mon  intérêt  pour  l'étude  des  langues  du  Caucase  fut  éveillé 
par  une  conférence  de  Miller  sur  l'importance  de  l'étude  des 
langues  caucasiennes  pour  l'ethnologie  historique  de  l'Asie 
Mineure,  faite  à  la  Société  Ethnographique  de  Moscou.  Je  ne 
m'occupai  d'abord  des  langues  et  des  peuples  du  Caucase 
que  du  point  de  vue  de  l'ethnologie  de  l'Asie  Mineure  ;  mais 
bientôt  je  commençai  à  étudier  les  langues  du  Caucase  pour 
elles-mêmes.  A  part  toutes  ces  questions  de  détail,  je  m'inté- 
ressai également  à  l'histoire  générale  des  civilisations,  à  la 
sociologie  et  à  la  philosophie  de  l'histoire. 

«  Ayant  achevé  mes  études  au  5*^  gymnase  classique  de 
Moscou,  j'entrai  à  l'Université  de  Moscou  en  1908.  A  cette 
époque  chaque  Faculté  était  divisée  en  plusieurs  sections 
spécialisées  ;  chacune  de  ces  sections  avait  un  programme 
fixe  de  cours,  de  séminaires  et  d'examens.  L'étudiant  pouvait 
choisir  la  section,  mais  une  fois  qu'il  y  était  admis  il  de\'ait 
en  suivre  le  programme  tout  entier  sans  pouvoir  rien  y 
changer.  L'ethnographie  et  l'ethnologie  faisaient  partie  de 
la  section  géo-anthropologique  de  la  Faculté  des  Sciences 
Naturelles.  Le  directeur  de  cette  section,  le  professeur 
D.  N.  Anucin,  dirigeait  l'enseignement  strictement  selon  les 
méthodes  de  l'histoire  naturelle.  Comme  l'ethnographie  et 
l'ethnologie  m'attiraient  surtout  par  leur  côté  culturel,  la 
position  de  ces  sciences  dans  le  programme  officiel  était 
inacceptable  pour  moi.  Je  m'inscrivis  d'abord  à  la  section  de 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQUES  XVII 

philosophie  et  psychologie  de  la  Faculté  des  Lettres,  et  décidai 
d'étudier  surtout  l'ethiio-psychologie,  la  philosophie  de 
l'histoire  et  les  problèmes  de  méthodologie.  Néanmoins  je 
reconnus  bientôt  que  la  section  de  philosophie  et  de  psycho- 
logie avait  trop  peu  de  rapports  avec  les  questions  qui  m'inté- 
ressaient particulièrement,  (l'est  pourquoi  je  passai  le  troi- 
sième semestre  dans  la  section  linguistique.  Dans  cette  section, 
sous  la  direction  du  professeur  V.  Porzezin'ski,  on  enseignait 
la  linguistique  générale,  le  sanscrit  et  les  langues  indo- 
européennes, et  l'on  étudiait  la  grammaire  comparée  en 
mettant  spécialement  l'accent  sur  les  langues  slaves  et  baltes. 
La  direction  et  les  limites  de  l'enseignement  dans  la  section 
de  linguistique  ne  me  satisfaisaient  pas  puisque  je  m'inté- 
ressais surtout  à  des  langues  non  indo-européennes.  Néanmoins 
je  me  décidai  tout  de  même  pour  cette  section  :  parce  que 
premièrement,  déjà  à  cette  époque  j'étais  persuadé  que  la 
linguistique  était  l'unique  branche  des  sciences  humaines  qui 
possédât  une  méthode  scientifique  positive,  tandis  que  toutes 
les  autres  branches  :  l'ethnographie,  l'histoire  des  religions, 
l'histoire  des  civilisations,  etc.,  ne  sauraient  passer  de  leur 
niveau  «  alchimique  »  à  un  niveau  supérieur  qu'en  adoptant 
une  méthode  de  travail  analogue  à  celle  de  la  linguistique. 
Deuxièmement  je  savais  que  l'étude  des  langues  indo-euro- 
péennes était  la  seule  branche  de  la  linguistique  vraiment 
étudiée  à  fond  et  que  justement  là  on  pouvait  apprendre  la 
bonne  méthode  linguistique.  Je  commençai  donc  avec  grande 
application  à  étudier  les  cours  prescrits  par  le  programme  de 
la  section  linguistique.  Néanmoins  je  poursuivais  simulta- 
nément mes  propres  études  dans  le  domaine  des  langues  et 
des  traditions  populaires  du  Caucase.  En  1911,  V.  Miller 
m'invita  à  passer  une  partie  de  mes  vacances  d'été  dans  sa 
maison  de  campagne  située  sur  la  côte  caucasienne  de  la 
.Mer  Noire  et  à  étudier  la  langue  et  le  folklore  des  Tcherkesses 
dans  les  hameaux  voisins.  J'acceptai  cette  invitation  et 
continuai  mes  études  tcherkesses  pendant  l'été  191'2.  Je 
réussis  à  réunir  des  matériaux  assez  abondants  ;  mais  je  dus 
renvoyer  leur  analyse  et  leur  publication  jusqu'à  la  fin  de 
mes  études  à  l'Université.  Dans  ce  travail  je  tirai  frrand 
profit  de  mon  contact  personnel  avec  Miller  qui  entretenait 
des  idées  quelque  peu  surannées  sur  les  problèmes  linguis- 
tiques, mais  qui  était  un  spécialiste  du  folklore  et  un  grand 
connaisseur  de  l'ethnographie  des  Ossètes  ;  il  me  donna  bien 
des  conseils  et  avis  précieux. 


XVIIC  >.    s.    TROUBETZKOY 

«  Je  passai  l'année  scolaire  1912-191o  à  préparer  ma  thèse 
de  candidat  à  un  poste  d'enseignement,  thèse  traitant  de 
l'expression  variée  du  futur  dans  les  plus  importantes  langues 
indo-européennes.  \'.  Porzezin'ski,  directeur  de  la  section 
linguistique,  approuva  ma  thèse,  et  sur  sa  proposition  je 
fus  admis  dans  le  corps  enseignant  de  l'Université  pour  me 
préparer  à  l'enseignement.  Après  avoir  passé  au  printemps 
1913  mes  examens  d'État  en  matière  de  linguistique,  j'allai 
à  Titlis  où  je  fis  trois  rapports  au  Congrès  des  naturahstes, 
géographes  et  ethnologues  de  Russie  :  «  Restes  du  paganisme 
chez  les  Tcherkesses  de  la  côte  de  la  Mer  Noire  »,  «Légendes 
du  rapt  du  feu  au  (Caucase  septentrional  »  et  «  La  structure 
morphologique  du  verbe  dans  les  langues  du  Caucase 
Oriental  ».  Pendant  l'été  je  travaillai  surtout  à  mes  matériaux 
Tcherkesses  et  à  la  grammaire  comparée  des  langues  du 
Caucase  septentrional.  En  automne  1913,  j'allai  en  Allemagne 
comme  boursier  du  Ministère  de  l'instruction  publique  russe 
et  m'inscrivis  à  l'Université  de  Leipzig.  Je  fréquentai  les 
cours  et  les  séminaires  des  professeurs  Brugmann,  Leskien, 
Windisch  et  Linder  ;  je  m'intéressai  principalement  au  sans- 
crit et  à  l'avestique. 

«  Pendant  les  années  1914  et  1915,  je  me  préparai  aux 
examens  de  doctorat  qui  durèrent  pendant  tout  le  semestre 
d'hiver  1915-1916  et  se  terminèrent  par  deux  conférences 
publiques  d'épreuve  :  «  Les  différentes  tendances  dans  les 
recherches  sur  le  Véda  »  et  «  Le  problème  de  la  réalité  de  la 
langue  primitive  et  les  méthodes  modernes  de  reconstruction  ». 
Après  cela  je  fus  chargé  de  cours  à  l'Université  de  Moscou. 

«  Durant  l'année  scolaire  1915-1916,  Porzezin'ski  me  céda 
les  cours  et  travaux  pratiques  de  sanscrit.  J'avais  l'intention 
de  faire  l'année  suivante  des  conférences  sur  l'avestique  et 
le  vieux-perse,  langues  qui  n'avaient  même  pas  été  jusqu'alors 
enseignées  à  l'Université  de  Moscou.  Mais  voici  qu'en  1915 
fut  publié  le  livre  de  A.  A.  Sakhmatov  :  «  Ocerk  drevnejsego 
perioda  istorii  russkogo  jazyka  »  qui  joua  un  rôle  important 
dans  ma  vie  scientifique.  Le  livre  était  consacré  à  la  recons- 
truction du  slave  commun  et  du  russe  commun,  et  Sakhmatov 
disciple  fidèle  de  F.  F.  Fortunatov,  suivait  le  chemin  tracé 
par  son  maître.  Tous  les  défauts  de  la  méthode  de  recons- 
truction employée  par  l'école  de  Fortunato\'  (dite  école  de 
Moscou)  se  manifestaient  nettement  dans  ce  livre.  Vivement 
intéressé  par  les  questions  de  méthodologie,  je  présentai  une 
analyse   critique    détaillée    de   ce   livre    à   une    séance    de    la 


NOTES   AUTOBIOGRAPHIQUES  XIX 

< Commission  Dialectologique  de  Moscou.  Ma  conférence  eut 
l'elîet  d'une  bombe  car  l'école  de  Fortunatov  avait  jusqu'alors 
régné  seule  à  Moscou,  et  tous  les  linguistes  de  Moscou,  sans 
exception,  suivaient  ses  dogmes  et  ses  principes  méthodolo- 
giques.   Une   vive    discussion    se   déchaîna.   Tandis   que   les 
linguistes  de  la  vieille  génération  s'attaquaient  à  mes  idées 
et  défendaient  les  méthodes  de  Sakhmatov,  les  représentants 
de  la  nouvelle  génération  prenaient  mon  parti.  Je  crois  que 
ma  conférence  fut  d'une  importance  décisive  pour  le  dévelop- 
pement ultérieur  de  la  linguistique  à  Moscou   :  elle  fut  la 
première  expression  d'un  renoncement  à  la  méthode  tradi- 
tionnelle de  reconstruction.  Quelques  chercheurs  en  conclurent 
que  la  reconstruction  linguistique  était  d'une  façon  générale 
une    entreprise    vaine    et    se    détournèrent    de    toute    étude 
historique     en     faveur     d'une     linguistique     synchronique  ; 
l'influence  de  l'école  de  Ferdinand  de  Saussure  ne  tarda  pas 
à  s'y  ajouter.  Les  débats  suscités  par  ma  conférence  eurent 
pour  moi  une  toute  autre  signification.  Si  la  méthode  employée 
par  Fortunatov,  Sakhmatov  et  leurs  disciples  était  intenable, 
on  devait  chercher  une  autre  et  meilleure  méthode  de  recons- 
truction et  de  linguistique  historique  et  je  me  mis  à  la  recher- 
che de  cette  méthode.  Et  comme  le  livre  de  Sakhmatov  qui 
m'avait  persuadé   de  la  faillite   de  la  vieille  méthode  était 
consacré  à  l'étude  des  langues  slaves,  ce  fut  sur  ces  langues 
que  se  dirigea  en  premier  lieu  mon  attention.  Auparavant 
J'avais  beaucoup  plus  travaillé  dans  le  domaine  des  langues 
iraniennes,   puisque  de  toutes  les  langues  indo-européennes 
<^e    sont   les   langues   iraniennes   qui   ont  eu   la   plus   grande 
influence  sur  les  langues  du  Caucase  qui  jusqu'alors  m'inté- 
ressaient le  plus.  Mais  à  partir  de  ce  moment  ce  furent  les 
langues  slaves  qui  prirent  une  place  prééminente  dans  mes 
études.  Je  conçus  le  projet  d'écrire  un  livre  intitulé  La  pré- 
histoire des  langues  slaves  où  j'avais  l'intention  de  démontrer, 
en  perfectionnant  la  méthode  de  reconstruction,  le  dévelop- 
pement des  diverses  langues  slaves  en  partant  du  slave  com- 
mun,   et    celui    du    slave    commun    en    partant    de    l'indo- 
européen...  » 

Ici  «'arrêtent  les  notes  autobiographiques.  Pendant  l'été  de  1917  Troubetzkoy 
part  pour  le  Caucase,  bientôt  enveloppé  dans  le  tourbillon  de  la  guerre  civile. 
Après  de  longues  pérégrinations  et  des  aventures  dramatiques,  il  réussit  vers 
la  fin  de  1918  à  reprendre  ses  travaux.  La  vie  scientifique  de  Troubetzkoy, 
à'  partir  de  ce  moment  et  presque  jusqu'à  sa  mort  survenue  le  25  juin  1938, 
nous  est  contée  en  détail  dans  environ  deux  cents  lettres  de  lui,  miraculeusement 
sauvées.  La  première  de  ces  lettres  est  datée  du  V2  décembre  1920,  la  dernière 


XX  N.     S.    TROUBETZKOY 

du  9  mai  1938.  J'espère  pouvoir  plus  tard  les  publier  toutes  dans  leur  texte 
russe  original.  Elles  contiennent  beaucoup  de  précieuses  idées,  observations 
et  découvertes  de  Troubetzkoy,  qui  restent  encore  inconnues.  Je  n'en  donnerai 
ici  qu'un  choix  de  citations  qui  caractérisent  l'histoire  du  développement  de 
ses  opinions  sur  les  questions  fondamentales  de  linguistique  et  en  particulier 
sur  la  phonologie*  : 

«  Après  la  vie  vraiment  très  intense  de  Moscou  pendant  ces 
dernières  années,  je  me  suis  d'abord  trouvé  à  Kislovodsk, 
au  fin  fond  de  la  province,  et  ensuite  à  Rostov  où,  malgré 
l'existence  d'une  Université  (qui  m'a  confié  la  chaire  de 
linguistique  comparée),  il  n'y  avait  aucune  vie  scientifique 
et  pas  une  seule  âme  qui  vive  à  qui  on  pût  adresser  la  parole... 
Bon  gré  mal  gré  on  se  replie  sur  soi-même,  on  s'habitue  à 
travailler  seul,  pour  soi,  sans  discuter  son  travail  avec  qui 
que  ce  soit...  Lors  de  mon  séjour  à  Kislovodsk,  j'avais  com- 
mencé à  écrire  une  thèse  intitulée  «  Essai  de  préhistoire  des 
langues  slaves...  ».  J'essayais  de  reconstruire  l'histoire  du 
développement  et  de  la  dislocation  du  slave  commun,  en  me 
basant  sur  la  méthode  que  j'avais  opposée  à  celle  de  Sakhma- 
tov  dans  ma  conférence  [de  Moscou].  Les  résultats  ne  furent 
pas  sans  intérêt...  Je  dus  rompre  assez  radicalement  avec 
les  dogmes  de  !'«  École  de  Moscou  »...  D'ailleurs  il  fallut 
rompre  avec  bien  d'autres  dogmes...  Si  jamais  mon  travail 
est  publié,  il  provoquera  probablement  des  attaques  violentes, 
et  pas  seulement  de  la  part  des  «  Moscovites  ».  Mais  il  contient 
quand  même  quelques  idées,  qui,  je  l'espère,  finiront  par 
obtenir  l'approbation  générale.  Bien  entendu  il  m'était  très 
difficile  d'écrire,  car  je  n'avais  pris  avec  moi  que  peu  de  livres 
et  que  la  bibliothèque  de  l'Université  de  Rostov  ne  présentait, 
en  ce  qui  concerne  mon  domaine,  qu'un  vide  barométrique. 
Néanmoins  j'ai  terminé  les  grandes  lignes  de  la  phonétique 
et  j'ai  ébauché  la  morphologie.  Mais  à  ce  moment  on  a  dû 
quitter  Rostov  et  au  cours  de  l'évacuation  tous  mes  manus- 
crits et  tous  mes  livres  sont  restés  là-bas  [et  ont  disparu  sans 
laisser  de  traces]  »  (12-XII-1920). 

A  partir  de  1920  Troubetzkoy  est  en  Bulgarie  et  l'Université  de  Sofia  le 
nomme  «  chargé  de  cours  de  philologie  slave  avec  le  droit  de  faire  des  cours 
de  linguistique  comparée  ».  Là  il  écrit  et  publie  un  livre  sur  la  théorie  des 
civilisations  «déjà  conçu  en  1909-1910  comme  première  partie  d'une  trilogie 
intitulée  "  Justification  du  Nationalisme  »  »  :  «  la  première  partie  devait  porter 
le  titre  :  «  De  l'égocentrisme  »  ;  il  fut  changé  en  celui,  plus  éloquent,  de  «  L'Europe 


(1)  Si  la  lettre  citée  est  adressée  à  une  autre  personne  que  moi,  je  le  men- 
tionne chaque  fois.  Roman  Jakobson. 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQUES  XXI 

et  l'humanité  »,  et  la  dédicace  à  Copernic  fut  omise  comme  trop  prétentieuse. 
Le  but  de  ce  livre  est  purement  négatif  et  destructif.  La  première  lâche  est  une 
révolution  de  la  conscience  ;  l'essence  de  cette  révolution  consiste  à  surmonter 
complètement  l'égocentrisme  et  l'excentrisme  et  à  passer  de  l'absolutisme  au 
relativisme»  (7-I1I-1921).  Simultanément  l'auteur  «s'occupe  de  la  reconsti- 
tution de  son  manuscrit  sur  la  «  Préhistoire  »  : 

«  Je  pars  du  point  de  vue  que  le  slave  commun  n'est  pas 
un  court  instant,  mais  une  époque,  plutôt  même  une  série 
d'époques.  On  peut  considérer  comme  son  début  les  premières 
particularités  dialectales  qui  apparurent  dans  les  «  parlers 
proto-slaves  »  (c'est-à-dire  dans  ceux  des  dialectes  indo- 
européens à  partir  desquels  s'est  développé  plus  tard  le  slave 
commun]  vers  la  fin  de  l'époque  indo-européenne.  On  peut 
considérer  comme  sa  fm  les  derniers  phénomènes  phonétiques 
qui  se  propagèrent  dans  toutes  les  langues  slaves,  par  ex. 
«  la  chute  des  voyelles  û  et  ï  »  qui  dans  toutes  les  langues 
slaves  a  eu  en  somme  le  même  caractère.  C'est  dire  que 
«  l'époque  »  du  slave  commun  couvre  plusieurs  millénaires, 
au  moins  deux  et  demi^.  Dans  ces  conditions  il  serait  tout 
aussi  absurde  d'étabhr  les  phénomènes  du  slave  commun 
sans  indiquer  exactement  à  quelle  époque  a  eu  lieu  chacun 
d'eux  qu'il  le  serait  pour  un  historien  d'indiquer  sur  la  même 
carte  les  frontières  des  conquêtes  de  Napoléon  et  de  celles 
d'Alexandre  le  Grand.  C'est  pourquoi  j'essaie  d'établir  une 
chronologie  relative  réciproque  des  divers  phénomènes  du 
slave  commun...  J'ai  obtenu  en  conséquence  un  schéma 
chronologique  qui  comprend  non  seulement  presque  tous  les 
phénomènes  phonétiques  du  slave  commun,  mais  également 
la  plupart  de  ceux  du  «  russe  commun  »,  du  «  polonais  com- 
mun »,  etc.,  car  bien  des  particularités  des  divers  dialectes 
du  slave  commun  étaient  déjà  apparus  alors  que  des  phéno- 
mènes communs  à  tous  les  dialectes  continuaient  encore  à 
se  produire.  Dans  ce  schéma  des  phénomènes  phonétiques, 
on  peut  inclure  également  quelques  innovations  morpholo- 
giques entre  lesquelles  il  existe  aussi  une  chronologie  relative  : 
on  aboutit  ainsi  à  dresser  un  tableau  montrant  la  création 
successive  des  traits  phonétiques  et  morphologiques  propres 
aux  dialectes  qui  ont  donné  naissance  aux  langues  slaves 
autonomes  »  (1-II-1921).  » 


(1)  «  Je  considère  le  xii«  siècle  comme  la  fin  de  l'époque  du  slave  commun  » 
(12-XII-1920). 


^>^II  N.    s.    TROUBETZKOY 

\ers  la  lin  de  lannée  scolaire  1921-1922,  Troubetzkoy  quitte  la  Bulgarie 
et  passe  un  été  extrêmement  fécond  pour  ses  études  à  Bled  (Yougoslavie), 
s'occupant  de  langues  slaves  et  en  même  temps  de  langues  caucasiennes. 

«  J'ai  parfois  de  ces  périodes-là.  Je  suis  comme  un  possédé. 
Les  idées  nouvelles  m'étoulïent,  me  débordent,  j'ai  à  peine 
le  temps  de  les  noter»  (l-IX-1922). 

«En  automne  1922  j'ai  accepté  l'invitation  d'occuper  la 
chaire  de  philologie  slave  à  l'Université  de  Vienne...  Je  dois 
faire  cinq  heures  de  conférences  par  semaine,  et  les  cours 
ne  doivent  pas  être  répétés  avant  trois  ans.  Ces  cours  doivent 
embrasser  six  langues  slaves  et  les  principales  littératures... 
Je  suis  à  un  tel  point  comblé  de  travail  pour  les  années  avenir 
que  je  ne  puis  même  pas  penser  à  écrire  un  livre  :  je  ne  pourrai 
publier  de  temps  à  autre  que  des  articles.  C'est  évidemment 
bien  regrettable,  mais  d'un  autre  côté,  il  vaut  peut-être 
mieux  que  la  <<  Préhistoire  »  ait  le  temps  de  bien  mûrir  dans 
mon  esprit.  Des  idées  nouvelles  ne  cessent  pas  de  me  venir 
et  m'obligent  à  faire  des  corrections  sur  l'ensemble  du 
travail...  En  ce  moment  je  suis  entièrement  absorbé  par  la 
préparation  d'un  cours  sur  la  grammaire  historique  du  russe 
et  du  vieux-slave  »  (1923). 

«  Dans  l'histoire  de  la  langue  russe,  comme  dans  les  études 
slaves  en  général,  j'essaie  surtout  de  discerner  la  forêt  derrière 
les  arbres,  car  à  mon  avis  cela  est  déjà  faisable,  et  cependant 
il  n'y  a  que  peu  de  gens  qui  le  tentent.  En  jetant  un  coup 
d'œil  sur  Thistoire  du  développement  et  de  la  dislocation  du 
russe  commun,  pour  ainsi  dire  à  vol  d'oiseau,  j'ai  été  étonné 
par  l'harmonie  logique  de  ce  tableau  général...  Jusqu'au 
xive  siècle  TéNolution  de  là  phonétique  russe  est  réglée  par 
un  principe  unique  qui  est  le  corollaire  de  la  position  géogra- 
phique du  territoire  russe  par  rapport  à  ceux  des  autres 
langues  slaves»  (18-VII-1923). 

'(  J'applique  à  présent  largement  à  la  phonétique  historique 
des  autres  langues  slaves  et  à  la  phonétique  comparée  des 
langues  slaves  les  procédés  méthodologiques  que  j'ai  déjà 
appliqués  à  la  phonétique  historique  du  russe  et  cela  donne 
des  résultats  très  curieux  :  la  dislocation  du  slave  commun 
nous  ofî're  un  tableau  tout  à  fait  nouveau,  et  les  relations 
entre  les  diverses  langues  apparaissent  souvent  sous  une 
toute  autre  lumière.  Ce  qui  est  le  plus  important,  c'est  qu'on 
tombe  toujours  sur  une  certaine  logique  interne  de  l'évolu- 
tion, et  la  découverte  de  cette,  logique  est  très  souvent  une 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQUES  \       XXIII 

surprise  pour  l'investigateur  lui-même.  »  (Lettre  adressée  à 
N.  N.,  le  24-11-1925.) 

En  même  temps  Troubetzkoy  continue  l'étude  d'autres  familles  linguistiques, 
en  particulier  celle  des  langues  du  Caucase  septentrional.  Il  suit  avec  attention 
le  développement  de  la  linguistique  générale,  étudie  et  discute  surtout  les 
premiers  essais  concrets  d'analyse  phonologique  de  la  langue.  Il  réagit  vive- 
ment aux  égarements  de  la  pensée  linguistique,  et  condamne  avec  véhémence 
la  doctrine  de  Marr  qui  à  cette  époque  rongeait  la  science  de  la  langue  en  Russie  : 

«  L'article  de  Marr^  dépasse  tout  ce  qu'il  avait  écrit  jusqu'à 
présent...  Je  suis  profondément  persuadé  qu'un  compte 
rendu  critique  de  cet  article  devrait  être  fait,  non  par  un 
linguiste,  mais  par  un  psychiatre.  Il  est  vrai  que  malheureu- 
sement pour  la  science,  Marr  n'est  pas  encore  assez  fou  pour 
être  interné  dans  un  asile  d'aliénés,  mais  il  me  paraît  clair 
qu'il  est  fou  :  c'est  du  Martynov^  tout  pur.  La  forme  même 
de  l'article  est  caractéristique  d'un  déséquilibré.  11  est  terrible 
que  la  plupart  des  gens  ne  le  remarquent  pas  encore  »  (6-XI- 
1924.) 

Tout  en  «  réfléchissant  de  près  »  à  sa  «  préhistoire  des  langues  slaves  »,  Trou- 
betzkoy arrive  en  même  temps  à  la  conclusion  «  que  plus  la  publication  de  ce 
livre  sera  retardée,  mieux  cela  vaudra  :  ces  choses-là  doivent  fermenter 
longtemps  »  (15-1-25).  A  la  recherche  de  méthodes  nouvelles,  il  passe  provisoi- 
rement à  un  nouveau  champ  d'études  :  la  stylistique  et  l'art  poétique  : 

Je  ne  m'occupe  plus  du  tout  de  linguistique...  Je  remarque 
que  je  fais  le  cours  de  littérature  ancienne  russe  avec  beaucoup 
plus  d'entrain  que  le  cours  de  grammaire  comparée.  Et  il  ne 
ressemble  en  rien  aux  cours  habituels  de  l'ancienne  littérature 
russe...  Cela  vous  ferait  probablement  plaisir,  puisque  la 
méthode  formelle  y  est  introduite  à  forte  dose.  Mais  néanmoins 
je  ne  puis  me  considérer  comme  un  vrai  formaliste,  car  la 
méthode  formelle  n'est  pour  moi  qu'un  moyen  de  faire  sentir 
l'eeprit  de  l'œuvre...  Après  avoir  saisi  les  «procédés»  des 
anciens  écrivains  russes  et  les  buts  de  ces  procédés,  nous 
commençons  à  comprendre  les  œuvres  elles-mêmes  et  graduel- 
lement «  pénétrons  la  mentalité  »  de  l'ancien  lecteur  russe  et 
adoptons  son  point  de  vue.  Dans  ce  domaine,  on  peut  faire 
bien  des  découvertes  inattendues.  En  abordant  le  sujet  de  ce 
côté,   nous  voyons  apparaître  l'évolution  littéraire  sous  un 

{])  N.  Marr,  «  Ob  jafeticeskoj  teorii  »,  Novyj  Vostok,  1924,  n"  5,  pp.  303-339. 

(2)  Aliéné  russe  de  la  fin  du  siècle  qui  avait  publié  une  brochure  intitulée 
Découverte  du  mystère  de  la  langue  humaine  ou  révélation  de  la  faillile  de  la  lin- 
guistique savante,  où  il  cherche  à  prouver  que  tous  les  mots  des  langues  humaines 
remontent  aux  racines  signifiant  «  mander  ».  Y\.  Jakobson. 


XXIV  N.    S.    TROUBETZKOY 

aspect  tout  nouveau...  Comme  vous  le  voyez,  mon  attention 
a  dévié  vers  une  direction  toute  nouvelle.  Toutefois  dans 
le  fond  de  mon  âme  je  suis  naturellement  linguiste  avant 
tout...»  (18-11-1926.) 

La  discussion  sur  la  possibilité  d'appliquer  la  méthode  phoiiologique  au 
domaine  de  la  diachronie  servit  à  plonger  Troubetzkoy  de  nouveau,  et  cette 
fois-ci  définitivement,  dans  les  problèmes  linguistiques.  Une  longue  et  ardente 
lettre  que  j'avais  envoyée  de  Prague  à  Vienne  avait  posé  les  questions  déve- 
loppées ensuite  dans  les  chapitres  d'introduction  de  mes  «  Remarques  sur 
l'évolution  phonologique  »  (TCLP  II),  et  souligné  tout  d'abord  la  nécessité  de 
surmonter  l'abîme  creusé  artificiellement  entre  l'analyse  synchronique  du 
système  phonologique  et  la  «  phonétique  historique  »  :  un  changement  dans 
un  système  d'éléments  significatifs  ne  saurait  être  compris  qu'en  fonction  de 
ce  système.  La  réponse  de  Troubetzkoy  ne  tarda  pas  à  arriver  : 

«  Je  suis  complètement  d'accord  avec  vos  considérations 
générales.  Beaucoup  de  choses  semblent  fortuites  dans 
l'histoire  de  la  langue,  mais  l'historien  n'a  pas  le  droit  de 
s'arrêter  là  ;  une  réflexion  quelque  peu  attentive  et  logique 
nous  fait  apercevoir  que  les  grandes  lignes  de  l'histoire  de  la 
langue  sont  loin  d'être  fortuites  et  que  par  conséquent  les 
menus  détails  ne  sont  pas  fortuits  non  plus  :  il  ne  s'agit  que 
de  saisir  leur  signification.  Le  caractère  logique  de  l'évolution 
de  la  langue  est  un  corollaire  du  fait  que  «  la  langue  est  un 
système  ».  Dans  mes  cours  j'essaie  toujours  de  démontrer  la 
logique  de  l'évolution.  Gela  est  possible  non  seulement  dans 
le  domaine  de  la  phonétique,  mais  aussi  dans  celui  de  la 
morphologie  (et  probablement  aussi  dans  le  domaine  du 
lexique).  11  y  a  quelques  exemples  particulièrement  signi- 
ficatifs —  ainsi  l'évolution  des  noms  de  nombre  dans  les 
langues  slaves  (cette  évolution  dépend  entièrement  du  fait 
de  savoir  si  le  duel  s'est  ou  non  conservé  comme  catégorie 
vivante),  l'évolution  de  la  conjugaison  en  russe,  etc.  Si  F.  de 
Saussure,  tout  en  enseignant  que  «  la  langue  est  un  système  » 
n'a  pas  osé  tirer  les  conséquences  logiques  de  sa  propre  thèse, 
cela  s'explique  en  grande  partie  par  le  fait  qu'une  telle  con- 
clusion aurait  contredit,  non  seulement  la  conception  usuelle 
de  l'histoire  de  la  langue,  mais  même  les  idées  courantes  sur 
l'histoire  en  général.  On  n'admet  à  l'histoire  d'autre  signi- 
fication que  le  soi-disant  «  progrès  »,  mais  c'est  un  concept 
imaginaire,  contradictoire  en  soi  et  ramenant  le  «  bon-sens  » 
au  «  contre-sens  ».  Du  point  de  vue  des  historiens,  on  ne  peut 
constater  dans  l'évolution  de  la  langue  que  des  «  lois  »,  comme 
celle-ci  :  «  le  progrès  de  la  civilisation  détruit  le  duel  » 
(Meillet)  ;  or,  strictement  parlant,  ces  lois  ne  sont  ni  tout  à 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQLF.S  XXV 

fait  sûres,  ni  purement  linguistiques.  Cependant  une  élude 
attentive  des  langues  orientée  vers  la  logique  interne  de  leur 
évolution  nous  apprend  qu'une  telle  logique  existe  et  qu'on 
peut  établir  toute  une  série  de  lois  purement  linguistiques 
indépendantes  des  facteurs  extra-linguistiques,  tels  que  la 
«civilisation  »,  etc.  Mais  ces  lois  ne  nous  diront  rien  du  tout, 
ni  sur  le  «  progrès  »  ni  sur  la  «  régression  »...  Les  divers  aspects 
de  la  civilisation  et  de  la  vie  des  peuples  évoluent  aussi 
suivant  leur  logique  interne,  et  leurs  propres  lois  n'ont,  elles 
aussi,  rien  de  commun  avec  le  «progrès»...  Dans  l'histoire 
littéraire,  les  formalistes  se  sont  enfin  mis  à  étudier  les  lois 
immanentes,  et  cela  nous  permet  d'entrevoir  le  sens  et  la 
logique  interne  de  l'évolution  littéraire.  Toutes  les  sciences 
traitant  de  l'évolution  sont  tellement  négligées  du  point  de 
vue  méthodologique  que  maintenant  le  «  problème  du  jour  » 
consiste  à  rectifier  la  méthode  de  chacune  d'elles  séparément. 
Le  temps  de  la  synthèse  n'est  pas  encore  venu.  Néanmoins 
on  ne  peut  douter  qu'il  existe  un  certain  parallélisme  dans 
l'évolution  des  différents  aspects  de  la  civilisation  ;  donc  il 
doit  exister  certaines  lois  qui  déterminent  ce  parallélisme... 
Une  discipline  spéciale  devra  surgir  qui  aura  uniquement  en 
vue  l'étude  synthétique  du  paralléhsme  dans  l'évolution  des 
divers  aspects  de  la  vie  sociale.  Tout  cela  peut  aussi  s'appliquer 
aux  problèmes  de  la  langue...  Ainsi,  au  bout  du  compte,  on 
a  le  droit  de  se  demander,  non  seulement  pourquoi  une 
langue  donnée,  ayant  choisi  une  certaine  voie,  a  évolué  de 
telle  manière  et  non  d'une  autre,  mais  aussi  pourquoi  une 
langue  donnée,  appartenant  à  un  peuple  donné,  a  choisi 
précisément  cette  voie  d'évolution  et  non  une  autre  :  par 
exemple  le  tchèque  :  la  conservation  de  la  quantité  vocalique, 
et  le  polonais  :  la  conservation  de  la  mouillure  des  con- 
sonnes... »  (29-XII-1926.) 

Troubetzkoy  a  immédiatement  compris  quelle  profonde  et  vaste  révision 
de  toutes  nos  constructions  antérieures  sera  rendue  nécessaire  par  l'application 
de  la  méthode  phonologique  à  l'histoire  de  la  langue.  «  Vous  m'avez  dérouté  », 
me  dit-il  à  moitié  en  plaisantant  lors  de  notre  rencontre;  et  dans  sa  lettre  citée 
ci-dessus,  en  revenant  sur  sa  «  Préhistoire  des  langues  slaves  »,  il  confesse  : 
«  J'ai  peur  qu'il  ne  soit  déjà  trop  tard  pour  cela...  ».  Il  reconnaît  que  «  l'interpré- 
tation finaliste  des  changements  phonétiques  pourra  et  devra  dévoiler  beaucoup 
de  choses  essentiellement  nouvelles  et  importantes  »,  mais  au  début  il  lui  était 
difficile  de  se  séparer  de  l'image  traditionnelle  «  des  changements  inutiles  qui 
créent  du  désordre  dans  le  système  et  qui  ne  sont  dus  qu'à  des  causes  mécani- 
ques »  r2-I-1927).  Cependant  ses  doutes  se  dissipent  vite  et  en  réponse  à  mon 
projet  de  thèses  sur  la  phonologie  historique,  présenté  au  Premier  Congrès 
International  de  Linguistes  (La  Haye  1928)  et  publié  plus  tard  dans  les  Actes 
de  ce  Congrès,  Troubetzkoy  déclare  : 


XXVI  N.    S.    TROUBETZKOY 

«Je  me  rallie  à  voire  proposition.  Je  voudrais  seulement 
ajouter  que,  vu  la  nouveauté  du  problème,  ...  il  serait  dési- 
rable de  présenter  vos  arguments  de  la  façon  la  plus  claire 
et  la  plus  simple  sans  craindre  de  les  détailler  quelque  peu... 
Mettez-vous  à  la  place  d'une  personne  n'ayant  jamais  entendu 
traiter  ces  questions.  N'oubliez  pas  que  lés  linguistes,  dans 
leur  moyenne,  sont  des -routiniers  qui,  en  outre,  sont  peu 
habitués  à  la  matière  abstraite...  Mais  cela  n'est  qu'une  ques- 
tion de  forme.  Quant  au  contenu,  je  suis  complètement 
d'accord  avec  vous  et  je  vous  prie  d'y  ajouter  ma  signature  » 
(22-X-1927.) 

Le  succès  de  la  phonologie  au  Congrès  de  La  Haye  encouragea  Troubetzkoy. 
Il  prit  une  part  efficace  à  l'activité  du  Cercle  Linguistique  de  Prague.  Celui-ci 
faisait  alors  sa  première  apparition  sur  l'arène  internationale,  en  préparant 
pour  le  Premier  Congrès  International  des  Philologues  Slaves  (Prague,  sep- 
tembre 1929)  les  deux  premiers  volumes  des  «Travaux  »  (TCLP)  et  une  série 
de  thèses  collectives  consacrées  aux  problèmes  courants  de  la  linguistique 
structurale  en  général  et  de  la  phonologie  en  particulier.  Le  progrès  de  la  pho- 
nologie historique  exige  un  grand  travail  préalable  dans  le  domaine  de  la  pho- 
nologie synchronique.  Historien  par  tout  son  passé  et  par  ses  préférences, 
Troubetzkoy  commence  un  brillant  essai  de  reconstruction  du  système  phono- 
logique d'une  langue  morte,  le  polabe,  mais  il  sent  de  plus  en  plus  la  nécessité 
de  concentrer  les  efforts  sur  la  description  des  langues  modernes  et  sur  l'analyse 
des  lois  générales  de  leur  structure.  Ces  recherches,  qui  plus  tard  occuperont 
une  place  centrale  dans  l'œuvre  de  Troubetzkoy,  ne  lui  apparaissent  au  début 
que  comme  un  intermède  accessoire,  et  c'est  en  ces  termes  qu'il  annonce  la 
plus  substantielle  de  ses  découvertes  :  l'analyse  phonologique  du  vocalisme 
(publiée  ensuite  dans  TCLP  I)  : 

«J'ai  peu  travaillé  pendant  cet  été,  et  je  me  suis  surtout 
promené  :  il  faisait  tellement  beau  dehors.  J'ai  bien  avancé 
mes  «  Etudes  polabes  «,  mais  tout  de  même  je  ne  les  ai  pas 
finies.  Entre  temps  j'ai  encore  entrepris  un  travail  qui  m'inté- 
resse beaucoup  :  j'ai  mis  au  net  tous  les  systèmes  vocaliques 
que  je  connaissais  par  cœur  (34  en  tout)  et  j'ai  essayé  de  les 
comparer  les  uns  aux  autres.  Ici,  à  Vienne,  j'ai  continué  ce 
travail  et  en  ce  moment  j'ai  déjà  46  «  nimiéros  ».  J'y  travail- 
lerai encore  petit  à  petit  jusqu'à  ce  que  j'ai  collectionné  une 
centaine  de  langues.  Les  résultats  sont  extrêmement 
curieux...  Tous  les  systèmes  se  réduisent  à  un  petit  nombre 
de  types  et  peuvent  toujours  être  représentés  par  des 
schémas  symétriques...  Plusieurs  lois  «de  la  formation  des 
systèmes  »  se  laissent  dégager  sans  peine...  Je  crois  que  les 
lois  empiriques  acquises  ainsi  seront  d'une  grande  impor- 
tance, particulièrement  pour  l'histoire  de  la  langue  et  pour 
la  reconstruction...  Elles  devront  être  applicables  à  toutes 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQUES  XXVII 

les  langues,  aussi  bien  aux  langues-mères  (Ursprachen) 
reconstruites  théoriquement  qu'aux  divers  stades  de  dévelop- 
pement des  langues  historiquement  attestées.  »  (19-IX-1928.) 

Depuis  ce  moment-là  le  problème  des  lois  générales  est  de  plus  en  plus 
précisé  dans  les  recherches  de  Troubetzkoy  : 

«  Je  pense  que  parmi  les  lois  de  structure  phonologique,  les 
unes  sont  véritablement  universelles,  tandis  que  d'autres  se 
trouvent  limitées  à  un  certain  type  de  structure  morpholo- 
gique (et  peut-être  même  lexicale).  La  langue  étant  un 
système  il  doit  y  avoir  un  lien  étroit  entre  la  structure 
grammaticale  et  la  structure  phonologique  de  la  langue. 
Avec  une  même  structure  grammaticale  ne  peuvent  se 
combiner  qu'un  nombre  limité  de  systèmes  phonologiques. 
Ce  fait  restreint  les  possibilités  de  l'évolution  et  réduit  l'appli- 
cation de  la  phonologie  comparée.  »  (25-11-1930.) 

Une  autre  découverte  fondamentale  de  Troubetzkoy  dans  le  domaine  de 
la  structure  phonologique  fut  prompte  à  suivre.  C'était  l'observation  que  l'un 
des  deux  termes  d'une  opposition  binaire  «  est  conçu  comme  positivement 
muni  d'une  certaine  marque,  tandis  que  l'autre  est  simplement  conçu  comme 
dépourvu  de  la  marque  en  question  »  (31-VII-1930).  Cette  découverte  était 
intimement  liée  à  la  préparation  fiévreuse  de  la  Première  Réunion  Phonologique 
Internationale.  Cette  réunion,  avec  son  programme  extrêmement  riche  et  ses 
fécondes  discussions,  eut  lieu  à  Prague  en  décembre  1930  ;  elle  établit  le  bilan 
de  la  première  étape  des  recherches  phonologiques.  Les  interventions  révéla- 
trices de  Troubetzkoy  ont  captivé  l'auditoire  et  d'autre  part  le  travail  de  cette 
réunion,  les  lettres  enthousiastes  de  linguistes  tels  que  Meillet  et  Sapir,  enfin 
la  collaboration  étroite  avec  le  Cercle  de  Prague  ont  vivement  impressionné 
Troubetzkoy.  Revenant  sur  le  passé  dans  une  lettre  à  V.  Mathesius  à  l'occasion 
du  dixième  anniversaire  du  Cercle,  il  écrit  : 

«  Les  diverses  étapes  du  développement  du  Cercle  de  Prague 
que  j'ai  vécues  avec  lui  reviennent  à  ma  mémoire  :  d'abord 
l'époque  héroïque,  la  préparation  au  Premier  Congrès  des 
Slavistes,  les  jours  inoubliables  de  la  Réunion  Phonologique 
et  bien  d'autres  beaux  jours  que  j'ai  passés  avec  mes  amis 
de  Prague.  Tous  ces  souvenirs  sont  liés  dans  mon  esprit  à  un 
merveilleux  sentiment  d'excitation,  car  à  tout  contact  avec 
le  Cercle  de  Prague,  j'éprouvais  un  nouvel  élan  de  joie 
créatrice,  qui  toujours  finissait  par  s'engourdir  pendant  mon 
travail  solitaire  loin  de  Prague.  Cette  stimulation,  cette 
inspiration  reflète  l'esprit  de  notre  Cercle  et  elle  émane  du 
travail  collectif  de  chercheurs  unis  entre  eux.  qui  se  dirigent 
vers  les  mêmes  buts  méthodologiques  et  s'inspirent  de  la 
même  idée  directrice.  »  (X 1-1936.) 

2-1 


XXVIII  N.    S.    TROUBETZKOY 

Dévehtppant  de  plus  eu  plus  ses  recherches  théoriques  et  pratiques  dans  le 
domaine  de  l'analyse  phonologique,  Troubetzkoy  étudie  en  même  temps  les 
leuvres  des  précurseurs  de  la  phonologie,  surtout  celles  de  F.  de  Saussure  et 
de  Baudouin  de  Courtenay.  «En  lisant  Baudouin, écrit-il  déjà  le  18-VII-1929, 
je  m'aperçois  surtout  en  quoi  il  est  différent  de  nous.  Le  chemin  parcouru  est 
en  effet  bien  plus  important  qu'on  n'aurait  pu  le  penser  ».  Et  le  27-X-1931, 
dans  un  projet  de  réponse  aux  critiques,  il  note  : 

«  Je  m'éloigne  de  plus  en  plus  du  système  de  Baudouin, 
ce  qui  est  naturellement  inévitable.  11  me  semble  toutefois 
que,  si  on  laissait  de  côté  les  définitions  avancées  par  Baudouin 
et  par  Scerba  (définitions  souvent,  à  ce  qu'il  me  semble, 
insuffisantes  et  imprécises),  et  si  l'on  ne  prenait  que  1'"  essen- 
tiel »  de  leurs  systèmes  (c'est-à-dire  la  manière  dont  ils  ont 
mis  ces  systèmes  en  pratique),  on  verrait  que  nos  points  de 
vue  d'aujourd'hui  (ceux  de  Jakobson  et  les  miens)  continuent 
de  développer  les  systèmes  en  question,  loin  de  les  contredire.  » 

Revenant  plus  tard  au  même  thème,  Troubetzkoy  attribue  les  bévues  des 
ébauches  phonologiques  de  l'école  de  Baudouin  «  à  l'influence  de  l'historicisme 
et  à  la  conception  phonétique  du  phonème  »  (3-X1I-1937).  Parmi  les  travaux 
pré-phonologiques,  il  apprécie  surtout  l'étude  du  Suisse  J.  \Vinteler,  «  Die 
Kerenzer  Mundart  des  Kanton  Glarus  in  ihren  Grundzûgen  dargestellt  >  (Heidel- 
berg  1876)  : 

«Pour  son  temps  le  livre  est  remarquable.  La  nature 
phonétique  du  son  et  le  rôle  du  son  dans  un  système  y  sont 
distingués  avec  une  netteté  surprenante.  Une  dilférence 
précise  y  est  faite  entre  les  sons  physiologiquement  possibles 
et  les  sons  actuellement  pourvus  d'une  valeur  significative 
dans  la  langue  donnée.  En  général  fauteur  ne  cesse  pas  d'être 
à  la  limite  de  la  phonologie...  Il  est  clair  que  beaucoup  de 
ses  idées  étaient  prématurées  et  sont  restées  incompriàes.  » 
(28-1-31.) 

Cet  isolement  spirituel  du  novateur  suisse  frappant  l'imagination  de  Trou- 
betzkoy contraste  vivement  avec  le  triomphe  fait  à  la  phonologie  soixante  ans 
plus  tard  par  le  Congrès  International  de  Linguistes  qui  se  réunit  à  Copenhague 
en  1936  : 

«  En  gros,  je  suis  très  content  du  Congrès.  A  vrai  dire,  non 
pas  tellement  du  Congrès  lui-même  que  de  son  atmosphère. 
Ce  sentiment  d'isolement  qui  m'accable  à  Vienne  et  m'empê- 
che de  travailler  a  commencé,  il  me  semble,  à  se  dissiper. 
Il  s'est  trouvé  que  nous  sommes  nombreux...  Après  Rome 
[Congrès  des  Linguistes  en  1933],  il  y  a  un  saut  en  avant. 
Toute  autre  considération  mise  à  part,  il  y  a  aussi  un  chan- 
gement de  générations.  Les  générations  avancent  toujours 
par  bonds.  A  Copenhague,  pour  la  première  fois,  il  est  devenu 
clair  que  non  seulement  nous  occupons  des  avant -postes,  mais 


NOTES    AUTOBIOGRAPHIQUES  XXIX 

que  nous  sommes  suivis  par  les  jeunes  qui  ont  été  formés  par 
nos  écrits  et  qui  peuvent  travailler  d'une  façon  indépendante. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  Congrès  m'a  stimulé.  A  mon  retour  je 
me  suis  mis  à  écrire  avec  entrain  mon  cours  d'introduction 
à  la  phonologie  qui,  avant  mon  voyage  [à  Copenhague], 
ne  semblait  pas  avancer.  Mes  idées  ont  recommencé  à  foi- 
sonner... »  (5-X-iy36.) 

Ce  cours,  la  première  ébauche  des  •  Principes  de  Phonologie  »,  avait  été  conçu 
par  Troubetzlcoy  depuis  longtemps.  «  L'année  passée,  à  Paris,  —  note-t-il  au 
début  de  19.35  —  Meillet  m'avait  proposé  de  faire  paraître  en  français  un  manuel 
de  phonologie  qui  serait  publié  par  la  Société  de  Linguistique  ».  Troubetzkoy 
se  rendait  compte  que  la  linguistique  moderne  sortait  de  sa  période  de  Sturm 
und  Drang,  et  que  sa  propre  activité  ainsi  que  celle  de  ses  compagnons  de  lutte 
entraient  dans  une  phase  nouvelle  :  «  Au  lieu  d'un  torrent  impressionnant, 
un  flot  placide,  bien  qu'encore  toujours  puissant  et  vaste.  D'abord  cela  semble 
fâcheux.  Qu'y  a-t-il  ?  Serait-il  vrai  que  la  jeunesse  est  passée  et  que  c'est  le 
commencement  de  la  vieillesse  ?  Mais  au  fait,  outre  la  jeunesse  et  la  vieillesse, 
il  y  a  encore  la  maturité...  »  (25-1-35). 

Troubetzkoy  concentre  ses  efTorts  sur  son  œuvre  capitale.  Il  rejette  catégo- 
riquement «  toute  tendance  à  philosophailler  en  dehors  du  travail  concret  sur 
les  faits  »,  bref  toute  ,tendance  à  maltraiter  les  détails  en  faveur  de  l'ensemble, 
mais  d'autre  part  il  blâme  sévèrement  la  négligence  de  l'ensemble  en  faveur 
des  détails,  ou  de  la  théorie  au  nom  de  la  pratique  :  «  Le  mathématicien  peut  se 
passer  de  l'ingénieur,  mais  l'ingénieur  ne  peut  se  passer  du  mathématicien  » 
(21-11-1935).  Il  préparait  une  cartothèque  des  descriptions  phonologiques  de 
nombreuses  langues  du  monde,  en  cherchant  à  préciser  les  méthodes  de  leur 
analyse  et  à  découvrir  à  travers  les  particularités  des  langues,  les  lois  générales 
du  langage  humain.  Il  percevait  avec  la  même  lucidité  la  maladie  mortelle  qui 
brisait  ses  forces  et  le  fléau  qui  s'avançait  sur  l'Europe  :  les  dernières  années 
de  sa  vie  Troubetzkoy  souffrait  d'une  angine  de  poitrine  et  il  avait  l'habitude 
de  plaisanter  sur  la  naïveté  des  médecins  qui  lui  promettaient  une  longue  vie 
à  la  seule  condition  qu'il  vécût  en  repos  :  «  Comment  satisfaire  à  cette  condition 
dans  l'Europe  d'aujourd'hui  ?  »  - —  ajoutait-il  avec  un  sourire.  L'occupation  de 
r.\utriche  par  Hitler  fut  désastreuse  pour  Troubetzkoy,  il  avait  publié  un 
article  sur  la  fausseté  des  théories  racistes  et  il  devait  être  chassé  pour  cela  de 
l'Université.  Il  fut  fréquemment  visité  par  des  agents  de  la  Gestapo  et  brutale- 
ment interrogé  ;  ses  archives  furent  confisquées  et  son  gendre,  le  slaviste 
IJacenko.  avait  dû  s'enfuir,  car  il  était  menacé  d'emprisonnement.  Le  dernier 
espoir  de  Troubetzkoy  était  de  s'échapper,  de  partir  en  Amérique  et  d'y  con- 
tinuer son  travail  scientifique,  mais  son  cœur  céda.  Néanmoins  il  se  dépêchait 
d'achever  son  livre.  A  l'hôpital,  jusqu'à  ses  derniers  jours,  il  le  dictait  encore  et 
sauf  la  rédaction  finale  le  volume  était  presque  terminé  :  il  ne  lui  manquait 
qu'une  vingtaine  de  pages  lorsque,  subitement,  l'auteur  ne  fut  plus.  Il  mourut 
d'un  coup  comme  son  père  était  mort,  quand,  en  1905,  le  Tsar  et  ses  bureau- 
crates sévirent  contre  lui  à  cause  de  son  libéralisme. 


BIBLIOGRAPHIE 

des  principaux  travaux  de  N.  S.  Troubetzkoy 
relatifs  à  la  phonologie^. 


1921.  —  La  valeur  primitive  des  intonations  du  slave  commun, 
Revue  des  Études  slaves,  I,  1921,  pp.  171-187. 

1922.  —  Essai  sur  la  chronologie  de  certains  faits  phonétiques 
du  slave  commun,  Revue  des  Études  slaves,  II,  1922, 
pp.  217-34. 

Les  consonnes  latérales  des  langues  caucasiques  septen- 
trionales, Bulletin  de  la  Société  de  Linguistique  de  Paris 
(BSL),   XXIII,    1922,   pp.    184-204. 

1924.  —  Zum  urslavischen  Intonalionssystem,  Streitberg- 
Festgabe,   Leipzig,   1924,   pp.  359-366. 

Compte  rendu  de  :  R.  Jakobson,  0  ëesskom  stiche,  prei- 
muscestvenno  v  sopostavlenii  s  russkim,  Slavia  11,  1923-24, 
pp.  452-60. 

1925.  —  Einiges  iXber  die  russische  Lauigeschichte  und  die 
AujJôsung  der  gemeinrussischen  Spracheinheit,  Zeitschrift 
fur  slavische  Philologie  I,  1925,  pp.  287-319. 

Les  voyelles  nasales  des  langues  léchites,  Revue  des  Études 
slaves,  V,  1925,  pp.  24-37. 

Die  Behandlung  der  Lautverhindungen  tl,  dl  in  den 
slavischen  Sprachen,  Zeitschrift  fur  slavische  Philologie, 
II,  1925,  pp.  117-122. 

Compte  rendu  de  :  Trudy  Podrazrjada  issledovanija 
severno-kavkazskich  jazykov  pri  Insiitule  Vostokovedenija 
v  Moskve,  vyp.  1-3,  BSL  XXVI,  3,  1925,  pp.  277-286. 

Otrazenija  obsceslavjanskago  *o  v  polabskom  jazyke,  Sla- 
via IV,  1925-26,  pp.  228-237. 

1926.  —  Studien  auf  dem  Gebiete  der  vergleichenden  Lautlehre 

(1)  Les  éléments  de  cette  bibliographie  sont  empruntés  à  l'article  de 
B.  Havrânek,  Bibliographie  des  travaux  de  N.  S.  Troubetzkoy,  TCLP  VIII, 
pp.  335-342.  M.  R.  Jacobson  a  bien  voulu  la  reviser. 


XXXII  N.    S.    TROUBETZKOY 

de-r  nordhaukasischen  Sprachen,   Caucasica,   fasc.  3,    1926, 
pp.  7-36. 

1927.  —  Huss.  sem'  «sieben»  als  gemeinoslslavisches  Merkinal, 
Zeitschrift  fur  slavische  Philologie  I\',  1927.  pp.  375-376. 

0  meirike  ëastuski  (Versiy  II,  Paris,  1927,  pp.  205-223). 

1928.  —  Ob  oirazenijath  ohsceslavjanskogo  e  i'  ceèskom  jasyke, 
Slavia  VL  1927-28,  pp.  661-684. 

1929.  —  Zur  allgenieinen  Théorie  der  phoiiologischen  Vokal- 
sysleme.  Travaux  du  Cercle  Linguistique  de  Prague 
(TCLP)  I  =  Mélanges  Linguistiques  dédiés  au  premier 
Congrès  des  philologues  slaves.  1929,  pp.  39-67. 

Sur  la  mor phonologie,  ibid.,  pp.  85-88. 

1930.  —  Polabische  Sliidien,  Sitzungsberichte  der  Akademie 
der  Wissenschaften  in  Wien,  phil.-hist.  Klasse,  Bd.  CCXI, 
Abh.  4.  1930,  167  pp.  in-8o. 

Vber  die  Entstehiing  der  gemeimveslslavischen  Eigenliim- 
lichkeilen  auf  dem  Gebiele  des  Konsonantismiis,  Zeitschrift 
fur  slavische  Philologie  VII,  1930,  pp.  383-405. 

1931.  —  Die  phonologischen  Sysleme,  TCLP  I\'  ==  Réunion 
phonologique  internationale  tenue  à  Prague  (18-21 /XII 
1930),  1931,  pp.  96-116. 

Gedanken  iXber  Morphonologie,  ibid.,  pp.   160-163. 

Phonologie  und  Sprachgeographic.  ibid.,  pp.  228-234. 

Principes  de  Iranscription  phonologiqiie,  ibid.,  pp.  323- 
326. 

Zuni  phonologischen  Vokalsijsleni  des  Allkirchenslavischen, 
Mélanges  de  philologie  offerts  à  M.  J.  J.  Mikkola  = 
Annales  Academiae  Scientiarum  Fennicae,  XXVII,  1931, 
pp.  317-325. 

Die  Konsonantensysleine  der  oslkaukasischen  Sprachen, 
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Die  Aufhebung  der  phonologischen  Gegensdtze,  TCLP 
VI,  1936,  pp.  29-45. 

Essai  d'une  Ihéorie  des  oppositions  phonologiques,  Journal 
de  Psychologie  XXXIII,  1936,  pp.  5-18. 

Die  phonologischen  Grundtagcn  der  sogennanten  «  Ouan- 
tildt  ))  in  den  verschiedenen  Sprachen,  Scritti  in  onore  di 
Alfredo  Trombetti.  Milano,  1936,  pp.  155-176. 


XXXIV  N.    S.    TROUBETZKOY 

Die  alUxirchenslavische  Verlrelung  der  urslav.  *tj,  *dj, 
Zeitschrift  fur  slavische  Philologie  XIII,  1936,  pp.  88-97. 

Die  Aussprache  des  griechischen  x  ^'^  ^-  Jahrhunderl 
n.  Chr.,  Glotta  XXV,  1936,  pp.  •248-256. 

Die  Ouanliial  als  phoiiologisches  Prohlem,  Quatrième 
Congrès  international  de  linguistes  tenu  à  Copenhague  du 
27  août  au  1^^  septembre  1936.  Résumé  des  communica- 
tions, pp.  104-105;  Actes  (1938),  pp.  117-122. 

Compte  rendu  de  :  Ida  C.  Ward,  An  Introduction  to  the 
Ibo  Language.  Cambridge,  1936  [Anthropos  XXXI,  1936, 
pp.  978-980). 

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fiir  die  vergleichende  Phonetik  I,   1937,  pp    129-153. 

TV  sprawie  wierza  byliny  rosijjskiej  (Prace  ofiarowane 
Kazimierzowi  Wôycickiemu.  Z  zagadnien  poetyki.  n°  6, 
\Yilno.  1937.  pp.   100-1 10_. 

K  voprosu  0  stichë  «  Pësen  zapadnych  slavjan  »  Puskina 
(Bëlgradskij  Puskinskij  Sbornik,  Bëlgrad,  1937,  pp.  31-44). 

Projet  d'an  questionnaire  phonologique  pour  tes  pays 
d'Europe.  Prague,   1937,   in-4o,   7  pp.  lithographiées. 

1939.  —  Grundzûge  der  Phonotogie,  TCLP  MI.  Prague,  1939, 
272  pp.  in-80. 

TV'ze  sotl  das  Lautsysteni  einer  kiinsilichen  internationaten 
Hitfsprachens  beschaffen  sein?  TCLP  VIII,  1939,  pp.  5-21. 

Ans  meincr  pJwnologischen  Kartothek,  ibid.,  pp.  22-26 
et  343-345. 

Zur  phonologisclien  Géographie  der  Welt,  Proceedings 
of  the  third  International  Congress  of  Phonetic  Sciences, 
Ghent.  1938,  (1939),  p.  499. 

Gedanken  iiber  das  Indogermaneîiprobtem,  Acta  linguis- 
tica  I.  1939,  pp.  81-89. 

Zur  Phonetik  der  Hottentotensprache.  Anthropos.  XXXIV, 
1939,  pp.  267-276. 


INTRODUCTION 


I.  Phonologie  et  Phonétique 

Chaque  fois  qu'un  homme  dit  quelque  chose  à  un  autre 
homme,  c'est  un  acte  de  parole.  L'acte  de  parole  est  toujours 
concret  ;  il  a  lieu  à  un  endroit  déterminé  et  à  un  moment 
déterminé.  Il  suppose  :  une  personne  déterminée  qui  parle 
(un  «sujet  parlant»),  une  personne  déterminée  à  qui  l'on  parle 
(un  «auditeur»)  et  un  état  de  choses  déterminé  auquel  cet 
acte  de  parole  se  réfère.  Ces  éléments  (sujet  parlant,  auditeur 
et  état  de  choses)  varient  tous  trois  d'un  acte  de  parole  à  un 
autre.  Mais  l'acte  de  parole  suppose  encore  autre  chose  : 
pour  que  la  personne  à  qui  l'on  parle  comprenne  la  personne 
qui  lui  parle,  il  faut  que  toutes  deux  possèdent  le  même 
langage  ;  l'existence  d'un  langage  vivant  dans  la  conscience 
des  membres  de  la  communauté  linguistique  est  donc  la 
condition  préalable  de  tout  acte  de  parole.  Par  opposition 
à  l'acte  de  parole,  toujours  unique,  le  langage  ou  la  langue 
est  quelque  chose  de  général  et  de  constant.  La  langue  existe 
dans  la  conscience  de  tous  les  membres  de  la  communauté 
linguistique  en  cause  et  elle  est  le"  fondement  d'innombrables 
actes  de  parole  concrets.  Mais  d'autre  part  la  langue  n'a 
d'autre  raison  d'être  que  de  rendre  possible  l'acte  de  parole  ; 
elle  n'existe  qu'autant  que  les  actes  de  parole  concrets  se 
réfèrent  à  elle,  c'est-à-dire  seulement  dans  la  mesure  où  elle 
se  réalise  dans  les  actes  de  parole  concrets.  Sans  actes  de 
parole  concrets,  la  langue  n'existerait  pas,  de  sorte  que  acte 
de  parole  et  langue  se  supposent  réciproquement.  Ils  sont 
liés  l'un  à  l'autre  d'une  façon  inséparable  et  doivent  être 
considérés  comme  les  deux  faces  se  recouvrant  mutuellement 
d'un  même  phénomène  :  le  «  langage  ».  Mais  dans  leur  essence 
ils  sont  tout  à  fait  différents  et  doivent  par  conséquent  être 
étudiés  à  part. 


-:  N.    S,    TROUBETZKOY 

La  différence  existant  entre  «  parole  »  et  «  langue  »  fut  d'abord  reconnue 
de  la  façon  la  plus  nette  par  le  liJiguiste  s-uiï?e  Ferdinand  de  Saussure,  dans  son 
«  Cours  de  linguistique  générale  «  (Lausanne  1916).  De  la  bibliographie  posté- 
rieure sur  le  même  sujet,  on  mentionnera  seulement  ici  :  Alan  H.  Gardiner 
f  Speech  and  Language  »  (Oxford  1932]  et  surtout  K.  Bùhler  ^  Axiomatik  der 
Sprachwissenschaft  »  (Kant-Studien  XXXVII)  et  <  Sprachtheorie  »  (léna 
1934/,  où  est  indiquée  une  bibliographie  plus  développée.  —  Dans  le  sens  de 
«  appartenant  à  la  langue  »,  nous  employons  le  terme  «  glottique  »  proposé  par 
O.  Jespersen  (f  Linguistica  »,  Copenhague  1931). 

Tout  ce  qui  appartient  au  langage,  c'est-à-dire  aussi  bien 
acte  de  parole  que  langue,  a  d'après  Ferdinand  de  Saussure 
deux  faces  :  le  signifiant  et  le  signifié,  de  sorte  qu'un  langage 
est  toujours  une  association,  un  recouvrement  réciproque  du 
«  signifiant  »  et  du  «  signifié  ».  Dans  l'acte  de  parole,  le 
«  signifié  »  est  toujours  une  communication  tout  à  fait 
concrète,  ne  prenant  de  sens  que  comme  un  tout.  Dans  la 
langue  par  contre  le  «  signifié  »  est  représenté  par  des  règles 
abstraites  —  syntactiques,  phraséologiques,  morphologiques 
et  lexicales.  Car  même  les  significations  des  mots,  telles  qu'elles 
existent  dans  la  langue,  ne  sont  rien  d'autre  que  des  règles 
abstraites  ou  des  schèmes  de  concepts,  auxquels  on  fait  se 
rapporter  les  significations  concrètes  figurant  dans  l'acte 
de  parole.  La  face  «  signifiante  »  de  l'acte  de  parole  est  un 
courant  sonore  concret,  un  phénomène  physique  perceptible 
par  l'ouïe.  Mais  quelle  est  la  face  «  signifiante  »  de  la  langue  ? 
Si  sa  face  «  signifiée  »  consiste  en  règles  qui  découpent  le 
monde  des  significations  en  fragments  qu'elles  ordonnent  — 
alors  la  face  «  signifiante  »  de  la  langue  ne  peut  consister  qu'en 
des  règles  d'après  lesquelles  est  ordonnée  la  face  phonique 
de   l'acte   de   parole. 

Le  nombre  des  différentes  idées  et  représentations  concrètes 
qui  peuvent  être  exprimées  dans  les  divers  actes  de  parole 
est  infini.  Mais  le  nombre  des  significations  de  mots  existant 
dans  la  langue  est  limité  et  le  «  pouvoir  du  langage  »  consiste 
précisément  dans  la  possibilité  d'exprimer  avec  les  moyens 
grammaticaux  et  sémantiques  toujours  limités  que  la  langue 
met  à  notre  disposition,  toutes  les  idées,  toutes  les  représen- 
tations concrètes  avec  leurs  associations.  Le  «  signifié  »  de 
la  langue  consiste  donc,  par  opposition  au  «  signifié  »  de  l'acte 
de  parole,  en  un  nombre  limité,  fini,  d'unités.  Mais  le  même 
rapport  entre  langue  et  parole  existe  aussi  dans  le  domaine 
du  «  signifiant  «  :  les  mouvements  articulatoires  et  les  sons 
en  résultant  qu'on  rencontre  dans  les  différents  actes  de 
parole  sont  d'une  variété  infinie,  mais  les  normes  phoniques 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  d 

■qui  sont  les  éléments  de  la  face  «  signifiante  »  de  la  langue 
sont  en  nombre  limité  et  fini. 

La  langue  consistant  en  règles  ou  normes,  elle  est,  par 
opposition  à  l'acte  de  parole,  un  système,  ou,  pour  mieux  dire, 
un  ensemble  de  plusieurs  systèmes  partiels.  Les  catégories 
grammaticales  forment  un  système  grammatical  ;  les  caté- 
gories sémantiques  constituent  divers  systèmes  sémantiques. 
Tous  ces  systèmes  s'équilibrent  si  bien  que  toutes  leurs  parties 
se  tiennent  entre  elles,  se  complètent  les  unes  les  autres,  et 
sont  en  rapports  réciproques.  C'est  seulement  pour  cette 
raison  qu'il  est  possible  de  rapporter  l'infinie  variété  des 
idées  et  des  représentations  figurant  dans  l'acte  de  parole 
aux  termes  du  système  de  la  langue.  La  même  remarque  vaut 
pour  la  face  «  signifiante  »  :  le  courant  phonique  de  l'acte  de 
parole  concret  est  une  succession  ininterrompue,  sans  ordre 
apparent,  de  mouvements  sonores  s'imbriquant  l'un  dans 
l'autre.  Par  contre  les  unités  de  la  face  «  signifiante  »  de  la 
langue  forment  un  système  ordonné.  Le  fait  que  les  divers 
composants  ou  moments  du  courant  sonore  réalisé  dans  l'acte 
de  parole  peuvent  être  rapportés  aux  différents  termes  de  ce 
système,  introduit  un  certain  ordre  dans  le  courant  sonore. 

Comme  on  le  voit  par  ce  que  nous  venons  de  dire,  le  proces- 
sus du  langage  présente  divers  aspects  si  disparates  que  leur 
étude  doit  être  répartie  entre  plusieurs  sciences,  dont  chacune 
n'en  examinera  qu'une  partie.  Il  est  bien  clair  avant  tout  que 
la  face  «  signifiée  »  et  la  face  «  signifiante  »  du  langage  doivent 
relever  de  disciplines  différentes.  C'est  pourquoi  l'étude  des 
sons,  autrement  dit  la  science  des  éléments  du  «  signifiant  » 
a  formé  de  tout  temps  une  section  particulière  de  la  linguis- 
tique, soigneusement  séparée  de  1'  «  étude  des  sens  ».  Mais 
nous  avons  vu  ci-dessus  que  le  «  signifiant  »  est  dans  la  langue 
quelque  chose  de  tout  autre  que  dans  l'acte  de  parole.  C'est 
pourquoi  il  convient  d'instituer  non  pas  une  seule,  mais  deux 
«sciences  des  sons  du  langage  »,  l'une  devant  avoir  pour  objet 
l'çicte  de  parole  et  l'autre  la  langue.  Leur  objet  étant  différent, 
ces  deux  «  sciences  des  sons  du  langage  doivent  employer  des 
méthodes  de  travail  tout  à  fait  différentes  :  la  science  des 
sons  de  la  parole,  ayant  affaire  à  des  phénomènes  physiques 
concrets,  doit  employer  les  méthodes  des  sciences  naturelles  ;  la 
science  des  sons  de  la  langue  doit  au  contraire  employer  des  mé- 
thodespurement  linguistiques, psychologiquesou  sociologiques. 
Nous  donnerons  à  la  science  des  sons  de  la  parole  le  nom  de  pho- 
néliqiie  et  à  la  science  des  sons  de  la  langue  le  nom  de  phonologie. 


4  N.   s.   TROUBETZKOY 

Les  linguistes  ne  sont  d'abord  parvenus  que  peu  à  peu 
à  cette  distinction  entre  phonétique  et  phonologie.  Que,  dans 
une  langue  donnée,  des  oppositions  phoniques  soient 
employées  pour  différencier  des  mots,  et  que  par  ailleurs,  il 
y  en  ait  d'autres  qui  ne  puissent  être  employées  dans  ce  but, 
c'est  là  un  fait  que  J.  Winteler  semble  avoir  été  le  premier  à 
reconnaître  exactement^  dans  son  travail  bien  connu  «  Die 
Kerenzer  Mundart  des  Canton  Glarus  »  (Leipzig,  1876).  Mais 
il  n'en  avait  pas  encore  tiré  la  conclusion  que  la  science  des 
sons  du  langage  dût  être  partagée  entre  deux  disciplines 
différentes.  Encore  bien  moins  cette  conclusion  pouvait-elle 
être  tirée  par  les  contemporains  de  Winteler  :  bien  que  son 
livre  ait  fait  sensation  comme  premier  essai  d'une  descrip- 
tion dialectale  précise  du  point  de  vue  phonétique  et  qu'il 
ait  été  apprécié,  son  idée  de  distinguer  deux  sortes  d'opposi- 
tions phoniques  ne  fut  ni  prise  en  considération,  ni  peut-être 
même  remarquée.  Plus  tard  et,  semble-t-il,  indépendamment 
de  Winteler,  le  célèbre  phonéticien  anglais  Sweet  a  exprimé 
à  plusieurs  reprises  la  même  idée  et  l'a  transmise  à  ses  élèves, 
dont  le  plus  remarquable,  Otto  Jespersen,  a  mis  tout  parti- 
culièrement l'accent  sur  cet  aspect  des  vues  de  son  maître. 
Malgré  cela,  Sweet  aussi  bien  que  ses  disciples  ont  toujours 
traité  de  la  même  façon  toutes  les  oppositions  phoniques, 
que  ces  oppositions  servissent  ou  non  à  différencier  des  sens, 
et  la  méthode  employée  était  celle  qu'on  utilise  dans  les 
sciences  naturelles  pour  l'observation.  Ferdinand  de 
Saussure,  qui  a  reconnu  Timportance  de  la  distinction  entre 
«langue»  et  «parole»  et  l'a  formulée  expressément,  recon- 
naissait aussi  l'essence  immatérielle,  suivant  son  expression, 
du  «  signifiant  »  de  la  langue.  Malgré  cela,  il  n'a  pas  proclamé 
nettement  la  nécessité  de  distinguer  une  «  science  des  sons 
de  la  parole  »  et  une  «  science  des  sons  de  la  langue  »  :  dans  son 
«  Cours  de  linguistique  générale  »  cette  idée  n'est  qu'indiquée. 
Manifestement  le  fondateur  de  l'école  de  Genève  ne 
considérait  pas  la  distinction  entre  «  science  des  sons  de  la 
parole  »  et  «  science  des  sons  de  la  langue  »  conmie  aussi 
importante  que  la  séparation  à  établir  entre  une  phonétique 
descriptive  et  une  phonétique  historique.  Du  reste  quelques 

(1)  Plus  tôt  encore,  en  1870,  J.  Baudouin  de  Courtenay  avait  développé  une 
idée  semblable  dans  son  cours  d'ouverture  (en  russe)  ;  mais  bien  que  ce  cours 
d'ouverture  ait  été  publié,  il  est  resté  inaccessible  à  la  plupart  des  linguistes 
européens,  parce  que  rédigé  en  russe  (voir  R.  Jakobson,  Slav.  Rundschau  I, 
810). 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  O 

disciples  de  de  Saussure,  en  particulier  A.  Meillet,  Ch.  Bally 
et  A.  Sechehaye,  ont  insisté  nettement  sur  la  distinction 
entre  la  «  science  des  sons  de  la  parole  »  et  la  «  science  des 
sons  de  la  langue  ». 

Le  premier,  J.  Baudouin  de  Courtenay  conçut  l'idée  qu'il 
doit  y  avoir  deux  phonétiques  descriptives  distinctes  l'une 
de  l'autre,  suivant  qu'on  veut  étudier  les  sons  concrets 
comme  des  phénomènes  physiques  ou  bien  comme  des 
signaux  phoniques  employés  à  des  buts  d'intercompréhension 
à  l'intérieur  d'une  communauté  linguistique.  J.  Baudouin 
de  Courtenay  eut  un  certain  nombre  de  disciples,  surtout  des 
Russes,  mais  aussi  des  Polonais  ;  lui-même  était  polonais,  bien 
qu'il  ait  enseigné  pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  vie 
dans  des  universités  russes  :  d'abord  à  Kazan,  puis  à  Saint- 
Pétersbourg.  Parmi  ses  disciples,  L.  ècerba  et  E.  Polivanov 
ont  en  particulier  rendu  de  grands  services  en  approfondissant 
et  en  élargissant  les  idées  de  leur  maître  sur  l'aspect  phonique 
de  la  langue.  Mais  en  dehors  de  ce  cercle  restreint  de  disciples, 
les  vues  de  J.  Baudouin  de  Courtenay  sur  la  linguistique 
générale  furent  peu  connues  et  peu  appréciées.  Aussi  la  distinc- 
tion de  deux  phonétiques  différentes  ne  trouva-t-elle  aucun 
écho  avant  la  guerre  de  1914-18.  C'est  seulement  après  la 
guerre  que  cette  idée  commença  à  se  répandre.  Au  premier 
congrès  international  de  linguistes  (La  Haye,  1928),  trois 
spécialistes  russes  (dont  par  hasard  aucun  n'appartenait  à 
l'école  de  Baudouin  de  Courtenay)  exposèrent  un  court 
programme  où  une  distinction  stricte  entre  l'étude  des  sons 
de  la  parole  et  l'étude  des  sons  de  la  langue  était  nettement 
et  clairement  formulée  ;  en  outre  on  y  réclamait  des  vues 
d'ensemble,  des  recherches  sur  les  lois  de  structure  des 
systèmes  phonologiques,  et  l'extension  de  ces  principes  non 
seulement  à  la  description  des  sons,  mais  encore  à  l'étude 
de  leur  évolution  historique.  Les  rédacteurs  de  ce  programme 
étaient  R.  Jakobson,  S.  Karcevskij  et  l'auteur  de  ce  livre. 
Le  programme  eut  du  succès  ;  des  linguistes  de  différents 
pays  y  adhérèrent.  Le  Cercle  linguistique  de  Prague  (Prazsky 
linguisticky  krouzek),  fondé  en  1926  et  comptant  déjà  au 
Congrès  de  La  Haye  quelques  ardents  défenseurs  de  la  nouvelle 
théorie,  se  montra  particulièrement  actif  pour  la  soutenir^. 

(1)  Parmi  eux,  notamment,  le  président  du  Cercle,  Vilém  Mathesius  qui, 
dès  1911,  avait  publié  un  remarquable  traité  sur  la  «potentialité»  dans  les 
phénomènes  du  langage  {«  O  potenciâlnosti  jevu  jazykovych  ,  Vëslnik  Kràl. 
âeské  spoleânosli  naiik)  et  R.  Jakobson  dont  le  livre  à  tendances  phonologiques 


N.    S.    TROUBETZKOY 


En  1929  parurent  les  deux  premiers  tomes  des  «  Travaux  du. 
Cercle  linguistique  de  Prague  »,  consacrés  à  la  phonologie 
dans  le  sens  de  «  science  des  sons  de  la  langue  ».  Un  an  plus 
tard  fut  organisée  à  Prague  une  conférence  phonologique, 
à  laquelle  prirent  part  des  représentants  de  neuf  pays^  Il 
y  fut  décidé  de  fonder  une  association  pour  les  études  phono- 
logiques. Au  deuxième  Congrès  international  de  linguistes, 
tenu  à  Genève  en  1931,  une  séance  plénière  fut  consacrée  à 
la  phonologie  dans  le  sens  indiqué  ci-dessus  ;  il  y  devint 
évident  que  la  nouvelle  science  jouissait  des  sympathies  de 
cercles  étendus.  Aujourd'hui  l'Association  internationale 
pour  les  études  phonologiques  a  des  membres  dans  de  nom- 
breux pays-'. 

Toutefois  on  ne  doit  pas  croire  que  la  distinction  entre 
phonétique  et  phonologie  soit  entrée  dès  aujourd'hui  dans  le 
domaine  commun.  Il  y  a  quelques  savants  qui  n'admettent 
même  pas  l'opposition  entre  parole  et  langue.  Chez  les  uns,, 
cette  méconnaissance  repose  sur  une  conviction  consciente,, 
qui  a  sa  racine  dans  une  conception  déterminée  du  monde 
(ainsi  par  ex.  chez  W.  Doroszewski  —  voir  son  article  «  Langue 
et  parole  »  dans  Prace  Filologiczne  XIV,  1930).  Chez  les  autres,, 
et  même  à  vrai  dire  chez  la  plupart,  cette  méconnaissance 
repose  simplement  sur  de  l'inertie,  sur  de  la  paresse  de  pensée,, 
sur  le  refus  opiniâtre  de  toute  idée  nouvelle.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  est  tout  naturel  que  des  savants  niant  l'opposition 
entre  parole  et  langue  ne  reconnaissent  pas  non  plus  la  distinc- 
tion entre  phonétique  et  phonologie,  au  sens  indiqué  ci-dessus.. 
Mais  il  y  a  également  des  linguistes  qui  reconnaissent  bien 
la  distinction  entre  parole  et  langue  et  même  la  distinction 
entre  les  oppositions  phoniques  qui  différencient  des  signi- 
fications et  celles  qui  n'en  différencient  pas  —  mais  qui 
cependant  ne  veulent  pas  séparer  la  phonologie  de  la  phoné- 


sur  le  vers  tchèque  comparé  au  vers  russe  (en  russe  :  «  O  ceèskom  stiche  »,  Berlin) 
avait  déjà  paru  en  1922  (comp.  Troubetzkoy,  Slavia  II,  452  et  suiv.). 

(1)  Les  exposés  faits  à  cette  conférence  et  la  discussion  qui  les  suivit  furent 
publiés  dans  le  tome  IV  des  «  Travaux  du  Cercle  linguistique  de  Prague  » 
(TCLP). 

(2)  Sur  l'histoire  du  développement  de  la  phonologie  moderne,  voir  \'.  Mathe- 
sius  «  Ziele  und  Aufgaben  der  modernen  Phonologie  »  [Xenia  Pragensia,  1929, 
432  et  suiv.),  Laziczius  Gy.,  «Bevezetés  a  fonolôgiéba  »  (.4  Magyar  Xyelviu- 
domàniji  Tàrsasàg  Kiadvànyai,  n°  .33,  1932,  109  et  suiv.),  N.  Troubetzkoy, 
«  La  phonologie  actuelle  n  [Journal  de  Psychologie  XXX,  1933.  traduit  en  japo- 
nais par  H.  Kobayasi,  «  Gendai  no  oninron  »  dans  la  revue  Kaiho,  n°  43,  août 
1936)  et  J.  Vachek,  «  What  is  Phonology  ?  »  {English  Sludies  XV,  1933). 


PRINCIPES    DE     PHONOLOGIE  / 

/ 

tiqueVOn  s'autorise  volontiers  pour  cela  des  manuels  classiques 
de  l'école  anglaise,  notamment  de  Sweet  et  de  Jespersen, 
qui  traitent  en  même  temps  de  la  phonologie  et  de  la  phoné- 
tique, bien  qu'ils  soient  parfaitement  au  fait  de  la  différence 
fondamentale  existant  entre  les  oppositions  phoniques  qui 
distinguent  des  significations  et  celles  qui  n'en  distinguent 
point.  Mais  des  arguments  de  ce  genre  pourraient  en  somme 
être  opposés  à  chaque  pas  en  avant  que  font  les  sciences. 
L'absence  de  distinction  nette  entre  phonologie  et  phonétique 
était  justement  un  défaut  de  méthode  dans  les  manuels 
classiques  de  phonétique,  défaut  qui  a  eu  une  influence 
retardatrice  sur  le  développement  de  la  phonétique  aussi 
bien  que  sur  celui  de  la  phonologie  :  il  n'y  a  désormais  aucun 
motif  d'y  persister. 

Mais  des  efforts  plus  sérieux  ont  été  entrepris  pour  jeter 
un  pont  par  dessus  l'opposition  existant  entre  phonologie  et 
phonétique.  E.  Zwirner  a  cru  y  parvenir  en  remplaçant  les 
deux  disciplines  par  une  nouvelle  science  qu'il  a  appelée 
«  phonométrie  ».  D'après  lui  l'étude  des  actes  de  parole 
particuliers  et  concrets  est,  en  tant  que  but  autonome,  vide 
de  sens  et  inutile,  «  car  la  science  n'a  jamais  considéré  comme 
sa  tâche  de  discerner  les  différences  acoustiques  très  marquées 
qui  existent  entre  les  divers  sujets  parlants  appartenant  à 
la  même  communauté  linguistique  »  («  Aufgaben  und 
Methoden  der  Sprachvergleichung  durch  Mass  und  Zahl, 
Phonométrie  ».  Zeitschrift  fur  Miindartforschung  XII.  2.  78)^  ; 
«  en  effet  non  seulement  la  science  ne  trouve  aucun  intérêt 
à  savoir  ce  qu'un  Monsieur  X  a  dit  dans  un  microphone  ou 
dans  un  embout  buccal,  un  jour  déterminé,  dans  un  labora- 
toire quelconque,...  mais  encore  ce  quune  personne  a  dit  iiw. 
fois  est  en  général  privé  d'intérêt  scientifique  »  (ibid.  69). 
Le  langage  n'est  pour  E.  Zwirner  qu'((  un  système  de  normes, 
de  signes  audibles,  formés  par  les  organes  humains  et  servant 
à  l'intercompréhension...  Cette  tâche  de  servir  à  l'inter- 
compréhension,  ces  normes  ne  peuvent  la  remplir  que  si  le 
sujet  parlant  et  le  sujet  écoutant,  à  l'intérieur...  de  la  même 
communauté  linguistique,  se  réfèrent  tous  deux  à  elles... 
Elles  valent  aussi  bien  pour  la  form.ation  que  pour  la  percep- 
tion de  ces  .signes,  qui  doivent  leur  caractère  linguistique  non 
pas  à  leur  production  par  les  organes  vocaux,  mais  au  fait 


(I)   Rédaction  plu=î  détaillée  dans  E.  Zwirner  et  K.  Zwirner  «  Grundfragen 
der  Phonométrie  »  (Berlin  193G;. 


O  N.    S.    TROL'BETZKOY 

qu'en  parlant  et  en  écoutant  on  se  réfère  ensemble  à  ces 
normes  traditionnelles  »  [ibid.  77).  Comme  on  le  voit 
E.  Zwirner  ne  veut  inclure  dans  le  langage  que  la  langue. 
Seules  les  normes  traditionnelles  et  stables  dans  un  état  de 
langue  donné  peuvent  être  l'objet  d'une  recherche  scienti- 
fique, mais  non  «  les  réalisations  perceptibles,  non  renou- 
velables 'et  innombrables)  de  ces  normes  ».  Mais  E.  Zwirner 
en  tire  une  conclusion  inattendue  :  «  Comme  ces  normes 
traditionnelles  servant  à  la  formation  des  sons  du  langage 
ne  peuvent  être  réalisées  deux  fois  exactement  de  la  même 
manière  par  les  organes  vocaux,  passer  de  l'étude  de  ces 
normes  à  l'étude  de  la  parole  implique  qu'on  passe  de  l'histoire 
de  la  langue  à  une  conception  statistique,  braquée  sur  elle, 
des  variations  de  la  parole  »  [ibid..  77 j.  On  doit  déterminer 
par  un  procédé  spécial  les  valeurs  moyennes  des  divers  sons. 
Les  variations  d'un  son,  enregistrées  mécaniquement  avec 
exactitude,  se  dispersent  autour  de  cette  valeur  moyenne  selon 
la  fameuse  courbe  des  erreurs  de  Gauss.  Les  valeurs  moyennes 
sont  l'objet  d'un  examen  critique  d'après  cette  courbe,  et 
seules  de  telles  valeurs  moyennes  examinées  avec  critique 
auraient  un  intérêt  linguistique.  Ici  E.  Zwirner  est  dans 
l'erreur  :  ce  qu'on  peut  atteindre  par  sa  méthode  phono- 
métrique, ce  n'est  nullement  la  norme  à  laquelle  se  réfèrent 
les  sujets  parlants  dans  la  production  ou  la  perception  d'un 
son  déterminé.  Ce  sont  bien  des  «  normes  »,  mais  dans  un  tout 
autre  sens  :  des  normes  de  la  prononciation  en  cause,  des 
normes  de  réalisation,  c'est-à-dire  en  un  mot  des  normes  de 
la  parole,  mais  non  de  la  langue.  Il  va  de  soi  que  de  telles 
«normes»  ne  peuvent  avoir  qu'une  valeur  de  moyennes  et 
qu'on  ne  peut  les  assimiler  aux  valeurs  de  la  langue.  Le  k 
allemand  est  prononcé  devant  consonne  autrement  que  devant 
voyelle,  devant  voyelle  accentuée  autrement  que  devant 
voyelle  inaccentuée  ;  son  timbre  et  son  articulation  varient 
selon  la  qualité  de  la  voyelle  précédente  ou  suivante.  Pour 
chacune  de  ces  variantes,  on  peut  calculer  des  valeurs 
moyennes  phonométriques  et  les  prononciations  allemandes 
correctes  de  chacune  de  ces  variantes  «  se  dispersent  »  autour 
de  ces  valeurs  moyennes  selon  la  courbe  d'erreurs  de  Gauss. 
Mais  pour  le  «  k  en  général  »,  on  ne  peut  pas  calculer  une 
valeur  moyenne  de  ce  genre.  Devant  les  voyelles  accentuées, 
le  k  est  prononcé  avec  un  souffle  (dont  le  degré  de  force  varie 
beaucoup)  ;  devant  les  voyelles  inaccentuées,  il  est  prononcé 
sans   soufîle.   Si  dans  un  texte   on   examine   soigneusement 


PRINCIPES    DE     PHONOLOGIE 


quant  à  leur  degré  de  souflle  tous  les  «  k  »  qui  s'y  présentent, 
qu'on  exprime  par  un  chifîre  le  degré  de  souille  dans  chaque 
cas  particulier,  et  qu'on  calcule  ensuite  la  valeur  moyenne  du 
souffle  de  k,  cette  valeur  moyenne  ne  correspondra  à  aucune 
réalité  :  tout  au  plus  représentera-t-elle  la  fréquence  relative 
de  l'apparition  d'un  k  devant  une  voyelle  accentuée.  Des 
résultats  non  ambigus  ne  pourraient  être  obtenus  que  si  l'on 
calculait  deux  valeurs  moyennes  différentes,  l'une  pour  Z^- 
devant  voyelle  accentuée,  l'autre  pour  k  devant  voyelle 
inaccentuée.  Mais  la  norme  à  laquelle  se  réfèrent  les  sujets 
parlants  est  «  k  en  général  »,  et  celui-ci  ne  peut  être  établi  par 
des  mesures  et  des  calculs.  Certes  le  calcul  exact  de  la  pronon- 
ciation moyenne,  normale,  d'un  son  dans  une  position 
déterminée  est  tout  à  fait  désirable  ;  certes  l'emploi  des 
méthodes  de  statistique  biologique,  tel  que  le  fait  E.  Zwirner, 
est  à  saluer  comme  un  grand  pas  en  avant.  Mais  c'est  une 
erreur  de  croire  que  toutes  les  tâches  de  la  a  science  des 
sons  »  soient  ainsi  accomplies.  Les  tâches  de  la  phonologie 
ne  sont  en  somme  point  affectées  par  ces  méthodes,  puisque 
la  langue  est  en  dehors  de  la  mesure  et  du  nombre.  Mais  les 
tâches  de  la  phonétique  ne  sont  pas  non  plus  épuisées  par  la 
phonométrie.  A  l'opposé  de  E.  Zwirner,  nous  devons  souligner 
que  le  phonéticien  ne  doit  pas  s'occuper  seulement  des  normes 
valant  pour  une  communauté  linguistique,  mais  aussi  des 
divergences  individuelles  existant  entre  les  divers  sujets 
parlants  et  des  altérations  dans  la  prononciation  des  différents 
sons  provoquées  par  des  modifications  dans  le  ton  du  discours. 
Et  même  sur  ce  domaine  on  doit  chercher  à  se  conformer  à 
des  règles  d'une  espèce  particulière.  La  linguistique  doit 
s'occuper  non  seulement  de  la  langue,  mais  aussi  de  l'acte  de 
parole.  Mais  il  est  important  pour  cela  de  distinguer  rigou- 
reusement les  deux  objets  de  la  linguistique  :  la  parole  et  la 
langue. 

En  ce  qui  concerne  les  dénominations  données  à  la  «  science  des  sons  de  la 
parole  »  et  à  la  «  science  des  sons  de  la  langue  >,  on  doit  noter  que  les  termes  de 
«  phonétique  »  et  de  "  phonologie  »  employés  par  nous  ne  sont  pas  utilisés  par 
tous  les  linguistes  avec  le  même  sens.  Ferdinand  de  Saussure,  qui  avait  proposé 
lui-même  le  premier  une  distinction  conceptuelle  de  ce  genre,  l'a  modifiée  plus 
tard  en  comprenant  sous  le  nom  de  phonologie  l'étvide  statique  des  sons  (sjm- 
chronique  ou  descriptive)  et  sous  le  nom  de  phonétique  l'étude  historique  (ou 
diachronique)  des  sons,  c'est-à-dire  l'histoire  des  modifications  phoniques  se 
produisant  dans  une  langue*.  Son  exemple  ne  paraît  avoir  été  suivi  par  personne, 
à  l'exception  de  M.  Grammont.  Le  linguiste  suédois  Xoreen  comprend  sous 

(1)   R.  Jakobson,  TCI.P.  Il,  1()3. 


10  N.    s.   TROUBETZKOY 

le  nom  de  phonétique  «  la  science  de  ce  que  la  langue  suppose  d'acoustique, 
de  physiologie  et  d'anatomie  »  ;  au  contraire  par  phonologie  il  entend  «  la 
science  du  matériel  physique  de  la  langue,  des  sons  articulés  du  langage»  et  cette 
terminologie  a  été  adoptée  par  ses  compatriotes.  Les  Anglais  et  les  Américains 
emploient  souvent  le  mot  "  phonology  »  dans  le  sens  de  «  phonétique  historique  » 
ou  d'«  étude  de  l'emploi  des  sons  dans  ujie  langue  déterminée  ',  et  par  contre 
le  terme  de  «  phonetics  »  toujours  pour  désigner  l'étude  des  modalités  physiques 
et  physiologiques  des  sons  du  langage.  Dans  ces  derniers  temps  le  mot  «  pho- 
nemics  »  a  été  employé  par  les  Anglo-Saxons  dans  le  sens  où  nous  employons 
«  phonologie  ».  Comme  le  mot  «  phonology  »  a  déjà  reçu  en  anglais  un  autre  sens, 
le  terme  de  «  phonemics  »  devrait  être  conservé  pour  les  Anglo-Saxons  (peut- 
être  serait-il  pratique  d'introduire  aussi  cette  expression  en  suédois).  Mais 
dans  les  langues  où  le  mot  «  phonologie  »  n'a  aucune  autre  signification,  on  doit 
l'employer  dans  le  sens  que  nous  proposons.  L'expression  de  «psychophonéti- 
que »  proposée  par  J.  Baudouin  de  Courtenay  doit  être  en  tout  cas  rejetée,  car 
la  phonétique  (que  J.  Baudouin  de  Courtenay  voulait  appeler  «  physiophoné- 
tique  »)  a  beaucoup  plus  afïaire  à  des  phénomènes  psychiques  que  la  phonologie 
dont  l'objet  a  une  valeur  sociale  qui  dépasse  l'individu. 

Tout  n'est  pas  encore  dit  en  définissant  la  phonologie 
comme  science  des  sons  de  la  langue,  et  la  phonétique  comme 
science  des  sons  de  la  parole.  La  différence  existant  entre  ces 
deux  disciplines  doit  être  exposée  plus  à  fond  et  plus  en  détail. 

Le  signifiant  de  l'acte  de  parole  étant  un  phénomène 
naturel  isolé,  un  courant  sonore,  la  science  qui  s'en  occupe 
doit  employer  les  méthodes  des  sciences  naturelles.  On  peut 
étudier  soit  le  côté  purement  physique,  acoustique,  du  courant 
sonore,  soit  son  côté  physiologique,  articulatoire,  selon  qu'on 
veut  examiner  sa  nature  propre  ou  son  mode  de  production 
deux  tâches  qui  à  vrai  dire  devraient  être  exécutées  en  même 
temps. 

Les  deux  branches  de  la  phonétique,  la  branche  acoustique  et  la  branche 
organogénétique,  n'ont  pas  besoin  d'être  rigoureusement  séparées.  Ce  qu'on 
appelle  la  «  phonétique  de  l'oreille  »,  qui  observe  les  sons  du  langage  sans 
appareils  spéciaux,  avec  le  seul  secours  des  sens  humains  convenablement 
éduqués,  ne  connaît  pas  la  distinction  entre  une  branche  acoustique  et  une 
branche  organogénétique.  Le  «  phonéticien  par  l'oreille  »  apprécie  la  valeur 
acoustique  du  son  qu'il  a  observé  avec  son  ouïe  et  étudie  en  même  temps  à 
l'aide  de  sa  vue,  de  son  toucher  et  de  son  sens  moteur  la  manière  dont  ce  son 
est  produit.  Une  opposition  entre  acoustique  et  organogénétique  n'apparaît 
qu'en  phonétique  expérimentale  (ou  plutôt  instrumentale)  —  et  même  là  dans 
certaines  méthodes  seulement,  qui  justement  ont  été  combattues  dans  ces 
derniers  temps.  Par  la  méthode  de  la  radiocinématographie,  la  liaison,  la 
synthèse  de  l'acoustique  et  de  l'organogénétlque  sont  rétablies.  De  la  sorte 
l'étude  de  la  nature  des  sons  du  langage  et  de  leur  production  constitue  une 
seule  tâche  et  non  deux  tâches  différentes  de  la  phonéti(iue. 

La  seule  tâche  de  la  phonétique  est  de  répondre  à  la 
question  :  «comment  prononce-t-on  ceci  et  cela?»  Et  l'on 
ne    peut    répondre    à    cette    question   qu'en    indiquant    avec 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  11 

précision  quel  est  le  son  de  ce  qui  a  été  dit  (ou  en  termes 
physiques  quels  tons  partiels,  quelles  ondes  sonores,  etc. 
présente  le  complexe  phonique  en  question)  et  comment, 
c'est-à-dire  par  quel  travail  de  l'appareil  phonatoire  cet  effet 
acoustique  est  atteint.  Le  son  est  un  phénomène  physique 
perceptible  par  le  sens  de  l'ouïe,  et  la  phonétique,  en  étudiant 
le  côté  acoustique  de  l'acte  de  parole,  se  trouve  en  contact 
avec  la  psychologie  de  la  perception.  L'articulation  des  sons 
du  langage  est  une  activité  à  demi  automatique,  et  pourtant 
à  direction  centrale,  réglée  par  la  volonté  :  en  étudiant  le 
côté  articulatoire  de  l'acte  de  parole,  la  phonétique  entre 
en  contact  avec  la  psychologie  des  actes  automatiques.  JNlais 
bien  que  le  domaine  de  la  phonétique  réside  à  proprement 
parler  dans  le  psychique,  les  méthodes  de  la  phonétique  sont 
exactement  celles  des  sciences  naturelles  :  de  fait  les  domaines 
voisins  de  la  psychologie  expérimentale  emploient  aussi  les 
méthodes  des  sciences  naturelles,  car  il  s'agit  là  d'activités 
psychiques,  non  pas  élevées,  mais  rudimentaires. 

Ce  qui  caractérise  particulièrement  la  phonétique,  c'est 
qu'en  est  tout  à  fait  exclu  tout  rapport  entre  le  complexe 
phonique  étudié  et  sa  signification  linguistique.  Le  dressage 
spécial,  l'éducation  de  l'ouïe  et  du  toucher  qu'un  bon  «  phoné- 
ticien par  l'oreille  »  doit  acquérir  consiste  précisément  en  ce 
qu'on  s'habitue  à  écouter  des  phrases  et  des  mots  ou  à  palper 
les  organes  pendant  leur  articulation  sans  prêter  attention 
à  leur  sens  et  en  ne  percevant  que  leur  côté  phonique  ou 
articulatoire,  comme  le  ferait  un  étranger  qui  ne  comprendrait 
pas  la  langue  en  question.  La  phonétique  peut  donc  être 
définie  :  la  science  de  la  face  matérielle  des  sons  du  langage 
humain. 

Le  signifiant  de  la  langue  consiste  en  une  quantité  d'élé- 
ments dont  l'essence  réside  en  ce  qu'ils  se  distinguent  les 
uns  des  autres.  Chaque  mot  doit  se  distinguer  par  quelque 
chose  de  tous  les  autres  mots  de  la  même  langue.  JNlais  la 
langue  ne  connaît  qu'un  nombre  limité  de  ces  moyens  de 
différenciation  et  comme  ce  nombre  est  beaucoup  plus  petit 
que  celui  des  mots,  ceux-ci  doivent  consister  en  des  combi- 
naisons d'éléments  de  différenciation  (de  «  marques  »  d'après 
la  terminologie  de  K.  Biihler).  Mais  d'autre  part  toutes  les 
combinaisons  possibles  d'éléments  de  différenciation  ne  sont 
pas  admises.  Ces  combinaisons  sont  soumises  à  des  règles 
particulières,  différentes  pour  chaque  langue.  La  phonologie 
■doit  rechercher  quelles  différences  phoniques  sont  liées,  dans 


12  \.    s.    TROUBETZKOY 

la  langue  étudiée,  à  des  difle renées  de  signification,  comment 
les  éléments  de  diiîerenciation  (ou  marques)  se  comportent 
entre  eux  et  selon  quelles  règles  ils  peuvent  se  combiner  les 
uns  avec  les  autres  pour  former  des  mots  ou  des  phrases.  Il 
est  clair  que  ces  tâches  ne  peuvent  être  accomplies  au  moyen 
des  méthodes  des  sciences  naturelles.  La  phonologie  doit 
plutôt  employer  les  méthodes  qui  sont  utilisées  pour  étudier 
le  système  grammatical  d'une  langue. 

Les  sons  du  langage  que  la  phonétique  doit  étudier 
possèdent  un  grand  nombre  de  particularités  acoustiques  et 
articulatoires  qui  pour  le  phonéticien  sont  toutes  importantes, 
car  c'est  seulement  en  considérant  toutes  ces  particularités 
qu'il  peut  répondre  d'une  manière  précise  à  la  question  que 
pose  la  prononciation  du  son  dont  il  s'agit.  Mais  pour  le 
phonologue  la  plupart  de  ces  particularités  sont  tout  à  fait 
accessoires,  car  elles  ne  fonctionnent  pas  comme  marques 
distinctives  des  mots.  Aussi  les  sons  du  phonéticien  et  les 
unités  du  phonologue  ne  se  recouvrent  pas.  Le  phonologue 
ne  doit  envisager  en  fait  de  son  que  ce  qui  remplit  une  fonction 
déterminée  dans  la  langue. 

Cette  insistance  sur  la  fonction  s'oppose  d'une  manière  très 
tranchée  au  point  de  vue  du  phonéticien  qui,  comme  on  l'a 
expliqué  ci-dessus,  doit  éviter  soigneusement  de  considérer 
le  sens  de  ce  qui  est  dit  (autrement  dit  le  sens  du  signifiant). 
Cela  empêche  de  classer  la  phonétique  et  la  phonologie  sous 
une  même  rubrique,  bien  que  ces  deux  sciences  s'occupent 
apparemment  de  choses  semblables.  Pour  reprendre  une 
comparaison  frappante  de  R.  Jakobson,  le  rapport  existant 
entre  la  phonologie  et  la  phonétique  est  le  même  que  celui 
qui  existe  entre  l'économie  nationale  et  l'annuaire  du 
commerce  ou  entre  la  science  financière  et  la  numismatique. 

A  côté  de  la  définition  de  la  phonétique  comme  science  des  sons  de  la  parole, 
et  de  la  phonologie  comme  science  des  sons  de  la  langue,  on  en  pourrait  donner 
une  autre  selon  laquelle  la  phonétique  serait  une  étude  [lurement  phénomé- 
nologique des  sons  du  langage,  tandis  que  la  phonologie  serait  une  étude  de 
la  fonction  linguistique  de  ces  mêmes  sons.  Récemment  Arvo  Sotavalta  dans 
son  livre  «  Die  Phonetik  und  ihre  Beziehungen  zu  den  Grenzwissenschaften  » 
(Piibliraliones  Insliluli  Phonetici  Universitatis  Helsingforsiensis,  n°  4  =  Annales 
Academiae  Scientiarum  Fennicae  XXXI,  3,  Helsinki  1936),  livre  qui  au  reste 
mérite  au  plus  haut  point  d'être  lu,  a  cherché  à  prouver  que  cette  définition 
(acceptée  dès  1930  par  la  Réunion  Phonologique  de  Prague  et  imprimée  dans 
le  «  Projet  d'une  terminologie  phonologiqup  standardisée  «  TC.LP  IV)  serait 
la  seule  exacte.  11  accorde  <iue  la  phonologie  se  meut  exclusivement  sur  le 
domaine  de  la  langue,  mais  croit  que  la  liaison  de  la  phonétique  et  de  l'acte 
de  parole  ne  serait  pas  si  essentielle.  »  Le  point  de  départ  »  de  la  phonétique 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  13 

«est,  il  est  vrai,  pour  ainsi  dire  concret,  puisque  c'est  la  parole  humaine... 
Mais  il  en  est  ainsi  en  général  de  la  recherche  scientifique  :  le  point  de  départ 
de  la  zoologie,  ce  sont  les  différents  animaux,  comme  cehii  de  la  botanique  est 
constitué  par  les  difTérentes  plantes,  etc.  Néanmoins  la  connaissance  et  l'étude 
de  ces  divers  objets  n'est  certes  pas  le  but  propre  des  sciences  :  celui-ci  est  plutôt 
constitué  par  les  idées  gêné  aies  qu'on  atteint  par  ce  moyen  ».  De  même  la 
phonétique  chercherait  elle  aussi  «  avec  la  parole  comme  point  de  départ  à 
saisir  l'existence  d'une  idée  plus  générale  que  celle  de  «parole»  :  celle  de 
«  langue  »,  elle  étudierait  «  les  hypothèses  immédiates,  la  production,  les  premiers 
effets  et  la  réception  de  la  langue  »  et  s'efforcerait  «  de  parvenir  à  la  connaissance 
complète  des  parties  constitutives  de  la  langue  »  (p.  34).  Il  y  a  là  manifeste- 
ment un  malentendu  dont  l'origine  réside  en  ce  que  Arvo  Sotavalta  prend 
comme  termes  de  comparaison  des  sciences  naturelles  dans  lesquelles  il  n'existe 
pas  d'équivalent  à  l'opposition  «  langue-parole  ».  On  ne  peut  produire  et  perce- 
voir que  des  éléments  de  l'acte  de  parole.  La  langue  n'est  ni  produite  ni 
perçue  :  elle  doit  préexister  puisque  aussi  bien  celui  qui  parle  que  celui  qui 
écoute  s'y  réfèrent.  Ces  «  idées  plus  générales  »  auxquelles  la  phonétique  parvient 
par  l'observation  des  sons  et  des  groupes  phoniques  prononcés  d'une  manière 
concrète  et  qu'on  peut  comparer  aux  espèces  animales  de  la  zoologie  et  aux 
esjièces  de  plantes  de  la  botanique,  ce  sont  les  différentes  classes  de  sons  ou 
d'articulation  ;  toutefois  la  phonétique  ne  doit  jamais  s'occuper  de  leur  fonction 
linguistique  si  elle  veut  rester  une  science  purement  phénoménologique.  Ainsi 
la  phonétique  demeure  toujours  sur  le  terrain  de  l'acte  de  parole,  tandis  que 
la  phonologie  —  comme  Arvo  Sotavalta  l'accorde  ■ — •  reste  toujours  sur  le  terrain 
<le  la  langue.  Les  deux  définitions  se  recouvrent  réciproquement  :  la  phonologie 
est  l'étude  des  sons  de  la  langue,  la  phonétique  l'étude  des  sons  de  la  parole  ; 
en  outre  la  phonologie  s'occupe  nécessairement  de  la  fonction  linguistique  des 
sons  du  langage,  la  phonétique  par  contre  du  côté  phénoménologique  de  ces 
sons,  sans  égard  à  leur  fonction.  Cette  difTérence  a  sa  cause  dans  le  fait  que  la 
langue,  en  même  temps  qu'une  institution  sociale,  est  un  monde  de  rapports, 
de  fonctions  et  de  valeurs,  tandis  que  la  parole  est  au  contraire  un  monde  de 
phénomènes  empiriques.  Les  sciences  naturelles  comme  la  botanique  et  la 
zoologie  ne  présentent  rien  de  ce  genre  et  ne  doivent  donc  pas  être  utilisées 
comme  termes  de  compacaison.  Mais  on  trouve  un  état  de  choses  analogue 
tlans  toutes  les  sciences  sociales,  dans  la  mesure  où  elles  s'occupent  de  l'utilisation 
sociale  d'objets  matériels.  Dans  tous  les  cas  de  ce  genre  les  institutions  sociales 
en  tant  que  telles  doivent  être  soigneusement  séparées  des  actes  concrets 
par  lesquels  pour  ainsi  dire  elles  se  réalisent  et  qui  sans  elles  ne  seraient  pas 
possibles  :  l'institution  doit  être  étudiée  dans  ses  rapports  et  ses  fonctions  — ■ 
mais  l'acte  qui  s'y  réfère  est  à  étudier  du  point  de  vue  phénoménologique. 

Il  faut  considérer  comme  tout  à  fait  erronée  la  tentative  de  E.  Otto*  pour 
définir  la  phonologie  comme  une  science  des  sons  basée  sur  l'acoustique  et  la 
phonétique  comme  une  science  des  sons  basée  sur  l'organogénétique.  Il  est  à 
remarquer  que  E.  Otto  rattache  cette  conception  au  point  de  vue  tout  à  fait 
exact  selon  lequel  la  phonologie  est  l'étude  des  sons  de  la  langue  et  la  phoné- 
tique au  contraire  l'étude  des  sons  de  la  parole.  Mais  E.  Otto  croit  que  pour 
la  langue  le  côté  acoustique  et  pour  l'acte  de  parole  au  contraire  le  côté  articu- 
latoire  des  sons  du  langage  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel  — -  ce  en  quoi  il 
a  absolument  tort.  Arvo  Sotavalta,  dans  son  livre  cité  ci-dessus,  a  très  bien 
■distingué  le  domaine  des  différentes  branches  de  la  linguistifpie,  de  sorte  que 


(1)   E.  Otto,  «  Grundfragen  der  Linguistik  »,  Indogcnn.  Forsch.  LU,  177  et  ss. 


14  N,   s.   TROUBETZKOY 

nous  n'avons  pas  besoin  d'entrer  ici  dans  les  détails.  11  suffira  de  remarquer 
qu'aussi  bien  le  côté  articulatoire  que  le  côté  acoustique  des  sons  du  langage 
sont  des  phénomènes  naturels  qui  ne  peuvent  être  étudiés  qu'avec  les  méthodes 
des  sciences  naturelles  :  c'est  pourquoi  tous  deux  appartiennent  au  domaine 
de  la  phonétique  :  en  effet  les  matériaux  servant  à  étudier  aussi  bien  le  côté 
articulatoire  qtie  le  côté  acoustique  des  sons  du  langage  ne  peuvent  être  tirés 
que  d'actes  de  parole  concrets.  Par  contre  les  valeurs  phoniques  de  la  langue 
que  la  phonologie  doit  étudier  sont  des  valeurs  abstraites.  Ces  valeurs  sont 
avant  tout  des  rapports,  des  oppositions,  etc.,  donc  des  choses  tout  à  fait 
immatérielles  qui  ne  peuvent  être  perçues  et  étudiées  ni  par  l'ouïe  ni  par  le 
toucher. 

Distinguer  soigneusement  la  phonologie  et  la  phonétique 
est  nécessaire  en  principe  et  réalisable  dans  la  pratique- 
Cette  distinction  est  dans  l'intérêt  des  deux  sciences.  Mais 
naturellement  cela  ne  doit  pas  empêcher  que  chacune  des 
deux  sciences  fasse  son  profit  des  résultats  obtenus  par 
l'autre.  Il  faut  seulement  garder  en  cela  la  juste  mesure,  ce 
qui  malheureusement  n'arrive  pas  toujours. 

Le  courant  sonore  que  le  phonéticien  étudie  est  un  tout 
continu  qui  peut  être  morcelé  à  volonté  en  un  grand  nombre 
de  parties.  L'effort  de  certains  phonéticiens  pour  délimiter 
à  l'intérieur  de  ce  tout  continu  des  «  sons  du  langage  »  repose 
sur  des  représentations  phonologiques  (par  l'intermédiaire 
de  l'image  écrite).  Comme  il  est  difficile  de  parvenir  dans  la 
réalité  à  une  délimitation  des  sons  du  langage,  quelques 
phonéticiens  distinguent  des  «  sons  fixes  »  et  des  «  sons  de 
transition  »  se  trouvant  entre  les  premiers  :  les  «  sons  fixes  »• 
qui  correspondent  aux  éléments  phonologiques  sont  décrits 
en  détail,  tandis  que  les  «  sons  de  transition  »  ne  sont  pas 
décrits  d'ordinaire,  car  on  les  traite  manifestement  comme 
moins  importants,  ou  même  comme  tout  à  fait  dénués 
d'importance.  Une  telle  classification  des  éléments  du  courant 
sonore  ne  peut  être  justifiée  d'un  point  de  vue  purement 
phonétique  et  repose  sur  un  transport  incorrect  de  notions 
phonologiques  dans  le  domaine  de  la  phonétique.  Pour  les 
phonologues  certains  éléments  du  courant  sonore  sont  réelle- 
ment inexistants.  Il  en  est  ainsi  non  seulement  pour  les 
«  sons  de  transition  »,  mais  encore  pour  diverses  particularités 
et  attributs  des  «  sons  fixes  ».  Le  phonéticien  au  contraire  ne 
peut  pas  adopter  un  tel  point  de  vue  :  la  seule  chose  non 
essentielle  pour  lui  serait  plutôt  le  sens  de  l'acte  de  parole, 
tandis  que  tous  les  éléments  ou  parties  du  courant  sonore 
qu'est  la  parole  humaine  sont  tous  également  pour  lui  impor- 
tants et  essentiels.  Certes  le  phonéticien  considérera  toujours 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  15 

certaines  positions  types  des  organes,  ou  les  phénomènes 
acoustiques  qui  leur  correspondent,  comme  des  éléments 
fondamentaux  et  continuera  à  maintenir  le  principe  consis- 
tant à  décrire  des  formations  sonores  et  articulatoires 
typiques,  extraites  du  «continuum  »  phonique  et  articulatoire  ; 
toutefois  il  ne  peut  en  être  ainsi  qu'en  phonétique  élémentaire  : 
on  doit  y  adjoindre  une  autre  partie  où  sera  étudiée  la  struc- 
ture d'ensembles  phonétiques  plus  vastes.  En  outre  il  est  tout 
naturel  que  dans  la  description  de  la  structure  phonique  d'une 
langue,  la  phonétique  ait  quelque  égard  au  système  phono- 
logique de  cette  langue,  les  oppositions  phonologiques  essen- 
tielles étant  traitées  plus  en  détail  que  celles  qui  ne  le 
sont  pas. 

En  ce  qui  concerne  la  phonologie,  elle  doit  évidemment 
employer  certaines  notions  phonétiques  :  on  dira  par  ex.  que 
l'opposition  entre  bruyantes^  sonores  et  sourdes  est  employée 
en  russe  pour  distinguer  des  mots,  mais  dans  le  domaine  de 
la  phonologie  les  notions  de  «  sonore  »,  de  «  sourde  »,  de 
«  bruyante  »  sont  en  elles-mêmes  phonétiques.  Le  début  de 
toute  description  phonologique  consiste  à  découvrir  des 
oppositions  phoniques  existant  dans  la  langue  en  question 
et  y  différenciant  des  significations  :  en  somme  l'inventaire 
phonétique  de  la  langue  doit  servir  de  point  de  départ  et 
fournir  des  matériaux.  Bien  entendu  les  stades  plus  avancés, 
plus  élevés  de  la  description  phonologique  :  l'étude  du  système 
et  celle  des  combinaisons,  sont  tout  à  fait  indépendants  de 
la  phonétique. 

Ainsi  donc,  malgré  leur  indépendance  de  principe,  un 
certain  contact  entre  phonologie  et  phonétique  est  nécessaire 
et  inévitable.  Mais  ce  sont  seulement  les  débuts,  les  éléments 
des  descriptions  phonologiques  et  phonétiques  qui  doivent 
tenir  compte  les  uns  des  autres,  et  même  dans  ces  limites  il 
faut  se  tenir  à  ce  qui  est  absolument  indispensable^. 


(1)  Note  du  Iraducieur:  Les  phonéticiens  allemands  et  N.  S.  Troubetzkoy 
avec  eux  emploient  souvent  un  seul  terme  :  Geràuschlaul,  pour  désigner  les 
occlusives  et  les  fricatives.  Je  rends  ce  terme  par  «  bruyante  ». 

(2)  Sur  les  rapports  entre  la  phonologie  et  la  phonétique,  voir  Karl  Bûhler, 
«  Phonetik  und  Phonologie  »  [TCLP  IV,  22  et  ss.),  Viggo  Brôndal  «  Sound  and 
Phonème  »  {Proceedings  of  ihe  Second  Inlernalional  Congress  of  Phoneiic  Sciences, 
40  et  ss.),  J.  Vachek,  «  Several  Thoughts  on  Several  Statements  of  the  Phonème 
Theory  »  (American  Speech  X,  1935),  ainsi  que  le  travail  mentionné  ci-dessus 
de  Arvo  Sotavalta,  «  Die  Phonetik  und  ihre  Beziehung  zu  den  Grenzwissens- 
chaften  »  {Annales  Academiae  Scienliarum  Fennicae  XXXI,  3,  Helsinki  1936). 


!•'>  N.    s.    TROUBETZKOY 

2.  Phonologie  et  Phonostylistique 

Le  langage  humain  supposant  toujours  à  la  fois  un  sujet 
parlant,  un  auditeur  ^ou  plusieurs)  et  un  état  de  choses  dont 
on  s'entretient,  il  s'en  suit  que  toute  manifestation  parlée 
a  trois  faces  :  elle  est  en  même  temps  une  préseniaiion  (ou 
une  expression)  du  sujet  parlant  \  isant  à  le  caractériser,  un 
appel  à  l'auditeur  (ou  aux  auditeurs)  visant  à  produire  une 
certaine  impression,  et  une  représenîalion  de  l'état  de  choses, 
objet  de  l'entretien.  C'est  le  grand  mérite  de  K.  Biihler 
d'avoir  mis  convenablement  en  lumière  ce  fait  en  apparence 
simple  et  malgré  cela  longtemps  méconnue 

Le  schéma  de  K.  Bùhler  reste  également  valable  pour  le 
côté  phonique  du  langage.  Si  nous  entendons  parler  quelqu'un, 
nous  écoutons  qui  parle,  sur  quel  Ion  il  parle  et  ce  qu'il  dit. 
Il  n'y  a  là  à  proprement  parler  qu'une  unique  impression 
linguistique.  Mais  nous  la  décomposons  en  ses  parties  consti- 
tutives, et  cela  toujours  au  point  de  vue  des  trois  fonctions 
de  la  parole  distinguées  par  Biihler  :  certaines  particularités 
de  la  voix  perçue  sont  interprétées  par  nous  comme 
une  expression,  un  symptôme  du  sujet  parlant  (par  ex. 
son  timbre  de  voix),  certaines  autres  comme  un  moyen  de 
provoquer  chez  l'auditeur  des  sentiments  déterminés,  et 
enfin  d'autres  encore  comme  des  indices  ser\'ant  à  faire 
reconnaître  des  mots  de  sens  déterminés  et  les  phrases  com- 
posées avec  ces  mots.  Xous  projetons  en  quelque  sorte  les 
différentes  particularités  de  la  parole  sur  trois  plans  différents  : 
le  plan  expressif,  le  plan   appellatif  et  le  plan  représentatif. 

On  peut  se  demander  si  la  phonologie  doit  étudier  ces 
trois  plans.  Que  le  plan  représentatif  appartienne  au  domaine 
de  la  phonologie,  cela  est  évident  dès  l'abord.  Le  contenu 
d'une  phrase  perçue  ne  peut  être  compris  que  si  les  mots  dont 
elle  est  formée  sont  rapportés  à  des  éléments  lexicaux  et 
grammaticaux  de  la  langue,  et  la  face  signifiante  de  ces 
éléments  consiste  nécessairement  en  unités  phonologiques. 
Moins  évidente  est  l'appartenance  à  la  phonologie  du  plan 
expressif  et  du  plan  appellatif.  Au  premier  abord  ces  plans 
paraissent  situés  exclusivement  sur  le  terrain  de  l'acte  de 
parole  et  par  conséquent  ne  pas  relever  de  l'étude  phono- 


(i)  Karl    Bûhler,     «  Axiomatik    der    Spraohwissenschaft  .     (Kant-Studien 
XXXVIII)  et     Sprachtheorie  .  (lona,  1934;. 


PUI.NCIPES    DE    PHONOLOGIE  17 

logique,  mais  seulement  de  l'étude  phonétique.  Toutefois,  en 
y  regardant  de  plus  près,  il  apparaît  que  cette  manière  de  voir 
est  fausse.  Parmi  les  impressions  phoniques  auxquelles  nous 
reconnaissons  la  personne  du  sujet  parlant  et  l'influence 
émotionnelle  qu'il  a  l'intention  d'exercer  sur  l'auditeur,  il 
y  en  a  qui  pour  être  exactement  comprises  doivent  être 
rapportées  à  des  normes  déterminées,  établies  dans  la  langue 
en  question.  Ces  normes  sont  à  considérer  comme  des  valeurs 
linguistiques,  elles  appartiennent  à  la  langue,  et  la  phonologie 
doit  par  conséquent  en  traiter. 

Dans  les  premiers  travaux  phonologiques  le  plan  expressif 
et  le  plan  appellatif  furent  peu  étudiés.  On  avait  tendance 
en  général  à  surestimer  le  rôle  de  la  phonétique  en  ces 
domaines^.  Julius  v.  Laziczius  fut  le  premier  à  signaler 
expressément  l'insuffisance  de  ce  point  de  vue.  Comme  la 
phonologie,  à  la  différence  de  la  phonétique,  doit  étudier  les 
fonctions  de  la  face  phonique  du  langage  humain,  elle  ne  peut 
pas  se  limiter  à  la  fonction  représentative,  mais  doit  étudier 
également,  d'après  Julius  v.  Laziczius,  la  fonction  expres- 
sive et  la  fonction  appellative  de  la  voix  parlée.  En  outre  le 
phonologue  hongrois  insistait  sur  le  fait  que  l'emploi  des 
divers  sons  en  fonction  expressive  ou  appellative  est  tout 
aussi  établi,  tout  aussi  conventionnel  que  leur  emploi  pour 
différencier  des  significations  :  un  procédé  expressif  ou 
appellatif  qui  remplit  cette  fonction  dans  une  langue  déter- 
minée ne  peut  être  transporté  directement  dans  une  autre 
langue^. 

Il  semble  résulter  des  idées  de  Julius  v,  Laziczius  qu'on 
doive  créer  deux  nouvelles  subdivisions  de  la  phonologie  : 
la  phonologie  expressive  et  la  phonologie  appellative.  La 
création  de  ces  subdivisions  est  certes  entourée  de  grandes 
difficultés,  avant  tout  à  cause  du  manque  de  matériaux  sur 
lesquels  on  puisse  compter.  Ce  n'est  en  effet  que  très  rarement 


(1  Dans  l'article  de  A.  W.  de  Groots  «  Plionologie  und  Phonetik  als  Funk- 
tionswissenschaften  »  [TCLP  IV,  116  ss.,  en  part.  124  ss.),  les  rapports  de 
la  phonologie  et  de  la  phonétique  avec  les  différents  plans  de  la  voix  parlée 
étaient  encore  traités  dans  ce  sens.  Mais  le  grand  mérite  de  A.  W.  de  Groots 
fut  d'avoir  déjà  développé  la  question. 

(2)  J.  v.  Laziczius,  «  Problème  der  Phonologie  »  dans  Ungarische  Jahrbùcher 
XV  (1935)  et  Proceedings  of  Ihe  Second  Inlernalional  Congress  of  PhoneUc 
Sciences  (London  19351,  57;  comp.  du  reste  déjà  L.  Scerba,  «O  raznych  stil'ach 
proiznosenija  »  dans  Zapiski  Neofilolog.  obscestva  pri  SPBU.  VIIl  (1915),  et 
R.  Jakobson,  «  O  5esskom  stiche  »  (Berlin  1923),  40  ss. 


18  N.    s.   TROUBETZKOY 

qu'on  trouve  dans  une  description  détaillée  du  système 
phonique  d'une  langue  des  indications  sur  les  procédés  expres- 
sifs et  appellatifs  usités  dans  cette  langue.  On  peut  tirer 
quelque  chose  des  travaux  sur  l'art  de  la  déclamation,  mais 
comme  ces  travaux  sont  la  plupart  du  temps  faits  dans  un 
but  purement  pratique  et  ne  font  naturellement  aucune  diffé- 
rence entre  parole  et  langue,  ils  ne  peuvent  évidemment  être 
employés  sans  critique  préalable.  Après  une  critique  un  peu 
précise,  il  apparaît  d'habitude  que  les  matériaux  présentés 
sont  de  faible  valeur.  Aussi  dans  l'état  actuel  de  la  recherche, 
il  n'y  a  guère  à  dire  sur  la  phonologie  du  plan  expressif  et 
du  plan  appellatif  et  l'on  ne  peut  énoncer  que  quelques  idées 
générales. 

La  fonction  expressive  de  la  parole  humaine  consiste  à 
caractériser  le  sujet  parlant.  Tout  ce  qui  dans  le  discours 
permet  de  caractériser  le  sujet  parlant  remplit  une  fonction 
expressive.  Aussi  les  éléments  chargés  de  cette  fonction 
peuvent-ils  être  très  divers  :  on  peut  reconnaître  l'apparte- 
nance du  sujet  parlant  à  un  type  humain  déterminé,  ses  parti- 
cularités physiques  et  mentales,  etc.,  à  sa  voix,  à  sa  prononcia- 
tion, à  toute  l'allure  de  son  discours,  y  compris  le  choix  des 
mots  et  la  construction  des  phrases.  Toutefois  seul?  nous 
intéressent  les  procédés  expressifs  phonologiques,  c'est-à-dire 
les  procédés  expressifs  appartenant  à  la  face  phonique  de 
la  langue  considérée  comme  système  conventionnel  de  signes. 

Une  grande  partie  des  éléments  phoniques  symptomatiques 
du  discours  humain  tombent  donc  de  prime  abord  en  dehors 
du  cadre  de  notre  étude.  Avant  tout  il  faut  écarter  ce  qui  est 
donné  par  la  nature  et  ce  qui  dépend  simplement  de  la 
psychologie.  On  peut  reconnaître  à  la  voix  du  sujet  parlant 
non  seulement  son  sexe  et  son  âge,  mais  encore  souvent  son 
état  de  santé  ;  on  peut  même  déterminer  sans  le  voir  s'il  est 
gros  ou  maigre.  ^lais  tout  cela  n'a  rien  à  faire  avec  la  phono- 
logie. Car  bien  qu'il  s'agisse  là  d'indices  perçus  acoustique- 
ment,  ces  indices  n'appartiennent  pas  au  système  de  signes, 
établi  conventionnellement,  d'une  langue  déterminée  et 
gardent  leur  valeur  de  symptômes,  même  dans  des  actes 
vocaux  extérieurs  à  la  langue.  La  même  remarque  vaut  pour 
beaucoup  de  particularités  du  langage  humain  d'où  l'on  peut 
tirer  des  conclusions  caractéristiques.  A  la  phonologie  ex- 
pressive appartiennent  uniquement  les  procédés  établis 
conventionnellement  et  caractérisant  phoniquement  un  sujet 
parlant.  La  langue  étant  avant  tout  une  institution  sociale. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE 


19 


ne  sont  établis  conventionnellement  que  les  procédés 
phoniques  qui  caractérisent  les  sujets  parlants  comme 
appartenant  à  des  types  humains  ou  à  des  groupes  déter- 
minés, et  qui  sont  essentiels  pour  la  permanence  de  la  commu- 
nauté linguistique  en  question.  Par  ces  procédés  sont  indiqués 
par  ex.  l'appartenance  à  un  groupe  d'âge  déterminé,  à  une 
classe  sociale,  ou  encore  le  sexe,  le  degré  de  culture,  ou  enfin 
la  provenance  locale  du  sujet  parlant,  toutes  particularités 
essentielles  pour  la  structure  interne  de  la  communauté 
linguistique,  ainsi  que  pour  le  contenu  et  la  forme  de  la 
conversation.  Par  contre  la  classification  des  hommes  en  gros 
et  en  maigres,  en  malades  et  en  bien  portants,  en  flegmatiques 
et  en  sanguins,  etc.,  est  sans  importance  pour  la  vie  de  la 
communauté  linguistique  se  manifestant  dans  les  différents 
types  de  conversation  ;  elle  ne  nécessite  par  conséquent 
aucune  caractéristique  linguistique  («  glottique  »  au  sens 
d'Otto  Jespersen)  conventionnelle  :  si  ces  traits  du  sujet 
parlant  peuvent  être  devinés  d'après  le  côté  phonique  de  son 
langage,  cette  divination  est  un  acte  psychologique  extérieur 
à  la  langue. 

La  phonologie  expressive  peut  être  comparée  à  l'étude  du  costume  en 
ethnographie.  La  différence  entre  hommes  gros  et  maigres,  ou  entre  grands  et 
petits  est  essentielle  pour  le  tailleur  qui  doit  réaliser  pratiquement  un  costume 
déterminé.  Mais  du  point  de  vue  ethnographique  ces  différences  sont  tout  à 
fait  sans  importance  :  seules  importent  les  formes  du  costume  établies  conven- 
tionnellement. Les  vêtements  d'un  homme  désordonné  sont  sales  et  fripés  ; 
chez  un  homme  distrait  tous  les  boutons  ne  sont  pas  toujours  boutonnés  — 
mais  tous  ces  symptômes  sont  sans  importance  pour  l'étude  ethnographique 
du  costume.  Par  contre  l'ethnographie  s'intéresse  à  des  particularités  encore 
plus  petites  :  par  ex.  en  quoi,  selon  la  coutume  existante,  le  costume  de  la 
femme  mariée  se  distingue  de  celui  de  la  jeune  fille,  etc.  Les  groupes  humains 
qui  sont  caractérisés  par  des  différences  de  vêtement  importantes  ethnogra- 
phiquement  sont  souvent  à  peu  près  les  mêmes  qui  sont  distingués  par  des 
particularités  linguistiques  («  glottiques  »)  et  spécialement  par  des  particularités 
de  phonologie  expressive  :  les  deux  sexes,  les  classes  d'âge,  les  classes  ou  les 
situations  sociales,  les  classes  de  culture,  les  citadins  et  les  paysans,  et  enfin 
les  groupes  locaux*. 

Les  détails  dépendent,  cela  va  de  soi,  de  la  structure  sociale 
du  peuple  ou  de  la  communauté  linguistique  en  question. 
Dans  les  communautés  linguistiques  peu  ou  pas  différenciées 
du  point  de  vue  social,  ce  sont  surtout  les  différences  d'âge 


(1)  Sur  la  fonction  du  costume,  voir  l'excellent  travail  de  P.  Bogatyrev, 
t  Funkcie  kroja  na  Moravskom  Slovensku  «  {Spisij  Nârodopisného  Odboru 
Malice  Slovenskej  I,  1937J. 


20  \.    s.    TROUBETZKOY 

et  de  sexe  qui  se  manifestent  dans  la  prononciation  ou  la 
réalisation  de  certains  sons  du  langage.  Dans  le  dialecte 
darkhat  du  mongol  Tarticulation  de  toutes  les  voyelles 
postérieures  et  moyennes  est,  dans  la  prononciation  des 
femmes,  déplacée  quelque  peu  vers  l'avant,  de  sorte  qu'à 
II.  0,  a  des  hommes  correspondent  chez  les  femmes  ù,  ô,  d, 
et  qu'à  ù.  ô,  d  des  hommes  correspondent  ii,  ô.  à  chez  les 
femmes.  En  outre,  à  la  spirante  x  des  hommes  correspond 
dans  la  prononciation  féminine  l'occlusive  k^.  Au  sujet  des 
Tchouktches  i^aujourd'hui  «  Louoravetlanes  »)  du  Kamt- 
chatka. \'l.  Bogoraz  rapporte  qu'un  son  déterminé  de  leur 
langue  est  prononcé  par  les  hommes  adultes  comme  c'  (c 
mouillé),  et  au  contraire  par  les  femmes  et  les  enfants  comme 
c  (  =  ts)"^.  Dans  la  langue  des  Youkaguirs  i  aujourd'hui 
«  Odoules  »)  du  N,-E.  sibérien,  il  existe  d'après  \  .  Jochel'son 
certains  sons  qui  sont  prononcés  par  les  hommes  adultes  et 
aptes  à  la  chasse  comme  des  palatales  explosives  /,  d,  par  les 
enfants  et  les  fenomes  nubiles  comme  des  afïriquées  c,  3  (ts, 
dz),  et  par  les  vieillards  comme  des  mouillées  c',  s'  ^.  Dans 
tous  ces  cas  il  s'agit  de  nomades  ou  de  chasseurs  (quelquefois 
de  pécheurs)  nomadisants  chez  qui  les  sexes  (ou  les  sexes 
et  les  classes  d'âge)  forment  des  communautés  très  tranchées, 
et  chez  qui  n'existe  presque  aucune  autre  division  interne  de 
la  société.  Toutefois  des  difïérences  dans  la  prononciation  des 
sexes  et  des  groupes  d'âge  se  présentent  également  chez  des 
peuples  ayant  une  structure  sociale  plus  développée.  Il  est 
vrai  que  d'habitude  chez  ces  peuples  elles  sont  moins 
marquées.  Ainsi  par  exemple  il  existe  en  russe  une  tendance 
générale  à  renforcer  l'arrondissement  du  o  accentué  dans  sa 
première  partie  et  à  affaiblir  au  contraire  la  fin  de  l'articula- 
tion, de  sorte  que  la  voyelle  o  sonne  toujours  comme  une 
espèce  de  diphtongue  avec  un  arrondissement  des  lèvres  qui 
va  en  diminuant.  Mais  tandis  que  la  difïérence  entre  le  début 
et  la  fin  du  son  o  est  très  faible  dans  la  prononciation  normale 
des  hommes,  et  même  à  peine  perceptible,  elle  est  beaucoup 
plus  importante  dans  la  prononciation  des  femmes,  si  bien 
que  quelques  femmes  prononcent  au  lieu  de  o  franchement  ud 
(ce  qui  d'ailleurs  fait   déjà  un  peu  vulgaire).  La  différence 


(1)  G.  D.  Sanzejev,  "  Darxatskij  govor  i  fol'klor  »  (Leningrad,  Akad.  Nauk 
SSSR,  1931),  17. 

(2)  Dans  Jazyki  i  pis'mennosV  narodov  Severa  III,  13. 

(3)  Ibidem  III,  158. 


PRINCIPES    UE    PHONOLOGIE  21 

entre  la  prononciation  masculine  et  la  prononciation  fémi- 
nine n'existe  ici  que  dans  le  degré  de  diphtongaison,  mais  si 
un  homme  prononce  le  o  avec  le  degré  d'arrondissement  qui 
est  normal  pour  la  prononciation  féminine,  cette  prononcia- 
tion paraît  aussitôt  efféminée  et  al'fectée^.  Par  une  observation 
précise,  on  peut  découvrir  de  fines  différences  conventionnelles 
de  ce  genre  entre  les  prononciations  masculines  et  féminines 
dans  presque  toutes  les  langues,  et  une  description  détaillée 
du  système  phonologique  d'une  langue  doit  en  tenir  compte. 
Quant  aux  différences  conventionnelles  entre  la  prononciation 
des  différents  groupes  d'âge,  elles  existent  aussi  dans  la  plupart 
des  langues  et  sont  souvent  expressément  mentionnées  par 
les  observateurs.  Mais  on  doit  se  garder  de  confondre  les 
différences  conventionnelles  avec  celles  dont  l'origine  est 
naturelle.  Si  les  enfants,  dans  certaines  communautés  linguis- 
tiques, remplacent  certains  sons  par  d'autres,  il  ne  s'agit 
nullement  là  d'un  fait  de  phonétique  expressive,  puisqu'ils 
acquièrent  avec  le  temps  la  prononciation  correcte  de  ces 
sons  (il  en  est  ainsi  dans  tous  les  cas  de  fautes  pathologiques 
de  langage).  Il  y  a  au  contraire  phénomène  de  phonologie 
expressive  quand  un  enfant  peut  très  bien  copier  la  pro- 
nonciation des  adultes,  mais  qu'il  l'évite  intentionnellement, 
ou  quand  un  jeune  homme  évite  exprès  la  prononciation  des 
gens  âgés,  qui  ne  lui  offrirait  en  général  aucune  difficulté, 
pour  ne  pas  paraître  démodé  et  ridicule.  Parfois,  il  s'agit  là 
de  nuances  très  fines,  de  nuances  d'intonation,  etc. 

Dans  les  communautés  linguistiques  fortement  différenciées, 
ces  distinctions  sont  très  marquées  dans  les  prononciations 
qui  reposent  sur  une  structure  provinciale,  professionnelle 
ou  culturelle  de  la  société.  Elles  existent  non  seulement  dans 
les  langues  de  l'Inde  où  elles  sont  basées  sur  les  castes  (en 
tamoul  par  ex.  un  seul  et  même  phonème  doit  être  prononcé 
c  ou  s  suivant  la  caste  du  sujet  parlant),  mais  aussi  dans 
d'autres  parties  du  monde.  La  langue  courante  de  Vienne 
sonne  dans  la  bouche  d'un  fonctionnaire  de  ministère  tout 
autrement  que  dans  la  bouche  d'un  vendeur  de  magasin. 
Dans    la    Russie   prérévolutionnaire   les    membres   du   clergé 


(1)  Ce  qui  prouve  que  ce  détail  de  prononciation  n'est  en  aucune  façon 
conditionné  physiologiquement,  mais  qu'il  est  purement  conventionnel,  c'est 
entre  autres  le  fait  qu'il  n'apparaît  nettement  chez  certaines  femmes  que  dans 
le  discours  affecté  par  coquetterie,  c'est-à-dire  quand  elles  accentuent  leur 
féminité. 


22  N.    s.   TROUBETZKOY 

se  distinguaient  par  la  prononciation  spirante  du  g  (comme  y), 
même  s'ils  parlaient  en  général  la  langue  littéraire  la  plus 
pure  ;  il  existait  une  prononciation  particulièrement  «  noble  » 
et  une  prononciation  «  commerçante  »  du  russe  littéraire.  Une 
opposition  entre  la  prononciation  des  villes  et  la  prononcia- 
tion des  campagnes  existe  dans  toutes  les  langues,  de  même 
qu'entre  la  prononciation  des  gens  de  haute  culture  et  la 
prononciation  des  ignorants.  Il  existe  très  souvent  une 
prononciation  «  mondaine  »,  caractérisée  par  une  articulation 
nonchalante,  qui  est  propre  aux  dandys  et  aux  snobs  de  toute 
sorte. 

Dans  toutes  les  langues,  il  existe  aussi  des  différences  locales 
dans  la  prononciation  :  c'est  à  ces  différences  que  les  gens 
reconnaissent  souvent  sur  un  marché  campagnard  de  quel 
village  provient  le  sujet  parlant.  Chez  des  sujets  de  haute 
culture  parlant  une  langue  littéraire  normalisée,  il  est 
impossible,  en  se  basant  sur  la  prononciation,  d'indiquer 
d'une  façon  aussi  précise  le  lieu  d'origine,  mais  à  des  traits 
généraux  on  peut  deviner,  même  chez  de  tels  sujets  parlants, 
de  quelle  partie  du  domaine  linguistique  ils  proviennent. 

Les  procédés  expressifs,  phoniques  et  conventionnels, 
n'indiquent  pas  toujours  ce  que  le  sujet  parlant  est  en 
réalité,  mais  ce  qu'il  veut  paraître  à  un  instant  donné.  Chez 
beaucoup  de  peuples  la  prononciation  qu'on  emploie  dans  le 
discours  public  est  tout  à  fait  distincte  de  celle  qu'on  utilise 
dans  les  conversations  normales.  Il  y  a  de  nombreux  signes 
qui  caractérisent  une  prononciation  doucereuse,  dévotieuse 
et  cajolante.  De  même  le  parler  gazouillant  et  affectant  la 
naïveté  qu'emploient  certaines  dames  présente  une  série 
de  marques  phoniques  conventionnelles,  etc.  Tous  les 
procédés  phonologiques  expressifs  qui,  dans  une  commu- 
nauté linguistique,  servent  à  caractériser  un  groupe  déterminé 
de  sujets  parlants  forment  un  système,  et  leur  ensemble 
peut  être  considéré  comme  le  style  expressif  du  groupe 
de  sujets  en  question.  Un  sujet  parlant  n'a  pas  besoin 
d'employer  toujours  le  même  style  expressif  :  il  se  sert 
tantôt  de  l'un,  tantôt  de  l'autre,  selon  le  contenu  de  la  con- 
versation, selon  le  caractère  de  l'auditeur,  et,  en  bref,  confor- 
mément aux  usages  en  vigueur  dans  la  communauté  linguis- 
tique dont  il  fait  partie. 

Une  espèce  particulière  de  procédés  expressifs  phono- 
logiques est  constituée  par  des  «  équivalents  phoniques 
permis  ».    Dans  chaque    langue,   il  existe,    à   côté    des   sons 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  23 

normaux  qui  sont  utilisés  par  tous  les  sujets  parlants 
«  moyens  »  et  normaux,  d'autres  sons  qui  ne  sont  employés 
que  par  quelques  sujets  parlants  comme  substituts  de  certains 
sons  normaux  vis-à-vis  desquels  ils  éprouvent  de  la 
répugnance.  Cette  «répugnance»  repose,  tantôt  sur  une  faute 
de  langage  particulièrement  développée,  tantôt  sur  une  sorte 
de  mode,  etc.  La  diiîérence  entre  le  «son  de  remplacement  » 
et  le  «  son  normal  »  peut  être  plus  ou  moins  importante. 
Souvent  (par  ex.  dans  les  différents  remplaçants  de  r  qui 
existent  dans  beaucoup  de  langues  européennes)  elle  frappe 
n'importe  quel  observateur,  mais  souvent  aussi  sa  perception 
réclame  une  oreille  bien  exercée.  Il  est  essentiel  que  ces 
«  sons  de  remplacement  »  soient  permis  par  la  communauté 
linguistique,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  subissent  aucune  concur- 
rence et  qu'ils  puissent  exister  à  côté  des  sons  normaux. 
Dans  la  mesure  où  des  sujets  parlants  isolés  s'approprient  ces 
sons  de  remplacement  et  les  emploient  toujours  ou  presque 
toujours,  ces  sons  deviennent  des  procédés  expressifs 
personnels  pour  ces  sujets  parlants. 

Outre  les  procédés  purement  expressifs,  il  en  est  d'autres 
qui  remplissent  en  plus  une  fonction  représentative  spéciale. 
Souvent  la  prononciation  d'un  groupe  de  sujets  parlants  se 
distingue  de  la  prononciation  habituelle  par  le  fait  qu'elle 
néglige  une  opposition  phonique  distinguant  des  significa-, 
tions  (donc  de  valeur  représentative)  ou  qu'à  l'inverse  elle 
présente  une  telle  opposition  là  où  la  prononciation  des 
autres  groupes  de  sujets  parlants  l'ignore.  Qu'on  pense  par 
ex.  à  la  non-observation,  caractéristique  pour  une  certaine 
partie  du  domaine  allemand,  de  l'opposition  entre  ténues  et 
moyennes  (même  chez  des  sujets  parlant  la  langue  litté- 
raire) ;  à  la  confusion  typique  chez  les  habitants  de  Marseille 
de  s  et  de  s,  ainsi  que  de  i  et  de  z;  à  la  distinction  entre  a  et 
0  inaccentués,  qui  dans  la  Russie  prérévolutionnaire  carac- 
térisait la  prononciation  de  la  vieille  génération  de  popes, 
distinction  particulièrement  sensible  dans  les  régions 
moyennes  et  méridionales  du  grand-russien  où  les  autres 
couches  sociales  ne  distinguaient  plus  o  et  a  inaccentués,  etc. 
Au  point  de  vue  de  la  fonction  représentative,  il  existe,  dans 
des  cas  de  ce  genre  divers  systèmes  phonologiques  (ou 
phonétiques)  dialectaux  et  du  point  de  vue  expressif 
diverses  formes  expressives  des  mêmes  systèmes.  Toujours 
est-il  qu'on  doit  séparer  soigneusement  les  cas  de  ce  genre 
des    autres    cas    où    la    caractérisation    des    divers   groupes 


24  N.    s.    TROLBETZKOY 

humains,  sociaux  ou  locaux,  se  fait  seulement  par  la  pronon- 
ciation des  mêmes  phonèmes  et  non  par  la  distinction  d'un 
plus  ou  moins  grand  nombre  de  phonèmes. 

Des  procédés  phonologiques  expressifs  il  faut  distinguer 
les  procédés^  phonologiques  d'appel  ou  de  déclenchement.  Ces 
derniers  servent  à  provoquer,  à  «  déclencher  »  certains 
sentiments  chez  Tauditeur.  Ces  sentiments  sont  souvent,  à 
ce  qu'il  prétend,  éprouvés  par  le  sujet  parlant  lui-même, 
mais  l'essentiel  est  que  l'auditeur  en  soit  atteint.  Que  le  sujet 
parlant  éprouve  réellement  ces  sentiments  ou  qu'il  ne  les  feigne 
qu'artificiellement,  cela  revient  au  même  :  l'intention  du 
sujet  parlant  n'est  pas  de  manifester  ses  sentiments  person- 
nels, mais  de  provoquer  ces  sentiments  (ou  d'autres  corres- 
pondants) chez  l'auditeur. 

Par  conséquent  les  procédés  phonologiques  d'appel  doivent 
être  à  leur  tour  soigneusement  distingués  des  expressions 
naturelles  du  sentiment,  même  si  celles-ci  sont  artificielle- 
ment feintes.  Que  le  sujet  parlant  bégaye  sous  l'effet  de 
l'angoisse  ou  de  l'émotion  (feinte  ou  réelle)  ou  qu'il  interrompe 
son  discours  par  des  sanglots,  cela  n'a  rien  à  faire  avec  la 
phonologie.  En  effet,  il  s'agit  là  de  symptômes  qui  surviennent 
même  dans  une  manifestation  extra-linguistique.  Par  contre 
des  phénomènes  comme  l'allongement  de  la  consonne  et  de 
la  voyelle  dans  le  mot  allemand  schschôôn  !  («admirable  !»), 
prononcé  avec  extase,  est  évidemment  un  phénomène 
linguistique  (glottique)  :  d'abord  parce  qu'il  ne  peut  être 
observé  que  dans  des  manifestations  linguistiques  et  non 
extra-linguistiques,  ensuite  parce  qu'il  possède  une  fonction 
déterminée  et  enfin  parce  qu'il  est  conventionnel  comme  tous 
les  autres  procédés  linguistiques  pourvus  de  fonction.  Il 
appartient  donc  au  domaine  de  la  phonologie  d'appel, 
puisqu'il  s'agit  de  provoquer  un  sentiment  déterminé  chez 
l'auditeur. 

Dans  l'état  actuel  de  la  recherche  il  est  difficile  de  dire 
quelles  méthodes  doit  suivre  la  «  phonologie  appellative  ». 
Théoriquement  on  devrait  établir  pour  chaque  langue  un 
inventaire  complet  de  tous  les  procédés  phonologiques 
d'appel,  c'est-à-dire  de  tous  les  procédés  conventionnels  qui 
servent  à  provoquer  des  sentiments  et  des  émotions.  Mais  on 
ne  sait  pas  toujours  clairement  si  l'on  a  afïaire  à  un  unique 
procédé  appellatif.  ni  comment  ces  procédés  appellatifs 
doivent  être  délimités  les  uns  par  rapport  aux  autres.  La 
distinction   entre   langue   et    parole   est   ici   particulièrement 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  ^O 

difficile  et  épineuse.  Nous  avons  déjà  mentionné  ci-dessus 
l'allongement  de  la  voyelle  accentuée  et  de  la  consonne 
immédiatement  prétonique  en  allemand.  Comme  exemple 
nous  avons  donné  schschôôn!  («admirable  !  »)  prononcé  avec 
ravissement.  Mais  le  même  procédé  peut  également  être 
employé  pour  déclencher  d'autres  émotions  :  schschôôn! 
peut  être  prononcé  non  seulement  avec  ravissement,  mais 
aussi  avec  ironie,  schschaamlos  («  impudent  »)  avec  indigna- 
tion, lliieber  Freund  («  cher  ami  »)  avec  enthousiasme,  avec 
ironie,  avec  indignation,  sur  un  ton  persuasif,  avec  regret 
ou  pitié,  etc.,  et  chaque  fois  avec  une  autre  nuance  d'intona- 
tion. Mais  on  se  demandera  comment  ces  diverses  nuances 
d'intonation  doivent  être  traitées.  Appartiennent-elles  toutes 
également  à  la  phonologie  d'appel,  et  en  général  à  la  langue  ? 
Ou  bien  appartiennent-elles  seulement  à  l'acte  de  parole  ? 
Sont-elles  en  général  réellement  conventionnelles  ?  Des 
intonations  d'origine  émotionnelle  apparaissent  aussi  très 
souvent  dans  des  expressions  extralinguistiques  (dans  des 
cris  indéterminés  et  inarticulés),  de  sorte  que  les  émotions 
concrètes  qu'elles  doivent  provoquer  peuvent  se  reconnaître 
tout  à  fait  nettement.  A  ce  qu'il  semble,  ces  intonations  extra- 
linguistiques qui  provoquent  des  émotions  présentent  la 
même  structure  de  hauteur  et  d'intensité  que  les  mots  ayant 
la  même  nuance  émotionnelle  ;  d'ailleurs  cela  n'a  encore 
jamais  été  étudié  d'une  façon  tout  à  fait  précise.  On  peut 
également  établir  que  beaucoup  de  ces  intonations  ont  la 
même  signification  dans  les  langues  du  monde  les  plus 
éloignées^.  Par  contre  l'allongement  de  la  voyelle  accentuée 
et  de  la  consonne  précédente  suppose  l'existence  de  voyelles 
et  de  consonnes,  ainsi  que  de  syllabes  accentuées  et  inaccen- 
tuées ;  il  est  donc  par  son  essence  même  exclusivement  lié 
à  des  manifestations  purement  linguistiques  et  ne  vaut  que 
pour  des  langues  déterminées.  A  ce  qu'il  semble  la  plupart 
des  procédés  phonologiques  d'appel  sont  ainsi  constitués  : 
ils  ne  possèdent  en  eux-mêmes  rien  qui  ait  un  rapport  direct 
avec  le  déclenchement  d'une  émotion  déterminée,  mais  ils 
rendent  possible  le  déclenchement  de  beaucoup  d'émotions 
différentes,  dont  le  choix  dépend  de  la  situation  au  moment 


(1)  Du  moins  les  Européens  comprennent  les  sentiments  qu'un  bon  acteur 
japonais  veut  «exprimer»,  même  s'ils  ne  comprennent  aucun  mot  de  son 
discours,  et  cela  non  seulement  par  la  mimique,  mais  aussi  partiellement  par 
la  cadence. 

3-1 


26  N.   s.   TROUBETZKOY 

OÙ  l'on  parle  et  qui  sont  provoquées  par  une  foule  innom- 
brable de  manifestations  vocales,  variées  et  non  convention- 
nelles. La  tâche  de  la  phonologie  d'appel  ne  consiste  pas  à 
réunir,  à  décrire  et  à  classer  systématiquement  ces  manifes- 
tations émotionnelles  de  la  voix,  non  plus  qu'à  les  attribuer 
à  des  émotions  concrètes  et  déterminées,  mais  seulement  à 
établir  les  marques  phoniques  conventionnelles  qui,  après 
élimination  des  dites  manifestations  vocales,  distinguent  un 
discours  nuancé  d'émotion  d'un  discours  calme  et  neutre 
au  point  de  vue  émotionnel.  Ainsi  on  peut  dire  que  l'hyperal- 
longement  des  voyelles  longues  accentuées  et  des  consonnes 
prétoniques  en  allemand,  l'allongement  des  consonnes  initiales 
et  des  voyelles  finales  de  phrase  en  tchèque,  l'allongement 
des  voyelles  brèves  (avec  conservation  de  leur  qualité  de 
voyelles  ouvertes,  non  tendues)  en  hongrois,  l'allongement 
de  la  première  consonne  du  mot  («  accent  d'insistance  »)  en 
français,  etc.,  sont  des  signes  du  discours  émotionnel,  c'est- 
à-dire  des  procédés  phonologiques  d'appel.  En  effet,  ces 
particularités  n'apparaissent  dans  les  langues  en  question 
que  dans  le  déclenchement  émotionnel  et  ne  sont  pas  admises 
dans  le  discours  calme,  neutre  au  point  de  vue  émotionnel. 
De  plus  elles  sont  évidemment  conventionnelles,  en 
opposition  par  exemple  avec  l'intonation  d'efïroi  qui  est 
pour  ainsi  dire  tout  à  fait  internationale,  quoique  dans  chaque 
langue  elle  ne  puisse  être  employée  que  dans  des  mots  déjà 
pourvus  de  marques  appellatives  conventionnelles  (comme 
par  exemple  en  allemand  l'allongement  des  consonnes 
prétoniques)  ^. 

Il  n'est  pas  toujours  facile  de  distinguer  les  procédés  d'appel 
des  procédés  expressifs.  Parfois  des  styles  expressifs  se 
distinguent  par  la  mise  en  relief  de  la  fonction  d'appel,  et 
d'autres  par  sa  réduction.  Que  l'on  compare  par  exemple 
le  discours  exagérément  teinté  d'affectivité  d'une  dame 
affectée  et  le  discours  solennellement  flegmatique  d'un  vieux 
et  important  dignitaire.  Certes  ces  deux  styles  expressifs 
ont  leurs  caractères  spécifiques  propres,  situés  exclusivement 
sur  le  domaine    de  la    phonologie     expressive.    Mais   à  ces 

(1)  Aussi  les  procédés  d'appel  établis  conventionnellement  doivent-ils 
être  dans  chaque  langue  soigneusement  séparés  des  expressions  affectives 
spontanées.  Dans  la  dissertation  d'Élise  Richter  parue  récemment  et  si  pleine 
de  choses  :  «  Das  psychische  Gcschehen  und  die  Artikulation  •  {Archives  Néer- 
landaises de  Phonétique  Expérimentale  XIII,  i9.'^7)  ces  points  de  vue  ne  sont 
malheureusement  pas  distingués. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  27 

caractéristijues  s'associe  également  le  mode  d'emploi  des 
procédés  appellatifs.  La  tâche  des  futures  recherches 
consistera  là  distinguer  soigneusement  la  fonction  expres- 
sive et  la  fonction  d'appel  à  l'intérieur  des  différents  styles 
de  discours.  Pour  l'instant  ce  n'est  pas  encore  possible.  On 
doit  au  préalable  rassembler  des  matériaux,  et  cela  dans  les 
langues  les  plus  diverses  possibles. 

En  tout  cas  il  n'est  pas  admissible  de  renoncer  à  la  possibilité  de  distinguer 
les  procédés  expressifs  des  procédés  d'appel  comme  le  fait  J.  v.  Laziczius 
dans  son  article  mentionné  ci-dessus.  J.  v.  Laziczius  veut  distinguer  dans  la 
face  phonique  de  la  langue  trois  sortes  d'éléments  :  les  phonèmes,  auxquels 
Oi'hoient  les  trois  fonctions  (expressive,  appellative  et  représentative),  les 
emphatiques  qui  ne  possèdent  pas  de  fonction  représentative,  mais  qui  ont  une 
fonction  expressive  et  une  fonction  d'appel,  et  enfin  les  variantes  qui  ne 
remplissent  d'après  lui  qu'une  fonction  expressive.  Par  n  emphatiques  » 
J.  v.  Laziczius  entend  tout  ce  que  nous  réunissons  sous  le  titre  de  procédés 
d'appel  et  de  procédés  expressifs.  Plus  nous  apprécions  le  service  rendu  par 
J.  V.  Laziczius  en  indiquant  la  nécessité  d'étudier  phonologiquement  les  trois 
fonctions  de  Bûhler,  moins  nous  pouvons  admettre  son  idée  d'établir  ime 
distinction  entre  "phonème»,  «emphatique»  et  «variante».  Dans  l'acte  de 
parole  concret,  ces  fonctions  sont  toutes  trois  liées  entre  elles  et  intimement 
unies.  Mais  l'auditeur  analyse  ce  complexe  en  ses  parties  constitutives,  dont 
chacune  n'a  qu'une  imique  fonction  :  chacun  de  ces  éléments  fonctionnels  est 
rapporté  à  un  élément  correspondant  de  la  langue  et  identifié  avec  lui. 
J.  V.  Laziczius  invoque  comme  exemple  le  mot  hongrois  ember  «  homme  ». 
Supposons  que  ce  mot  soit  prononcé  «  sur  un  ton  de  réprobation  »  par  un  élégant 
mondain  :  les  cinq  phonèmes  (e,  m,  b,  s,  r)  servent  ici  exclusivement  à  distinguer 
le  mot  et  aucvm  d'eux  ne  peut  être  remplacé  par  un  autre  sans  rendre  le  mot 
méconnaissable  ou  sans  changer  sa  signification  ;  l'allongement  emphatique 
du  £  initial  est  un  procédé  d'appel  qui  est  lié  au  «  ton  de  réprobation  »  et  dont 
l'absence  changerait  le  contenu  émotionnel  (c'est-à-dire  le  «  contenu  appellatif  ») 
de  ce  qui  est  dit,  car  alors  le  mot  devrait  être  émis  sur  un  ton  tout  à  fait  neutre  ; 
enfin  une  imprécision  caractéristique  en  matière  d'aperture  vocalique,  la  négli- 
gence dans  l'articulation  des  consonnes  et  le  r  uvulaire  sont  des  procédés  expres- 
sifs auxquels  on  reconnaît  un  dandy.  On  peut  analyser  fonctionnellement 
de  cette  manière  n'importe  quelle  manifestation  parlée.  S'il  est  souvent  plus 
facile  d'abstraire  les  phonèmes  des  propriétés  phoniques  ayant  des  fonctions 
expressives  et  de  déclenchement  que  de  distinguer  entre  les  procédés  d'appel 
et  les  procédés  expressifs,  ce  n'est  cependant  pas  une  raison  pour  renoncer 
à  cette  distinction^. 

Aussi  nous  insistons  pour  une  stricte  distinction  des 
procédés  expressifs  et  des  procédés  d'appel.  En  conséquence 
on  doit  créer,  comme  il  a  été  dit,  deux  branches  distinctes  de  la 


(1)  Sur  la  structure  phonique  particulière  des  mots  qui  n'ont  aucune  fonction 
représentative,  mais  seulement  une  fonction  d'appel  et  une  fonction  expres- 
sive (interjections,  mots  de  commandement  pour  les  animaux,  etc.),  voir 
pp.  246  et  276. 


28  N.   s.   TROUBETZKOY 

phonologie  dont  l'une  aurait  à  traiter  des  procédés  expres- 
sifs et  l'autre  des  procédés  d'appel,  la  troisième  branche  étant 
cette  partie  de  la  phonologie  qui  s'occupe  des  procédés  repré- 
sentatifs et  qui  était  presque  exclusivement  étudiée  dans  les 
travaux  de  l'école  phonologique  avant  l'article  de  J.  v. 
Laziczius  mentionné  ci-dessus.  Mais  si  l'on  compare  entre 
elles  ces  trois  branches,  on  est  avant  tout  frappé  de  leur 
disproportion.  La  «phonologie  représentative»  embrasse  un 
domaine  colossal,  tandis  que  chacune  des  deux  autres  branches 
ci-dessus  indiquées  de  la  phonologie  n'a  pour  objet  que  de 
petits  groupes  de  faits.  En  outre  la  phonologie  expressive 
et  la  phonologie  d'appel  présentent  certains  traits  communs 
qui  les  distinguent  de  la  «  phonologie  représentative  ».  Le 
problème  de  la  distinction  entre  ce  qui  est  naturel  et  ce  qui 
est  conventionnel  n'existe  à  proprement  parler  que  dans  la 
phonologie  expressive  et  appellative,  tandis  qu'elle  ne 
joue  aucun  rôle  dans  la  phonologie  représentative.  On  peut 
considérer  comme  procédés  phoniques  représentatifs  et 
naturels  tout  au  plus  certaines  imitations  vocales  directes 
(dans  la  mesure  où  elles  ne  consistent  pas  en  sons  normaux 
du  langage).  Toutefois  de  telles  imitations  vocales  (pour 
autant  qu'elles  sont  réellement  non  conventionnelles,  et 
seulement  naturelles)  tombent  en  général  hors  du  cadre  de 
la  langue.  Si  quelqu'un  raconte  une  aventure  de  chasse  et 
que  pour  rendre  vivant  son  récit,  il  imite  quelque  cri  d'animal 
ou  tout  autre  bruit  naturel,  il  doit  à  cet  endroit  interrompre 
son  récit  :  le  son  naturel  imité  est  alors  un  corps  étranger  qui 
se  trouve  en  dehors  du  discours  représentatif  normal^.  Il 
en  va  tout  autrement  sur  le  plan  expressif  et  sur  le  plan 
appellatif  du  langage  :  ici  le  conventionnel  et  le  naturel 
sont  entremêlés  ;  les  allongements  conventionnels  de  voyelles 
ou  de  consonnes  ayant  une  valeur  d'appel  n'apparaissent 
qu'en  liaison  avec  un  ton  émotionnel  déterminé,  de  prove- 
nance naturelle  ;  les  prononciations  particulières  de  certains 
sons  qui  dans  quelques  langues  sont  prescrites  aux  femmes 
apparaissent  toujours  en  liaison  avec  la  voix  féminine  condi- 
tionnée physiologiquement.  On  peut  dire  que  le  nombre  des 

(1)  Cela  ne  s'applique  naturellement  pas  aux  imitations  conventionnelles 
qui  présentent  souvent  assez  peu  de  ressemblance  avec  le  bruit  naturel  qu'elles 
imitent  (par  ex.  pouf!,  cocorico!)  et  qui  souvent  sont  incorporées  au  système 
grammatical  de  telle  sorte  qu'elles  peuvent  être  employées  sans  aucune  inter- 
ruption du  discours.  Voir  J.  M.  Kofinek,  «  Studie  z  oblasti  onomatopoje  » 
{Prdce  z  vëdeckych  ùslavù  XXXVI,  Praha  1934). 


PRI:VCIPES    DE    PHONOLOGIE  29 

procédés  expressifs  et  appellatifs  conventionnels  est  tou- 
jours plus  petit  que  celui  des  procédés  naturels.  Tandis  que 
la  «phonologie  représentative»  étudie  l'ensemble  des  procédés 
phoniques  à  valeur  représentative  qui  figurent  dans  le 
langage,  les  deux  autres  branches  déjà  mentionnées  de  la 
phonologie  ne  traiteraient  qu'une  petite  partie  des  procédés 
phoniques  d'expression  et  d'appel.  On  peut  donc  se  demander 
d'une  part  si  les  trois  branches  susdites  de  la  phonologie 
peuvent  être  considérées  réellement  comme  ayant  même 
importance  et  comme  étant  égales  entre  elles,  et  d'autre  part 
si  la  distinction  entre  les  procédés  conventionnels  d'expression 
et  d'appel,  de  même  que  l'incorporation  de  cette  distinction 
dans  le  domaine  de  la  phonologie  est  bien  opportune. 

Ces  difficultés  peuvent  être  résolues  au  mieux  si  l'on 
attribue  l'étude  des  procédés  phoniques  d'expression  et 
d'appel  à  une  branche  scientifique  particulière,  à  savoir  la 
phonosiylistique.  On  pourrait  la  subdiviser  d'une  part  en 
stylistique  expressive  et  en  stylistique  appellative,  et  d'autre 
part  en  stylistique  phonétique  et  en  stylistique  phonolo- 
gique. Si  dans  la  description  phonologique  d'une  langue 
on  doit  étudier  la  stylistique  phonologique  (aussi  bien 
au  point  de  vue  de  la  fonction  expressive  qu'à  celui  de 
la  fonction  d'appel),  la  tâche  propre  de  cette  description 
doit  toutefois  rester  l'étude  phonologique  du  '(  plan  représen- 
tatif )).  La  phonologie  n'a  donc  pas  à  être  subdivisée  en  phono- 
logie expressive,  appellative  et  représentative.  Le  nom 
de  «  phonologie  »  peut  comme  auparavant  être  réservé  à 
l'étude  de  la  face  phonique  de  la  langue,  de  valeur  représen- 
tative, tandis  que  l'étude  des  éléments  de  la  face  phonique  de 
la  langue,  de  valeur  expressive  et  de  valeur  appellative,  sera 
faite  par  la  «  stylistique  phonologique  »,  qui  de  son  côté  ne 
serait  qu'une  partie  de  la  «  phonostylistique  ». 


PHONOLOGIE 


Remarques  préliminaires 

On  a  dit  ci-dessus  que,  dans  la  perception  de  la  parole 
humaine,      les      diverses      particularités      des     impressions 
phoniques  étaient  projetées  pour  ainsi  dire  sur  trois  plans 
différents   :   le  plan  expressif,    le    plan    d'appel    et    le    plan 
représentatif,   de    sorte   que   l'attention   de   l'auditeur   peut 
se  concentrer  sur  chacun  de  ces  trois  plans  à  l'exclusion  des 
deux  autres.  Les  impressions  phoniques  situées  sur  le  plan 
représentatif  peuvent  donc  être  perçues  et  considérées  tout  à 
fait  indépendamment  du  plan  expressif  et  du  plan  d'appel. 
Mais  on  ne  doit  pas  croire  que  toutes  les  impressions  phoniques 
situées  sur  le  plan  représentatif  remplissent  la  même  fonction. 
Certes  toutes  servent  à  indiquer  la  signification  intellectuelle 
de  la  phrase  émise,  c'est-à-dire  que  toutes  se  rapportent  à  de* 
valeurs  de  la  langue  pourvues  d'une   signification   intellec- 
tuelle déterminée.  Néanmoins  sur  ce  terrain  trois  fonctions 
différentes    peuvent    être    nettement    distinguées.    Certaines 
particularités  phoniques  possèdent  une  fonction  culminative, 
c'est-à-dire  qu'elles  indiquent  combien  d'«  unités  »  (  =  mots 
ou  groupes    de    mots)   sont    contenues    dans    la    phrase    en 
question  :  tel  est  par  exemple  le  rôle  de  l'accent  principal 
du    mot    en    allemand.    D'autres    particularités    phoniques 
remplissent  une  fonction  délimitative,  en  marquant  la  limite 
entre  deux  «  unités  »  (  =  groupes  de  mots  étroitement  liés, 
mots,  morphèmes)  :  tel  est  par  exemple  le  rôle  en  allemand 
de    l'attaque   vocalique    dure.    Enfin    d'autres   particularités 
phoniques  remplissent  une  fonction  distinctive  en  différenciant 
les  unes  des  autres  les  diverses  unités  pourvues  de  significa- 
tion :  par  exemple  en  allemand  Lisl  «  ruse  »  —  Mist  «  ordure  » 
—  Mast  «  mât  »  —  Macht  «  force  ».  Chaque  unité  linguistique 
doit  contenir  des  particularités  phoniques  à  fonction  distinc- 
tive, autrement  elle  ne  pourrait  être  différenciée  des  autres 


32  N.   s.   TROUBETZKOY 

unités  linguistiques.  En  outre,  la  différenciation  des  diverses 
unités  linguistiques  se  fait  exclusivement  par  des  particula- 
rités phoniques  à  fonction  distinctive.  Par  contre  les  particu- 
larités phoniques  à  fonction  délimitative  et  à  fonction 
culminative  ne  sont  pas  indispensables  aux  unités  linguis- 
tiques. Il  y  a  des  phrases  dans  lesquelles  la  délimitation  des 
différents  mots  n'est  obtenue  par  aucune  particularité 
phonique  spéciale  et  beaucoup  de  mots  sont  employés  dans 
des  phrases  sans  posséder  expressément  un  sommet.  La 
possibilité  d'une  pause  entre  les  différents  mots  d'une  phrase 
existe  toujours  et  les  particularités  phoniques  à  fonction 
délimitative  ou  à  fonction  culminative  servent  en  quelque 
sorte  de  substituts  à  ces  pauses.  Ainsi  ces  deux  fonctions 
restent  toujours  et  seulement  des  expédients  commodes,, 
tandis  que  la  fonction  distinctive  est  non  pas  simplement 
commode,  mais  inconditionnellement  nécessaire  et  indis- 
pensable pour  la  compréhension.  Il  s'en  suit  que  parmi  les 
trois  fonctions  phoniques  qu'on  peut  distinguer  à  l'intérieur 
du  plan  représentatif,  la  fonction  distinctive  est  de  loin  la 
plus  importante. 

La  phonologie  synchronique  ou  descriptive  peut  être 
divisée  en  trois  parties  principales,  correspondant  aux  trois- 
fonctions  phoniques  déjà  mentionnées  qui  se  présentent  à 
l'intérieur  du  plan  représentatif.  En  outre,  il  va  de  soi  que  la 
section  qui  doit  traiter  de  la  fonction  distinctive  doit  être 
beaucoup  plus  étendue  que  les  deux  autres  sections  con- 
sacrées aux  fonctions  culminative^  et  délimitative. 


(1)  Noie  du  Iraducleiir  :  En  fait  les  «  Principes  de  Plionologie  »  ne  contien- 
nent aucune  section  consacrée  à  la  fonction  culminative.  Il  n'est  question  de- 
cette  fonction  qu'à  propos  de  l'accent  de  mot,  pp.  221-231. 


DIACRITIQUE 

ÉTUDE  DE  LA  FONCTION  PHONIQUE  DISTINCTIVE 


I.  NOTIONS  FONDAMENTALES 

1.  L'opposition  phonologiaue  distinctive 

L'idée  de  différence  suppose  l'idée  d'opposition.  Deux 
choses  ne  peuvent  être  différenciées  l'une  de  l'autre  que  dans 
la  mesure  où  elles  s'opposent  l'une  à  l'autre,  c'est-à-dire  dans 
la  mesure  où  il  existe  entre  elles  deux  un  rapport  d'opposition. 
Par  conséquent  une  fonction  distinctive  ne  peut  échoir  à 
une  particularité  phonique  que  dans  la  mesure  où  elle 
s'oppose  à  une  autre  particularité  phonique,  c'est-à-dire 
seulement  dans  la  mesure  où  elle  est  un  terme  d'une  opposi- 
tion phonique.  Les  oppositions  phoniques  qui  dans  la  langue 
en  question  peuvent  différencier  les  significations  intellec- 
tuelles de  deux  mots,  nous  les  nommerons  des  oppositions 
phonologiqiies^  (ou  des  oppositions  phonotogiques  distindives 
ou  encore  des  oppositions  distindives).  Par  contre  les  opposi- 
tions qui  ne  possèdent  pas  cette  faculté  seront  dites  non 
pertinentes  au  point  de  vue  plionologique  ou  non  distindives. 
En  allemand  l'opposition  o-i  est  phonologique  distinctive  : 
par  ex.  so  «  ainsi  »  —  sie  «  elle,  ils,  elles  »,  Rose  «  rose  »  — 
Biese  «  géant  »,  mais  l'opposition  entre  le  r  lingual  et  le 
r  uvulaire  n'est  pas  distinctive,  puisqu'il  n'y  a  en  allemand 
aucune  paire  de  mots  qui  soient  différenciés  par  cette 
opposition  phonique. 

(1)  Dans  le  «  Projet  de  terminologie  phonologique  standardisée  »  {TCLP  IV) 
l'expression  «  phonologischer  Gegensatz  »,  «  opposition  phonologique  »,  a  été 
proposée.  Elle  peut  être  maintenue  dans  toutes  les  langues  où  le  mot  «  pho- 
nologique »  ne  peut  provoquer  aucune  confusion.  Pour  l'anglais  par  contre 
nous  recommanderions  l'expression  «  distinctive  opposition  »,  car  aussi  bien 
«  phonological  opposition»  que  «  phonemical  opposition»  peuvent  être  mal 
compris. 


34  N.    s.    TROLBETZKOY 

11  y  a  des  sons  permuîables  et  impermutables.  Les  sons 
permutables  sont  ceux  qui  peuvent,  en  une  langue  donnée, 
se  trouver  dans  le  même  entourage  phonique  (comme  par  ex. 
en  allemand  o  et  /  dans  les  exemples  donnés  ci-dessus)  ; 
par  contre  les  sons  impermutables  ne  peuvent  jamais,  dans 
la  langue  en  question,  se  présenter  dans  le  même  entourage 
phonique  :  tel  est  par  ex.  en  allemand  le  cas  du  «  son  ich  » 
et  du  «  son  ach  »,  ce  dernier  n'apparaissant  qu'après  u,  o,  a, 
au.  tandis  que  le  premier  apparaît  dans  toutes  les  autres 
positions,  mais  jamais  après  u,  o,  a,  au.  Il  résulte  de  ce  qui 
a  été  dit  ci-dessus  que  les  sons  impermutables  ne  peuvent  en 
principe  former  aucune  opposition  phonologique  distinctive  : 
comme  ils  ne  se  trouvent  jamais  dans  le  même  entourage 
phonique,  ils  ne  peuvent  jamais  apparaître  comme  unique 
élément  différenciant  deux  mots.  Les  mots  allemands  dich 
«toi  (ace.)»  et  doch  «cependant»  se  distinguent  l'un  de 
l'autre  non  seulement  par  les  deux  sons  ch,  mais  aussi  par  les 
voyelles  :  tandis  que  la  différence  entre  i  et  o  apparaît  dans 
beaucoup  d'autres  paires  de  mots  allemands  comme  opposi- 
tion indépendante  et  comme  unique  facteur  de  différencia- 
tion (par  ex.  stillen  «  faire  cesser  »  —  Stollen  «  pied  de  meuble  », 
riss  "  (il)  tira  violemment  »  —  Ross  «  coursier  »,  Miiie 
«  moitié  »  —  Motte  <(  mite  »,  bin  «  (je)  suis  »  —  Bonn  nom 
de  ville,  Hirt  «pâtre»  —  Hort  «trésor»,  etc.),  l'opposition 
entre  le  son  ich  et  le  son  ach  n'apparaît  jamais  en  allemand 
qu'accompagnée  d'une  opposition  entre  les  voyelles  précé- 
dentes ;  elle  ne  se  présente  jamais  comme  unique  procédé 
pour  différencier  deux  mots.  Il  en  va  de  même  pour  toutes 
les  oppositions  de  sons  impermutables  (voir  toutefois  ci- 
dessous,  pp.  35-36). 

Quant  aux  sons  permutables,  ils  peuvent  former  aussi  bien 
des  oppositions  distinctives  que  des  oppositions  non  distinc- 
tives.  Cela  dépend  exclusivement  de  la  fonction  que  ces  sons 
remplissent  dans  la  langue  dont  il  s'agit.  En  allemand  par 
ex.  la  hauteur  musicale  relative  des  voyelles  dans  un  mot 
n'est  pas  pertinente^  pour  sa  signification  (c'est-à-dire  pour 
sa  fonction  représentative).  Les  différences  de  hauteur 
musicale  des  voyelles  peuvent  en  allemand  être  tout  au  plus 

(I)  Note  du  traducteur  :  A  la  suite  de  A.  >rartinet  je  traduis  relevant  par 
•  pertinent»  et  irrelevanl  par  •  non  pertinent  ^  Est  pertinente  toute  opposi- 
tion phonique  qui  est  capable  à  elle  seule  de  différencier  des  significations 
intellectuelles  (A.  Martinet,  Description  phonologique  du  parler  franco-provençal 
d'Hauleville,   Revue  de  Linguistique  Romane,   1939,   fasc.  57,  p.   10). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  35 

exploitées  pour  la  fonction  d'appel,  mais  la  signification 
intellectuelle  d'un  mot  de  deux  syllabes  reste  tout  à  fait 
inchangée,  que  la  voyelle  de  la  seconde  syllabe  soit  plus  aiguë 
ou  plus  grave  que  celle  de  la  première  syllabe,  ou  encore  que 
les  deux  syllabes  soient  prononcées  sur  la  même  hauteur 
musicale.  Si  nous  considérons  le  u  grave  et  le  u  aigu  comme 
deux  sons  différents,  nous  pouvons  dire  que  ces  deux  sons  sont 
permutables  en  allemand,  mais  qu'en  outre  ils  ne  forment  pas 
d'opposition  distinctive.  Au  contraire  les  sons  r  et  /  sont 
également  permutables  en  allemand,  mais  ils  forment  de  plus 
une  opposition  distinctive  :  on  comparera  par  ex.  des  paires 
de  mots  allemands  comme  Band  «  bord  »  —  Land  «  pays  », 
fiihren  «  conduire  »  — ■  fiïhlen  «  toucher  ;  sentir  »,  scharren 
«  gratter  (le  sol)  »  —  schallen  «  résonner  »,  wirst  «  (tu)  deviens  » 
—  willsi  «  (tu)  veux  »  dans  lesquelles  la  différence  de  signi- 
fication n'est  causée  que  par  l'opposition  r-L  A  l'inverse  r 
et  /  sont  permutables  en  japonais,  mais  incapables  de  former 
une  opposition  distinctive  :  dans  n'importe  quel  mot  /  peut 
être  remplacé  par  r  et  vice-versa,  sans  que  se  produise  par 
là  aucun  changement  de  signification  ;  par  contre  la  hauteur 
relative  des  diverses  syllabes  est  en  japonais  phonologique- 
ment  pertinente  :  le  u  grave  et  le  u  aigu  sont  ici  permutables 
et  forment  une  opposition  distinctive,  de  sorte  qu'un  mot 
comme  isuru  peut  avoir  trois  significations  différentes  selon  la 
hauteur  relative  des  deux  u:  il  signifie  «corde  d'arc  »  si  le 
premier  u  est  plus  aigu  que  le  second,  «  grue  »  si  le  premier 
u  est  plus  grave  que  le  second,  et  «  pêcher  à  la  ligne  »  si  les 
deux  u  ont  la  même  hauteur.  On  peut  donc  distinguer  deux 
sortes  de  sons  permutables  :  ceux  qui  dans  la  langue  en 
question  forment  des  oppositions  distinctives  et  ceux  qui 
ne  forment  que  des  oppositions  non  distinctives. 

Nous  avons  dit  ci-dessus  que  les  sons  impermutables  ne  forment  pas  d'oppo- 
sitions distinctives.  Cette  alPirmation  appelle  une  restriction.  Des  sons  imper- 
mutables  qu'aucune  particularité  phonique  commune  ne  rapproche  en  les 
distinguant  du  reste  des  sons  du  système  considéré  peuvent  néanmoins  former 
des  oppositions  secondairement  distinctives.  L'opposition  entre  le  son  ich  et 
le  son  ach  est  indistinctive  en  allemand  [larce  que  ces  sons  sont  impermutables 
et  que  leur  particularité  commune  de  fricatives  dorsales  sourdes  ne  se  retrouve 
dans  aucun  autre  son  du  système  phonique  allemand.  Mais  l'opposition  entre  h 
et  »  («  ng  y>)  allemands  qui  sont  aussi  impermutables  (car  h  n'apparaît  que 
devant  les  voyelles,  à  l'exception  de  e  et  de  /  inaccentués,  tandis  que  Ja  au  con- 
traire n'apparaît  que  devant  e  et  i  inaccentués  et  devant  consonne),  est  malgré 
cela  distinctive,  car  le  seul  caractère  que  ces  deux  sons  possèdent  en  commun 
à  savoir  le  fait  d'être  des  consonnes,  ne  leur  est  nullement  particulier  et  ne  les 
«distingue  pas  des  autres  consonnes  allemandes.  Pour  différencier  ces  opposi- 


Ôb  N.    s.   TROUBETZKOY 

lions  distinclives  des  oppositions  normales  existant  entre  des  sons  permutables, 
nous  les  nommerons  :  oppositions  indirectement  distinctives  ou  indirectement 
phonologiques.  Tandis  que  les  oppositions  normales,  directement  phonologiques 
(comme  o-i,  r-l)  peuvent  être  employées  immédiatement  pour  difîérencier  des 
mots,  cela  est,  on  le  comprend,  impossible  avec  les  oppositions  indirectement 
phonologiques.  Les  termes  d'une  opposition  indirectement  phonologique  peuvent 
cependant  entrer  dans  un  rapport  d'opposition  directement  phonologique  avec 
n'importe  quel  autre  son  et  notamment  avec  un  son  ayant  avec  eux  une  parti- 
cularité commune.  Ainsi  par  ex.  /i  et  o  («  ng  •)  allemands  sont  en  rapport  d'oppo- 
sition directement  distinctive  avec  beaucoup  de  consonnes  allemandes  :  par  ex. 
avec  p  [hacken  «  becqueter  »  —  pàcken  «  empaqueter  «,  Binge  •  anneaux  i  — 
Bippe  «côte  •),  avec  /  {heute  «  aujourd'hui  j  —  Leute  ' gens  »,  fange  «  (je)  prends  » 
—  falle  «  (je)  tombe  »),  etc. 


"2.  Unité  phonologique  distinctive.  Phonème.  Variante 

Par  (  opposition  phonologique  'directe  ou  indirecte)  »,. 
nous  entendons  toute  opposition  phonique  qui  peut  dans 
la  langue  en  question  difîérencier  des  significations  intellec- 
tuelles. Nous  appellerons  «  unité  phonologique  distinctive  )> 
chaque  terme  d'une  telle  opposition^.  Il  résulte  de  cette 
définition  que  les  unités  phonologiques  peuvent  être  d'étendue 
fort  difïérente.  Une  paire  de  mots  comme  bahne  «  (je)  perce, 
(j'^ouvre  »  —  banne  «  (je)  captive,  (je)  dompte  »  n'est  distinguée 
que  par  la  coupe  syllabique  (ou  par  la  différence  dans  les 
quantités  de  la  voyelle  et  de  la  consonne,  différence  qui  est 
liée  à  cette  coupe),  tandis  que  dans  une  paire  de  mots  comme 
iausend  «  mille  »,  Tischler  «  menuisier  »  la  différence  phonique 
s'étend  à  tout  le  corps  du  mot  à  l'exception  de  l'initiale  et 
que  dans  une  paire  de  mots  comme  Mann  «  homme  »,  Weib^ 
«femme»  les  deux  mots  sont  phoniquement  différents  du  début 
à  la  fin.  Il  s'en  suit  qu'il  y  a  des  unités  phonologiques  plus 
grandes  et  plus  petites  et  qu'on  peut  classer  les  unités  phono- 
logiques d'une  langue  donnée  d'après  leur  longueur  relative. 

Il  y  a  des  unités  phonologiques  qui  peuvent  être  analysées 
comme  étant  une  série  d'unités  phonologiques  encore  plus 
petites  se  succédant  dans  le  temps.  Les  unités  [me:  ]  et 
[by:]  dans  allemand  Màhne  «  crinière  »  —  Bùhne  «  scène  de 
théâtre  »  sont  dans  ce  cas  :  des  oppositions  Màhne  «  crinière  »■ 
—  gàhne  «  (je)  bâille  »  et  Màhne  «  crinière  »  —  mahne 
«(j')avertis  »  se  déduit  l'analyse  [me:]  =  [m]  +  [£:],  et  des 
oppositions  Bûhne  «  scène  de  théâtre  »  —  Sûhne  «  réconcilia- 


(1)  Voir  le  «  Projet  de  terminologie  phonologique  standardisée  »  [TCLP  l\\ 
p.  311).  En  anglais  l'expression»  distinctive  unit  »  est  à  recommander. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  37 

tion  »  et  Bûhne  m.  s.  —  Bohne  «  fève,  haricot  »  on  déduira 
[by:]  —  [b]4-[y:].  Par  contre  les  unités  phonologiques 
.m,  6,  z:,  y:  ne  peuvent  plus  être  représentées  comme  des 
séries  d'unités  phonologiques  encore  plus  petites  se  suivant 
les  unes  les  autres.  Au  point  de  vue  phonétique  chaque  b 
consiste  en  toute  une  suite  de  mouvements  articulatoires  : 
d'abord  les  lèvres  se  rapprochent  l'une  de  l'autre  de  sorte 
que  l'espace  buccal  soit  complètement  fermé  vers  l'avant  ; 
en  même  temps  les  cordes  vocales  commencent  à  vibrer, 
tandis  que  l'air  venant  des  poumons  pénètre  dans  l'espace 
buccal  et  s'accumule  derrière  l'obstacle  des  lèvres  ;  finalement 
cet  obstacle  est  forcé  par  la  pression  de  l'air.  Chacun  de  ces 
mouvements  successifs  correspond  à  un  effet  acoustique 
déterminé.  Mais  aucun  de  ces  «  atomes  acoustiques  »  ne  peut 
être  considéré  comme  unité  phonologique  puisqu'ils  se 
présentent  toujours  tous  ensemble  et  jamais  séparément  : 
à  r«  implosion  »  labiale  succède  toujours  r«  explosion  »,  qui 
de  son  côté  est  toujours  introduite  par  l'implosion  ;  de  même 
la  sonorité  à  nuance  labiale  qui  résonne  entre  l'implosion  et 
l'explosion  ne  peut  pas  apparaître  sans  implosion  labiale  et 
explosion.  Le  «  b  »  tout  entier  est  donc  une  unité  phonolo- 
gique, non  analysable  dans  le  temps.  On  peut  dire  la  même 
chose  des  autres  unités  phonologiques  mentionnées  ci-dessus  : 
le  //  «  long  ))  (û)  ne  peut  pas  être  traité  comme  une  suite  de 
y  «brefs  ».  Certes  ce  [y:],  considéré  du  point  de  vue  phoné- 
tique est  un  espace  de  temps  rempli  par  l'articulation  du 
y.  INIais  si  l'on  essaie  de  loger  dans  une  partie  de  cet  espace 
de  temps  une  autre  articulation  vocalique,  on  n'obtient  pas 
un  autre  mot  allemand  [Baûne,  Bûane,  Biûne^  Butine,  etc., 
sont  impossibles  en  allemand).  Le  u  long  est  donc,  au  point 
de  vue  du  système  phonologique  allemand,  non  analysable 
dans  le  temps. 

Ces  unités  phonologiques  qui,  au  point  de  vue  de  la  langue 
en  question,  ne  se  laissent  pas  analyser  en  unités  phonolo- 
giques encore  plus  petites  et  successives,  nous  les  appellerons 
des  phonèmes^.  Le  phonème   est  donc   la   plus   petite  unité 


(1)  En  1912,  L.  V.  Sôerba  dans  «Russkije  glasnyje»  (St.  Petersbourg,  1912, 
14)  a  donné  la  définition  suivante  du  phonème  :  «  la  représentation  phonique 
générale  la  plus  courte  qui,  dans  la  langue  étudiée,  possède  la  faculté  de  s'asso- 
cier à  des  représentations  de  sens  et  de  différencier  des  mots...  s'appelle  pho- 
nème ».  Dans  cette  définition  (encore  entièrement  sur  le  terrain  de  la  psycho- 
logie associative),  comme  dans  èôerba  «  Court  exposé  de  la  prononciation  russe  » 
(1911,  2),  il  semble  que  pour  la  première  fois  ait  été  soulignée  d'une  façon  nette 


38  N.   s.   TROUBETZKOY 

phonologique  de  la  langue  étudiée.  La  face  signifiante  de 
chaque  mot  existant  dans  la  langue  se  laisse  analyser  en 
phonèmes  et  peut  être  représentée  comme  une  suite  déter- 
minée de  phonèmes. 

Naturellement  il  ne  faut  pas  trop  simplifier  les  choses.  On 
ne  doit  pas  se  représenter  les  phonèmes  comme  des  moellons 
dont  les  différents  mots  seraient  composés.  Chaque  mot  est 
plutôt  un  tout  phonique,  une  silhoiieite,  et  les  auditeurs  le 
reconnaissent  comme  une  silhouette,  à  peu  près  comme  on 
reconnait  dans  la  rue  un  homme  déjà  connu  à  l'ensemble  de 
sa  silhouette.  Mais  la  reconnaissance  de  la  silhouette  suppose 
qu'elle  se  distingue  des  autres  et  cela  n'est  possible  que  si  les 
diverses  silhouettes  se  distinguent  entre  elles  par  certaines 
marques.  Les  phonèmes  sont  donc  les  marques  distiiidives 
des  silhouettes  des  mots.  Chaque  mot  doit  contenir  autant  de 
phonèmes  dans  l'ordre  voulu  qu'il  est  nécessaire  pour  le 
distinguer  de  tout  autre  mot.  Cette  succession  de  phonèmes 
n'est  tout  entière  propre  qu'à  ce  seul  mot,  mais  chaque  terme 
isolé  de  cette  succession  apparaît  comme  marque  distinctive 
également  dans  d'autres  mots.  En  effet  le  nombre  de  phonèmes 
employés  comme  marques  distinctives  est  dans  chaque  langue 
beaucoup  plus  petit  que  le  nombre  des  mots,  de  sorte  que 
chaque  mot  particulier  n'offre  jamais  qu'une  combinaison 
déterminée  de  phonèmes  existant  également  dans  d'autres 
mots.  Cela  ne  contredit  nullement  au  caractère  de  silhouette 
qu'a  le  mot.  En  tant  que  silhouette  chaque  m.ot  contient 
toujours  quelque  chose  de  plus  que  la  somme  de  ses  termes 
ou  de  ses  phonèmes,  à  savoir  le  principe  d'unité  qui  joint 
ensemble  cette  suite  de  phonèmes  et  confère  au  mot  son 
individualité.   Mais  à   la   difïérence   des  divers  phonèmes  ce 


la  fonction  que  remplit  le  phonème  en  différenciant  des  significations.  En  192S 
N.  F.  Jakovlev  dans  un  article  intitulé  «  Matematiceskaja  formula  postrojenija 
alfavita  »  (dans  la  revue  KaVlura  i  pis'mennosV  Vosloka  I.  46)  a  donné  une 
définition  du  phonème  déjà  tout  à  fait  débarrassée  d'éléments  psyrhologiques  : 
«  par  phonème  nous  entendons  toute  particularité  phonique  qui  se  laisse  extraire 
de  la  chaîne  parlée  comme  étant  l'élément  le  pins  court  servant  à  différencier 
des  unités  de  signification  ».  La  définition  que  nous  avons  présentée  ci-dessus 
a  été  formulée  pour  la  première  fois  en  1929  par  R.  Jakobson  dans  ses  <<  Remar- 
ques sur  l'évolution  phonologique  du  russe»  (TCLP  II,  5)  :  tTous  termes  d'oppo- 
sition phonologique  non  susceptibles  d'être  dissociés  en  sous-oppositions  phono- 
logiques plus  menues  sont  appelés  phonèmes  ».  Dans  une  rédaction  quelque 
peu  modifiée  :  •'  ...  non  susceptible  d'être  dissociée  en  unités  phonologiques  plus 
petites  et  plus  simples»,  cette  définition  a  été  également  insérée  dans  le  «Projet 
de  terminologie  phonologique  standardisée  ->  {TCLP  IV,  311). 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  39 

principe  d'unité  ne  peut  être  localisé  dans  le  corps  du  mot, 
et  par  conséquent  on  peut  dire  que  le  corps  du  mot  peut  être 
analysé  en  phonèmes  sans  laisser  de  résidu,  qu'il  consiste  en 
phonèmes,  de  même  qu'on  peut  dire  à  peu  près  de  la  même 
manière  qu'une  mélodie  composée  sur  la  gamme  majeure 
consiste  dans  les  notes  de  cette  gamme  (bien  que  cette  mélodie 
outre  les  notes,  contienne  sûrement  encore  quelque  chose 
qui  lui  donne  une  silhouette  musicale  particulière  et  déter- 
minée)^. 

La  même  image  phonique  peut  être  en  même  temps  un 
terme  d'une  opposition  phonologique  distinctive  et  d'une 
opposition  indistinctive.  Ainsi  par  ex.  l'opposition  entre  le 
son  ach  et  le  son  ich  est  indistinctive,  mais  l'opposition  des 
deux  sons  ch  et  du  son  k  est  distinctive  [siechen  «  piquer  »  — 
slecken  «  être  attaché  à  »,  roch  «  (il)  a  senti  »  —  Rock  «  habit  »). 
Gela  n'est  possible  que  parce  que  chaque  image  phonique 
comporte  plusieurs  particularités  acoustico-articulatoires  et 
qu'elle  se  distingue  de  toute  autre  image  phonique,  non  pas 
par  toutes,  mais  seulement  par  quelques-unes  de  ces  particu- 
larités. Ainsi  les  sons  k  se  distinguent  des  sons  ch  par  le  fait 
que  dans  les  premiers  il  se  produit  une  fermeture  complète, 
dans  les  seconds  un  simple  rétrécissement  entre  le  dos  de  la 
langue  et  le  palais  ;  par  contre  la  différence  entre  le  son  ich 
et  le  son  ach  consiste  en  ce  que  le  rétrécissement  a  lieu  dans 
le  premier  cas  au  niveau  du  palais  moyen  et  dans  le  second 
cas  au  niveau  du  palais  mou.  Que  l'opposition  ch-k  soit 
distinctive,  et  qu'au  contraire  l'opposition  du  son  ich  et  du 
son  ach  ne  le  soit  pas,  cela  prouve  que  le  fait  du  rétrécissement 
entre  le  dos  de  la  langue  et  le  palais  est  phonologiquement 
pertinent  pour  ch,  et  que  par  contre  la  localisation  de  ce 
rétrécissement  sur  l'arrière-palais  ou  le  palais  moyen  est 
non  perlinenle  au  point  de  vue  phonologique.  Les  images 
phoniques  prennent  part  aux  oppositions  phonologiques 
distinctives  seulement  par  leurs  particularités  phonologique- 
ment pertinentes,  et  comme  chaque  phonème  doit  être  un 
terme  d'opposition  phonologique,  il  s'en  suit  que  le  phonème 
coïncide,  non  pas  avec  une  image  phonique  concrète,  mais 
seulement   avec   les   particularités   phonologiquement   perti- 


(1)  Voir  à  vc  "«ujet.  Karl  Rûhler  «Psychologie  der  Phonème  «  [Proceedinfjs 
of  the  Second  Inlernational  Congress  of  Phonelic  Sciences,  162  ss.)  et  N.  S.  Trou- 
betzkoy  «  tJber  eine  neue  Kritik  des  Phonembegriffes  »  (Archiv  fur  venjleichende 
Phonelik  I,  12î>  ss.,  en  particulier  117  ss.). 


40  >'.    s.    TROUBETZKOY 

nentes  de  cette  image.  On  peut  dire  que  le  phonème  est  la 
somme  des  parliculariiés  phonologiquemenl  perUnenies  que 
comporte  une  image  phonique^. 

Chacun  des  sons  concrets  produits  et  perçus  dans  l'acte 
de  parole  comporte,  outre  des  particularités  phonologique- 
raent  pertinentes,  beaucoup  d'autres  particularités  non 
pertinentes  au  point  de  vue  phonologique.  Par  conséquent 
aucun  de  ces  sons  ne  peut  être  considéré  simplement  comme 
un  phonème.  Mais  dans  la  mesure  où  l'un  de  ces  sons  contient 
les  particularités  phonologiquement  pertinentes  d'un  phonème 
déterminé,  il  peut  être  considéré  comme  une  réalisation  de 
ce  phonème.  Les  phonèmes  sont  réalisés  par  les  sons  du 
langage  (ou  d'une  façon  plus  précise  par  les  sons  de  la  parole 
ou  du  discours)  dont  chaque  acte  de  parole  est  constitué. 
Ces  sons  du  langage  ne  sont  jamais  les  phonèmes  eux-mêmes, 
puisqu'un  phonème  ne  peut  contenir  aucun  trait  qui  ne  soit 
pas  phonologiquement  pertinent,  ce  qui  est  impossible  pour 
un  son  du  langage  effectivement  produit.  Les  sons  concrets 
qui  figurent  dans  le  langage  sont  plutôt  de  simples  symboles 
matériels  des  phonèmes. 

Le  courant  sonore  continu  d'un  acte  de  parole  réalise  ou 
symbolise  une  suite  déterminée  de  phonèmes.  A  des  points 
déterminés  de  ce  courant  sonore  on  reconnaît  les  particularités 
phoniques  phonologiquement  pertinentes  qui  caractérisent 
les  différents  phonèmes  dont  la  suite  correspond  à  cet  acte 
de  parole.  Chacun  de  ces  points  peut  être  considéré  comme  la 
réalisation  d'un  phonème  déterminé.  Outre  les  particularités 
phoniques  phonologiquement  pertinentes,  il  apparaît  égale- 
ment au  même  point  du  courant  sonore  beaucoup  d'autres 
particularités  phoniques,  non  pertinentes  au  point  de  vue 
phonologique.  L'ensemble  de  toutes  les  particularités,  aussi 
bien  pertinentes  que  non  pertinentes  au  point  de  vue  phono- 
logique, qui  apparaissent  au  point  précis  du  courant  sonore 
où  un  phonème  se  réalise  sera  désigné  sous  le  nom  de  son  du 
langage  (ou  son  de  la  parole,  son  du  discours).  Chaque  son  du 
langage  contient  d'une  part  des  caractères  phonologiquement 
pertinents  qui  en  font  une  réalisation  d'un  phonème  déter- 
miné, et  d'autre  part  une  grande  masse  de  caractères  non 
pertinents  au  point  de  vue  phonologique  dont  le  choix  et 
l'apparition  sont  conditionnés  par  toute  une  série  de  causes. 


(1)  Voir  une   définition   semblable   de    R.   Jakobson    dans   l'Encyclopédie 
tchèque  Otlùv  Slovnik  IS^aucny,  Dodatky  II,  I,  608  (s.  v.  «  fonéma  »). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  41 

Il  s'en  suit  qu'un  phonème  peut  être  réalisé  par  beaucoup 
de  sons  du  langage  différents  les  uns  des  autres.  Pour  le  g 
allemand  par  ex.  les  caractéristiques  suivantes  sont  phono- 
logiquement  pertinentes  :  occlusion  complète  entre  le  dos  de 
la  langue  et  le  palais  avec  relèvement  du  voile  du  palais, 
détente  des  muscles  de  la  langue  et  rupture  non  souillée  de 
l'occlusion.  Mais  le  lieu  où  l'occlusion  doit  se  former  entre  la 
langue  et  le  palais,  l'attitude  des  lèvres  et  des  cordes  vocales 
pendant  l'occlusion,  tout  cela  est  non  pertinent  au  point  de 
vue  phonologique.  Par  conséquent,  il  y  a  en  allemand  toute 
une  série  de  sons  du  langage  qui  sont  à  considérer  comme  des 
réalisations  de  l'unique  phonème  gr;  il  y  a  des  g  sonores, 
demi-sonores  et  tout  à  fait  sourds  (même  dans  les  parties  du 
domaine  linguistique  allemand  oîi  les  moyennes  sont  en 
général  sonores),  des  g  vélaires  arrondis  (par  ex.  dans  gui 
«  bon  »,  Glul  «  ardeur,  chaleur  »),  des  g  palataux  à  arrondisse- 
ment étroit  (par  ex.  dans  Giile  «biens»,  GliXck  «bonheur»), 
des  g  vélaires  non  arrondis  (par  ex.  dans  ganz  «  tout  entier  », 
Wage  «balance»,  iragen  «porter»),  des  g  fortement  pala- 
talisés  et  non  arrondis  (par  ex.  dans  Gift  «  poison  »,  Gier 
«avidité,  gloutonnerie»),  des  g  moyennement  palatalisés 
(par  ex.  dans  gelb  «  jaune  »,  liège  «  (je)  me  trouve  ».  Tous  ces 
sons  différents  du  langage  qui  réalisent  le  même  phonème, 
nous  les  appellerons  des  variantes  (ou  des  variantes  phoné- 
tiques) du  phonème  en  question. 

3.  La  définition  du  phonème 

La  définition  qui  vient  d'être  donnée  des  notions  de  «  phonème  »,  de 
«variante  »,  de  <  son  du  langage  »  n'est  pas  acceptée  par  tous  les  linguistes  et 
n'était  pas  au  début  formulée  de  cette  manière. 

D'abord  la  définition  du  phonème  fut  rédigée  en  termes  psychologiques. 
J.  Baudouin  de  Courtenay  définissait  le  phonème  comme  «  l'équivalent  psychique 
du  son  du  langage  ».  Cette  définition  était  insoutenable,  car  au  même  phonème 
peuvent  correspondre,  comme  variantes,  plusieurs  sons  du  langage,  et  chacun 
de  ces  sons  du  langage  possède  un  «  équivalent  psychique  »  propre  - — ■  à  savoir 
les  représentations  acoustiques  et  motrices  qui  lui  correspondent.  En  outre 
cette  définition  suppose  que  le  son  du  langage  lui-même  est  une  grandeur 
positivement  donnée  et  tout  -k  fait  concrète.  Mais  en  réalité  il  n'en  est  pas 
ainsi  :  seul  est  positivement  donné  le  courant  sonore  continu  et  concret  de 
l'acte  de  parole,  et  si  nous  extrayons  de  ce  «  continuum  »  divers  sons  du  langage, 
nous  le  faisons  précisément  parce  que  la  section  en  question  du  courant  sonore 
«  correspond  ..  à  un  mot  contenant  un  phonème  déterminé.  Le  son  du  langage 
ne  peut  être  défini  que  par  son  rapport  avec  le  phonème.  Mais  si  l'on  part  du 
son  du  langage  pour  définir  le  phonème,  on  tombe  dans  un  cercle  vicieux. 

En  ce  qui  concerne  le  phonème,  l'auteur  de  ces  lignes,  dans  ses  premiers 


42  N.    s.   TROUBETZKOY 

travaux  phonologique?,  a  lui  aussi  plusieurs  fois  employé  l'expression  de  •  repré- 
sentation phonique  »*.  Cette  expression  était  fautive,  pour  la  même  raison  que 
la  définition  citée  plus  haut  de  J.  Baudouin  de  Courtenay.  En  effet  des  repré- 
sentations acoustico-motrices  correspondent  à  chaque  \arrante  phonétique, 
dans  la  mesure  où  l'articulation  est  contrôlée  et  réglée  par  le  sujet  parlant. 
Il  n'y  a  non  plus  aucune  raison  pour  considérer  quelques-unes  de  ces  repré- 
sentations comme  «  conscientes  »  et  d'autres  comme  «  inconscientes  ».  Le  degré 
de  conscience  du  processus  articulatoire.  ne  dépend  que  de  l'exercice.  Par  un 
dressage  particulier  on  peut  prendre  conscience  des  particularités  non  phonolo- 
giques des  sons  —  ce  qui  rend  possible  ce  qu'on  appelle  la  "  phonétique  audi- 
tive •.  Le  phonème  ne  peut  donc  être  défini,  ni  comme  <■  représentation  pho- 
nique ',  ni  comme  «  représentation  phonique  consciente  ',  et  être  ainsi  opposé 
au  son  du  langage  ou  à  la  variante  phonétique.  L'expression  d'o  intention 
phonique  >.  que  l'auteur  de  ces  lignes  a  employée  dans  sa  communication  au 
IP  Congrès  International  de  Linguistes  à  Genève*  n'était  qu'une  transposition, 
dans  le  domaine  volontaire,  de  la  définition  du  phonème  comme  <  représentation 
phonique  »  :  elle  était  donc  également  fautive.  Celui  qui  a  l'intention  de  pro- 
noncer le  mot  gib  <;  donne  »  doit  par  là  même  avoir  l'intention  d'exécuter  tous 
les  mouvements  des  organes  phonatoires  nécessaires  pour  cela,  donc  également 
l'intention  d'articuler  un  g  palatal  — •  et  cette  intention  n'est  pas  la  même 
que  celle  qu'on  a  si  l'on  veut  prononcer  le  mot  gab  «  (il  a  donné  »  avec  son  g 
vélaire.  Toutes  ces  expressions  psychologiques  ne  sont  pas  appropriées  à  la 
nature  du  phonème  et  doivent  par  conséquent  être  écartées.  D'ailleurs  elles 
peuvent  conduire  à  une  confusion  des  limites  entre  son  et  phonème,  ce  qu'en 
effet  on  peut  assez  souvent  remarquer  chez  J.  Baudouin  de  Courtenay  et  chez 
quelques  représentants  de  son  école. 

Il  faut  éviter  de  recourir  à  la  psychologie  pour  définir  le  phonème  :  en  effet 
le  phonème  est  une  notion  linguistique  et  non  pas  psychologique*.  Toute 
référence  à  la  «  conscience  linguistique  »  doit  être  écartée  en  définissant  le 
phonème.  Car  la  u  conscience  linguistique  »  est  ou  bien  une  appellation  méta- 
phorique de  la  langue,  ou  bien  une  notion  tout  à  fait  vague  qui  doit  elle-même 
être  définie  à  son  tour,  et  qui  peut-être  ne  peut  pas  l'être  du  tout.  C'est  pourquoi 
la  définition  du  phonème  proposée  par  N.  van  Wijk  (dans  De  ?>'ieune  Taalgids 
1936,  323)  est  également  contestable.  D'après  N.  van  "SVijk  «les  phonèmes 
d'une  langue  forment  une  catégorie  d'éléments  linguistiques  qui  existent  dans 
l'esprit  de  tous  les  membres  d'une  commimauté  linguistique  ».  Les  phonèmes 
sont  «  les  plus  petites  unités  que  la  conscience  linguistique  sent  comme  indivi- 
sibles !•.  Lier  le  concept  de  phonème  à  des  notions  aussi  vagues  que  «  esprit  », 
«  conscience  linguistique  «,  o  sentir  i  ne  peut  servir  à  l'expliquer.  Si  l'on  admettait 
cette  définition,  on  ne  saurait  jamais  dans  un  cas  concret  ce  qu'on  doit  considérer 
comme  phonème.  Il  est  impossible  en  effet  de  pénétrer  dans  «l'esprit  de  tous 

(1)  X.  S.  Troubetzkoy,  «  Polabische  Studien  .  {=  Sitzb.  Wien.  Akad., 
phil.-hisl.  Kl.  CCXI,  n°  4}  111,  «  Versuch  einer  allgemeinen  Théorie  der  phono- 
logischen  Vokalsysteme  »  [TGLP  I,  39).  —  D'ailleurs  cette  expression  n'était 
pas  employée  comme  une  défmition  scientifique  précise.  L'auteur  n'avait  pas 
alors  d'une  façon  générale  à  formuler  des  définitions,  mais  à  employer  correc- 
tement la  notion  de  phonème.  Et  l'emploi  de  la  notion  Av  phonème  était,  dans 
ces  premiers  écrits  phonologiques  de  l'auteur,  exactement  le  même  qu'aujour- 
d'hui (voir  par  ex.  «  Polabische  Studien  •,  115-120J. 

(2)  Actes  du  11^  Congrès  Inlernalional  de  Linguisles,  120  ss. 

(3)  Voir  TCLP  II,  103. 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  43 

les  membres  d'une  communauté  linguistique  »  (en  particulier  s'il  s'agit  d'une 
langue  morte).  De  même  découvrir  ce  que  «  sent  »  la  conscience  linguistique 
est  une  entreprise  épineuse  et  extrêmement  difricile.  Que  la  «  conscience  linguis- 
tique »  ne  soit  pas  capable  de  partager  un  phonème  en  parties  successives,  et 
que  tous  les  membres  d'une  communauté  linguistique  possèdent  les  mêmes 
phonèmes  —  ce  sont  là  deux  aflirmations  tout  à  fait  exactes,  mais  qui  ne  peuvent 
nullement  être  considérées  comme  une  définition  du  phonème.  Le  phonème 
est  avant  tout  un  concept  fonctiuii..'!,  qui  doit  être  défini  par  rapport  à  sa 
fonction.  Sa  définition  ne  peut  pas  être  obtenue  au  moyen  de  concepts  psycho- 
logiques. 

D'autres  définitions  également  insuffisantes  se  basent  sur  l'existence  de 
variantes  combinatoires.  Daniel  Jones  définissait  le  phonème  comme  une 
famille  ou  un  groupe  de  sons  du  langage,  acoustiquement  ou  articulatoirement 
apparentés,  qui  n'apparaissent  jamais  dans  le  même  entourage  phonique.  Cette 
première  définition  de  D.  Jones  suppose  que  le  discours  humain  consiste  en 
phonèmes  et  en  sons  du  langage,  de  sorte  que  ces  deux  éléments  n'appartien- 
draient pas  à  des  plans  différents,  mais  coexisteraient  côte  à  côte  sur  le  même 
plan.  Dans  un  mot  comme  allemand  Wiege  «berceau  »,  v,  i:  et  a  seraient  des 
sons  du  langage  (puisqu'ils  ne  présentent  aucune  variante  combinatoire  percep- 
tible à  l'oreille  nue),  au  contraire  g  serait  un  phonème  (puisque  sa  pronon- 
ciation dépend  de  l'entourage  phonique).  Il  est  clair  qu'un  tel  emploi  des 
expressions  «  son  du  langage  »  et  «  phonème  »  n'a  un  sens  que  par  rapport  à 
l'écriture  :  par  «  phonèmes  »  il  faudrait  comprendre  les  lettres  qui  sont  pro- 
noncées différemment  selon  leur  position  dans  le  mot,  et  par  «  sons  du  langage  » 
(ou  «  phones  »)  les  lettres  qui  se  prononcent  toujours  pareillement.  La  notion 
de  phonème  se  trouvait  primitivement  en  étroit  rapport  chez  D.  Jones  avec  le 
problème  de  la  «  transcription  phonétique  »^.  Mais  bientôt  il  jugea  que  la  théorie 
du  phonème  n'était  pas  soutenable  sous  cette  forme  et  qu'elle  avait  besoin 
d'un  complément.  La  définition  du  phonème  resta  à  proprement  parler  inchangée 
mais  elle  ne  s'ai^pliqua  plus  seulement  à  des  familles  ou  à  des  groupes  de  sons 
impermutables  qui  peuvent  être  perçus  comme  différents  par  l'oreille  nue  : 
elle  s'appliqua  aussi  à  des  sons  dont  la  différence  n'est  pas  perçue  immédiate- 
ment. Et  comme  la  phonétique  expérimentale  avait  prouvé  qu'il  est  impossible 
de  prononcer  exactement  le  même  son  dans  un  entourage  phonétique  différent, 
en  cette  nouvelle  forme  de  la  théorie  dans  un  mot  comme  Wiege  cité  plus 
haut  non  seulement  g,  mais  aussi  v,  i  et  a  devinrent  des  phonèmes.  Dans  sa 
première  période  de  développement  la  théorie  du  phonème  de  D.  Jones  admettait 
à  côté  des  sons  du  langage  et  des  phonèmes,  des  «  diaphones  »  :  il  comprenait 
sous  ce  nom  des  familles  de  sons  pouvant  se  remplacer  réciproquement  sans 
modifier  la  signification  du  mot.  Mais  comme  la  phonétique  instrumentale 
montre  qu'il  est  impossible  de  répéter  exactement  le  même  son  dans  le  même 
entourage  phonique,  D.  Jones  devait  en  toute  logique  ne  plus  parler  que  de 
diaphones  aux  dépens  de  sons  du  langage  ou  de  phones,  et  définir  le  phonème 
comme  une  famille  de  diaphones  non  permutables.  Et  de  fait  il  a  abouti  à  un 
résultat  analogue  au  dernier  degré  de  développement  de  sa  théorie  sur  le  pho- 
nème. Il  se  base  en  outre  sur  la  théorie  des  «  sons  abstraits  »  développée  par  le 
professeur  japonais  Jimbo  et  par  le  linguiste  anglais  Dr.  Palmer  à  Tokio.  Les 
sons  concrets  que  nous  entendons  sont  tous  difTérents  et  il  est  impossible  de 
prononcer  deux  fois  exactement  le  même  son.  Mais  certains  sons  ont  tant  de 


(1)  Voir  à  ce  sujet  J.  Vachek  dans  Charisleria   Guilelmo  Malhesio,  25  ss. 
et  les  écrits  de  D.  Jones  qui  y  sont  cités. 


44  N.    s.    TROUBETZKOY 

tiaiU  cummiui'^,  ils  sont  >i  semblables  entre  eux  qu'on  peut  rassembler  leurs 
traits  communs  en  une  seule  représentation  et  que  cette  représentation  peut 
être  pensée  comme  telle.  Il  en  résulte  des  «  sons  abstraits  »,  par  ex.  un  g  vélaire, 
un  g  palatal,  etc.  Mais  cela  n'est  qu'une  abstraction  au  premier  degré.  Si  l'on 
embrasse  toute  une  famille  de  ces  sons  abstraits  qui  d'une  part  présentent  entre 
eux  une  certaine  ressemblance,  mais  qui  d'autre  part  en  une  langue  donnée 
ne  se  présentent  jamais  dans  le  même  entourage  phonique  et  qu'on  les  rassemble 
en  une  même  représentation  générale,  on  aura  là  un  second  degré  d'abstraction  : 
les  phonèmes  seraient  justement  ces  sons  abstraits  au  second  degré.  A  cette 
définition  on  doit  avant  tout  objecter  que  ces  abstractions  supposent  une  base 
sur  laquelle  elles  soient  construites.  A  une  foule  de  chiens  concrets  peuvent 
correspondre  les  représentations  abstraites  «  grand  chien  »,  «  chien  noir  », 
«  chien  fidèle  »,  «  caniche  »,  etc.,  selon  ce  qui  est  choisi  comme  base  de  l'abstrac- 
tion, et  chacun  de  ces  «  chiens  abstraits  »  comprendra  des  «  chiens  concrets  » 
très  différents  entre  eux.  D.  Jones  parle  de  sons  abstraits  sans  se  soucier  delà 
base  sur  laquelle  l'abstraction  est  établie.  Au  premier  degré  l'abstraction  se 
fait  au  point  de  vue  de  la  similitude  acoustico-articulatoire,  mais  au  second 
degré  elle  se  fait  au  point  de  vue  du  rapport  avec  l'entourage  phonique.  Ces  deux- 
bases  d'abstraction  sont  si  différentes  qu'on  ne  peut  en  aucun  cas  les  considérer 
comme  deux  degrés  du  même  processus  d'abstraction.  En  outre  on  doit  souligner 
l'indétermination  du  concept  «  son  du  langage  »  ou  «  son  concret  ».  Les  sons 
concrets  n'existent  que  dans  la  mesure  où  ils  sont  des  réalisations  de  phonèmes. 
Le  «  premier  degré  d'abstraction  »  est  donc  à  proprement  parler  le  second. 
Tant  que  le  concept  de  phonème  ainsi  défini  par  D.  Jones  n'était  créé  que  pour 
la  transcription,  il  avait  certes  une  valeur  pratique,  quoique  peu  de  rapports 
avec  la  linguistique  en  tant  que  telle.  Mais  dès  que  ce  concept  a  été  modifié 
pour  correspondre  à  des  phénomènes  linguistiques  déterminés,  le  point  de  départ 
de  cette  définition  s'est  montré  caduc. 

Le  phonème  ne  peut  être  défini  d'une  façon  satisfaisante,  ni  par  sa  nature 
psychologique,  ni  par  ses  rapports  avec  les  variantes  phonétiques  —  mais 
seulement  et  uniquement  par  sa  fonction  dans  la  langue.  Qu'on  le  définisse 
comme  la  plus  petite  unité  distinctive  (L.  Bloomfield)  ou  comme  marque 
phonique  dans  le  corps  du  mot  (K.  Biihler)  —  tout  cela  revient  au  même  :  à 
savoir  que  toute  langue  suppose  des  oppositions  «phonologiques  «distinctives 
et  que  le  phonème  est  un  terme  de  ces  oppositions  qui  ne  soit  plus  divisible  en 
imités  «  phonologiques  »  distinctives  encore  phis  petites.  A  cette  définition 
tout  à  fait  claire  et  sans  ambiguité,  il  n'y  a  rien  à  changer.  En  effet  toute  modi- 
fication qui  y  serait  apportée  ne  conduirait  qu'à  vme  complication  qu'on  peut 
éviter  . 

Du  reste  les  motifs  de  ces  complications  sont  parfois  non  seulement  com- 
préhensibles du  point  de  vue  psychologique,  mais  encore  légitimes.  Tel  est  le 
cas  de  la  définition  extrêmement  compliquée  qu'a  donnée  du  phonème  le  pho- 
nologue  américain  W.  Freeman  Twadtlell  dans  son  intéressante  dissertation 
«  On  Defining  the  Phonème  »  (=  Langiiage  Monographs,  piibl.  by  Ihe  JJngiiisUc 
Society  of  America  XVI,  1935)  ;  cette  définition  semble  amenée  par  la  crainte 
d'une  liypostase  du  phonème,  c'est-à-dire  par  la  crainte  qu'on  traite  les  pho- 
nèmes comme  des  choses  que  les  sujets  parlants  posséderaient  et  avec  lesquelles, 
comme  avec  des  moellons,  ils  bâtiraient  des  mots  et  des  phrases  (voir  en  parti- 
culier p.  53).  Pour  éviter  ce  danger,  \V.  Freeman  Twaddel  veut  souligner  avec 
une  force  particulière  le  caractère  relatif  du  phonème  (c'est-à-dire  le  fait  qu'il 
est  im  terme  d'opposition)  et  il  construit  dans  ce  but  sa  théorie  du  phonème, 
qu'on  peut  résumer  de  la  façon  suivante  :  une  «  expression  »  (c'est-à-dire  un 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  45 

acte  de  parole  coneret)  e-t  un  phénomène  physique  (un  son)  lié  à  une  signifi- 
cation déterminée.  Un  complexe  phonique  qui  revient  dans  différentes  expres- 
sions et  a  toujours  le  même  sens  s'appelle  une  «  forme  ».  Deux  formes  ayant  des 
significations  différentes  sont  en  principe  également  différentes  au  point  de  vue 
phonique  (à  part  les  homonymes  qui  dans  toutes  les  huigues  sont  relativement 
rares) ^.  Le  degré  de  diversité  phonique  entre  deux  formes  distincte?  peut  être 
différent.  La  dilTérence  phonique  minima  entre  deux  formes  non  semblables 
correspond  aux  fragments  des  complexes  phoniques  en  question.  Un  groupe 
de  formes  qui  se  distinguent  au  minimum  les  unes  des  autres  constitue  une 
«  classe  ».  Cette  classe  est  caractérisée  par  le  complexe  phonique  commun  à  tous 
ses  membres  et  si  la  différence  minima  affecte  dans  tous  ses  membres  la  même 
partie  (par  ex.  la  finale  ou  l'initiale),  alors  cette  classe  est  «  ordonnée  ».  Ainsi 
par  ex.  les  mots  allemands  nalim  «  (il)  prit  »  —  lahm  «  perclus  »  —  karn  «  (il) 
vint  »  —  Rahm  «  crème  »  —  Scham  «  pudeur  »  —  zahm  «  apprivoisé  »  forment 
une  classe  ordonnée.  Les  rapports  entre  les  membres  d'une  telle  classe  sont 
des  oppositions  phonologiques  minima  et  W.  F.  Twaddell  nomme  les  termes 
de  ces  oppositions  des  «  microphonèmes  »  (donc  dans  nos  exemples  n,  l,  k,  r, 
sch,  Is  sont  des  microphonèmes  de  la  classe  formelle  caractérisée  par  arn  final). 
Le  correspondant  phonétique  d'un  microphonème  contient  plusieurs  particu- 
larités articulatoires.  Deux  classes  formelles  sont  dites  "  pareillement  ordonnées  » 
si  les  rapports  existant  entre  leurs  microjjhonèmes  sont  identiques.  Ainsi  par 
ex.  les  classes  anglaises  pill  «pilule»  —  lill  «jusqu'à  ce  que»  - —  kill  «(je) 
tue  »  —  bill  «  arrêt,  loi  »  — ■  et  nap  «  somme,  bosse  »  — •  gnal  «■  moucheron,  cousin  » 
—  knack  «  babiole,  brimborion  »  —  nab  «  (je)  happe  »  sont  ordonnées,  car 
quoique  la  nature  phonétique  des  microphonèmes  ne  soit  pas  du  tout  la  même 
dans  les  deux  cas  (p,  t,  k  sont  aspirés  à  l'initiale  et  non  aspirés  à  la  finale), 
cependant  les  rapports  existant  entre  ces  microphonèmes  sont  identiques.  Tous 
les  microphonèmes  qui  occupent  la  même  place  dans  différentes  classes  formelles 
pareillement  ordonnées  constituent  un  «  macrophonème  »,  ce  qui  correspond 
à  notre  concept  de  "  phonème  ».  Comme  J.  Vachek  l'a  remarqué  tout  à  fait 
justement  (voir  Proceedings  of  Ihe  Second  Inlernalional  Congress  of  Phonelic 
Sciences,  33  ss.),  cette  définition  du  phonème  s'accorde  pour  l'essentiel  avec 
la  nôtre.  Les  microphonèmes  et  les  macrophonèmes  de  W.  Freeman  Twaddell 
sont  des  termes  non  analysables  d'oppositions  et  il  est  dit  expressément  du 
macrophonème  qu'il  est  la  somme  des  particularités  phoniques  d'importance 
phonologique,  etc.  Par  des  détours  compliqués  W.  Freeman  Twaddell  par\ient 
donc  au  résultat  auquel  nous  sommes  arrivés  par  un  chemin  plus  court. 
En  outre  ces  détours  compliqués  n'offrent  aucun  avantage.  Notre  définition 
ne  contient  rien  qui  supposerait  ou  provoquerait  une  hypostase  du  phonème. 
Karl  Bûhler  considère  le  phonème  comme  «  une  marque  phonique  sur  la  figure 
du  mot  »,  ce  qui  convient  bien  à  la  conception  du  mot  comme  silhouette  et 
concorde  tout  à  fait  avec  notre  définition  du  pjionème,  de  même  que  la  «perti- 
nence abstractive  »  que  Karl  Biihler  considère  avec  raison  comme  le  fondement 
et  le  support  logique  de  notre  concept  du  phonème  (voir  TCLP  IV,  22-53). 
Les  avantages  que  peut  offrir  la  distinction  entre  microphonèmes  et  macro- 
phonèmes peuvent  aussi  bien  être  obtenus  par  notre  doctrine  sur  la  possibilité 
de  neutraliser  les  oppositions  phonologiques  et  sur  les  archiphonèmes  (voir 
ci-dessous  chap.  III)  —  et  d'autre  part  le  danger  d'atomisation  de  la  phonologie, 
danger  lié  à  la  doctrine  du  microphonème  se  trouve  écarté  par  notre  solution 
du  problème.  Nous  croyons  donc  que  la  tiiéorie  compliquée  du  phonème  pré- 


(I)  Voir  B.  Trnka,  «  Bemerkungen  zur  Homonymie  »,  TCLP  IV,  152  ss. 


46  N.   s.   TROUBETZKOY 

sentée  par  W.  Freeman  Twaddell  ne  peut  remplacer  la  définition  du  phonème 
que  nous  avons  donnée  ci-dessus.  Le  grand  mérite  de  W.  Freeman  Twaddell 
réside  dans  la  suppression  radicale  des  préjugés  psychologiques  et  naturalistes 
qui  se  sont  formés  autour  du  concept  de  phonème  (aussi  bien  chez  quelques 
partisans  de  la  plionologie  que  chez  quelques-uns  de  ses  adversaires).  Certes  sa 
manière  abstraite  de  s'exprimer  et  le  tour  philosophique  de  sa  pensée  imposent 
au  lecteur  des  efforts  assez  ardus,  dont  beaucoup  d'opiniâtres  adversaires  de 
la  phonologie  ne  sont  pas  capables,  ce  qui  peut  amener  (et  a  déjà  amené)  des 
incompréhensions.  Ainsi  l'aflirmation  de  W.  Freeman  Twaddell  que  le  phonème 
n'est  une  réalité  ni  physique,  ni  psychique,  mais  une  «  unité  abstraite,  fictive  ■>, 
a  été  comprise  avec  grande  joie  par  B.  Collinder  et  Meriggi  comme  un  simple 
rejet  du  concept  de  phonème ^  Mais  en  réalité  W.  Freeman  Twaddell  n'a  natu- 
rellement pensé  qu'à  ce  que  Ferdinand  de  Saussure  considérait  comme  l'essence 
de  toute  valeur  linguistique  :  «  entités  oppositives,  relatives  et  négatives  » 
(Cours  de  linguistique  générale  1922,  164),  ce  qui  peut  être  dit  en  propres 
termes  de  tout  concept  de  valeur.  Comme  le  phonème  appartient  à  la  langue  et 
que  la  langue  est  une  institution  sociale,  le  phonème  est  justement  une  valeur 
et  possède  la  même  espèce  d'existence  que  n'importe  quelle  valeur.  La  valeur 
d'une  unité  monétaire  (par  ex.  d'un  dollar)  n'est  de  même  ni  une  réalité  phy- 
sique, ni  une  réalité  psychique,  mais  une  grandeur  abstraite  et  «  fictive  ».  Mais 
sans  cette  «  fiction  »  un  état  ne  peut  exister... 

A.  W.  de  Groot  définit  le  phonème  de  la  façon  suivante  (TCLP  IV,  125)  : 
«  Le  phonème  est  une  marque  symbolique  phonologique,  avec  fonction  indé- 
pendante. La  fonction  essentielle  du  phonème  est,  par  le  fait  qu'il  est  reconnu 
et  identifié,  de  rendre  possible  ou  de  faciliter  en  cas  de  besoin  la  reconnaissance 
et  l'identification  de  mots  ou  de  parties  de  mots  qui  ont  une  valeur  de  symbole. 
On  peut  définir  les  phonèmes  comme  les  plus  petites  parties  du  courant  sonore- 
qui  aient  cette  fonction  ».  Arvo  Sotavalta  («  Die  Phonetik  und  ihre  Beziehungen 
zu  den  Grenzwissenschaften  »,  10)  adopte  cette  définition,  mais  en  donne  une 
rédaction  plus  claire,  bien  qu'il  ne  parle  pas  de  phonèmes,  mais  de  «  sons  du 
langage  ».  Par  son  du  langage  il  entend  «  la  plus  petite  partie  d'une  série  phonique- 
apparaissant  dans  le  discours  et  réclamant  un  temps  d'émission  plus  ou  moins 
déterminé,  qu'on  puisse  reconnaître  et  identifier,  et  qui  par  combinaison  avec 
des  sons  de  même  genre  puisse  servir  à  constituer  des  formes  linguistiques 
reconnaissables  et  identifiables  ».  Mais  on  peut  se  demander  :  pourquoi  des 
«  sons  du  langage  »,  ou  des  «  mots  »  ou  des  «  fragments  de  mots  »  sont-ils 
reconnus  ?  Que  veut  dire  en  somme  être  «  reconnu  »  ou  «  identifié  »  ?  Naturelle- 
ment on  ne  peut  reconnaître  que  ce  qui  se  distingue  par  quelque  chose  des 
autres  objets  du  même  genre.  Sont  reconnaissables  et  identifiables  les  mots  qui 
se  distinguent  de  tous  les  autres  mots  par  des  «  marques  de  différenciation  » 
phoniques  particulières.  Le  mot  Leber  «  foie  »  est  identifié  parce  qu'il  se  distingue 
par  son  l  des  mots  Weber  «  tisserand  »,  Geber  «  donneur  »,  par  son  e  du  mot 
lieber  «  cher  ».  par  son  b  du  mot  Leder  «  cuir  »  et  par  son  r  du  mot  Leben  «  vie  ».. 
Un  élément  phonique  qui  ne  possède  pas  la  faculté  de  distinguer  une  série 
phonique  d'une  autre  ne  peut  pas  non  plus  être  reconnu.  La  reconnaissance 
n'est  donc  pas  le  fait  primaire,  mais  la  conséquence  logique  de  la  distinction. 
En  outre  le  fait  de  reconnaître  est  un  processus  psychologique  et  il  n'est  pas 
opportun  d'introduire  des  concepts  psychologiques  pour  définir  des  notions 
linguistiques.  Par  contre  la  distinction  des  mots  est  un  concept  purement 
linguistique.  Par  conséquent  notre  définition  du  phonème  doit  être  préférée. 

(1)  P.  Meriggi  dans  Indogerm.  Forsch.  LIV,  70  ;  B.  Collinder  dans  Actes  du 
IV^  Congrès  International  de  Linguistes,  Copenhague  1938. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  47 


II.   RÈGLES  POUR  LA  DÉTERMINATION  DES  PHONÈMES 

1.  Distinction  entre  phonèmes  et  variantes 

Après  avoir,  dans  le  chapitre  précédent,  établi  la  définition 
du  phonème,  nous  devons  maintenant  indiquer  des  règles 
pratiques  à  l'aide  desquelles  on  puisse  distinguer  le  phonème, 
d'une  part  des  variantes  phonétiques,  et  d'autre  part  des 
groupes  de  phonèmes^ 

A  quelles  conditions  deux  sons  du  langage  peuvent-ils 
être  considérés  comme  des  réalisations  de  deux  phonèmes 
différents,  et  à  quelles  conditions  peuvent-ils  avoir  la  valeur 
de  deux  réalisations  phonétiques  d'un  unique  phonème  ? 
On   peut  établir  à  ce  sujet  quatre  règles  : 

fe  règle  :  Si  deux  sons  de  la  même  langue  apparaissent 
exactement  dans  le  même  entourage  phonique,  et  s'ils  peuvefit 
être  substitués  l'un  à  Vautre  sans  qu'il  se  produise  par  là  une 
différence  dans  la  signification  intellectuelle  du  mot,  alors  ces 
deux  sons  ne  sont  que  des  variantes  facultatives  d'un  phonème 
unique. 

On  peut  distinguer  plusieurs  sous-cas.  D'après  leurs  rapports 
avec  la  norme  du  langage,  les  variantes  facultatives  se  divisent 
en  générales  et  en  individuelles.  Les  premières  sont  celles  qui 
ne  sont  pas  considérées  comme  des  fautes  de  langage  ou  des 
déviations  de  la  norme  et  qui  par  conséquent  peuvent  toutes 
être  employées  par  le  même  sujet  parlant.  Ainsi  par  ex. 
l'allongement  des  consonnes  devant  les  voyelles  accentuées 
n'est  pas  senti  en  allemand  comme  une  faute  de  langage  et  le 
même  sujet  parlant  peut  prononcer  le  même  mot,  tantôt 
avec  un  s  ou  un  sch  initial  bref,  tantôt  en  allongeant  les 
consonnes,  de  sorte  que  cette  différence  dans  la  prononciation 
est  employée  pour  donner  une  nuance  émotionnelle  au 
discours  :  sso?  schschôn,  allemand  du  nord  jja.  Au^contraire 
si  les  variantes  individuelles  se  répartissent  entre  les  difTé- 
rents  membres  de  la  communauté  linguistique  de  telle  sorte 
que  seule  une  de  ces  variantes  est  considérée  comme  la 
prononciation  «  normale  »,     «  bonne  »,  «  modèle  »,  les  autres 


(1)  N.    s.   Troubetzkoy,   «  Anleitung  zu   phonologischen  Beschreibungen  i^ 
Brno  1935, 


48  N.    s.    TROUBETZKOY 

au  contraire  sont  senties  comme  des  déviations  locales, 
sociales,  pathologiques,  etc.,  de  la  norme.  Il  en  est  ainsi  par 
ex.  du  r  uvulaire  et  du  r  lingual  dans  diverses  langues  euro- 
péennes, mais  la  valeur  de  ces  deux  sons  varie  suivant  les 
langues.  Dans  les  langues  slaves,  de  même  qu'en  italien, 
espagnol,  hongrois  et  grec  moderne,  le  r  lingual  est  considéré 
conmie  la  norme  et  le  r  uvulaire  comme  une  déviation  patho- 
logique ou  conmie  une  marque  d'afîectation  et  de  snobisme, 
plus  rarement  (par  ex.  en  slovène.  où  il  apparaît  spécialement 
dans  certains  dialectes  de  Carinthie)  comme  une  particularité 
locale.  A  l'inverse,  en  allemand  et  en  français,  le  r  uvulaire 
(ou  plus  exactement  diverses  sortes  de  r  uvulaire  ;  est  la  norme 
et  le  r  lingual  est  considéré  comme  une  déviation  locale  ou 
comme  une  affectation  archaïsante  (par  ex.  le  r  des  acteurs 
français).  Dans  tous  ces  cas,  qui  certes  ne  sont  pas  rares,  la 
répartition  des  variantes  est  elle-même  une  «  norme  ».  Il 
arrive  souvent  aussi  que  deux  variantes  dun  phonème 
soient  générales,  mais  que  la  fréquence  de  leur  emploi  soit 
soumise  à  des  hésitations  individuelles  :  le  phonème  A  est 
réalisé  tantôt  comme  a',  tantôt  comme  a",  mais  un  individu 
préfère  la  réalisation  a'  et  un  autre  la  réalisation  a".  Ainsi 
existent  entre  les  variantes  «  générales  »  et  les  variantes  «  indi- 
viduelles »  des  gradations  successives. 

En  ce  qui  concerne  les  fonctions  des  variantes  facultatives, 
on  peut  les  classer  en  variantes  periinenlcs  pour  le  style  et  en 
variantes  non  pertinentes  pour  le  style.  Les  variantes  perti- 
nentes pour  le  style  expriment  les  dift'érences  entre  divers 
styles  de  langage,  par  ex.  entre  le  style  agité  et  émotionnel, 
et  le  style  nonchalant  et  familier.  En  allemand  par  ex.  sont 
employés  dans  cette  fonction  l'allongement  des  consonnes 
prétoniques  ainsi  que  l'hyperallongement  des  voyelles  longues 
et  la  prononciation  spirante  du  b  intervocalique  (par  ex.  dans 
le  mot  aber  «mais»  en  un  langage  nonchalant,  familier  ou 
excédé).  Par  des  variantes  stylistiques  peuvent  être  carac- 
térisés des  styles  de  langage,  non  seulement  émotionnels, 
mais  aussi  sociaux  :  par  ex.  dans  la  même  langue  il  peut 
exister  côte  à  côte  une  variante  populaire,  une  variante 
distinguée  et  une  variante  stylistiqueinent  neutre  du  même 
phonème  ;  de  sorte  qu'à  ces  variantes  on  reconnaît  le  degré 
de  culture  ou  la  classe  sociale  du  sujet  parlant.  Les  variantes 
stylistiques  peuvent  donc  être  classées  en  variantes  émotion- 
nelles ou  pathognomiques  et  en  variantes  'physiognomiques. 
Par  contre  pour  les  variantes  facultatives  non  pertinentes  pour 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  49 

le  style,  tous  ces  points  de  vue  ne  sont  pas  en  question.  Il 
n'échoit  en  somme  aucune  fonction  aux  variantes  faculta- 
tives non  pertinentes  pour  le  style  :  elles  se  remplacent 
réciproquement  d'une  façon  tout  à  fait  arbitraire,  sans  qu'en 
outre  la  fonction  expressive  ou  la  fonction  déclenchante 
du  discours  soient  modifiées  en  quoi  que  ce  soit.  Par  ex.  en 
kabarde  les  occlusives  palatales  sont  prononcées  tantôt 
comme  des  sons  du  type  k,  tantôt  comme  des  sons  du  type 
c  :  le  même  kabarde  prononcera  par  ex.  le  mot  gane.  «  chemise  » 
tantôt  iane,  tantôt  y'ane,  sans  le  remarquer,  ni  sans  indiquer 
par  là  aucune  nuance  stylistique  ou  émotionnelle  ^ 

La  distinction  et  la  systématisation  des  variantes  stylis- 
tiques relèvent  de  la  phonostylistique,  comme  il  a  déjà  été 
expliqué  ci-dessus  (Introduction,  2).  Au  point  de  vue  de  la 
phonologie  au  sens  étroit  du  terme  (c'est-à-dire  de  la  «  phono- 
logie représentative  »)  les  variantes  facultatives  stylistique- 
ment  pertinentes  ou  non  pertinentes  peuvent  toutes  être 
embrassées  dans  le  concept  commun  de  variantes  facultatives. 
On  ne  doit  pas  oublier  que  du  point  de  vue  de  la  phonologie 
représentative  la  «  variante  »  est  un  concept  purement  négatif  : 
un  rapport  de  variantes  existe  entre  deux  sons  s'ils  ne  peuvent 
être  employés  pour  différencier  des  significations  intellec- 
tuelles. Si  l'opposition  entre  ces  deux  sons  possède  quelque 
autre  fonction  (fonction  expressive  ou  fonction  d'appel), 
la  phonologie  au  sens  strict  du  terme  n'a  pas  à  s'en  occuper, 
mais  seulement  la  phonostylistique.  Toutes  les  variantes 
phonétiques  facultatives  doivent  leur  existence  au  fait  que 
seules  quelques-unes  des  particularités  articulatoires  de 
chaque  son  du  langage  sont  phonologiquement  distinctives. 
Les  autres  particularités  articulatoires  sont,  au  point  de  vue 
distinctif,  «  libres  »,  c'est-à-dire  qu'elles  peuvent  varier  d'un 
cas  à  l'autre.  Que  ces  variations  soient  exploitées  ou  non 
dans  un  but  expressif  ou  de  déclenchement,  cela  revient  au 
même  au  point  de  vue  de  la  phonologie  représentative 
(spécialement  au  point  de  vue  de  la  phonologie  du  mot). 

Ile  règle  :  Si  deux  sons  apparaissent  exactement  dans  ta 
même  position  phonique  et  ne  peuvent  être  substitués  Vun  à 
Vautre  sans  modifier  ta  signification  des  mots  ou  sans  que  te 


(I)  N.  F.  Jakovlf'V,  «  TablifV  fonetiki  kabanliii^kofro  jazyka  ..  (Trudij 
pofirazr'ada  i.ssledoranija  severnokavkazskirli  jazijkor  pri  Iiistitiitc  voslokove- 
(trnija  r  Moskve  I,  ^[oskva  1923). 


50  N.   s.   TROUBETZKOY 

moi   devienne    méconnaissable,   alors    ces    deux   sons  sont   des 
réalisations   de  deux  phonèmes   différents. 

Une  telle  situation  existe  par  ex.  entre  les  sons  allemands  i 
et  a:  Dans  un  mot  comme  Lippe  «lèvre  »,  le  remplacement 
de  i  par  a  amènerait  un  changement  de  signification  [Lappe 
«Lapon  »),  tandis  qu'un  mot  comme  Fisch  «  poisson  »  serait 
rendu  méconnaissable  [Fasch  n'existe  pas)  par  un  tel  échange. 
En  russe  les  sons  à  et  ô  se  présentent  exclusivement  entre 
deux  consonnes  palatales.  Comme  leur  échange  ou  bien 
modifierait  le  sens  du  mot  [Vàt'd  «  papa  »,  Vôt'9  «  tante  ») 
ou  rendrait  les  mots  méconnaissables  [îd'ôVî  «vous  allez  »  — 
ïd'àVï  ?  ?,  p'à7'  «  cinq  »  —  p'o/'??),  ils  doivent  être  considérés 
comme  des  réalisations  de  phonèmes  différents. 

Le  degré  de  la  méconnaissance  peut  d'ailleurs  être  fort 
divers.  Par  l'échange  de  /  et  de  pf  à  l'initiale  en  allemand  les 
mots  ne  sont  pas  en  général  rendus  si  méconnaissables  que 
par  l'échange  de  i  et  de  a.  Dans  une  grande  partie  de 
l'Allemagne  les  gens  qui  parlent  l'allemand  littéraire  rem- 
placent systématiquement  le  pf  initial  par  /  et  sont  malgré 
cela  compris  sans  difficulté  par  les  autres  Allemands.  Toutefois 
l'existence  de  paires  de  mots  comme  Pfeil  «  flèche  »  —  feil 
«  à  vendre  »,  Pfaiid  «  gage  »  —  fand  «  (il)  a  trouvé  »,  Pfad 
«  sentier  »  —  fad  «  fade  »  (de  même  à  l'intérieur  du  mot 
hûpfte  «  (il)  a  sauté  », —  HiXfie  «  hanche  »,  Hopfen  «  houblon  » 
—  hoffen  «  espérer  »)  prouve  qu'en  allemand  littéraire  pf 
et  /  même  à  l'initiale  sont  à  considérer  comme  des  phonèmes 
différents  et  que  par  suite  tout  Allemand  instruit  qui  remplace 
pf  initial  par  /  ne  parle  pas  un  allemand  littéraire  correct, 
mais  un  m.élange  d'allemand  littéraire  et  de  son  dialecte 
maternel. 

III^  règle  :  Si  deux  sons  d'une  langue,  parents  entre  eux  au 
point  de  vue  acoustique  ou  articulaloire,  ne  se  présentent 
jamais  dans  le  même  entourage  phonique,  ils  sont  à  considérer 
comme  des  variantes  combinatoires  du  même  phonème. 

Trois  cas  typiques  peuvent  être  distingués  : 

A)  Il  existe  dans  la  langue  en  question  d'une  part  toute 

une  classe  de  sons  :  a',  a",  a'"  qui  n'apparaissent  que 

dans  une  position  déterminée  et  d'autre  part  un  seul  son  : 
a,  qui  n'apparaît  jamais  dans  la  position  susdite.  Dans  ce  cas 
le  son  a  peut  être  dans  un  rapport  de  variante  seulement  vis- 
à-vis  du  son  de  la  classe  a,  a",  a"  qui  lui  est  le  plus 

apparenté  acoustiquement  ou  articulatoirement.  Exemple    : 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  51 

en  coréen  s  et  r  n'apparaissent  pas  en  finale,  tandis  que  /  ne 
se  présente  justement  qu'en  finale,  /  en  tant  que  liquide  étant 
évidemment  plus  apparenté  avec  r  qu'avec  s,  /  et  r  ne  peuvent 
être  considérés  dans  cette  langue  que  comme  des  variantes 
combinatoires  d'un  phonème  unique. 

B)  Il  existe  dans  la  langue  en  question  d'une  part  une 
série  de  sons  qui  ne  se  présentent  que  dans  une  position 
déterminée,  et  d'autre  part  une  autre  série  de  sons  qui  ne 
peuvent  justement  se  trouver  dans  cette  position.  Dans  ce 
cas,  il  existe  un  rapport  de  variante  combinatoire  entre  chacun 
des  sons  de  la  première  série  et  le  son  de  la  seconde  série  qui 
lui  est  le  plus  apparenté  acoustiquement  ou  articulatoire- 
ment.  Exemples  :  en  russe  les  sons  ô  et  a  n'apparaissent 
qu'entre  consonnes  palatales,  tandis  que  les  sons  o  et  a 
n'apparaissent  justement  pas  en  cette  position  :  comme 
0  en  tant  que  voyelle  arrondie  d'aperture  moyenne  est  plus 
apparentée  avec  o  qu'avec  a,  et  comme  d'autre  part  à  en  tant 
que  voyelle  non  arrondie  d'aperture  maxima  est  plus  proche 
de  a  que  de  o,  o  et  o  seront  considérés  comme  variantes 
combinatoires  d'un  phonème  «  o  »,  tandis  que  a  et  à  seront 
des  variantes  combinatoires  d'un  autre  phonème  «  a  »i.  En 
japonais  les  sons  c  {  =  is)  et  f  ne  se  présentent  que  devant  u, 
tandis  que  les  sons  i  et  h  ne  sont  justement  pas  admis  devant 
u;  parmi  ces  sons,  l  et  c  {  =  Is)  sont  les  seules  occlusives 
dentales  sourdes,  et  h  et  f  les  seules  spirantes  sourdes  ;  par 
conséquent  /  et  c  doivent  être  considérés  comme  des 
variantes  combinatoires  d'un  phonème  et  h  et  f  comme  des 
variantes  combinatoires  d'un  autre  phonème. 

C)  Il  existe  dans  la  langue  en  question  seulement  un  son 
qui  se  présente  exclusivement  dans  une  position  déterminée 
et  seulement  un  autre  son  qui  justement  n'apparaît  pas  dans 
cette  position.  Dans  ce  cas  ces  deux  sons  ne  peuvent  être 
considérés  que  comme  des  variantes  combinatoires  d'un 
même  phonème,  s'ils  ne  forment  pas  une  opposition  phono- 
logique indirecte.  Par  ex.  les  sons  allemands  h  et  o  (((.  ng  n) 
ne  sont  pas  des  variantes  combinatoires  d'un  même  phonème, 
mais  des  représentants  de  deux  phonèmes  différents,  quoi- 
qu'ils ne  se  présentent  jamais  dans  la  même  position  (voir 
ci-dessus,  pp.  35-36).  Par  contre  en  japonais  le  son  g  qui 


(1)  Noie  du  traducleur  :  Voir  les  objections  que  A.   Martinet  oppose  à  ce 
raisonnement  trop  phonétique,  BSL,  XLII  (1946),  fasc.  2,  p.  27. 


52  N.    s.    TROUBETZKOY 

n'apparaît  qu'à  l'initiale,  et  le  son  o  qui  justement  ne  peut 
pas  se  trouver  à  l'initiale,  sont  à  considérer  comme  des 
variantes  combinatoires  d'un  même  phonème  :  ils  sont  en 
effet  les  deux  seules  gutturales  sonores  du  japonais,  c'est-à- 
dire  qu'ils  possèdent  certaines  particularités  communes  par 
lesquelles  ils  se  distinguent  de  tous  les  autres  sons  japonaise 

IV^  règle  :  Deux  sons,  bien  que  satisfaisant  aux  conditions 
de  la  règle  III,  ne  peuvenl  malgré  cela  être  considérés  comme  des 
variantes  d'un  même  phonème  si  dans  la  tangue  en  question 
ils  peuvent  se  trouver  l'un  à  côté  de  Vautre,  autrement  dit  être 
tes  termes  d'un  groupe  phonique,  et  cela  dans  les  conditions  où 
l'un  des  deux  sons  apparaît  isolément.  Exemple  :  en  anglais 
r  ne  peut  se  trouver  que  devant  voyelle,  tandis  que  9  au 
contraire  ne  peut  apparaître  devant  voyelle  ;  comme  r  est 
prononcé  sans  bruit  de  frottement  ni  d'explosion,  et  9  avec 
un  timbre  et  un  degré  d'aperture  tout  à  fait  indéterminés, 
on  pourrait  être  porté  à  considérer  r  et  a  anglais  comme  des 
variantes  combinatoires  du  même  phonème,  mais  cela  est 
rendu  impossible  par  le  fait  que  dans  des  mots  comme 
profession  (pron.  prdfesn)  les  sons  r  et  a  se  trouvent  l'un  à 
côté  de  l'autre  et  que  dans  d'autres  mots  un  a  isolé  apparaît 
dans  le  même  entourage  phonique  (par  ex.  perfection  pron. 
pdfeksn). 

Les  variantes  phonétiques  sont  donc  soit  facultatives,  soit 
constantes,  et  dans  ce  dernier  cas  elles  ne  peuvent  naturelle- 
ment être  que  combinatoires.  Mais  il  y  a  des  variantes 
combinatoires  facultatives.  Par  ex.  en  russe  le  phonème 
«  /  »  est  réalisé  après  voyelle  comme  un  /  ne  faisant  pas 
syllabe,  et  au  contraire  après  consonne  tantôt  comme  i, 
tantôt  comme  y  spirant,  ces  deux  variantes  étant  facultatives. 
Dans  certains  dialectes  moyen-allemands  /  et  d  sont  con- 
fondus phonologiquement,  c'est  à-dire  qu'il  n'y  existe  qu'un 
phonème  qui  dans  la  plupart  des  positions  est  réalisé  facul- 
tativement tantôt  comme  /.  tantôt  comme  d,  mais  après 
nasale  toujours  comme  d  :  ainsi  par  ex.  tindej dinde  =  ail. 
écrit  Tinte  <  encre  ».  etc. 


(1)  II  se  présente  encore  un  quatrième  ca>  :  Parfois  un  son  a  n'apparaît 
que  dans  des  positions  phoniques  où  deux  autres  sons  :  a'  et  a"  n'apparaissent 
jamais  ;  d'autre  part  a  est  étroitement  apparenté  aussi  bien  avec  a'  qu'avec  a" 
et  doit  être  considéré  comme  variante  combinatoire  aussi  bien  de  a'  que  de  a". 
11  sagit  là  de  la  neutralisation  d'une  opposition  phonologique,  sujet  que  nons 
traiterons  en  détail  plu-  loin,  dan-  mi  passage  approprié  (pp.  80  et  ss.). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  53 

Nous  avons  vu  plus  haut  qu'une  partie  des  variantes 
facultatives,  à  savoir  les  variantes  dites  «  stylistiques  » 
remplissent  des  fonctions  déterminées  sur  le  plan  appellatif 
ou  sur  le  plan  expressif  (voir  ci-dessus,  pp.  48-49).  En  ce  qui 
concerne  les  variantes  combinatoires,  leur  fonction  se  trouve 
tout  entière  sur  le  plan  représentatif  :  elles  sont  pour  ainsi 
dire  des  auxiliaires  phonologiques.  Elles  signalent  soit  une 
limite  de  mot  ou  de  morphème,  soit  le  phonème  voisin.  Sur 
leur  fonction  comme  signal-limite,  nous  reviendrons  plus 
loin  dans  un  chapitre  approprié,  en  traitant  de  la  fonction 
phonique  délimitative  (p.  290  et  ss.).  Quant  à  la  signaKsartion 
des  phonèmes  voisins  obtenue  par  les  variantes  combina- 
toires elle  n'est  en  aucune  façon  inutile,  encore  que  non 
indispensable.  Dans  un  parler  rapide  et  peu  distinct,  la  réali- 
sation d'un  phonème  peut  perdre  tout  à  fait  son  individualité 
et  il  est  par  conséquent  toujours  bon  que  cette  individualité 
soit  en  outre  établie  par  une  particularité  spéciale  dans  la 
réalisation  du  phonème  voisin.  Mais  cela  ne  peut  se  produire 
que  si  cette  réalisation  particulière  du  phonème  voisin  apparaît 
non  seulement  dans  le  parler  rapide,  mais  aussi  chaque  fois 
que  les  deux  phonèmes  en  question  se  trouvent  l'un  à  côté 
de  l'autre,  car  c'est  seulement  dans  ce  cas  que  cette  réalisation 
spéciale  s'imprime  dans  la  conscience  et  devient  un  signal 
effectif  du  voisinage  immédiat  du  phonème  en  question. 
Ainsi  par  ex.  l'articulation  du  u  japonais  est  par  elle-même 
très  peu  caractéristique  :  l'arrondissement  des  lèvres  est  tout 
à  fait  faible  et  la  durée  si  brève  que  dans  le  parler  rapide  la 
voyelle  n'est  en  général  plus  prononcée.  Dans  de  telles 
circonstances  il  est  très  heureux  pour  la  compréhension  que 
certains  phonèmes  japonais  présentent  devant  u  une  variante 
combinatoire  spéciale  (à  savoir  pour  /  la  variante  c  et  pour  h 
la  variante  /)  :  u  peut  ne  pas  être  perçu,  mais  on  devine  à  la 
réalisation  du  phonème  précédent  qu'on  avait  l'intention  de 
prononcer  après  lui  un  u^. 


(1)  Cette  fonction  particulière  servant  à  indiquer  le  phonème  voisin  peut 
être  appelée  associaliuc  ou  associative  auxiliaire. 


54  N.    s.   TROUBETZKOY 


2.    Fausse    appréciation    des    phonèmes   d'une   langue    étrangère 

Le  système  phouologique  d'iine  langue  est  semblable  à  un  crible  à  travers 
lequel  passe  tout  ce  qui  est  dit.  Seules  restent  dans  le  crible  les  marques  pho- 
niques pertinentes  pour  individualiser  les  phonèmes.  Tout  le  reste  tombe  dans 
un  autre  crible  où  restent  les  marques  phoniques  ayant  une  valeur  d'appel  ; 
plus  bas  se  trouve  encore  un  crible  où  sont  triés  les  traits  phoniques  caracté- 
risant l'expression  du  sujet  parlant.  Chaque  homme  s'habitue  dès  l'enfance 
à  analyser  ainsi  ce  qui  est  dit  et  cette  analyse  se  fait  d'une  façon  tout  à  fait 
automatiqiie  et  inconsciente.  Mais  en  outre  le  système  des  cribles,  qui  rend 
cette  analyse  possible,  est  construit  dilTéremment  dans  chaque  langue.  L'homme 
s'approprie  le  système  de  sa  langue  maternelle.  Mais  s'il  entend  parler  une 
autre  langue,  il  emploie  involontairement  pour  l'analyse  de  ce  qu'il  entend  le 
«  crible  phonologique  »  de  sa  langue  maternelle  qui  lui  est  famiUer.  Et  comme 
ce  crible  ne  convient  pas  pour  la  langue  étrangère  entendue,  il  se  produit  de 
nombreuses  erreurs  et  incompréhensions.  Les  sons  de  la  langue  étrangère 
reçoivent  une  interprétation  phonologiquement  inexacte,  puisqu'on  les  fait 
passer  par  le  «  crible  phonologique  •  de  sa  propre  langue. 

Donnons  quelques  exemples  :  en  russe  toutes  les  consonnes  se  divisent  en 
deux  classes  :  palatalisées  et  non  palatalisées  (ces  dernières  étant  vélarisées). 
Pour  la  plupart  des  consonnes  l'appartenance  à  l'une  de  ces  deux  classes  est 
phonologiquement  pertinente.  Un  Russe  entend  aussitôt  quelle  consonne,  dans 
un  mot  russe,  est  palatalisée  et  quelle  consonne  ne  l'est  pas.  L'opposition  entre 
les  consonnes  palatalisées  et  non  palatalisées  est  en  outre  soulignée  par  le  fait 
que  toutes  les  voyelles  présentent  des  variantes  combinatoires  particulières 
selon  la  classe  à  laquelle  appartiennent  la  consonne  précédente  et  la  consonne 
suivante.  Entre  autres  le  phonème  »  i  »  n'est  réalisé  comme  un  véritable  /, 
c'est-à-dire  comme  une  «voyelle  tendue,  d'aperture  minima  et  de  la  série 
antérieure  '  que  s'il  se  trouve  à  l'initiale  ou  après  une  consonne  palatalisée. 
Les  Russes  transportent  cette  particularité  dans  les  langues  étrangères.  Si  un 
russe  entend  un  mot  allemand  avec  un  /  long,  il  croit  avoir  c  mal  entendu  • 
la  palatalisation  de  la  consonne  précédente,  car  le  /  est  pour  lui  un  signal  indi- 
quant que  la  consonne  précédente  est  palatalisée  :  cette  palatalisation  doit 
donc  exister,  et  si  le  Russe  ne  l'a  pas  entendue,  cela  ne  peut  avoir  été  qu'une 
erreur  acoustique.  Si  maintenant  le  Russe  doit  lui-même  prononcer  le  mot 
allemand  entendu,  il  le  fera  en  palatalisant  la  consonne  devant  i:  Vige  (=  liège 
»  (je)  me  trouve'.,  d'ip  {=  Dieb  «voleur»),  b'ibel  {=  Bibel  «Bible»),  z'iben 
(=  sieben  «  sept  •;.  Il  fait  cela  non  seulement  par  conviction,  mais  aussi  parce 
qu'il  ne  peut  pas  prononcer  un  /  fermé  et  tendu  après  une  consonne  non  pala- 
talisée. — ■  Le  I  bref  allemand  n'est  pas  tendu  ;  parmi  les  voyelles  russes  accen- 
tuées, il  n'y  a  aucun  correspondant  exact  de  cet  i  non  tendu.  Par  conséquent 
ce  son  ne  peut  pas  s'associer  pour  les  Russes  à  la  palatalisation  de  la  consonne 
précédente.  Le  Russe  entend  que  les  consonnes  initiales  dans  des  mots  allemands 
comme  Tisch  «  table  ",  Fisch  «  poisson  t  ne  sont  pas  palatalisées.  Mais  pour  les 
Russes  une  consonne  non  palatalisée  est  vélarisée,  et  après  une  consonne  vélarisée 
le  phonème  russe  i  est  réalisé  comme  lu  (voyelle  tendue,  arrondie,  d'aperture 
minima  et  de  série  moyenne  ou  postérieure).  Par  conséquent  le  Russe  dit  twé, 
pus.  Naturellement  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  ne  s'applique  qu'à  un 
Russe  qui  a  seulement  commencé  l'étude  de  l'allemand.  Avec  le  temps  il  surmonte 
ces  difficultés  et  il  s'assimile  ime  prononciation  allemande  correcte.  Toutefois 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  55 

il  reste  quelque  chose  de  l'accent  russe  et  même  après  un  usage  de  plusieurs 
années  un  Russe  parlant  en  général  correctement  l'allemand  palatalisera  un 
peu  les  consonnes  avant  le  /  long  et  reportera  un  peu  vers  l'arrière  l'articulation 
du  /  bref. 

Autre  exemple  :  en  russe  littéraire  existe  la  voyelle  9  qui  peut  être  définie 
comme  une  voyelle  non  arrondie,  d'aporture  moyenne  et  de  classe  postérieure 
(ou  moyenne-postérieure).  Cette  voyelle  n'apparaît  qu'après  consonne,  d'une 
part  dans  les  syllabes  posttoniques,  et  d'autre  part  dans  les  syllabes  prétoniques 
à  l'exception  de  celle  qui  est  immédiatement  prétonique  :  par  ex.  do:m3  <i  à  la 
maison  n,  patàmii  «  pour  cela  ».  Comme  la  voyelle  â  n'apparaît  dans  les  syllabes 
inaccentuées  qu'à  l'initiale  (par  ex.  âd'îno-.kdi  «isolé  »),  après  voyelle  (par  ex. 
VdàrùiaV  «  armer  »)  ou  dans  les  syllabes  immédiatement  prétoniques  après 
consonne  {dâmoi  «  vers  la  maison  »),  il  existe  entre  a  et  à  inaccentué  un  rapport 
de  variantes  combinatoires.  D'autre  part  il  existe  aussi  en  bulgare  une  voyelle  ? 
dont  la  nature  acoustico-articulatoire  est  à  peu  près  identique  à  celle  du  » 
russe.  Toutefois  la  voyelle  bulgare  apparaît  non  seulement  en  syllabe  inaccen- 
tuée, mais  aussi  en  syllabe  accentuée  :  pdl  «  chemin  »,  kdsli  «  maison  »,  etc. 
Pour  les  Russes  qui  apprennent  le  bulgare  la  prononciation  de  cet  a  accentué 
est  d'une  difficulté  inouie  ;  ils  y  substituent  a,  m,  un  e  moyen  et  ne  parviennent 
qu'avec  beaucoup  de  peine  et  après  un  long  exercice  à  une  prononciation  à 
demi  correcte.  Le  fait  que  a  existe  dans  leur  propre  langue  maternelle  ne  facilite 
pas,  mais  au  contraire  rend  plus  difficile  la  prononciation  du  a  bulgare  :  en 
effet  le  a  russe  a  bien  à  peu  près  le  même  son  que  le  a  bulgare,  mais  une  toute 
autre  fonction  :  il  indique  la  place  relative  de  la  syllabe  accentuée  et  par  suite 
le  fait  qu'il  est  inaccentué  n'est  pas  accidentel,  mais  essentiel  ;  le  a  bulgare  au 
contraire  peut  être  accentué.  Aussi  le  Russe  peut  identifier  le  a  accentué  bulgare 
avec  n'importe  quelle  voyelle  de  sa  langue  maternelle,  sauf  avec  a. 

Les  voyelles  russes  accentuées  sont  non  seulement  plus  fortes,  mais  aussi 
plus  longues  que  les  inaccentuées.  On  peut  dire  qu'en  russe  toutes  les  syllabes 
accentuées  sont  longues  et  toutes  les  syllabes  inaccentuées  brèves.  Quantité 
et  accentuation  vont  de  pair  et  forment  un  tout  inanalysable  pour  les  Russes. 
En  outre  la  syllabe  accentuée  peut  se  trouver  aussi  bien  à  la  fin  qu'au  début  ou 
au  milieu  d'un  mot,  et  sa  place  dans  le  mot  est  souvent  importante  pour  la 
signification  de  ce  mot  :  pàl'iVi  «vous  allumez  »  (indic.  prés.)  — •  paVïVi  «  allu- 
mez »  (impér.)  —  pal'iVi  «  vole  ».  En  tchèque,  quantité  et  accentuation  se 
répartissent  tout  autrement  :  l'accent  repose  toujours  sur  la  première  syllabe 
du  mot  et  par  suite  est  sans  importance  pour  difTérencier  la  signification  des 
mots  :  il  n'est  qu'un  signal  du  début  du  mot.  Au  contraire  la  quantité  n'est 
pas  liée  à  une  syllabe  déterminée  :  elle  est  libre  et  sert  souvent  à  différencier 
des  significations  de  mots  {pili  «  boire  »  —  pili  «  le  boire,  la  boisson  »).  Pour 
le  Tchèque  étudiant  le  russe  et  pour  le  Russe  étudiant  le  tchèque,  il  en  résulte 
de  grandes  difficultés.  Un  Russe  ou  bien  accentuera  la  première  syllabe  de  tous 
les  mots  tchèques  ■ — •  mais  alors  la  prononcera  également  longue,  ou  bien  repor- 
tera l'accent  sur  la  première  syllabe  longue  :  par  ex.  au  lieu  de  Kùkâlko  «lor- 
gnette »,  kàbât  «  habit  »,  il  prononcera  ou  bien  kûkalko,  kâbat,  ou  bien  kukâlko, 
kabât.  Il  lui  est  difficile  de  séparer  la  quantité  de  l'accent,  puisque  les  deux 
sont  pour  lui  identiques.  Les  Tchèques  qui  parlent  russe  traitent  habituelle- 
ment l'accent  russe  comme  une  longueur  :  dans  les  phrases  russes  ils  accentuent 
la  première  syllabe  de  chaque  mot  et  prononcent  longues  les  syllabes  étymolo- 
giquement  accentuées.  Une  phrase  russe  comme  pr'In'ïs'iVÎ  mn'è  slâkàn  vâdùx 
«  apportez-moi  un  verre  d'eau  »  devient  dans  la  bouche  d'un  Tchèque  prifiesîli 
mfie  stàkân  vàdï.  Naturellement  tout  cela  n'arrive  qu'aussi  longtemps  que  celui 


36  .\.    s.    TROLBETZKOY 

qui  apprend  la  langue  n'y  est  pas  habitué.  Peu  à  peu  les  fautes  par  trop  gros- 
sières disparaissent.  Mais  il  reste  cependant  quelques  traces  caracteristique> 
de  laccent  étranger  :  le  Russe,  même  s'il  parle  bien  tchèque,  allongera  toujours 
quelque  peu  la  première  syllabe  brève  des  mots  tchèques  et  confondra  en 
irénéral  les  longues  et  les  brèves  ;  le  Tchèque  par  contre,  même  s'il  parle  bien 
russe,  renforcera  toujours  quelque  peu  la  première  syllabe  du  mot  (en  parti- 
culier dans  les  mots  longs  ayant  laccent  sur  l'une  des  dernières  syllabes,  comme 
gosudàrslvo  «  État  »  ou  konnozavàdslvo  «  haras  -  et  placera  mal  laccent.  La  diffé- 
rence dansl'interprétation  de  la  quantité  et  de  laccent  sépare  toujours  Tchèques 
et  Russes,  même  s'ils  possèdent  bien  les  deux  langues.  Et  cela  se  manifeste 
avec  une  clarté  particulière  dans  leur  appréciation  de  la  poésie  étrangère'. 
La  métrique  russe  est  bâtie  sur  l'alternance  régulière  de  syllabes  accentuées 
et  de  syllabes  inaccentuées,  les  syllabes  accentuées  étant,  comme  on  l'a 
dit  ci-dessus,  longues  et  les  syllabes  inaccentuées  brèves.  Les  limites  de 
mots  peuvent  tomber  à  n'importe  quelle  place  du  vers  et  le  groupement 
toujours  irrégulier  de  ces  limites  sert  à  animer  et  à  varier  la  structure  du 
vers.  Le  vers  tchèque  repose  sur  une  répartition  régulière  des  limites  de  mots, 
chaque  début  de  mot  étant,  comme  il  a  déjà  été  dit,  souligné  par  un  renforce- 
ment de  la  voix  ;  les  syllabes  brèves  et  les  syllabes  longues  sont  par  contre 
réparties  irrégulièrement  dans  le  vers  et  leur  groupement  libre  sert  à  animer 
celui-ci.  Un  Tchèque  qui  entend  un  poème  russe  considère  sa  métrique  comme 
quantitative  et  tout  le  poème  comme  assez  monotone.  Au  contraire  un  Russe  qui 
entend  pour  la  première  fois  un  poème  tchèque  est  en  général  tout  à  fait 
désorienté  et  n'est  pas  en  état  de  dire  selon  quelle  métrique  il  est  composé  : 
le  rythme  des  syllabes  initiales  accentuées  se  mêle  à  l'aîternance  irrégulière  des 
syllabes  longues  et  brèves  ;  les  deux  rythmes  se  confondent,  se  gênent  et  se 
paralysent  réciproquement,  de  sorte  que  le  Russe  n"en  retire  aucune  impression 
rythmique.  En  connaissant  mieux  la  langue  ces  premières  impressions 
s'affaiblissent.  Toutefois  un  Tchèque  reste  souvent  incapable  d'apprécier  la 
valeur  esthétique  des  vers  russes  et  la  même  chose  peut  être  dite  d'un  Russe  en 
ce  qui  concerne  la  poésie  tchèque. 

On  pourrait  multiplier  à  volonté  le  nombre  de  ces  exemples.  Ils  prouvent 
que  ce  qu'on  appelle  r«  accent  étranger  »  ne  dépend  pas  du  fait  que  l'étranger 
en  question  ne  peut  pas  prononcer  un  certain  son,  mais  plutôt  du  fait  qu'il 
n'apprécie  pas  correctement  ce  son.  Et  cette  fausse  appréciation  des  sons  d'une 
langue  étrangère  est  conditionnée  par  la  différence  existant  entre  la  structure 
phonologique  de  la  langue  étrangère  et  celle  de  la  langue  maternelle  du  sujet 
parlant.  Avec  les  fautes  de  prononciation  il  en  va  tout  à  fait  de  même  qu'avec 
les  autres  fautes  typiques  dans  le  langage  d'un  étranger.  L'opposition  entre 
«  homme  »  et  «  femme  •  est  familière  à  tout  Hongrois,  mais  pour  lui  cette 
opposition  appartient  à  la  sphère  du  lexique  et  non  à  celle  de  la  grammaire. 
Par  conséquent  il  confond  quand  il  parle  allemand  «  der  »  avec  <•  die  ».  «  er  » 
avec  «  sie  »,  etc.  De  même  le  i  long  tendu  est  familier  aux  Russes,  mais  c'est  pour 
eux  une  variante  combinatoire  du  phonème  /  qui  signalise  la  palatalisation 
de  la  consonne  précédente  ;  par  conséquent  ils  palatalisent,  en  parlant  allemand, 
toutes  les  consonnes  avant  /. 


1.  Noir  R.  Jakobson,  «  O  cesskom  stiche  ». 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  57 

3.  Phonèmes  simples  et  groupes  de  phonèmes 
A)  Valeur  monophonématique 

La  distinction  entre  un  phonème  simple  et  un  groupe  de 
phonèmes  n'est  pas  toujours  facile.  Le  courant  sonore  de  l'acte 
de  parole  concret  est  un  mouvement  ininterrompu  et  d'un 
point  de  vue  purement  phonétique  (c'est-à-dire  en  faisant 
abstraction  de  la  fonction  linguistique  des  sons)  on  ne  peut 
pas  dire  si  une  section  déterminée  de  ce  courant  sonore  doit 
être  considérée  comme  «  monophonématique  »  (c'est-à-dire 
comme  un  phonème  unique)  ou  bien  comme  «  polyphoné- 
matique  »  (c'est-à-dire  comme  un  groupe  de  phonèmes).  Ici 
également  il  existe  des  règles  phonologiques  précises 
auxquelles  on  doit  se  tenir^. 

En  général  on  peut  dire  que  la  valeur  monophonématique 
ne  peut  intervenir  que  dans  des  groupes  de  sons  dont  les  parties 
constitutives,  dans  la  langue  en  question,  ne  se  répartissent 
pas  en  deux  syllabes  et  qui  sont  produites  par  un  mouvement 
articulatoire  unique,  leur  durée  n'excédant  pas  la  durée 
normale  des  sons  simples.  Un  groupe  de  sons  répondant  à  ces 
prémisses  n'est  que  «  potentiellement  monophonématique  ». 
Mais  il  est  à  considérer  comme  effectivement  monophonéma- 
tique (c'est-à-dire  comme  la  réalisation  d'un  phonème  unique) 
si  d'après  les  règles  de  la  langue  en  question  il  est  traité  comme 
un  phonème  unique  ou  si  la  structure  générale  du  système 
des  phonèmes  de  cette  langue  exige  une  telle  valeur.  Parti- 
culièrement probable  est  la  valeur  monophonématique  d'un 
groupe  de  sons,  si  ses  parties  constitutives  ne  peuvent  être 
considérées  comme  des  réalisations  d'autres  phonèmes  de  la 
m.ême  langue.  Les  prémisses  phonétiques  et  les  conditions 
phonologiques  de  la  valeur  monophonématique  d'un  groupe 
de  sons  peuvent  donc  être  résumées  dans  les  règles  suivantes  : 

Règle  1  :  Ne  peut  être  considéré  comme  réalisation  d'un 
phonème  simple  qu'un  groupe  de  sons  dont  les  parties  cons- 
titutives ne  se  répartissent  pas,  dans  la  langue  en  question, 
en  deux  syllabes. 

(1)  Noie  du  traducteur  :  Voir  à  ce  sujet  l'ouvrage  déjà  mentionné  :  N.  S. 
Troubetzkoy,  «  Anleitung  zu  phonologischen  Beschreibungen  »,  §§  7-16.  Mais  le 
sujet  a  été  entièrement  renouvelé  par  l'article  de  A.  Martinet,  «  Un  ou  deux 
phonèmes»,  Acta  linguislica  I,  pp.  94-103  qui,  rejetant  les  critères  partiellement 
phonétiques  admis  par  Troubetzkoy,  fait  appel  uniquement  au  procédé  de  la 
"  commutation  ... 


58  N.   s.   TROUBETZKOY 

En  russe,  polonais,  tchèque,  etc.,  où  les  deux  parties 
constitutives  du  groupe  phonique  is  appartiennent  toujours 
à  la  même  syllabe  (comp.  russe  ce-hi  «  tout  »,  pol.  et  tch.  co 
«ce  que,  quoi»;  russe  l'i-co  «visage»,  pol.  pla-ce  «je  paie», 
tch.  vî-ce  «  plus,  davantage  »,  russe  ka-n'ec,  pol.  ko-n'ec, 
tch.  ko-nec  «  fin  »,  etc.),  ce  groupe  doit  être  considéré  comme 
un  phonème  unique  (c).  En  finnois  au  contraire,  où  ce  groupe 
phonique  ne  se  présente  qu'à  l'intérieur  du  mot,  t  fermant  la 
syllabe  précédente  et  s  commençant  la  syllabe  suivante 
[Use  «même»,  seii-se-màn  «sept»,  etc.),  il  doit  être  considéré 
comme  une  réalisation  du  groupe  de  phonèmes  t—s.  Là  où, 
en  russe,  en  polonais,  en  tchèque,  le  groupe  «  voyelle +  1 
ne  faisant  pas  syllabe  »  se  trouve  devant  une  voyelle,  i  se 
lie  à  la  voyelle  suivante  et  forme  l'initiale  de  la  syllabe  qui 
suit  immédiatement  (russe  zbru-jd  «  harnais  de  cheval  », 
tchèque  ku-pu-je  «  il  achète  »,  etc.)  ;  par  conséquent,  dans  ces 
langues,  ces  groupes  doivent  être  considérés  comme  des 
réalisations  de  la  suite  de  phonèmes  «  voyelle +/»,  et  cela 
même  quand  tout  le  groupe  ne  forme  qu'une  syllabe  (russe 
dai  =  phonol.  daj).  En  allemand  au  contraire  où  les 
«  diphtongues  en  u  et  en  /  »  ne  se  répartissent  pas  en  deux 
syllabes  devant  voyelle  [Ei-cr  «  œufs  »,  blau-e  «  bleue  », 
miss-irau-isch  «défiant»,  etc.),  ces  diphtongues  paraissent 
posséder  la  valeur  monophonématique^. 

Règle  II  :  Un  groupe  phonique  ne  peut  être  considéré  comme 
un  phonème  unique  que  s'it  est  produit  par  un  unique  mouve- 
ment articulaloire  ou  au  moyen  de  la  dissociation  progressive 
d'un  cofnplexe  articulaloire. 

Très  souvent  des  diphtongues  sont  à  considérer  comme  des 
phonèmes  simples.  Il  en  est  ainsi  de  la  façon  la  plus  nette  en 
anglais,  où  par  ex.  ei  et  ou  sont  à  considérer  comme  des 
phonèmes  uniques  :  comme  on  le  sait  les  Anglais  prononcent 
les  longues  allemandes  e,  0  comme  ei,  ou,  identifiant  les 
monophtongues  allemandes  avec  leurs  phonèmes  diphton- 
gues 2.  J.  Vachek  («  Cher  das  phonologische  Problem  der 
Diphtongue  »,  Pràce  z  vëdeckych  ùslai'û  filosof.  fahully  Karlovy 


(1)  Certes  dans  des  mots  allemands  comme  Eier,  blaiie  il  peut  se  développer 
entre  la  diphtongue  et  la  voyelle  suivante  des  sons  de  transition  qui  appar- 
tiennent à  la  syllabe  suivante  (par  ex.  see-ur,  etc.),  mais  le  fait  essentiel  est 
que  la  diphtongue  appartienne  tout  entière  à  la  première  syllabe. 

(2)  Voir  A.  C.  Lawrenson  dans  Proceedings  of  the  Second  Inlernalionat 
Congress  of  Plionelic  Sciences,  132. 


PRINCIPES   1)E   PHONOLOGIE  59 

universiiy  XXXIII,  Praha,  1933)  a  remarqué  qu'aussi  bien 
en  anglais  que  dans  d'autres  langues  la  valeur  inonophoné- 
matique  n'échoit  qu'aux  diphtongues  dites  «  de  mouvement  », 
c'est-à-dire  aux  diphtongues  qui  se  produisent  pendant  le 
changement  de  position  des  organes  phonatoires,  auquel  cas 
ce  qui  importe  n'est  ni  le  début  ni  la  fin  de  ce  changement 
de  position,  mais  seulement  la  direction  générale  du  mouve- 
ment. Cette  proposition  ne  peut  être  inversée  (ce  que  Vachek 
a  le  tort,  à  mon  avis,  de  faire)  :  toute  diphtongue  de  mouve- 
ment ne  doit  pas  être  considérée  comme  monophonématique, 
mais  si  une  diphtongue  est  à  considérer  comme  monophoné- 
matique, elle  doit  être  une  diphtongue  de  mouvement. 
Autrement  dit,  il  ne  peut  s'agir  que  d'un  mouvement  articu- 
latoire  unique  :  un  groupe  comme  aia  ou  aiu  ne  peut  être 
considéré  en  aucune  langue  comme  monophonématique, 
puisqu'il  s'agit  de  deux  mouvements  articulatoires  de  direc- 
tion différente.  Ce  qu'on  appelle  les  «  sons  de  transition  » 
entre  deux  consonnes  sont  à  «  compter  »  soit  avec  la  consonne 
précédente,  soit  avec  la  consonne  suivante,  de  sorte  que  le 
«  son  de  position  »  forme  une  unité  avec  le  son  de  transition 
se  trouvant  à  côté  de  lui.  Mais  dans  un  groupe  tel  que  «  s  + 
un  son  de  transition  de  s  à  k-^-s  »,  le  son  de  transition  devrait 
être  considéré  comme  une  réalisation  d'un  phonème  particulier 
(à  savoir  k)  —  même  si  l'on  n'en  venait  pas  à  une  véritable 
articulation  du  k  —  puisqu'alors  on  n'aurait  plus  affaire  à  un 
mouvement  articulatoire  unique. 

Si  l'on  considère  les  cas  typiques  de  groupes  de  consonnes 
ayant  une  valeur  monophonématique  on  remarquera  facile- 
ment qu'il  s'agit  toujours  de  la  dissociation  graduelle  d'un 
complexe  articulatoire.  Dans  les  affriquées  une  «  fermeture  » 
est  d'abord  élargie  jusqu'au  «  rétrécissement»  et  ensuite  tout 
à  fait  supprimée.  Dans  les  aspirées,  la  fermeture  de  la  bouche 
est  rompue,  mais  le  larynx  reste  encore  pendant  un  certain 
temps  dans  la  position  qu'il  occupait  pendant  la  fermeture 
de  la  bouche,  ce  qui  a  pour  conséquence  acoustique  la 
prolongation  du  bruit  de  souffle.  Dans  les  occlusives  glot- 
tales,  en  même  temps  que  la  fermeture  de  la  bouche  il  se 
constitue  une  fermeture  laryngale,  et  après  l'exploitation 
(c'est-à-dire  la  rupture)  de  l'occlusion  buccale,  l'occlusion 
glottale  est  d'abord  maintenue,  puis  à  son  tour  également 
rompue,  ce  qui  a  pour  conséquence  acoustique  la  soudaine 
apparition  du  bruit  de  coup  de  glotte,  etc.  Même  les  consonnes 
mouillées  ou  labialisées,  qui  donnent  l'impression  acoustique 


60  N.   s.   TROUBETZKOY 

du  groupement  d'une  consonne  avec  un  i  (j)  ou  un  n  (w) 
incomplètement  formé  et  très  bref,  présentent  le  même 
genre  de  complexe  acoustique  non  dissocié  exploité  d'un 
seul  coup.  Dans  tous  les  cas  de  cette  sorte  il  s'agit  d'un 
mouvement  articulatoire  unique,  s'accomplissant  dans  la 
même  direction  (à  savoir  dans  sa  direction  de  dissociation 
ou  de  retour  à  la  position  de  repos).  Par  contre  un  groupe 
comme  si  ne  peut  jamais  être  considéré  comme  monophoné- 
matique,  puisqu'il  s'agit  de  l'établissement  progressif  d'une 
fermeture,  ensuite  «  dissociée  »  (c'est-à-dire  rompue).  De  même 
un  groupe  comme  As  ne  peut  pas  être  considéré  comme  mono- 
phonématique  car  il  suppose  deux  mouvements  articulatoires 
différents^. 

Règle  III  :  Un  groupe  phonique  ne  peut  être  considéré 
comme  un  phonème  unique  que  si  sa  durée  ne  dépasse  pas  la 
durée  de  réalisation  des  autres  phonèmes  existant  dans  la 
langue  en  question. 

Cette  règle  est  dans  la  pratique  moins  importante  que  les 
deux  précédentes.  On  peut  toujours  souligner  que  par  ex. 
la  durée  des  afïriquées  russes  c,  c  n'est  normalement  pas  plus 
longue  que  celle  des  autres  consonnes  «  brèves  »  et  qu'en  tout 
cas  elle  n'atteint  jamais  la  durée  normale  de  groupes  comme 
ks,  ks^;  ou  encore  que  la  durée  de  tchèque  ou  dépasse  la 
durée  des  voyelles  longues  normales  de  la  langue  tchèque, 
et  que  ce  fait  paraît  être  important  pour  la  valeur  poly- 
phonématique  de  cette  diphtongue. 

Les  règles  qui  vont  suivre  indiquent  quand  les  complexes 
phoniques  potentiellement  monophonématiques  doivent  être 
considérés  comme  effectivement  monophonématiques  : 

Règle  IV  :  Un  groupe  phonique  potentiellement  mono- 
phonématique  (c'est-à-dire  répondant  aux  exigences  des  règles 

(1)  Ce  que  nous  disons  ici  ne  doit  pas  être  mal  compris.  Tout  phénomène 
relatif  aux  sons  du  langage  a  deux  faces  :  une  face  articulatoire  et  une  face 
acoustique.  Si  la  règle  II  n'est  exprimée  qu'en  termes  articulatoires,  cela  vient 
seulement  de  ce  que  la  terminologie  scientifique  actuelle  possède  trop  peu 
de  moyens  pour  décrire  exactement  des  impressions  acoustiques.  Mais  il  n'y 
a  aucun  doute  que  la  distinction  de  mouvements  articulatoires  uniques,  de 
même  que  celle  de  mouvements  d'établissement  et  d'exploitation,  ne  possède 
un  équivalent  acoustique  tout  à  fait  précis,  de  sorte  que,  même  sans  connaître 
les  conditions  d'articulation,  on  peut  déterminer  à  la  seule  impression  acous- 
tique si  un  groupe  phoniqiu>  est  en  puissance  monophonématique  ou  non, 

(2)  Voir  L.  ècerba,  «  Quelques  mots  sur  les  phonèmes  consonnes  composés  », 
Mémoires  de  la  Soc.  de  Ling.  de  Paris  XV,  237  ss. 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  61 

/  à  III)  doit  être  considéré  comme  une  réalisalion  d'un  pho- 
nème unique  s'il  est  traité  comme  un  phonème  unique,  c'est-à- 
dire  s'il  apparaît  dans  des  positions  phoniques  où  un  groupe 
de  phonèmes  ne  sérail  pas  admis  dans  la  langue  en  question. 
Beaucoup  de  langues  n'admettent  à  l'initiale  aucun  groupe 
de  consonnes.  Si  dans  ces  langues  des  groupes  phoniques 
comme  ph,  th,  Ich,  ou  p/,  /s,  kx,  ou  tu\  ku:,  etc.,  peuvent  se 
trouver  à  l'initiale,  il  est  clair  alors  qu'ils  doivent  être  consi- 
dérés comme  des  réalisations  de  phonèmes  simples  (consonnes 
aspirées,  affriquées,  labialisées,  etc.).  Cela  vaut  par  ex.  pour 
les  groupes  ts,  dz,  /s,  dz  du  tlingit^,  du  japonais,  des  langues 
mongoles  et  turco-tatares  ;  pour  les  ph,  th,  kh,  tsh,  tsh  du 
chinois  ;  pour  les  ph,  th,  kh,  kx,  kx,  Is,  ts,  t"^,  k'^  de  l'avar^ 
et  pour  de  nombreux  cas  semblables.  L'allemand  admet  à 
l'initiale  des  groupes  «consonne  +  ^»  •  ktar  «clair»,  glati 
«  lisse  »,  plump  «  grossier,  lourd  »,  Blei  «  plomb  »,  fliegen 
«  voler  »,  schlau  «  fin  »,  ou  «  consonne -pty  »  :  Quai  «  souffrance, 
supplice  »,  schwimmen  «  nager  »  ;  mais  parmi  les  groupes 
«  deux  consonnes  +/,  w  »  sont  seulement  admis  à  l'initiale  : 
spl  [Spliiter  «éclat  de  bois  »),  pfl  [Pflaume  «prune  »,  Pflicht 
«  devoir  »,  Pflug  «  charrue  »,  Pflanze  «  plante  »)  et  tsw  [zivei 
«  deux  »,  zivar  «  à  la  vérité  »,  Zwerg  «  nain  »,  Zwinger 
«  enceinte  »,  etc.)  et  comme  les  groupes  de  trois  consonnes  ne 
sont  en  général  pas  admis  à  l'initiale  des  mots  allemands 
(sauf  sir,  spl,  et  spr),  il  est  nécessaire  de  considérer  pf  et  ts 
allemands  (au  moins  dans  la  langue  écrite)  comme  des 
phonèmes  simples^. 

Règle  ^'  :  Un  groupe  phonique  répondant  aux  exigences  des 
règles  I-III  doit  être  considéré  comme  une  réalisation  d'un 
phonème  unique  si  cela  rétablit  un  parallélisme  dans  l'inven- 
taire des  phonèmes. 

Dans  des  langues  comme  le  tchétchène^,  le  géorgien,  le 
tsimchiane-'^,  etc.,  dans  lesquelles  des  groupes  de  consonnes 

(1)  John  R.  Swanton  dans  le  Bullelin  of  the  Smilhsonian  Institution,  Bureau 
of  Ethnology  XL. 

(2)  P.  K.  U^-lar,  Etnografîja  Kavkaza  I,  Jazykoznanije,  III  (Avarskij 
jazyk),  Tiflis  1889. 

(3)  De  plus  à  l'initiale  des  mots  vraiment  allemands,  les  groupes  du  type 
«  occlusive  +  fricative  »  ne  sont  pas  admis  :  des  mots  comme  Psalm  «psaume  », 
Xanlhippe  n.  pr.,  portent  clairement  la  marque  de  leur  origine  étrangère.  Cela 
influe  également  sur  la  valeur  monophonématique  de  pf  et  de  ts  (z). 

(l)  P.  K.  Uslar,  «  Etnografîja  Kavkaza  »,  I,  Jazykoznanije,  II  (Cecenskij 
jazyk),  Tiflis  1888. 

(5)  Fr.  'Boas  dans  le  Bullelin  of  the  Smilhsonian  Instilulion,  Bureau  of 
Ethnology  XL. 


62  N.    s.    TROUBETZKOY 

sont  admis  en  toute  position,  les  groupes  ts,  Is  doivent 
cependant  être  considérés  comme  des  phonèmes  simples 
(aiïriqués)  et  non  comme  des  réalisations  de  groupes  de 
phonèmes,  car  tout  le  contexte  du  système  des  phonèmes  le 
postule.  Dans  ces  langues  toutes  les  occlusives  se  présentent 
sous  deux  formes,  à  savoir  avec  occlusion  glottale  et  sans 
occlusion  glottale,  tandis  que  cette  opposition  est  étrangère 
aux  fricatives  ;  comme  dans  ces  langues,  à  côté  de  ts.  ts 
sans  occlusion  glottale,  on  trouve  aussi  ts\  ts'  (ou  selon  la 
transcription  américaine  ts!,  te!)  avec  occlusion  glottale,  ces 
sons  se  placent  à  côté  des  occlusives  (p-p\  t-t\  k-k')  et  le 
rapport  ts-s  ou  ts-s  est  tout  à  fait  parallèle  au  rapport  k-x. 

Règle  ^  I  :  Si  une  partie  constitutive  d'un  groupe  phonique 
potentiellement  monophonématique  ne  peut  être  interprétée 
comme  une  variante  combinaloire  d'un  pfionème  quelconque  de 
la  même  tangue,  tout  le  groupe  phonique  peut  être  considéré 
comme  une  réalisation  d'un  phonème  particulier. 

Aussi  bien  en  serbo-croate  qu'en  bulgare,  r  apparaît  souvent 
en  fonction  syllabique.  Il  s'agit  là  habituellement  d'un 
groupe  formé  de  r  et  d'une  voyelle  de  transition  de  qualité 
indéterminée,  qui,  selon  l'entourage  phonique  se  présente 
tantôt  avant,  tantôt  après  r.  En  serbo-croate  où  une  voyelle 
indéterminée  n'apparaît  pas  en  d'autres  positions,  la  voyelle 
de  transition  indéterminée  avant  ou  après  r  ne  peut  être 
identifiée  à  aucun  phonème  du  système  phonologique  et  le 
groupe  tout  entier  formé  par  r  et  par  la  voyelle  de  transition 
(précédente  ou  suivante)  doit  être  considéré  comme  un  seul 
phonème.  Par  contre  le  bulgare  connaît  une  «voyelle  indé- 
terminée »  (habituellement  transcrite  par  à)  également  dans 
d'autres  cas  (par  ex.  kàslà  «  maison  »  =  kâstd,  pat  «  chemin  »  = 
p9t  ;  la  voyelle  de  passage  qui  accompagne  le  r  faisant  syllabe 
a  ici  la  valeur  d'une  variante  combinatoire  de  cette  voyelle 
indéterminée  et  tout  le  groupe  doit  être  considéré  comme 
polyphonématique   (c'est-à-dire   comme   àr  ou   rà). 

Une  conséquence  de  la  règle  VI  est  qu'un  groupe  phonique 
potentiellement  monophonématique  doit  être  considéré  comme 
une  réalisation  d'un  phonème  simple  si  le  seul  groupement 
de  phonèmes  qui  puisse  être  en  question  est  réalisé  dans 
la  langue  dont  il  s'agit  par  un  autre  groupe  phonique  ne 
répondant  pas  aux  règles  I  à  III.  Ainsi  le  polonais  ë  (écrit  cz), 
dont  la  durée  ne  dépasse  pas  celle  d'une  consonne  normale 
et  qui  en  position  intervocalique  appartient  tout  entier  à  la 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  63 

syllabe  suivante,  est  à  considérer  comme  une  réalisation  d'un 
phonème  simple  puisque  le  groupe  de  phonèmes  /-j-s  (écrit 
dsz,  Isz  ou  irz)  est  réalisé  en  polonais  par  un  autre  groupe  de 
phonèmes,  dont  la  durée  dépasse  celle  d'une  consonne  normale 
et  qui  en  position  intervocalique  se  répartit  le  cas  échéant  sur 
deux  syllabes  (par  ex.  podszyivac  prononcé  pot-syvac).  De 
même  en  russe  les  groupes  de  phonèmes  /+s,  /+s  sont 
réalisés  par  des  groupes  phoniques  qui  par  leur  durée  et  par 
leur  traitement  à  la  limite  de  syllabe  se  distinguent  tout  à 
fait  de  «  c  »,  «  c  »  à  valeur  monophonématique.  La  fricative 
palatale  sifflante  à  occlusion  glottale  de  l'adyghé  occidental 
(«  adyghé  »  ou  «  tcherkesse  »)  —  par  ex.  dans  des  mots  comme 
yes'ay^e  «  remarquable  »  —  est  réalisée  tout  autrement  que  le 
groupe  «fricative  palatale  sifflante +occlusive  glottale»  — - 
par  ex.  dans  des  mots  comme  fes^ay  (e)  «  (il)  a  donné  à 
reconnaître  »  —  et  ne  peut  par  conséquent  être  considérée 
que  comme  monophonématique.  Des  exemples  de  ce  genre 
pourraient   facilement   être   multipliés. 

B)  Valeur  polyphonématioue 

A  la  valeur  monophonématique  d'un  groupe  de  sons 
s'oppose  directement  la  valeur  polyphonématique  d'un  son 
simple.  Il  s'agit  presque  toujours  d'un  groupe  de  phonèmes, 
consistant  en  une  voyelle  précédée  ou  suivie  d'une  consonne, 
qui  est  réalisé  soit  par  une  consonne,  soit  par  une  voyelle. 
Le  premier  cas  ne  peut  avoir  lieu  que  si  la  voyelle  «  étouffée  » 
(c'est-à-dire  non  réalisée)  présente  dans  d'autres  positions 
phoniques  un  degré  d'aperture  particulièrement  faible,  et 
que  par  suite  elle  se  rapproche  des  consonnes  acoustiquement 
et  articulatoirement.  Au  contraire  le  second  cas  n'est  possible 
que  si  la  consonne  étouffée  est  dans  d'autres  positions  réalisée 
particulièrement  «  ouverte  »,  c'est-à-dire  avec  la  plus  grande 
aperture  possible  et  le  moindre  frottement  possible  et  que 
par  conséquent  elle  se  rapproche  des  voyelles.  Pratiquement 
il  s'agit  dans  le  premier  cas  de  voyelles  brèves  ou  inaccentuées, 
fermées  ou  indéterminées,  dans  le  second  cas  de  sonantes  : 
liquides,  nasales,  ir,  }.  Telles  sont  les  prémisses  phonétiques 
de  la  valeur  polyphonématique  des  sons  simples.  Quant  aux 
conditions  plionologiques  de  ce  phénomène,  elles  peuvent 
toutes  être  résumées  dans  la  formule  suivante  : 

Règle  VII  :  Si  entre  un  son  unique  et  un  groupe  phonique 
répondant  aux  prémisses  phonétiques  posées  ci-dessus,  il  existe 


64  >.    s.   TROUBETZKOY 

un  rapport  de  variante  combinatoire  ou  facullalive.  le  groupe 
phonique  devant  être  considéré  comme    une    réalisation    d  un 
groupe  de   phonèmes,   le  son   unique  doit   lui  aussi  avoir  la 
valeur  d'une  réalisation  de  ce  même  groupe  de  phonèmes. 
On  peut  distinguer  ici  trois  cas  typiques  : 

aj  Le  phonème  simple  en  question  n'apparaît  que  dans  les 
positions  où  le  groupe  phonique  dont  il  s'agit  ne  peut 
apparaître.  Exemples  :  en  allemand  /,  m,  n,  faisant  syllabe 
n'apparaissent  qu'en  syllabe  inaccentuée  devant  consonne 
ou  en  finale  ;  par  contre  les  groupes  et.  em,  en  n'apparaissent 
qu'en  syllabe  inaccentuée  devant  voyelle  (ces  groupes  ne 
peuvent  être  considérés  comme  monophonématiques.  car 
la  limite  de  syllabe  se  place  entre  a  et  la  sonante  suivante  : 
voir  ci-dessus  A,  règle  I).  Par  conséquent  les  /,  m,  n  faisant 
nettement  syllabe  doivent  être  considérés  comme  des  réalisa- 
tions des  groupes  de  phonèmes  «  dl  »,  «  dm  »,  «  on  »  (et  sont 
souvent  prononcés  ainsi  dans  un  parler  lent  et  distinct).  — 
Dans  beaucoup  de  dialectes  polonais  ^^notamment  dans  ceux 
où  au  polonais  écrit  «  a  »  correspondent  à  l'initiale  q,  u  ou 
om.  um)  les  voyelles  nasales  n'apparaissent  que  devant  les 
fricatives,  tandis  qu'au  contraire  les  groupes  (voyelle  — 
nasale  »  n'apparaissent  que  devant  les  occlusives,  les  voyelles 
et  en  fmale.  Comme  les  groupes  «  voyelle— nasale  i»  ne 
répondent  à  aucune  des  trois  conditions  préliminaires  de  la 
valeur  monophonématique.  et  comme  leurs  parties  constitu- 
tives représentent  en  d'autres  positions  des  phonèmes  indé- 
pendants, ils  sont  eux-mêmes  à  considérer  comme  des 
réalisations  des  groupes  de  phonèmes  «  voyelle  —nasale  ». 
Et  par  conséquent  les  voyelles  nasalisées  sont  aussi  à 
considérer  dans  les  dialectes  en  question  comme  des  réalisa- 
tions  des  mêmes  groupes  de   phonèmes  «  voyelle  ^nasale  ». 

b)  Le  son  simple  en  question  x  n'apparait  que  dans  un 
groupe  phonique  déterminé  '  a^  ou  ^y.)  dans  lequel  il  a  la  valeur 
d'une  variante  combinatoire  d'un  phonème  déterminé,  et  en 
outre  dans  une  autre  position  où  le  groupe  phonique  aS  (ou 
^x)  n'est  pas  admis  :  dans  cette  position  le  son  unique  x  doit 
être  considéré  comme  remplaçant  tout  le  groupe  phonique 
ap  'OU  ^x)  et  par  suite  comme  une  réalisation  du  groupe  de 
phonèmes  correspondant.  Exemples  :  dans  le  groupe  phonique 
russe  ol  le  p  fermé  est  à  considérer  comme  une  variante 
combinatoire  du  phonème  «  o  ».  Ailleurs  que  dans  ce  groupe 
phonique   (ainsi  que  devant  un  u  inaccentué,  par  ex.  dans 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  65 

pô-ûxû  «au-dessus  de  l'oreille»),  le  o  fermé  n'apparaît  que 
dans  le  mot  sôncd  «  soleil  ».  Comme  le  groupe  ol  (de  même 
qu'en  général  n'importe  quel  groupe  «  voyelle -f^  »)  n'apparaît 
jamais  devant  «  n+consonne  »,  le  o  dans  soncd  doit  être 
considéré  comme  remplaçant  le  groupe  ol  et  tout  le  mot  doit 
être  noté  phonologiquement  «  solncà  ».  Le  «  û  »  inaccentué  est 
en  russe  réalisé  après  consonne  mouillée  et  après  /  comme  un 
li,  mais  par  contre  dans  les  autres  positions  comme  un  u 
(par  ex.  jiïiiV  «  se  retourner  »  =  phonologiquement  «  jûViV  », 
VûVèn  «  chien  de  mer  »  =  phonologiquement  «  Vûl'en'  »).  Là 
où,  en  syllabe  inaccentuée,  ii  apparaît  après  une  voyelle,  il 
est  à  considérer  comme  remplaçant  le  groupe  de  phonèmes 
«  jû  »  qui  ne  peut  être  réalisé  autrement  en  cette  position 
(par  ex.  znàiït  «  ils  savent  »  =  phonolo.  «  znajûi  »).  En  tchèque 
«  i  »  après  /  (de  même  qu'après  les  palatales  V ,  d\  h)  est 
réalisé  tendu,  mais  après  les  gutturales,  les  dentales  et  les 
sifflantes,  il  est  réalisé  comme  une  voyelle  non  tendue.  Dans 
le  discours  suivi  le  /  initial  du  groupe  ji  est  étouffé  (c'est-à- 
dire  non  réalisé)  après  la  consonne  finale  du  mot  précédent. 
De  cette  manière  le  f  tendu  arrive  à  se  trouver  immédiatement 
après  des  gutturales,  des  dentales  ou  des  sifflantes  et  doit 
être  considéré  en  cette  position  comme  une  réalisation  du 
groupe  de  phonèmes  «  ji  »,  par  ex.  tchèque  écrit  nëco  k  jidlu 
«  quelque  chose  à  manger  !  »  —  prononcé  à  peu  près 
necokîdlii,  vijiah  ji  ven  «  tire  la  dehors  »  — -  prononcé  à  peu 
près  vijlaxîven,  uz  ji  màm  «  je  l'ai  déjà  »  —  prononcé  à  peu 
près  usîmâm  (différent  de  usimâm,  écrit  usi  màm  "j'ai  des 
oreilles  »  avec  un  i  non  tendu),  etc. 

c)  Dans  beaucoup  de  langues  où  les  groupes  de  consonnes 
ne  sont  pas  admis,  soit  en  général,  soit  seulement  en  certaines 
positions  (par  ex.  à  l'initiale  ou  en  finale),  les  voyelles  fermées 
sont  facultativement  étouffées,  la  consonne  qui  en  précède 
une  autre  ayant  la  valeur  d'une  réalisation  du  groupe 
«  consonne +voyelle  fermée  ».  En  uzbek  où  aucun  groupe  de 
consonne  n'est  admis  à  l'initiale,  le  i  dans  la  première  syllabe 
inaccentuée  est  habituellement  étouffé  :  on  dit  par  ex. 
psirmoq  c  cuire  »,  mais  ce  mot  a  la  valeur  de  pisirmoq'^.  En 
japonais  il  n'apparaît  en  général  aucun  groupe  de  consonnes 
(sauf  «  nasale -[-consonne  »),  et  en  finale  les  consonnes  ne  sont 


(1)  E.  L.  Polivanov  dans  TCLP  IV,  83. 


66  N.   s.   TROUBETZKOY 

pas  en  principe  admises.  Mais  dans  un  parler  rapide  la  voyelle 
u  est  souvent  étouffée  (en  particulier  après  les  consonnes 
sourdes),  de  sorte  que  la  consonne  précédente  représente  le 
groupe  «  consonne  +«  »  :  par  ex.  desii  «  (il)  est  »,  prononcé  des, 
etc. 


4.  Erreurs  sur  la  valeur  monophonématique  ou  polyphonématique 
des  sons  dans  des  langues  étrangères 

Les  règles  sur  la  valeur  monophonématique  ou  polyplionématique  se  réfèrent 
à  la  structure  du  système  dont  il  s'agit  et  au  rôle  spécial  que  le  son  en  question 
joue  dans  ce  système.  Par  conséquent  les  sons  ou  groupes  de  sons  qui  dans 
une  langue  quelconque  ont  une  valeur  monophonématique  ou  polyphonéma- 
tique  n'ont  pas  nécessairement  la  même  valeur  dans  d'autres  langues.  Mais 
dans  la  perception  d'une  langue  étrangère  l'observateur  «  non  prévenu  »  trans- 
porte dans  la  langue  étrangère  des  valeurs  phoniques  conditionnées  par  les 
rapports  qui  existent  dans  sa  langue  maternelle,  ce  par  quoi  il  obtient  naturel- 
lement une  représentation  tout  à  fait  fausse  de  cette  langue  étrangère. 

Evgenij  L.  Polivanov  donne  un  certain  nombre  d'exemples  instructifs  dans 
son  article  «  La  perception  des  sons  d'une  langue  étrangère  »  {TCLP  IV,  79  ss.). 
Les  japonais,  dont  la  langue  ne  connaît  pas  en  général  de  groupes  de  consonnes 
et  dont  les  voyelles  fermées  sont  très  brèves  et  susceptibles  d'être  facultativement 
étouffées,  croient  également  entendre  dans  les  langues  étrangères  des  voyelles 
brèves  fermées  entre  les  consonnes  et  en  finale.  Polivanov  cite  la  prononciation 
japonaise  des  mots  russes  iak  «  ainsi  »,  piiV  »  chemin  »,  dar  «  présent  »,  Aror' 
«  rougeole  »,  à  savoir  iaku,  puéi,  daru,  kor'i.  On  peut  encore  citer  la  pronon- 
ciation japonaise  de  mots  anglais  comme  club  =  japonais  kurabu,  film  = 
hiriimu,  cream  —  kurimu,  ski  =  siiki,  spoon  =  supun,  etc.,  le  japonais  Kirisulo 
«  Christ  »,  et  beaucoup  d'autres  cas  analogues  (voir  aussi  à  ce  sujet  Henri  Frei 
«  Monosyllabisme  et  polysyllabisme  dans  les  emprunts  linguistiques  »,  Bulletin 
de  la  Maison  Franco-japonaise  VIII,  1936).  Cette  intercalation  de  u  et  de  i 
(après  /,  d,  également  o)  entre  consonnes  et  après  les  consonnes  finales  (ainsi 
que  la  confusion  de  r  et  de  Z)  fait  qu'on  ne  peut  comprendre  qu'avec  peine 
les  japonais  qui  essaient  de  parler  une  langue  étrangère.  Ce  n'est  qu'après  un 
long  Usage  qu'un  japonais  parvient  à  se  déshabituer  de  cette  prononciation 
mais  il  tombe  souvent  dans  l'extrême  opposé  et  étouffe  des  u  et  des  i  étrangers 
qui  sont  étymologiques  :  les  consonnes  suivies  de  u  et  de  i  et  les  consonnes 
non  suivies  de  voyelle  sont  pour  les  japonais  des  variantes  facultatives  d'un 
groupe  de  phonèmes  et  il  est  pour  eux  infiniment  dilficile  de  s'habituer,  non 
seulement  à  relier  à  une  fonction  distinctive  ces  variantes  ifrétendues  faculta- 
tives, mafs  encore  à  considérer  en  outre  l'une  d'elles  non  pas  comme  la  réali- 
sation d'un  groupe  de  phonèmes,  mais  comme  un  phonème  unique.  Un  autre 
exemple  également  cité  par  Polivanov  est  le  traitement  coréen  du  groupe  «  s  + 
consonne  ».  A  la  différence  du  japonais,  le  coréen  admet  certains  groupes  de 
consonnes,  quoique  seulement  à  l'intérieur  du  mot.  Mais  le  groupe  «s-|-con- 
sonne  »  est  étranger  au  coréen  actuel.  Si  un  coréen  entend  un  groupe  de  ce 
genre  dans  une  langue  étrangère,  il  traite  le  s  comme  une  façon  particulière 
(qu'il  ji'a  pas  à  imiter)  de  prononcer  la  consonne  suivante,  et  s'il  veut  reproduire 
le  mot  en  question,  il  le  fait  en  supprimant  le  s  :  le  russe  starik  skazal  «  le  vieillard 
■a  dit  »  est  prononcé  tarik  kazal.  E.  Sapir  {Journal  de  Psychologie  XXX,  2G2) 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  67 

raconte  que  les  étudiants  américains  qui  ont  appris  à  connaître  par  l'ensei- 
gnement phonétique  l'existence  des  occlusives  glottales  sont  portés  à  entendre 
ce  son  après  toutes  les  voyelles  finales  brèves  accentuées  d'une  langue  étrangère. 
■Cette  «  illusion  acoustique  »  repose  sur  le  fait  qu'en  anglais  toutes  les  voyelles 
finales  accentuées  sont  longues  et  que  les  gens  dont  la  langue  maternelle  est 
l'anglais  ne  peuvent  se  représenter  une  voyelle  brève  que  devant  une  consonne. 
Toutes  les  fois  que  nous  entendons  dans  une  langue  étrangère  une  image 
phonique  qui  n'apparaît  pas  dans  notre  langue  maternelle,  nous  sommes  portés 
à  l'interpréter  comme  un  groupe  phonique  et  è^  la  considérer  comme  une  réali- 
sation d'un  groupe  de  phonèmes.  Très  souvent  le  son  perçu  y  donne  effective- 
ment prétexte,  car  tout  son  est  une  suite  d'«  atomes  phoniques  ».  Les  aspirées 
se  composent  effectivement  d'une  occlusion,  d'une  explosion  et  d'un  souffle, 
les  affriquées  d'une  occlusion  et  d'un  bruit  fricatif  :  il  n'y  a  donc  rien  d'étonnant 
à  ce  qu'un  étranger,  dans  la  langue  de  qui  ces  sons  n'existent  pas  ou  ne  possèdent 
pas  une  valeur  monophonématique,  les  traite  comme  une  réalisation  d'un  groupe 
•de  phonèmes.  De  même  il  est  naturel  que  les  Russes  et  les  Tchèques  traitent  les 
voyelles  longues  anglaises,  qui  sont  considérées  par  les  Anglais  comme  tout  à 
fait  monophonématiques,  comme  des  diphtongues  c'est-à-dire  comme  des 
groupes  de  deux  phonèmes  vocaliques  — •  car  ces  voyelles  sont  effectivement 
des  «  diphtongues  de  mouvement  ».  Mais  très  souvent  le  traitement  polyphoné- 
matique  du  son  étranger  repose  sur  une  illusion  :  différentes  particularités 
d'articulation,  qui  en  réalité  apparaissent  en  même  temps,  sont  perçues  comme 
successives.  Les  Bulgares  traitent  le  il  allemand  comme  yii  [jiiber  =  ûber 
t  sur  »,  etc.),  car  ils  perçoivent  la  position  antérieure  de  la  langue  et  la  projection 
en  avant  des  lèvres  qui  dans  le  û  allemand  se  produisent  en  même  temps, 
comme  des  moments  différents.  Les  Ukrainiens,  à  qui  le  son  /  est  étranger, 
rendent  le  /  étranger  par  xv  [Xvylijp  =  «  Philippe  »),  car  ils  traitent  les  particu- 
larités concomitantes  du  /  (le  son  fricatif  sourd  et  la  localisation  labio-dentale) 
comme  deux  moments  successifs.  Le  tchèque  r,  qui  est  un  son  tout  à  fait  un, 
est  perçu  par  beaucoup  d'étrangers  comme  un  groupe  phonique  rz  (si  bien  que 
cette  perception  a  pénétré  dans  des  grammaires  tchèques  écrites  par  des 
•étrangers)  :  en  réalité  f  est  simplement  un  r  ayant  une  très  faible  amplitude 
dans  le  mouvement  de  la  pointe  de  la  langue,  si  bien  qu'un  son  fricatif  semblable 
au  i  est  perceptible  entre  les  battements  du  r*.  Dans  quelques  langues  du 
Caucase  (en  adyghé,  kabarde,  artchine,  avar  et  dans  toutes  les  langues  du 
Daghestan  occidental),  comme  dans  quelques  langues  indiennes  d'Amérique 
et  dans  quelques  langues  nègres  d'Afrique  (en  zoulou,  souto,  pédi)  existe  ce 
•qu'on  appelle  des  «  spirantes  latérales  »,  aussi  bien  sonores  que  sourdes.  Les 
sourdes  sont  perçues  par  les  observateurs  étrangers  comme  II,  kl,  Ql,  xl,  si, 
c'est-à-dire  que  le  caractère  sourd  et  l'articulation  latérale  sont  sentis  comme 
•deux  phonèmes  successifs^.  Des  exemples  de  ce  genre  pourraient  facilement 
être  multipliés.  Psychologiquement  ils  s'expliquent  par  le  fait  que  les  phonèmes 
sont  symbolisés,  non  par  des  sons,  mais  par  des  parlicalarilés  phoniques  perii- 
nenles  déterminées  :  tout  groupement  de  ces  particularités  phoniques  apparaît 
■comme  un  groupe  de  phonèmes,  mais  comme  deux  phonèmes  ne  peuvent  se 
présenter  en  même  temps,  ils  doivent  apparaître  comme  successifs. 


(1)  J.  Chlumsky,  «  Une  variété  peu  connue  de  Vr  linguale  »,  Bévue  de  Phoné- 
•Uque  1911. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Les  consonnes  latérales  des  langues  caucasiques 
septentrionales»,  BSL  XXIII,  3,  184  ss. 


68  N.   s.   TROUBETZKOY 

Dans  l'étude  des  langues  étrangères  on  doit  lutter  contre  toutes  ces  difii- 
cultés.  Il  ne  sufïit  pas  d'habituer  les  organes  vocaux  à  une  nouvelle  articu- 
lation :  on  doit  aussi  habituer  la  conscience  linguistique  à  considérer  correcte- 
ment cette  nouvelle  articulation  comme  monophonématique  ou  polyphoné- 
matique. 


III.    CLASSIFICATION  LOGIQUE  DES  OPPOSITIONS 
DISTINCTIVES 

1.  Contenu  des  phonèmes  et  système  des  phonèmes 

Par  l'emploi  correct  des  règles  indiquées  ci-dessus,  on  peut 
établir  un  inventaire  complet  de  tous  les  phonèmes  d'une 
langue  donnée.  Mais  on  doit  aussi  déterminer  le  contenu 
phonologique  de  chaque  phonème  pris  isolément.  Par  contenu 
phonologique  nous  entendons  l'ensemble  des  traits  phono- 
logiquement  pertinents  d'un  phonème,  c'est-à-dire  les  traits 
qui  sont  communs  à  toutes  les  variantes  de  ce  phonème  et 
qui  le  distinguent  de  tous  les  autres  phonèmes  de  la  même 
langue,  en  particulier  des  phonèmes  le  plus  étroitement 
apparentés.  Le  «  k  »  allemand  ne  peut  être  défini  comme 
«  vélaire  »,  car  cette  particularité  n'appartient  qu'à  une  partie 
de  ses  variantes,  puisque  devant  i  et  û  par  ex.  le  «  k  »  est 
réalisé  comme  palatal.  D'autre  part  la  défmition  du  «  k  » 
allemand  comme  «  dorsal  »  (c'est-à-dire  comme  prononcé 
avec  le  dos  de  la  langue)  ne  serait  pas  suffisant,  car  «  g  »  et 
«  ch  »  sont  aussi  «  dorsaux  ».  Le  phonème  allemand  «  k  »  a  donc 
pour  seule  formule  :  «  occlusive  dorsale  tendue  et  non  nasa- 
lisée ».  En  d'autres  termes,  seules  les  particularités  suivantes 
sont  pour  le  phonème  allemand  «  k  »  phonologiquement 
pertinentes  :  1°  l'occlusion  complète  (par  opposition  à  «  ch  »)  ; 
2°  la  fermeture  de  l'accès  à  la  cavité  nasale  (par  opposition 
à  «  ng  »)  ;  3°  la  tension  des  muscles  de  la  langue  en  même  temps 
que  le  relâchement  des  muscles  du  larynx  (par  opposition 
à  «  gr  »)  et  40  la  participation  du  dos  de  la  langue  (par  opposi- 
tion à  «  i  »,  «  p  »).  Le  k  a  la  première  de  ces  quatre  marques  en 
commun  avec  i,  p,  tz,  pf,  d,  b,  g,  m,  n,  ng  ;  la  seconde  en 
commun  avec  g,  /,  d,  p,  b;  la  troisième  en  commun  avec  p, 
i,  ss,  f  ;  la  quatrième  en  commun  avec  g,  ch,  ng  :  ce  n'est  que 
l'ensemble  de  ces  quatre  marques  qui  est  propre  au  seul  A'. 
On  voit  par  là  que  la  détermination  du  contenu  phonologique 
d'un  phonème  suppose  qu'il  est  un  terme  du  système  des 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  69 

oppositTons  phonologiques  existant  dans  la  langue  en  question. 
La  définition  du  contenu  d'un  phonème  dépend  de  la  place 
qu'il  occupe  dans  le  système  des  phonèmes  dont  il  s'agit, 
c'est-à-dire  en  dernière  analyse  des  autres  phonèmes  auxquels 
il  est  opposé.  Un  phonème  peut  donc  recevoir  parfois  une 
définition  purement  négative.  Si  par  ex.  on  envisage  toutes 
les  variantes  facultatives  et  combinatoires  du  phonème 
allemand  r,  on  devra  définir  ce  phonème  comme  une  "  liquide 
non  latérale  »,  ce  qui  est  une  définition  purement  négative, 
car  la  liquide  est  elle-même  une  «  sonante  non  nasale  »,  et  la 
«  sonante  »  est  un  «  son  non  bruvant  ». 


2.   Classement  des  oppositions 

A)  Diaprés  leurs  rapports  avec  tout  le  système  des  oppositions  : 
oppositions  bilatérales  et  multilatérales;  oppositions  propor- 
tionnelles et  isolées  ;  structure  du  système  de  phonèmes  reposant 
sur  elles. 

.  L'inventaire  des  phonèmes  d'une  langue  n'est  à  propre- 
ment parler  qu'un  corollaire  du  système  de  ses  oppositions 
phonologiques.  On  ne  doit  jamais  oublier  qu'en  phonologie 
le  rôle  principal  revient  non  pas  aux  phonèmes,  mais  aux 
oppositions  distinctives.  Un  phonème  ne  possède  un  contenu 
phonologique  définissable  que  parce  que  le  système  des 
oppositions  phonologiques  présente  une  structure,  un  ordre 
déterminés.  Pour  comprendre  cette  structure,  on  doit  étudier 
les   différents   types   d'oppositions   phonologiques. 

Avant  tout  il  faut  poser  certaines  notions  qui  sont  d'une 
importance  décisive  non  seulement  pour  les  systèmes  d'oppo- 
sitions phonologiques,  mais  encore  pour  n'importe  quel 
système   d'oppositions^. 

Une  opposition  ne  suppose  pas  seulement  des  particularités 
par  lesquelles  les  termes  de  l'opposition  se  distinguent  l'un 
de  l'autre,  mais  aussi  des  particularités  qui  sont  communes 
aux  deux  termes  de  l'opposition.  Ces  particularités  peuvent 
être  appelées  une  «  base  de  comparaison  ».  Deux  choses  qui 
ne  possèdent  aucune  base  de  comparaison,  c'est-à-dire  aucune 
particularité  commune  (par  ex.  un  encrier  et  le  libre  arbitre) 
ne  forment  pas  une  opposition.  Dans  des  systèmes  d'opposi- 


(1)  Voir  à  ce  sujet  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Essai  d'une  théorie  des  oppositions 
phonologiques  »  {Journal  de  Psychologie  XXXIII,  5-18). 


70  -N.    s.    TROUBETZKOY 

tions  comme  le  système  phonologique  d'une  langue,  deux: 
types  d'oppositions  sont  à  distinguer  :  les  oppositions  bila- 
térales et  les  oppositions  multilatérales.  Dans  les  oppositions 
bilatérales  la  base  de  comparaison  (c'est-à-dire  l'ensemble  des 
particularités  que  les  deux  termes  de  l'opposition  possèdent 
en  commun)  n'est  propre  qu'à  ces  deux  termes  et  n'apparaît 
dans  aucun  autre  terme  du  même  système.  Au  contraire  la 
base  de  comparaison  d'une  opposition  multilatérale  ne  se 
limite  pas  exclusivement  aux  deux  termes  de  l'opposition 
en  question,  mais  s'étend  aussi  à  d'autres  termes  du  même 
système.  La  difTérence  entre  les  oppositions  bilatérales  et 
multilatérales  peut  être  illustrée  par  des  exemples  tirés  de 
l'alphabet  latin  :  l'opposition  des  lettres  E  et  F  est  bilatérale, 
car  l'ensemble  des  traits  communs  à  ces  deux  lettres  (une 
hampe  verticale  et  deux  barres  horizontales  dirigées  vers  la 
droite,  l'une  étant  fixée  à  l'extrémité  supérieure  et  l'autre  au 
milieu  de  la  hampe)  ne  se  retrouve  dans  aucune  autre  lettre 
latine.  Par  contre  l'opposition  des  lettres  P  et  R  est  multi- 
latérale, car  l'ensemble  des  traits  que  toutes  deux  ont  en 
commun  (une  anse  dirigée  vers  la  droite  à  l'extrémité  supé- 
rieure d'une  hampe  verticale)  apparaît  encore,  à  part  ces 
deux  lettres,  dans  le  B. 

Pour  la  théorie  générale  des  oppositions,  la  distinction 
entre  oppositions  bilatérales  et  multilatérales  est  extrêmement 
importante.  Elle  peut  être  faite  dans  n'importe  quel  système 
d'opposition,  donc  naturellement  aussi  dans  les  systèmes 
d'oppositions  phonologiques  (ou  inventaires  de  phonèmes). 
Ainsi  par  ex,  en  allemand  l'opposition  i-d  est  bilatérale, 
puisque  i  et  d  sont  les  seules  occlusives  dentales  du  système 
phonologique  allemand.  Au  contraire  l'opposition  d-b  est 
en  allemand  multilatérale,  car  ce  que  ces  deux  phonèmes  ont 
en  commun  (à  savoir  l'occlusion  faible)  se  retrouve  dans  un 
autre  phonème  allemand  :  g.  Ainsi  l'on  peut  reconnaître  d'une 
façon  précise  et  claire,  à  propos  de  chaque  opposition  phono- 
logique, si  elle  est  bilatérale  ou  multilatérale.  Il  va  de  soi 
qu'on  ne  peut  utiliser  pour  cela  que  les  particularités  d'impor- 
tance phonologique.  Toutefois  quelques  particularités  sans 
importance  phonologique  peuvent  être  prises  en  considération, 
si  par  elles  les  termes  de  l'opposition  dont  il  s'agit  peuvent 
être  opposés  à  d'autres  phonèmes  du  même  système.  Ainsi 
l'opposition  d-n  (en  français  par  ex.)  peut  être  considérée 
comme  bilatérale,  car  ses  termes  sont  les  seules  occlusives 
dentales  sonores  et  cela  bien  que  ni  la  sonorité,  ni  l'occlusion 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  71 

ne  soient  pertinentes  pour  n,  car  il  n'existe  pas  dans  le  système- 
en  question  de  n  sourd  ou  spirant  comme  phonèmeparticulier^. 

Dans  tout  système  d'oppositions,  les  oppositions  multilatérales  sent  plus 
nombreuses  que  les  bilatérales.  Ainsi  le  système  consonantique  de  l'allemand 
scénique  comporte  20  phonèmes  consonantiques  (b,  ch,  d,  f,  g,  h,  k,  l,  m,  n,  ng, 
p,  pf,  r,  ss,  s,  sch,  l,  IV,  tz)  et  par  suite  190  oppositions  possibles.  Parmi  elles, 
il  n'y  en  a  que  13  qui  soient  bilatérales  (à  savoir  b-p,  d-l,  g-k,  b-m,  d-n,  g-ng, 
pf-f,  k-ch,  Iz-ss,  f-iv,  ss-s,  ss-sch,  r-l),  toutes  les  autres,  c'est-à-diré  93  "'o  de 
tout  le  système,  étant  multilatérales.  Il  y  a  des  phonèmes  qui  ne  participent 
à  aucune  opposition  bilatérale  :  parmi  les  consonnes  allemandes  h  est  dans  ce 
cas.  Au  contraire  tout  phonème  doit  faire  partie  d'oppositions  multilatérales, 
et  parmi  les  oppositions  dont  un  phonème  fait  partie,  les  multilatérales  sont 
toujours  plus  nombreuses  que  les  bilatérales.  Chaque  phonème  consonantique 
allemand  participe  à  19  oppositions  dont  deux  au  plus  sont  bilatérales.  Mais 
pour  la  détermination  du  contenu  phonologique  d'un  phonème,  les  oppositions 
bilatérales  sont  justement  les  plus  importantes.  Elles  jouent  donc,  malgré  leur- 
nombre  relativement  faible,  un  rôle  important  dans  la  structure  des  systèmes 
phonologiques. 

A  l'intérieur  des  oppositions  multilatérales  on  peut 
distinguer  des  oppositions  homogènes  et  des  oppositions 
hétérogènes.  Sont  homogènes  les  oppositions  multilatérales 
dont  les  termes  peuvent  être  considérés  comme  les  points 
extrêmes  d'une  «  chaîne  »^  d'oppositions  bilatérales.  Par  ex. 
en  allemand  l'opposition  ii-e  est  multilatérale  :  les  deux 
phonèmes  n'ont  de  commun  entre  eux  que  d'être  des  voyelles, 
et  cette  particularité  n'est  pas  limitée  à  eux  seuls  :  elle 
apparaît  encore  dans  toute  une  série  d'autres  phonèmes 
allemands,  à  savoir  toutes  les  voyelles.  Mais  on  peut 
considérer  les  termes  de  l'opposition  u-e  comme  les  points 
extrêmes  d'une  chaîne  u-o,  o-ô,  ô-e  qui  consiste  en  oppositions 
nettement  bilatérales  :  u  et  o  sont  les  seules  voyelles  posté- 
rieures arrondies,  o  et  ô  sont  les  seules  voyelles  arrondies  de 
degré  moyen  d'aperture,  o  et  e  sont  les  seules  voyelles  anté- 
rieures de  degré  moyen  d'aperture  que  comporte  le  système 
vocalique  allemand  :  par  conséquent  l'opposition  n-e  est 
homogène.  Également  homogène  est  l'opposition  multilaté- 
rale x-K)  ('(  ch  »  -  «  ng  »)  dans  le  système  consonantique 
allemand  :  elle  se  laisse  décomposer  en  une  chaîne  d'opposi- 
tions bilatérales  :  x-k,  k-g,  g-io.  Par  contre  l'opposition  p-t 
est  hétérogène,  car  entre  p  et  /  ne  peuvent  être  supposés 
aucuns    termes    qui    soient    dans    un    rapport    d'opposition 

(1)  Aote  du  Iraditclenr  :  A.  Martinet,  BSL,  XLll,  fasc.  2,  p.  27  pen^e  qu'il 
n'y  a  dans  ce  cas  d'opposition  bilatérale  qu'entre  l'anhiphonème  de  l'oppo- 
sition d-l  d'une  part,  et  le  phonème  n  d'autre  part. 

(2)  Cette  expression  est  de  N.  Durnovo. 


72  N.   s.   TROUBETZKOY 

bilatérale  et  entre  eux  et  avec  ces  deux  phonèmes.  Il  est  clair 
que  dans  l'ensemble  du  système  phonologique  d'une  langue, 
les  oppositions  multilatérales  hétérogènes  doivent  toujours 
être  plus  nombreuses  que  les  homogènes.  Mais  pour  la  détermi- 
nation du  contenu  phonologique  d'un  phonème  et  par  suite 
aussi  pour  toute  la  structure  du  système  phonologique  en 
question   les  oppositions  homogènes   sont   très   importantes. 

On  peut  distinguer  deux  sortes  d'oppositions  multilatérales 
homogènes:  les  linéaires  et  les  non-linéaires,  selon  que  les 
termes  de  l'opposition  peuvent  se  relier  à  une  seule  ou  à 
plusieurs  «  chaînes  »  d'oppositions  bilatérales.  Parmi  les 
deux  exemples  indiqués  ci-dessus,  l'opposition  x-y  est  linéaire, 
car  la  «  chaîne  »  x-k-g-y  est  dans  le  cadre  du  système  des 
phonèmes  allemands  la  seule  concevable.  Par  contre  l'opposi- 
tion u-e  est  non-linéaire  car  le  «  chemin  »  de  u  à  e  à  l'intérieur 
du  système  des  phonèmes  allemands  peut  être  conçu  comme 
empruntant  diverses  «  chaînes  »  d'oppositions  bilatérales  : 
u-o-ô-e,  ou  u-û-ô-e,  ou  u-û-î-e,  ou  ii-o-a-â-e. 

Non  moins  importante  que  la  distinction  entre  oppositions 
bilatérales  et  multilatérales  est  celle  qui  est  à  faire  entre 
oppositions  proportionnelles  et  oppositions  isolées.  Une  oppo- 
sition sera  appelée  proportionnelle  si  le  rapport  existant  entre 
ses  termes  est  identique  au  rapport  existant  entre  les  termes 
d'une  autre  opposition  (ou  de  plusieurs  autres  oppositions)  du 
même  système.  Ainsi  par  ex.  l'opposition  allemande  p-b  est 
proportionnelle,  car  le  rapport  entre  p  et  6  est  le  même 
qu'entre  i  et  d  et  qu'entre  k  et  g.  L'opposition  p-sch  est  au 
contraire  isolée,  car  le  système  phonologique  allemand  ne 
possède  aucune  autre  paire  de  phonèmes  dont  les  termes 
soient  entre  eux  dans  le  même  rapport  que  p  et  sch.  La 
distinction  entre  oppositions  proportionnelles  et  isolées  peut 
exister  aussi  bien  dans  les  oppositions  bilatérales  que  dans 
les  multilatérales  :  en  allemand  par  ex.  les  oppositions  sui- 
vantes sont  :  a)  p-b:  bilatérale  et  proportionnelle,  b)  r-l: 
bilatérale  et  isolée,  c)  p-l:  multilatérale  et  proportionnelle, 
d)    p-sch:   multilatérale  et  isolée. 

Dans  tout  système  les  oppositions  isolées  sont  beaucoup  plus  nombreuses 
que  les  proportionnelle*.  Dans  le  système  consonantique  allemand  par  ex.,  il 
n'y  a  que  40  oppositions  proportionnelles,  mais  150  (c'est-à-dire  80  %)  isolées. 
Elles  se  répartissent  ainsi  : 

bilatérales  proportionnelles  11  (6  %) 

—        isolées  2  (I  %) 

multilatérales  proportionnelles  29  (15  %) 

—           isolées  148  (78  %) 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  73 

c'est-à-dire  que  parmi  les  bilatérales  dominent  les  proportionnelles  et  parmi 
les  multilatérales  les  isolées. 

Les  chiffres  absolus  sont  naturellement  différents  dans  chaque  langue.  Mais 
le  rapport  reste  toujours  en  principe  le  même  :  le  groupe  le  plus  important  est 
formé  par  les  oppositions  multilatérales  isolées  et  le  groupe  le  plus  faible  par 
les  oppositions  bilatérales  isolées.  Entre  ces  deux  points  extrêmes  se  placent 
les  oppositions  proportionnelles  parmi  lesquelles  les  multilatérales  sont  toujours 
plus  nombreuses  que  les  bilatérales.  Pour  caractériser  un  système  donné,  ce- 
qui  est  important  ce  n'est  pas  tant  le  rapport  numérique  existant  entre  les 
différentes  classes  d'oppositions  que  le  pourcentage  des  phonèmes  qui  parti- 
cipent à  chacune  de  ces  classes.  Parmi  les  phonèmes  consonantiques  allemands, 
il  n'y  en  a  qu'un  seul  qui  participe  exclusivement  à  des  oppositions  multila- 
térales isolées  :  c'est  h  ;  trois  consonnes  (sch,  r  et  l)  ne  participent  qu'à  une 
opposition  bilatérale  isolée  ;  toutes  les  autres  (soit  80  %  de  tous  les  phonèmes 
consonantiques)  participent  en  même  temps  à  des  oppositions  iiroportionnelles 
bilatérales  et  multilatérales.  En  russe  les  consonnes  participant  à  des  opposi- 
tions proportionnelles  forment  88  %  du  total  et  en  birman  97  %.  Encore  plus 
important  est  le  rapport  du  nombre  des  oppositions  proportionnelles  bilatérales 
au  nombre  des  phonèmes  participant  à  des  oppositions.  Tandis  que  dans  le 
système  consonantique  allemand  16  phonèmes  participent  à  11  oppositions 
proportionnelles  bilatérales,  en  russe  30  phonèmes  consonantiques  participent 
à  27  de  ces  oppositions  et  en  birman  60  phonèmes  consonantiques  participent 
à  79  de  ces  oppositions.  Si  l'on  divise  le  nombre  des  oppositions  proportionnelles 
bilatérales  par  le  nombre  des  phonèmes  qui  y  participent,  on  trouve  pour  le 
système  consonantique  allemand  0,69,  pour  le  russe  0,90  et  pour  le  birman  1,32. 

Les  différents  types  d'oppositions  conditionnent  l'ordre 
interne  ou  la  structure  de  l'inventaire  des  phonèmes  en  tant 
que  système  d'oppositions  phonologiques.  Toutes  les  opposi- 
tions proportionnelles,  qui  présentent  le  même  rapport  entre 
leurs  termes,  peuvent  être  réunies  dans  une  proportion 
(d'où  le  nom  de  «  proportionnelles  »)  :  par  ex.  en  allemand 
b-d  —  p-t  =  m-n  ou  u-o  =  ii-ô  =  i-e.  D'autre  part  nous  avons 
déjà  mentionné  les  chaînes  d'oppositions  bilatérales  qui 
peuvent  être  intercalées  entre  les  termes  des  oppositions 
multilatérales  homogènes  (et  spécialement  des  homogènes 
linéaires).  Si  l'une  des  oppositions  d'une  telle  chaîne  est 
proportionnelle,  alors  la  chaîne  se  croise  avec  une  proportion. 
Si  un  phonème  participe  en  même  temps  à  plusieurs  opposi- 
tions proportionnelles,  alors  plusieurs  proportions  se  croisent. 
Aussi  un  système  phonologique  peut  être  représenté  sous  la 
forme  de  séries  parallèles  se  croisant  entre  elles.  Dans  le 
système  consonantique  allemand  les  proportions  b-d  =  p-l  = 
m-n  d'une  part,  b-p  =  d-t  et  b-m  =  d-n  d'autre  part  forment 
un  croisement  qui  peut  être  représenté  sous  la  forme  de 
deux  chaînes  parallèles  p-b-m  et  t-d-n.  Les  proportions  p-b  = 
l-d  =  k-g  et  b-m  =  d-n  —  g-ng  indiquent  le  parallélisme  des 
chaînes  p-b-m  et  t-d-n  avec  k-g-ng.  Cette  dernière  chaîne 
peut    encore    être    augmentée    d'un    terme    et    devient    alors 


74  N.    s.   TROUBETZKOY 

ch-k-g-ng.  D'autre  part  le  rapport  ch-k  (fricative-occlusive) 
est  pour  l'essentiel  identique  aux  rapports  f-pf  et  ss-tz,  qui 
de  leur  côté  ne  forment  qu'une  section  des  chaînes  parallèles 
li'-f-pf  (phon.  v-f-p]  et  s-ss-tz  (phon.  z-s-c).  Enfin  ss  est  en 
même  temps  un  terme  de  l'opposition  bilatérale  isolée  ss- 
sch  (phon.  s-s).  On  obtient  ainsi  la  figure  : 


V 

z 

h  d 

X 

k 
9 

f 
P 

s 
c 

m  n 

D 

qui  embrasse  17  phonèmes,  c'est-à-dire  85  %  de  tout  le 
système  consonantique  allemand.  En  dehors  de  ce  schéma 
se  trouvent  d'une  part  les  phonèmes  r  et  /  qui,  en  tant  que 
seules  liquides  de  l'allemand,  forment  une  opposition  bila- 
térale isolée,  et  d'autre  part  le  phonème  h  qui,  à  l'égard  de 
toutes  les  autres  consonnes,  se  trouve  exclusivement  dans 
des   rapports   d'oppositions   multilatérales   isolées^. 

L'ordre  obtenu  par  la  répartition  des  phonèmes  en  séries 
parallèles  n'existe  pas  seulement  sur  le  papier  et  n'a  pas 
simplement  une  valeur  graphique.  Il  correspond  bien  plutôt 
à  une  réalité  phonologique.  Par  le  fait  qu'un  rapport  déter- 
miné entre  deux  phonèmes  apparaît  dans  plusieurs  oppositions 
proportionnelles,  il  acquiert  la  possibilité  d'être  conçu  indé- 
pendamment des  difTérents  phonèmes  et  d'être  utilisé  phono- 
logiquement.  Et  cela  conduit  à  considérer  en  tant  que  telles, 
avec  une  netteté  particulière,  les  propriétés  correspondantes 
des  phonèmes  en  question  et  à  décomposer  avec  une  facilité 
particulière  les  phonèmes  en  leurs  marques  phonologi- 
ques. 

La  dépendance  qui  existe  entre  le  contenu  d'un  phonème  et  la  place  de  ce 
phonème  dans  le  système  phonologique,  et  par  suite  entre  ce  contenu  et  la 
structure  de  ce  système,  est  un  fait  fondamental  de  la  phonologie.  Comme  les 
systèmes  d'oppositions  phonologiques  sont  différents  selon  les  langues  et  les 
dialectes,  le  contenu  phonologique  des  phonèmes  est  également  différent  selon 
les  langues  et  les  dialecte?.  La  différence  peut  également  résider  dans  la  réali- 
sation des  phonèmes. 

Comme  exemple  on  pourrait  citer  le  phonème  r  dans  diverses  langues. 
Nous  avons  déjà  vu  que  le  r  allemand  n'est  en  rapport  d'opposition  bilatérale 
qu'avec  l.  Son  contenu  phonologique  est  très  pauvre,  et  même  à  proprement 
parler  purement  négatif  :  ce  n'est  pas  une  voyelle,  ce  n'est  pas  une  bruyante 

(1)  Le  «phonème  /  »  n'existe  pas  en  allemand  correct  :  le  /  de  cet  allemand 
doit  plutôt  être  considéré  comme  une  variante  combinatoire  de  la  voyelle  i 
et  n'appartient  donc  pas  au  système  consonantique. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  /O 

■clétcrminée,  ce  n'est  pas  une  nasale,  ce  n'est  pas  un  /.  Aussi  sa  réalisation  est 
très  variée  :  devant  les  voyelles  c'est  chez  tel  allemand  une  vibrante  dentale, 
chez  tel  autre  une  vibrante  uvulaire,  chez  tel  autre  encore  une  sorte  de  spirante 
gutturale  presque  sans  bruit  de  frottement  ;  quand  il  n'est  pas  devant  une 
voyelle,  il  est  prononcé  la  plupart  du  temps,  soit  comme  une  voyelle  indéter- 
minée ne  faisant  pas  syllabe,  soit  comme  une  gutturale  incomplètement  formée, 
et  seulement  parfois  comme  une  vibrante  faible.  —  Le  r  tchèque  a  un  contenu 
phonologique  beaucoup  plus  riche,  car  il  se  trouve  dans  un  rapport  d'opposition 
bilatérale  non  seulement  avec  l,  mais  encore  avec  le  phonème  tchèque  particulier 
■r  :  r  ci  l  sont  les  deux  seules  liquides,  /■  et  r  les  deux  seules  vibrantes  du  tchèque  ; 
r  se  distingue  de  f  par  le  fait  qu'il  n'est  pas  une  fricative,  mais  une  liquide  ; 
il  se  distingue  de  /  par  le  fait  qu'il  est  une  vibrante.  Par  conséquent  le  r  tchèque 
est  prononcé  toujours  et  dans  toutes  les  positions  comme  une  sonante  nette- 
ment et  énergiquement  roulée.  Il  ne  peut  pas  être  «  avalé  »  —  à  la  difTérence  du 
r  allemand.  La  prononciation  uvulaire  n'est  pas  courante  dans  le  r  tchèque, 
car  alors  l'opposition  r-f  perdrait  de  sa  netteté.  Le  r  tchèque  est  normalement 
dental  («  r  lingual  »).  Le  r  uvulaire  n'apparaît  que  comme  variante  individuelle 
extrêmement  rare  et  on  le  considère  comme  fautif^.  —  Le  phonème  r  du  guiliak 
ou  nivkhe  (parlé  en  Sibérie  orientale  à  l'embouchure  de  l'Amour  et  dans  la 
partie  nord  de  l'île  de  Sakhaline)^  présente  un  tout  autre  aspect.  Cette  langue 
possède  en  effet  à  côté  du  r  sonore  un  J  sourd  avec  son  fricatif  net.  Comme  ce 
j  a  la  valeur  d'une  spirante  sourde,  l'opposition  r-j  n'est  pas  seulement  bilaté- 
rale, mais  proportionnelle  :  elle  forme  en  effet  une  proportion  avec  les  oppositions 
v-f,  z-s,  y-x,  y-T.  Le  r  a  donc  dans  cette  langue  la  valeur  d'une  spirante  sonore. 
Dès  que  le  r  guiliak  est  articulé  énergiquement  (en  particulier  quand  il  est 
géminé)  on  entend  distinctement  un  bruit  fnVatif  de  type  r  — •  ce  qui  ne  peut 
jamais  être  le  cas  pour  le  r  tchèque,  car  ij  risquerait  alors  de  se  confondre  avec  f. 
En  outre  les  oppositions  v-f,  z-s,  y-x,  y-x  sont  liées  aux  chaînes  b-p-p',  é-d-6', 
g-k-k',  g-k-k' ;  l'opposition  r-J  est  donc  parallèlement  en  rapport  avec  d-l-V  : 
il  en  résulte  le  schéma  : 


h 

d    3 

9 

9 

P 

i     é 

k 

k 

P 

V   (T 

k' 

k' 

V 

r    z 

r 

y 

f 

J     s 

X 

X 

Par  conséquent  une  prononciation  uvulaire  du  r  guiliak  est  tout  à  fait 
•exclue  :  il  est  toujours  réalisé  comme  une  dentale.  Le  contenu  phonologique  du  r 
guiliak  est  donc  «  durative  sonore  de  la  série  dentale  ».  Le  guiliak  possédant  en 
outre  un  /,  le  r  doit  être  prononcé  nettement  vibrant.  —  Comme  dernier  fait 
<le  cette  suite  d'exemples,  on  pourrait  mentionner  le  r  japonais.  Celui-ci  est 
la  seule  liquide  du  système  phonologique  japonais.  Le  seul  phonème  avec  lequel 
il  se  trouve  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  est  le  r'  (palatal)  mouillé. 
Mais  comme  toutes  les  consonnes  japonaises  possèdent  un  correspondant 
mouillé,  cela  ne  peut  être  considéré  comme  une  particularité  spécifique  du  r. 
Le  r  japonais  doit  donc  être  défini  comme  «  liquide  non  palatale  (non  mouillée)  » 
en  entendant  par  liquide  un  phonème  consonantique  qui  n'est  ni  une  bruyante, 
ni  une  nasale.  Par  conséquent  la  réalisation  de  ce  phonème  est  tout  à  fait 


(1)  Voir  Fr.  Tràvnicek,  «  Sprâvnâ  ceskâ  vyslovnost  »  (Brno  1935),  24. 

(2)  Voir  à  ce  sujet  E.  A.  Krejnovic,  «  Nivchskij  (gil'ackij'  jazyk  »,  Jazyki 
i  pis'mennosV  narodov  Severa  III  (1934),  188  ss. 


76  N.    s.    TROLBETZKOY 

indéterminée.  Comme  variante  facultative  apparaît  souvent  /,  mais  même  si 
ce  n'est  pas  le  cas,  le  r  peut  ne  pas  être  roulé  éner^'iquement,  car  par  là  il  acquer- 
rait une  individualité  trop  nette.  La  plupart  du  temps  r  est  réalisé  par  un 
unique  battement  de  la  langue.  L'articulation  uvulaire  est  impossible,  car  alors 
le  caractère  profjortionnel  de  l'opposition  r-r'  pourrait  être  altéré. 

On  pourrait  allonger  jusqu'à  l'infini  la  liste  de  ces  exemples  et  invoquer 
encore  beaucoup  d'autres  langues  pour  montrer  que  le  contenu  phonologique 
du  phonème  r  dépend  de  sa  place  dans  le  système  phonologique  et  par  suite 
de  la  structure  de  ce  système  :  dans  la  plupart  des  cas  la  réalisation  phonétique 
du  r,  l'amplitude  de  ses  variantes,  etc.,  peuvent  également  être  déduites  de 
son  contenu  phonologique.  On  pourrait,  à  la  place  de  r  choisir  n'importe  quel 
autre  phonème  :  le  résultat  ne  serait  pas  modifié.  En  résumé  on  peut  dire  que 
le  contenu  phonologique  d'un  phonème  dépend  de  la  structure  du  système 
phonologique  dont  il  fait  partie.  Et  comme  le  système  phonologique  est  construit 
dilTéremment  dans  chaque  langue  et  dans  chaque  dialecte,  il  n'arrive  qu'avec 
une  relative  rareté  qu'on  rencontre  dans  deux  langues  différentes  un  phonème 
ayant  un  contenu  phonologique  tout  à  fait  pareil.  On  ne  doit  pas  se  laisser 
tromper  par  l'emploi  de  signes  de  transcription  internationale  identiques  :  ces 
signes  ne  sont  qu'im  expédient.  Si  l'on  ne  devait  désigner  par  la  même  lettre- 
que  les  phonèmes  ayant  un  contenu  phonologique  tout  à  fait  pareil,  on  devrait 
employer  pour  chaque  langue  un  aljihabet  particulier. 


B)  Classification  des  oppositions  d'après  le  rapport  existant 
entre  les  termes  de  l'opposition  :  oppositions  privatives^' 
graduelles  et  équipotlentes. 

La  structure  d'un  système  de  phonèmes  dépend  de  la 
répartition  des  oppositions  bilatérales,  multilatérales,  pro- 
portionnelles et  isolées.  Le  classement  des  oppositions  dans 
ces  quatre  catégories  est  à  cause  de  cela  fort  important.  Les 
principes  de  classement  se  réfèrent  dans  ce  cas  au  système  des 
phonèmes  :  qu'une  opposition  soit  bilatérale  ou  multilatérale^ 
cela  dépend  du  fait  de  savoir  si  ce  qui  est  commun  aux  termes 
de  l'opposition  est  particulier  à  ces  seuls  termes  ou  bien  se 
retrouve  encore  dans  d'autres  termes  du  même  système  ;- 
qu'une  opposition  soit  proportionnelle  ou  isolée,  cela  dépend 
du  fait  de  savoir  si  le  même  rapport  d'opposition  se  retrouve 
encore  ou  non  dans  d'autres  oppositions  du  même  système^.  — - 
Mais  les  types  d'oppositions  phonologiques  peuvent  être 
également  classés  sans  égard  au  système  dont  il  s'agit,  en 
utilisant  comme  principe  de  classement  les  rapports  purement 


(1)  Quant  à  la  classification  des  oppositions  multilatérales  en  hétérogènes 
et  en  homogènes,  et  de  ces  dernières  en  linéaires  et  en  non-linéaires,  elle  repose 
en  dernière  analyse  sur  les  mêmes  principes. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  77 

logiques  existant  entre  les  deux  termes  de  ropposition.  Un 
tel  classement  est  sans  importance  pour  la  structure  purement 
externe  de  l'inventaire  des  phonèmes,  mais  il  acquiert  une 
grande  importance  pour  apprécier  comment  fonctionne  le 
système  des  phonèmes. 

Eu  égard  au  rapport  existant  entre  les  termes  d'opposition, 
les  oppositions  phonologiques  peuvent  être  réparties  en  trois 
types  : 

a)  Les  oppositions  privatives  sont  celles  dans  lesquelles 
un  des  termes  de  l'opposition  est  caractérisé  par  l'existence 
d'une  marque,  l'autre  par  l'absence  de  cette  marque  :  par 
ex.  «  sonore  »-«  sourd  »,  «  nasalisé  »-«  non  nasalisé  »,  «  arrondi  »- 
«  non  arrondi  ».  Le  terme  de  l'opposition  caractérisé  par  la 
présence  de  la  marque  s'appellera  «  terme  marqué  »  et  celui 
qui  est  caractérisé  par  l'absence  de  la  marque  «  terme  non 
marqué  ».  Ce  type  d'opposition  est  pour  la  phonologie  d'une 
extrême  importance. 

b)  Les  oppositions  graduelles  sont  celles  dont  les  termes 
sont  caractérisés  par  différents  degrés  de  la  même  particu- 
larité :  par  ex.  l'opposition  entre  deux  degrés  différents 
d'aperture  des  voyelles  (par  ex.  allemand  u-o,  û-ô,  i-e)  ou 
entre  deux  degrés  différents  de  hauteur  musicale.  Le  terme 
d'une  opposition  graduelle  qui  présente  un  degré  extrême 
(maximum  ou  minimum)  de  la  qualité  en  question  est  le 
terme  extrême,  l'autre  terme  par  contre  est  le  terme  moyen. 
Les  oppositions  graduelles  sont  relativement  rares  et  moins 
importantes  que  les  privatives. 

c)  Les  oppositions  éqiiipollenles  sont  celles  dont  les  deux 
termes  sont  logiquement  équivalents,  c'est-à-dire  ne  peuvent 
être  considérés  ni  comme  deux  degrés  d'une  particularité, 
ni  comme  la  négation  et  l'affirmation  d'une  particularité  : 
par  ex.  allemand  p-t,  f-k,  etc.  Les  oppositions  équipoUentes 
sont  dans  chaque  système  les  plus  nombreuses  de  toutes. 

Une  opposition  phonique  extraite  et  isolée  de  son  système 
phonologique  et  du  fonctionnement  de  ce  système  est 
toujours  en  même  temps  équipollente  et  graduelle.  Considérons 
par  ex.  l'opposition  entre  bruyantes  sourdes  et  sonores.  La 
phonétique  instrumentale  enseigne  que  les  consonnes  ne  sont 
que  très  rarement  tout  à  fait  sonores  ou  tout  à  fait  sourdes  : 
dans  la  plupart  des  cas,  il  n'y  a  que  différents  degrés  de  parti- 
cipation de  la  voix.  En  outre  la  sonorité  d'une  bruyante  est 
liée  à  la  détente  de  la  musculature  des  organes  buccaux,  la 


78  N.    s.   TROUBETZKOY 

surdité  par  contre  est  liée  à  sa  tension.  Le  rapport  entre  t  et  d 
(par  ex.  en  russe  ou  en  français)  est  donc,  d'un  point  de  vue 
purement  phonétique,  équivoque.  Pour  que  ce  rapport  ait 
une  valeur  privative,  on  doit  premièrement  n'envisager  qu'une 
seule  particularité  dilï e rendante  (par  ex.  seulement  la  partici- 
pation de  la  voix,  ou  seulement  la  tension  des  muscles  de  la 
langue)  et  faire  abstraction  de  toutes  les  autres,  et  deuxième- 
ment poser  comme  «  égal  à  zéro  »  le  degré  le  plus  faible  de  la 
particularité  en  question.  Ainsi  par  ex.  le  rapport  entre  u 
et  0  est  privatif  si  l'on  considère  ces  deux  voyelles  comme  les 
deux  degrés  extrêraes  d'aperture  ou  de  fermeture  et  qu'on 
donne  à  l'un  de  ces  degrés  d'aperture  ou  de  fermeture  la 
valeur  d'un  «  degré  zéro  »  :  alors  ou  bien  u  est  le  degré  «  non 
ouvert  »  et  o  le  degré  «  ouvert  »,  ou  bien  à  l'inverse  u  est  le 
degré  «  fermé  »  et  o  le  degré  «  non  fermé  »  du  phonème  voca- 
lique  arrondi  (ou  postérieur).  Mais  le  même  rapport  devient 
graduel  dès  qu'il  existe  dans  le  même  système  vocalique  une 
troisième  voyelle  dont  le  degré  d'aperture  soit  encore  plus 
grand  que  celui  de  o  :  alors  u  est  le  terme  extrême  et  o  le 
terme  moyen  d'une  opposition  graduelle. 

La  valeur  équipollente,  graduelle  ou  privative  d'une  opposi-j 
tion  phonologique  dépend  donc  du  point  de   vue  auquel  on 
se  place  pour  la  considérer.  Mais  on  ne  doit  pas  croire  que 
cette  valeur  soit  purement  subjective  et  arbitraire  :  par  la 
structure  et  le  fonctionnement  du  système  phonologique  lai 
valeur  de  chaque  opposition  est  la  plupart  du  temps  donnée 
objectivement  et   sans   équivoque.   Dans  une   langue   où,    à 
part  u  et  o,  existent  encore  d'autres  voyelles  postérieures- j 
(ou  postérieures  et  arrondies)  dont  le  degré  d'aperture  soit 
encore  plus  grand  que  celui  de  o  (par  ex.  o  ou  a)  on  doit  consi-i 
dérer  l'opposition  u-o  comme  graduelle.  Par  contre  dans  une 
langue   où    w   et   o   sont   les   seules   voyelles   postérieures,  il 
n'existe  aucune  raison   pour  donner  à   u-o  la  valeur  d'une 
opposition  graduelle.  L'opposition  i-d  qui  a  été  donnée  ci-j 
dessus  comme   exemple   ne   devrait   être   considérée  comme 
graduelle  que  si  le  système  de  phonèmes  en  question  contenait 
encore    un    troisième    phonème    occlusif    «  dental  »    dont    le 
caractère  sourd  (et  la  tension  des  muscles  de  la  langue)  soit, 
encore  plus  grand  et  plus  complet  que  celui  du  t  (ou  à  l'inverse 
plus  faible  que  celui  du  d).  Là  où  cette  condition  n'est  pas 
remplie,  il  n'existe  aucune  raison  pour  considérer  l'opposition 
i-d  comme  graduelle.  Si  le  fonctionnement  du  système  des 
phonèmes  indique  que  t  est  le  terme  non  marqué  de  l'opposi- 


PRI.NXIPES   DE  PHONOLOGIE  79 

Aon  i-d,  celle-ci  doit  avoir  une  valeur  privative,  la  tension 
les  muscles  de  la  langue  devant  être  considérée  comme  un 
phénomène  accessoire  et  sans  importance,  et  le  degré  de 
participation  de  la  voix  propre  au  t  comme  «  degré  zéro  »  : 
le  sorte  que  /  a  la  valeur  de  «  non-sonore  »  et  d  la  valeur  de 
(  sonore  ».  Mais  à  l'inverse  si  d'après  les  indications  que  donne 
e  fonctionnement  du  système  des  phonèmes  ce  n'est  pas  /, 
nais  d  qui  est  le  terme  non-marqué,  alors  la  participation  de 
a  voix  devient  un  phénomène  accessoire  et  sans  importance, 
ît  la  tension  des  muscles  de  la  langue  devient  la  marque  de 
lifïérenciation  de  l'opposition,  de  sorte  que  /  a  la  valeur  de 
i  tendue  »  et  d  celle  de  «  non-tendue  ».  Si  enfin  le  fonctionne- 
ment du  système  des  phonèmes  n'indique  l'absence  de  marque 
li  pour  d,  ni  pour  i,  alors  l'opposition  t-d  doit  être  considérée 
:omme  équipoUente^. 

Le  classement  d'une  opposition  concrète  parmi  les  priva- 
:ives  ou  les  graduelles  dépend  donc  partiellement  de  la 
structure  et  partiellement  du  fonctionnement  du  système 
les  phonèmes.  ^Mais  en  outre  l'opposition  elle-même  doit 
;ontenir  quelque  chose  qui  permette  de  lui  attribuer  une 
•aleur  graduelle  ou  privative.  Une  opposition  comme  k-l 
le  peut  en  aucune  circonstance  être  privative  ou  graduelle, 
)uisque  ses  termes  ne  peuvent  être  conçus,  ni  comme  com- 
Dortant  l'affirmation  et  la  négation  de  la  même  particularité, 
li  comme  présentant  deux  degrés  différents  de  cette  particu- 
arité.  Mais  l'opposition  u-o  peut  être  conçue  aussi  bien 
;omme  privative  («  fermée  »-«  non-fermée  »  ou  «  ouverte  »- 
non-ouverte  »)  que  comme  graduelle,  et  le  fait  qu'elle 
loive  être  considérée  effectivement  comme  privative,  ou 
rraduelle,  ou  équipollente,  dépend  de  la  structure  et  du 
'onctionnement  du  système  phonologique  en  question.  On 
)eut  donc  distinguer  des  oppositions  effectivement  privatives 
)U  graduelles  les  oppositions  potentiellement  ou  logiquement 
)rivatives  ou  graduelles,  et  des  oppositions  effectivement 
squipollentes  les  oppositions  logiquement  équipollentes. 
foutefois  les  oppositions  logiquement  équipollentes  sont 
oujours  aussi  effectivement  équipollentes,  tandis  que  les 
)ppositions  effectivement  équipollentes  ne  sont  pas  toujours 
ogiquement  équipollentes,  mais  parfois  logiquement  pri- 
vatives ou  logiquement  graduelles.  D'où  le  schéma  : 


(1)  Voir  sous  C. 


80  N.    s.    TROUBETZKOY 

logiquement  graduelle ^  effectivement   graduelle 

1 . ^1 

logiquement  équipollente >    effectivement  équipollente 

' : — : ^' 

logiquement  privative — — — >  effectivement  privative 


C)  Classification  des  oppositions  par  rapport  à  Vétendue  de 
leur  pouvoir  distinclif  :  oppositions  constantes  et  neiitratisabtes. 

Par  l'expression  «  fonctionnement  d'un  système  de 
phonèmes  »  nous  entendons  les  combinaisons  de  phonèmes 
admises  dans  la  langue  en  question  aussi  bien  que  la  régle- 
mentation de  la  valeur  phonologique  des  diverses  oppositions. 

Jusqu'ici  nous  avons  parlé  de  phonèmes,  d'oppositions 
phonologiques  et  de  systèmes  d'oppositions  sans  prendre 
garde  à  la  répartition  effective  des  unités  phonologiques  dans 
la  formation  des  mots  et  des  formes.  Cependant  le  rôle  des 
diverses  oppositions  dans  une  langue  donnée  est  très  variable, 
selon  la  mesure  où  elles  possèdent  réellement  une  force  distinc- 
tive  dans  toutes  les  positions  phoniques^.  En  danois  œ  et  e 
apparaissent  dans  toutes  les  positions  imaginables':  ils  forment 
une  opposition  phonologique  constante,  dont  les  termes  sont 
des  phonèmes  indépendants.  En  russe  e  n'apparait  que 
devant  /  et  devant  les  consonnes  mouillées,  z  au  contraire 
dans  toutes  les  autres  positions  phoniques  :  e  et  s  sont  donc 
ici  des  sons  impermutables  qui  doivent  être  considérés,  non 
comme  deux  phonèmes  indépendants,  mais  comme  deux 
variantes  combinatoires  d'un  phonème  unique.  Mais  en 
français  e  et  s  n'apparaissent  comme  termes  d'une  opposition 
phonologique  distinctive  qu'en  syllabe  finale  ouverte  :  tes- 
tait, altez-attait  ;  dans  les  autres  positions  l'apparition  de  e 
et  de  £  est  réglée  mécaniquement  :  en  syllabe  fermée  e,  en 
syllabe  ouverte  e,  de  sorte  que  ces  deux  voyelles  doivent  être 
considérées  comme  deux  phonèmes  seulement  en  finale 
ouverte,  et  au  contraire  dans  toutes  les  autres  positions 
comme  des  variantes  combinatoires  d'un  même  phonème. 
'Cette  opposition  phonologique  est  donc  neutralisée  en 
français  dans  certaines  positions.   Nous  appellerons  neutra- 


(1)  Voir  à  ce  sujet  l'article  de  N.  S.  Troubetzkoy,  «La  neutralisation  de^ 
oppositions  phonolog'iques  »,  TCLP  VI,  29  ss.,  de  même  que  A.  Martinet, 
<t  Neutralisation  et  archiplionème  »,  ibid.  46  ss. 


PUINCIPES   DE  PHONOLOGIE  81 

lisables  les  oppositions  de  ce  genre  ;  les  positions  phoniques 
dans  lesquelles  la  neutralisation  se  produit  seront  dites 
positions  de  neuiralisalion,  et  celles  dans  lesquelles  l'opposi- 
tion conserve  sa  valeur,  positions  de  pertinence. 

La  différence  psychologique  entre  les  oppositions  constantes  et  les  opposi- 
tions neutralisables  est  très  grande.  Les  oppositions  phonologiques  constantes 
sont  nettement  perçues,  même  par  les  membres  sans  éducation  i)honétique  de 
la  communauté  linguistique  et  les  termes  d'ime  de  ces  oppositions  sont  considérés 
comme  des  «  individualités  phoniques  »  différentes.  Dans  les  oppositions  phono- 
logiques neutralisables,  la  perception  est  hésitante  :  dans  les  positions  de  perti- 
nence, les  deux  termes  de  l'opposition  sont  nettement  distingués,  mais  par 
coJitre  dans  les  positions  de  neutralisation  on  est  souvent  hors  d'état  d'indi<[uer 
lequel  des  deux  termes  a  été  exactement  prononcé  ou  entendu.  Mais  même  dans 
les  positions  de  pertinence  on  sent  les  termes  d'une  opposition  neutralisable 
seulement  comme  deux  nuances  différenciant  des  significations,  comme  deux 
unités  phoniques  à  la  vérité  différentes,  mais  cependant  étroitement  apparentées 
l'une  à  l'autre,  et  ce  sentiment  de  parenté  intime  est  particulièrement  caracté- 
ristique des  termes  de  ces  oppositions.  D'un  point  de  vue  purement  phonétique 
la  différence  entre  /  et  e  français  n'est  pas  plus  grande  que  la  différence  entre  e 
et  e.  Mais  malgré  cela  pour  tout  français  l'intimité  de  la  parenté  entre  e  et  e 
est  évidente,  tandis  qu'entre  i  et  e  il  ne  peut  pas  être  question  d'une  intimité 
particulière  :  cela  vient  naturellement  de  ce  que  l'opposition  es  est  neutrali- 
sable, alors  que  l'opposition  i-e  est  constante. 

Mais  on  ne  doit  pas  croire  que  la  différence  entre  oppositions  phonologiques 
constantes  et  neutralisables  n'ait  un  sens  que  fjour  la  psychologie.  Cette  diffé- 
rence est  extrêmement  importante  pour  le  fonctionnement  des  systèmes  phono- 
logiques (comme  N.  Durnovo  l'a  souligné  le  premier)  et  elle  doit  être  comptée 
parmi  les  bases  essentielles  de  la  théorie  des  systèmes  phonologiques.  La  neutra- 
lisation et  la  possibilité  de  neutraliser  les  oppositions  phonologiques  méritent 
donc  une  discussion  détaillée. 

Avant  tout  cette  notion  doit  être  nettement  définie.  Tous 
les  types  d'oppositions  phonologiques  ne  peuvent  être 
«  neutralisés  ».  Dans  les  positions  où  une  opposition  neutra- 
lisable est  effectivement  neutralisée,  les  marques  spécifiques 
d'un  des  termes  de  l'opposition  perdent  leur  valeur 
phonologique  et  les  traits  que  les  deux  termes  ont  en  commun 
(c'est-à-dire  la  base  de  comparaison  de  cette  opposition) 
restent  seuls  pertinents.  Dans  la  position  de  neutralisation, 
un  des  termes  de  l'opposition  devient  donc  le  représentant  de 
r«  archiphonème  »  de  cette  opposition  :  par  «  archiphonème  » 
nous  entendons  l'en-semble  des  particularités  distinctives 
qui  sont  communes  aux  deux  phonèmes^.  Il  s'en  suit  que 
seules  les  oppositions  bilatérales  peuvent  être  neutralisées. 
Effectivement  possèdent  seules  un  archiphonème  les  opposi- 


(1)   Voir  R.  Jakobson  dans  TCLP  II,  8  s. 


82  N.    s.   TROUBETZKOY 

lions  qui  peuvent  être  opposées  à  toutes  les  autres  unités 
phonologiques  du  système  en  question,  et  une  telle  faculté 
de  s'opposer  est  la  condition  fondamentale  de  l'existence 
phonologique  en  général.  Si  en  allemand  l'opposition  bilatérale 
d-i  est  neutralisée  en  finale,  c'est  que  le  terme  d'opposition 
qui  apparaît  dans  la  position  de  neutralisation  n'est  ni  une 
moyenne  ni  une  ténue,  mais  «  l'occlusive  dentale  non  nasale 
en  général  »  et  que  comme  tel  il  peut  être  opposé  d'une  part 
à  la  nasale  dentale  n,  et  d'autre  part  aux  occlusives  labiales 
et  gutturales  non  nasales.  Par  contre  le  fait  que  t  et  d 
allemands  ne  sont  pas  admis  à  l'initiale  du  mot  devant  /, 
tandis  que  p  et  6  apparaissent  dans  cette  position,  n'entraîne 
aucune  neutralisation  des  oppositions  d-b,  p-i:  dans  un  mot 
comme  Blall  «  feuille  »,  b  conserve  toutes  ses  particularités, 
c'est-à-dire  qu'il  reste  une  moyenne  labiale  et  qu'il  ne  peut 
pas  être  considéré  conune  le  représentant  de  l'archiphonèmc 
de  l'opposition  d-b,  car  le  contenu  phonologique  d'un  tel 
archiphonème  ne  pourrait  être  que  «  moyenne  en  général 
et  que  le  b  dans  Blall  ne  peut  pas  être  traité  comme  tel, 
puisque  g  dans  glall  «  lisse,  uni  »  est  aussi  une  moyenne. 
Donc  la  neutralisation  proprement  dite,  par  laquelle  un  terme 
d'opposition  devient  le  représentant  de  l'archiphonème  d'unt 
opposition,  n'est  possible  que  dans  les  oppositions  phono- 
logiques bilatérales.  Mais  il  n'en  résulte  pas,  et  de  loin,  que 
toutes  les  oppositions  bilatérales  soient  effectivement  neutra- 
lisables  :  il  y  a  dans  presque  chaque  langue  des  oppositions 
bilatérales  constantes.  Mais  si  une  langue  possède  une 
opposition  neutralisable,  celle-ci  est  toujours  bilatérale. 

Comment  doit  être  réalisé  le  représentant  de  l'archiphonème 
d'une  opposition  neutralisable  ?  Il  y  a  quatre  cas  possibles  : 

Premier  cas:  le  représentant  de  l'archiphonème  d'une 
opposition  neutralisable  qui  apparaît  dans  la  position  de 
neutralisation  n'est  identique  à  aucun  des  termes  de 
l'opposition  dont  il  s'agit.  Il  est  réalisé  : 

a)  Par  un  son  qui  est  apparenté  phonétiquement  aux 
réalisations  des  deux  termes  de  l'opposition,  mais  qui 
cependant  ne  coïncide  avec  aucun  des  deux.  En  russe 
l'opposition  entre  labiales  palatalisées  et  non-palatalisées  est 
neutralisée  devant  les  dentales  palatalisées,  et  dans  la 
position  de  neutralisation  apparaissent  des  labiales  «  semi- 
palatalisées  »  particulières  ;  en  anglais  où  l'opposition  entre 
douces  sonores  b,  d,  g  et  fortes  sourdes  p,  /,  /;  est  neutralisée 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  83 

après  s,  il  apparait  en  cette  position  des  douces  sourdes 
particulières  ;  dans  certains  dialectes  bavarois-autrichiens  où 
l'opposition  entre  fortes  et  douces  est  neutralisée  à  l'initiale, 
il  apparaît  en  cette  position  des  «  semi-fortes  »  ou  des  «  semi- 
douces  »  particulières,  etc.,  etc.  Le  nombre  de  ces  exemples 
pourrait  être  facilement  multiplié.  Dans  tous  ces  cas  l'archi- 
phonème  est  représenté  par  un  son  intermédiaire  entre  les 
deux  termes  de  l'opposition. 

b)  Quelque  peu  différents  sont  les  cas  où  le  représentant 
de  l'archiphonème,  outre  les  traits  qu'il  a  en  commun  avec 
l'un  ou  l'autre  terme  de  l'opposition,  présente  encore  des 
traits  spécifiques,  propres  à  lui  seul.  Ces  derniers  traits  sont 
le  résultat  d'un  rapprochement  avec  le  phonème  dans  le 
voisinage  duquel  se  produit  la  neutralisation  de  l'opposition. 
Ainsi  par  ex.  dans  le  dialecte  chinois  de  Péking  l'opposition 
k-c  est  neutralisée  devant  i  et  devant  û,  un  c'  palatal 
apparaissant  comme  représentant  de  l'archiphonème^  ;  dans 
la  langue  yami  (sur  l'île  Tobago)  le  l,  mouillé  représente 
l'archiphonème  de  l'opposition  «  /  dental  »  -  «  4  cacuminal  » 
devant  un  i^,  etc.  Dans  tous  ces  cas,  c'est-à-dire  aussi  bien 
dans  ceux  cités  sous  a)  que  dans  ceux  indiqués  sous  b),  le 
son  apparaissant  dans  la  position  de  neutralisation  est  une 
sorte  de  variante  combinatoire  aussi  bien  de  l'un  que  de 
l'autre  terme  de  l'opposition.  Quoique  les  cas  où  l'archi- 
phonème est  représenté  par  un  son  qui  n'est  complètement 
identique  à  aucun  des  termes  de  l'opposition  soient  fort 
nombreux,  ils  sont  cependant  beaucoup  plus  rares  que  les 
cas  où  le  son  apparaissant  dans  la  position  de  neutralisation 
est  plus  ou  moins  identique  à  la  réalisation  d'un  terme 
déterminé  de  l'opposition  dans  la  position  de  pertinence. 

Deuxième  cas  :  le  représentant  de  l'archiphomène  est  iden- 
tique à  la  réalisation  d'un  des  termes  de  l'opposition,  le 
choix  de  ce  représentant  de  l'archiphonème  étant  conditionné 
extérieurement.  Cela  n'est  possible  que  dans  les  cas  où  la 
neutralisation  d'une  opposition  neutralisable  dépend  du  voisi- 
nage d'un  certain  phonème.  Le  terme  d'opposition  qui  est 
«  analogue  »,  «  apparenté  »  ou  même  tout  à  fait  identique  à 


(I)  Voir  Henri  Frei  dans  Bulletin  de  la  Maisori  Franco- japonaise  VIII 
(1936),  n°  I,  130. 

{2)  Voir  Erin  Assai,  «  A  study  of  Yami  Language,  an  Indonesian  Language 
spoken  on  Botel  Tobago  Island  »  (Leide  1935),  15. 


84  N.    s.    rUOUBETZKOY 

ce  phonème  voisin,  devient  le  représentant  de  l'archiphonèrae. 
Dans  beaucoup  de  langues  où  l'opposition  entre  bruyantes 
sourdes  et  sonores  (ou  tendues  et  non-tendues)  est  neutralisée 
devant  les  bruyantes  de  même  type  d'articulation,  il  ne  peut 
se  trouver  devant  les  bruyantes  sonores  (ou  non-tendues) 
que  des  bruyante»  sonores,  et  devant  les  sourdes  (ou  tendues) 
que  des  bruyantes  sourdes  ;  en  russe  où  l'opposition  entre 
consonnes  palatalisées  et  non-palatalisées  est  neutralisée 
devant  les  dentales  non-palatalisées,  il  ne  peut  y  avoir  en 
cette  position  que  des  consonnes  non-palatalisées,  etc.  Dans 
les  cas  de  ce  genre  (qui  sont  relativement  rares),  le  choix 
d'un  terme  de  l'opposition  pour  représenter  l'archiphonème 
correspondant  est  condilionné  d'une  façon  apurement  exiérieure, 
par  la  nature  de  la  position  de  neutralisation. 

Troisième  cas:  le  choix  d'un  terme  de  l'opposition  pour 
représenter  l'archiphonème  est  conditionné  iniérieuremenl    : 

a)  Dans  les  cas  de  ce  genre  apparaît  dans  la  position  de 
neutralisation  un  des  termes  de  l'opposition,  sans  que  son 
choix  puisse  aucunement  être  mis  en  rapport  avec  la  nature  J 
de  la  position  de  neutralisation.  Mais  par  le  fait  qu'un  des  ■ 
termes  de  l'opposition  apparaît  en  cette  position  pour 
représenter  l'archiphonème  correspondant,  ses  traits  spéci- 
fiques deviennent  non  pertinents,  tandis  que  les  traits 
spécifiques  de  son  partenaire  prennent  une  pleine  pertinence 
phonologique  :  le  premier  terme  de  l'opposition  doit  donc 
être  considéré  comme  «un  archiphonème+zéro  »,  le  second 
au  contraire  comme  «un  archiphonème+une  marque 
déterminée  ».  Autrement  dit,  tout  terme  d'opposition  qui 
est  admis  dans  la  position  de  neutralisation  est,  au  point  de 
\  ue  du  système  phonologique  en  question,  non  marqué,  tandis 
que  le  terme  opposé  est  marqué.  Il  va  de  soi  que  cela  ne  peut 
avoir  lieu  que  si  l'opposition  neutralisable  est  logiquement 
privative.  La  plupart  des  oppositions  phonologiques  neutrali- 
sables  appartiennent  à  cette  classe,  c'est-à-dire  ont  la  valeur 
d'oppositions  entre  un  terme  marqué  et  un  terme  non 
marqué,  tout  terme  d'opposition  qui  apparait  dans  les  posi- 
tions de  neutralisation  étant  à  considérer  conime  le  terme 
non  marqué. 

h)  Si  cependant  l'opposition  neutralisable  n'est  pas  priva- 
tive, mais  graduelle  (par  ex.  l'opposition  entre  les  différents 
degrés  d'aperture  des  voyelles  ou  entre  les  différents  registres 
de  hauteur  musicale),  alors  c'est  toujours   le  terme   extrême 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  85 

d'opposition  qui  apparaît  dans  la  position  de  neutralisation. 
En  bulgare  et  dans  les  dialectes  grecs  modernes  où  les 
oppositions  u-o  et  i-e  sont  neutralisées  dans  les  syllabes 
inaccentuées,  les  voyelles  les  plus  fermées  (ou  plutôt  les 
moins  ouvertes)  u  et  i  servent  à  représenter  les  archiphonèmes 
correspondants  dans  la  position  de  neutralisation  ;  en  russe 
où  l'opposition  o-a  est  neutralisée  dans  les  syllabes  inaccen- 
tuées, la  voyelle  la  plus  ouverte  (ou  pour  mieux  dire  la  moins 
fermée)  a  représente  l'archiphonème  correspondant  dans  les 
syllabes  immédiatement  prétoniques  ;  en  lamba  (langue 
bantou  de  la  Rhodésie  du  Xordj  où  l'opposition  entre  le 
registre  grave  et  le  registre  moyen  est  neutralisée  en  finale, 
seul  le  registre  grave  est  admis  dans  la  position  de  neutrali- 
sation, c'est-à-dire  en  finale^,  etc.  On  pourrait  facilement 
multiplier  ces  exemples,  La  cause  de  ce  phénomène  est  évidem- 
ment claire.  Nous  avons  déjà  souligné  qu'une  opposition 
graduelle  ne  peut  être  considérée  comme  telle  que  si  le  même 
système  phonologique  contient  encore  un  élément  qui  présente 
un  autre  degré  de  la  même  particularité  ;  en  outre  ce  degré 
doit  toujours  être  plus  élevé  que  le  terme  «  moyen  »  de 
l'opposition  :  i-e  forment  une  opposition  graduelle  pourvu  que 
le  même  système  vocalique  contienne  encore  une  voyelle 
dont  le  degré  d'aperture  soit  plus  grand  que  celui  de  e,  etc. 
Le  terme  <'  extrême  »  d'une  opposition  graduelle  présente 
donc  toujours  le  degré  minimum  de  la  particularité  en 
question,  tandis  que  le  terme  moyen  de  la  même  opposition 
dépasse  toujours  ce  minimum,  c'est-à-dire  peut  être  représenté 
comme  "  le  minimum  — quelque  chose  de  la  même  particula- 
rité ».  Et  comme  l'archiphonème  ne  doit  contenir  que  ce  qui 
est  commun  aux  deux  termes  d'opposition,  il  ne  peut  donc 
être  représenté  que  par  le  terme  extrême  de  l'opposition 2. — 
Si   l'opposition    neutralisable    est    logiquement   équipollente 

{\)  Clément    M.    Doke,    «A   study   uf   Lamina    Phonetits  -,    Banlu    Studies 
July  1928. 

(21  Ce  qui  vient  d'être  dit  ne  concerne  naturellement  que  les  oppositions 
graduelles  neutralisables  dont  l'un  des  termes  est  im  «  extrême  ».  Là  où  les 
deux  termes  d'opposition  présentent  différents  degrrés  moyens  de  la  particularité 
en  question,  l'un  ou  l'autre  terme  peut  représenter  rarchiphonème,  selon  la 
manière  dont  est  traitée  la  particularité  en  question,  du  point  de  vue  de  la 
langue  donnée.  Pratiquement  il  s'agit  la  plupart  du  temps  de  l'opposition 
entre  deux  types  de  voyelle  e  ou  de  voyelle  0.  Dans  une  langue  e  et  0  fermés, 
dans  une  autre  e  et  0  ouverts  valent  comme  non-marqués,  d'après  ce  qui  ressort 
de  leur  apparition  en  position  de  neutralisation.  Donc  dans  de  tels  ca«  l'oppo- 
>ilion,  du  point  de  vue  phonologique,  n'est  plus  graduelle. 


86  N.    s.   TROUBETZKOY 

il  est  natiirellemenl  impossible  que  le  choix  du  représentant 
de  l'archiphonème  soit  conditionné  intérieurement.  Mais 
on  peut  remarquer  que  la  neutralisation  d'une  opposition 
logiquement  équipollente  est  en  somme  un  phénomène  rare. 

Quatrième  cas  :  les  deux  termes  de  l'opposition  représentent 
tous  deux  l'archiphonème  :  un  terme  dans  une  partie  et 
l'autre  terme  dans  une  autre  partie  des  positions  de  neutra- 
lisation. Ce  cas  est  logiquement  l'opposé  du  premier,  où 
aucun  des  deux  termes  de  l'opposition  n'est  le  représentant 
de  l'archiphonème.  Sous  sa  forme  pure  ce  cas  est  fort  rare. 
La  plupart  du  temps  le  quatrième  cas  est  une  simple 
combinaison  du  second  et  du  troisième.  Par  ex.  en  japonais 
l'opposition  entre  les  consonnes  mouillées  (teintées  de  i 
ou  de  /)  et  non  mouillées  est  neutralisée  devant  e  et  i,  les 
consonnes  mouillées  représentant  l'archiphonème  en  question 
devant  /,  et  les  consonnes  non-mouillées  le  représentant  devant 
e:  il  est  clair  qu'ici  le  choix  du  représentant  de  l'archiphonème 
est  conditionné  extérieurement  devant  i,  et  intérieurement 
devant  e.  Mais  il  est  des  cas  où  une  telle  interprétation  n'est 
pas  admissible.  En  allemand  l'opposition  ss-sch  est  neutralisée 
devant  consonne,  l'archiphonème  étant  représenté  par  sch 
à  l'initiale  de  racine,  mais  par  ss  à  l'intérieur  ou  en  finale  de 
racine  :  il  ne  peut  pas  être  question  ici  que  le  choix  de 
l'archiphonème  soit  conditionné  extérieurement,  pas  plus 
qu'intérieurement,  surtout  étant  donné  qu'il  s'agit  ici  d'une 
opposition  équipollente.  Dans  d'autres  cas  les  différentes 
positions  de  neutralisation  ne  sont  pas,  du  point  de  vue 
phonologique,  tout  à  fait  équivalentes  :  c'est  pourquoi  les 
deux  représentants  de  l'archiphonème  ne  peuvent  pas  être 
considérés  tout  à  fait  de  la  même  façon.  Ainsi  en  allemand 
l'opposition  entre  le  «  ss  dur  »  et  le  «  s  doux  »  est  neutralisée 
aussi  bien  à  l'initiale  de  racine  qu'en  finale  de  morphème,  à 
l'initiale  le  «  s  doux  »,  en  finale  le  «  ss  dur  »  apparaissant  comme 
représentants  de  l'archiphonème.  Mais  en  allemand  la  finale 
est  la  position  phonique  de  distinction  minima  des  phonèmes  : 
en  cette  position  les  oppositions  p-b,  t-d,  k-g,  ss-s^  f-ii\  ainsi 
que  les  oppositions  de  quantité  des  voyelles,  sont  neutralisées, 
et  sur  l'ensemble  des  39  phonèmes  de  la  langue  allemande,  il 
ne  peut  s'en  trouver  là  que  18,  tandis  qu'à  l'initiale 
apparaissent  36  phonèmes  :  a,  ah,  àh,  au,  6,  ch,  d,  c,  eh,  ei, 
eu,  f,  g,  h,  i  ou  /,  ih,  k,  l,  m,  n,  o,  oh,  ô,  ôh,  p,  pf,  r,  s,  sch,  i,  u, 
uh,  u,  iïh,  w,  z.  Il  est  clair  que  le  représentant  de  l'archi- 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  87 

phonème  apparaissant  à  l'initiale  doit,  en  ces  circonstances, 
être  considéré  comme  le  plus  authentique.  Et  comme  dans 
le  cas  de  i<- ss  dur  »-«  s  doux»  il  s'agit  d'une  opposition 
logiquement  privative,  on  pourra  la  considérer  comme 
effectivement  privative  et  le  «  s  doux  »  comme  son  terme 
non  marqué. 

Ainsi  donc  il  y  a  des  cas  où  la  neutralisation  d'une  opposition 
privative  indique  clairement  et  objectivement  quel  terme  de 
cette  opposition  est  non-marqué  et  quel  terme  est  marqué  : 
dans  le  «cas  III  »  le  terme  non-marqué  de  l'opposition 
neutralisée  sert  d'unique  représentant  de  l'archiphonème  ; 
dans  le  «  cas  IV  »  il  sert  à  représenter  l'archiphonème  dans 
la  position  de  différenciation  maxima  des  phonèmes. 

Parfois  là  neutralisation  d'une  opposition  donne  une 
indication  sur  le  caractère  marqué  d'un  terme  d'une  autre 
opposition.  Souvent  en  effet  une  opposition  neutralisable 
est  neutralisée  au  voisinage  du  terme  marqué  d'une  opposition 
apparentée.  Par  ex.  en  artchine  (langue  du  Caucase  oriental) 
l'opposition  entre  les  consonnes  arrondies  et  non-arrondies 
est  neutralisée  devant  o,  u,  ce  qui  désigne  o,  u  comme  les 
termes  marqués  des  oppositions  o-e,  u-i. 

Par  la  neutralisation,  les  oppositions  logiquement  priva- 
tives deviennent  donc  effectivement  privatives  et  la 
distinction  entre  les  termes  d'opposition  marqués  et  non- 
marqués  reçoit  un  fondement  objectif. 


3.  Les  corrélations 

Deux  phonèmes  qui  se  trouvent  l'un  vis-à-vis  de  l'autre 
dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  sont  par  là  même 
étroitement  apparentés,  car  ce  qu'ils  ont  en  commun 
n'apparaît  dans  aucun  autre  phonème  du  même  système, 
et  ils  sont  par  conséquent  les  seuls  de  leur  espèce.  Par  leur 
opposition  ce  qui  est  spécifique,  ce  qui  est  spécialement  propre 
à  chacun  d'eux  se  détache  clairement  de  ce  qui  leur  est 
commun,  de  ce  qui  les  relie  ensemble.  Par  contre  deux 
phonèmes  qui  sont  entre  eux  dans  un  rapport  d'opposition 
multilatérale  apparaissent  comme  des  unités  non-analysables. 
Dans  les  phonèmes  qui  font  partie  d'une  opposition  propor- 
tionnelle, la  particularité  différenciante  se  laisse  facilement 
séparer  des  autres  particularités,  car  elle  apparaît  dans 
plusieurs    paires    de    phonèmes    du    même    système    comme 


88 


N.    5.    TROLBETZKOY 


particularité  difïérenciante  ;  elle  peut  donc  facilement  être 
abstraite,  c'est-à-dire  être  conçue  indépendamment  de  toutes 
les  autres  particularités.  Par  contre  dans  les  phonèmes  qui 
participent  à  une  opposition  isolée,  la  particularité  dilTéren- 
ciante  n'est  pas  si  clairement  saisissable,  puisque  justement 
elle  n'apparaît  qu'une  fois  dans  le  système  en  question  et 
seulement  en  liaison  avec  les  autres  particularités  des 
phonèmes  auxquels  elle  est  propre.  De  tous  les  rapports 
logiques  possibles  entre  deux  phonèmes  le  rapport  privatif 
est  celui  dans  lequel  l'existence  ou  la  non-existence  de  certaines 
particularités  des  phonèmes  en  question  apparaît  avec  le  plus 
de  clarté,  et  par  suite  l'analyse  du  contenu  phonologique  des 
phonèmes  se  trouvant  entre  eux  dans  un  rapport  privatif 
d'opposition  est  des  plus  faciles.  Par  contre  le  contenu 
phonologique  des  phonèmes  se  trouvant  entre  eux  dans  un 
rapport  équipoUent  se  laisse  analyser  avec  plus  de  difficulté. 
Deux  phonèmes  qui  font  partie  d'une  opposition  neutralisable 
sont  à  considérer,  même  dans  la  position  de  pertinence,  comme 
étroitement  apparentés,  chacun  d'eux  ayant  la  valeur  d'une 
variété  particulière  de  l'archiphonème  en  question,  dont  la 
réalité  est  garantie  par  son  apparition  dans  la  position  de 
neutralisation.  Par  contre  pour  deux  phonèmes  dont  l'opposi- 
tion est  constante,  l'appartenance  à  un  archiphonème  est 
beaucoup  moins  évidente. 

De  tout  cela  on  peut  tirer  la  rom-lusion  suixante  :  la  parti- 
cipation de  deux  phonèmes  à  une  opposition  bilatérale 
proportionnelle  privative  et  neutralisable  fait  que  d'une  part 
le  contenu  phonologique  de  ces  deux  phonèmes  peut  être 
analysé  de  la  façon  la  plus  claire  et  que  d'autre  part  ces  deux 
phonèmes  sont  à  considérer  comme  apparentés  entre  eux  d'une 
manière  particulièrement  intime.  Par  contre  deux  phonèmes 
qui  se  trouvent  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport 
d'opposition  multilatérale  isolée  ''et  par  suite  non  neutra- 
lisable) sont,  quant  à  leur  contenu  phonologique,  aussi  peu 
clairs  que  possible,  et  quant  à  leur  parenté,  aussi  éloiçrnés 
l'un  de  l'autre  que  possible  (ces  traits  étant  particulièrement 
accusés  s'il  s'agit  d'une  opposition  hétérosrène'.* 

Si  l'on  considère  d'une  part  les  oppositions  bilatérales 
proportionnelles  privatives  neutralisables  et  d'autre  part  les 
oppositions  multilatérales  hétérogènes  isolées  comme  deu> 
extrêmes,  tous  les  autres  types  d'oppositions  se  laissent 
ranger  entre  ces  deux  points  extrêmes.  Plus  un  système 
présente    d'oppositions    bilatérales,    homogènes,    proportion- 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  89 

nelles,  privatives  et  neutralisables,  plus  il  est  cohérent.  Par 
contre  plus  les  oppositions  logiquement  équipoUentes,  les 
oppositions  isolées,  les  oppositions  multilatérales  et  les 
oppositions  hétérogènes  dominent  dans  un  système,  moins 
ce  système  est  cohérent.  Il  paraît  donc  convenable  de 
détacher  par  une  expression  particulière  les  oppositions 
bilatérales  proportionnelles  privatives  de  toutes  les  autres 
oppositions.  On  emploie  comme  telle  dans  la  littérature 
phonologique  l'expression  de  «  corrélation  ».  Mais  la  définition 
qui  est  donnée  du  concept  de  «  corrélation  »  et  de  quelques 
notions  qui  y  sont  liées  dans  le  «  Projet  de  terminologie 
phonologique  standardisée  »  [TCLP  IV,  1930)  doit  être 
quelque  peu  modifiée,  car  elle  a  été  faite  à  une  époque  où 
la  théorie  des  oppositions  était  encore  incomplètement 
développée.  Aujourd'hui  nous  proposons  les  définitions 
suivantes  ; 

Par  «  paire  corrélative  »  nous  entendons  deux  phonèmes 
qui  se  trouvent  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport 
d'opposition  bilatérale  proportionnelle  logiquement  privative. 
Une  marque  de  corrélation  est  une  particularité  phonologique 
par  l'existence  ou  la  non-existence  de  laquelle  une  série  de 
paires  corrélatives  est  caractérisée  (par  ex.  la  nasalité 
vocalique  qui,  en  français,  différencie  les  paires  corrélatives 
an-a,  on-o,  in-e,  un-eu).  Par  corrélation  on  entendra 
l'ensemble  de  toutes  les  paires  corrélatives  qui  sont  caracté- 
risées par  la  même  marque  de  corrélation.  Un  phonème 
apparié  est  celui  qui  fait  partie  d'une  paire  corrélative  ; 
on  appellera  par  contre  non-apparié  un  phonème  qui  ne  fait 
partie  d'aucune  paire  corrélative. 

La  notion  de  «  corrélation  »  est  certes  très  féconde  pour  compléter  la  phono- 
logie. Toutefois  dans  les  premiers  temps  qui  ont  suivi  sa  découverte,  son  impor- 
tance a  été  quelque  peu  surestimée  :  on  a  confondu  en  une  seule  masse  toutes 
les  oppositions  dont  les  termes  ne  forment  pas  une  paire  corrélative,  en  les  dési- 
gnant par  le  terme  commun  de  «  disjonctions  »,  de  sorte  qu  on  ne  reconnaissait 
que  deux  sortes  de  rapports  entre  les  unités  phonologiques  :  ou  corrélation, 
ou  disjonction.  Une  étude  plus  précise  a  montré  qu'en  réalité  il  faut  distinguer 
plusieurs  espèces  d'oppositions  phonologiques  et  que  la  notion  de  disjonction 
dans  son  contenu  primitif,  trop  général,  est  stérile.  Plus  tard  devait  être  décou- 
verte la  différence  de  principe  entre  corrélations  neutralisables  et  non  neutrali- 
sables. Du  reste  même  une  corrélation  non  neutralisable  garde  son  importance 
pour  la  cohérence  du  système  phonologique.  Avec  cette  restriction  l'étude  des 
corrélations  peut  prendre  la  place  qui  lui  revient  dans  la  phonologie^. 

(1)  Pour  plus  de  développements,  voir  (avec  la  restriction  déjà  mentionnée) 
N.  S.  Troubetzkoy,  «  Die  phonologischen  Système  »,  TCLP  IV,  96  ss.  L'expres- 
sion "  corrélation  »,  adoptée  et  proposée  par  Jakobson,  a  été  employée  pour 


90  N.    s.   TROUBETZKOY 

Selon  la  marque  de  corrélation  on  distinguera  divers  types 
de  corrélations,  par  ex.  la  corrélation  vocale  (français  d-t, 
b-p,  g-k,  z-s,  etc.),  la  corrélation  de  quantité  {â-a,  F-i,  etc.). 
('es  différents  types  de  corrélations  se  trouvent  l'un  vis-à-vis 
de  l'autre  à  divers  degrés  de  parenté  et  se  répartissent  en 
groupes  parents.  Comme  base  de  répartition,  on  utilisera  en 
outre  le  rapport  existant  entre  la  marque  de  corrélation  et 
les  autres  particularités  des  phonèmes  en  question.  Ainsi  par 
exemple  la  corrélation  vocale  (français  d-t,  b-p)  et  la  corréla- 
tion d'aspiration  appartiennent  à  la  même  classe  de  parenté, 
puisque  leurs  marques  de  corrélation  représentent  différents 
types  de  travail  laryngal  et  de  tension  de  l'espace  buccal,  et 
cela  indépendamment  de  la  localisation  de  l'articulation 
dans  l'espace  buccal,  etc. 

La  répartition  des  corrélations  en  classes  de  parenté  n'est  pas  un  simple 
artifice  théorique.  Elle  correspond  bien  à  une  réalité  concrète.  Même  la  cons- 
cience linguistique  dans  sa  naïveté  sent  d'une  manière  tout  à  fait  claire  que 
les  oppositions  u-û  et  e-ô  en  allemand  sont  il  est  vrai  distinctes,  mais  qu'elles 
se  trouvent  cependant  sur  le  même  plan,  tandis  que  l'opposition  entre  â  long 
et  a  bref  est  sur  un  tout  autre  plan.  La  projection  des  oppositions  phonologiques 
(et  par  suite  aussi  des  corrélations)  tantôt  sur  le  même  plan,  tantôt  sur  des 
plans  différents  est  justement  l'aboutissement  psychologique  des  rapports 
de  parenté  qui  existent  entre  les  marques  de  corrélation,  rapports  qui  forment 
la  base  de  la  répartition  des  corrélations  en  classes  de  parenté. 


4.  Les  faisceaux  de  corrélations 

Là  où  un  phonème  participe  à  plusieurs  corrélations  de  la 
même  classe  de  parenté,  tous  les  phonèmes  faisant  partie  des 
mêmes  paires  corrélatives  se  réunissent  en  faisceaux  de 
corrélations  à  plusieurs  termes.  La  structure  de  ces  faisceaux 
est  très  variée  et  dépend  non  seulement  du  nombre  de  corré- 
lations qui  y  participent,  mais  aussi  de  leurs  rapports 
réciproques. 

Les  faisceaux  les  plus  fréquents  sont  ceux  que  forment 
deux  corrélations  parentes.  Deux  cas  sont  alors  possibles  : 
ou  bien  les  deux  termes  de  chaque  corrélation  font  aussi 
partie  de  l'autre,  ou  bien  les  deux  corrélations  ne  possèdent 


la  première  fois  à  propos  d'une  opposition  bilatérale  proportionnelle  dans  sa 
proposition  (contresignée  par  S.  Karcevskij  et  N.  S.  Troubetzkoy)  au  Congrès 
de  Linguistes  de  La  Haye.  Voir  I"  Congrès  Internalional  de  Lingitisles,  La  Haye 
1928,  Propositions,  36  ss..  Actes  du  I^^  Congrès  Internalional  de  Linguistes, 
33  ss.  et  TCLP  II,  6  s. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  91 

qu'un  terme  commun.  Dans  le  premier  cas,  il  en  résulte  un 
faisceau  à  quatre  termes,  dans  le  second  un  faisceau  à  trois 
termes.  Ces  deux  cas  peuvent  être  illustrés  au  mieux  par  le 
sanscrit  et  le  grec  ancien.  Dans  les  deux  langues  les  occlusives 
participent  à  la  fois  à  la  corrélation  vocale  et  à  la  corrélation 
d'aspiration.  Mais  il  en  résulte  en  sanscrit  un  faisceau  à 
quatre  termes  : 

p-pli  t-  tli         k-kh 

b-bh         d-dh         g-gh     etc. 

et  par  contre  en  grec  un  faisceau  à  trois  termes  : 


77 

T 

X 

/\ 

/\ 

/\ 

P      9 

8    e 

Y      •/ 

Quand  trois  corrélations  parentes  par  nature  sont  liées,  des 
faisceaux  de  quatre  à  huit  termes  sont  théoriquement 
possibles.  Et  de  fait  beaucoup  de  ces  types  sont  attestés  par 
des  exemples  provenant  de  diverses  langues.  Dans  la  plupart 
des  langues  du  Caucase,  la  corrélation  vocale  et  la  corrélation 
de  mode  d'expiration  se  combinent  avec  la  corrélation  de 
rapprochement  (il  faut  entendre  par  là  l'opposition  existant 
entre  occlusives  ou  afïriquées  d'une  part  et  spirantes  d'autre 
part).  Il  en  résulte  par  ex.  en  tchétchène  un  faisceau  à  quatre 
termes^  : 


y  q  z  c  z  c 

/  *'  ^ 

où  l'opposition  de  rapprochement  n'est  pertinente  que  pour 
les  sourdes  («  r  »  et  ci»  sont  réalisés  à  l'initiale  comme 
afïriqués,  à  l'intérieur  et  en  fm  de  mot  comme  spirants),  et 
l'opposition  de  mode  d'expiration  n'est  pertinente  que  pour 
les  occlusives  (ou  afïriquées).  En  géorgien  les  mêmes  corréla- 
tions fournissent  un  faisceau  à  cinq  termes,  car  ici  la  corréla- 
tion de  rapprochement  s'étend  aux  deux  termes  de  la 
corrélation  vocale  : 

c  c 

3  c  i  c 

z         s  z         s 


(l)  N.    s.    Troubetzkoy,    «Die    Konsonantensysteme    der   ostkaiikasischen 
Sprachen  »,  Caucasica  VIII  (1931). 


92  N.    s.   TROUBETZKOY 

Enfin  en  tcherkesse  il  résulte  des  mêmes  corrélations  un 
faisceau  à  6  termes  : 

a  Ik  A 

3  C  C 

I  S  's 

la  corrélation  de  mode  d'expiration  s 'étendant  ici  aux  deux 
termes  de  la  corrélation  de  rapprochement. 

La  liaison  des  termes  d'un  faisceau  de  corrélations  est 
particulièrement  étroite  si  tout  le  faisceau  est  neutralisable. 
Ces  faisceaux  de  corrélations  neutralisables  ne  sont  pas 
rares.  Les  faisceaux  à  quatre  termes  du  sanscrit  cités  ci- 
dessus  sont  neutralisables  devant  les  bruyantes  et  en  finale 
(la  ténue  non-aspirée  apparaissant  en  finale  absolue  comme 
unique  archiphonème).  En  coréen  où  les  occlusives  forment 
des  faisceaux  à  trois  termes  (douce,  forte,  aspirée),  ces 
faisceaux  sont  neutralisés  en  finale  et  les  archiphonèmes  en 
question  sont  représentés  par  des  implosives.  D'autre  part 
les  consonnes  coréennes  forment  par  rapport  à  leur  timbre 
des  faisceaux  de  corrélations  à  trois  termes  (neutre,  mouillée, 
labialisée),  ces  faisceaux  étant  neutralisés  en  finale  et  leurs 
archiphonèmes  étant  représentés  par  des  consonnes  de  timbre 
neutre.  Mais  en  outre  la  corrélation  de  mouillure  est  neutralisée 
devant  i  (représentant  de  l'archiphonème  conditionné  exté- 
rieurement), et  la  corrélation  de  labialisation  devant  u  et  y 
(représentant  de  l'archiphonème  conditionné  intérieurement)^. 
En  artchine  (groupe  de  langues  du  Caucase  oriental)  les 
sifflantes  aiguës  forment  un  faisceau  de  corrélations  à  six 
termes  (moyenne  —  affriquée  sourde  sans  occlusion  glottale 
—  affriquée  faible  sans  occlusion  glottale  —  affriquée  forte 
avec  occlusion  glottale  —  spirante  sourde  faible  —  spirante 
sourde  forte)  qui  est  neutralisé  devant  f,  d,  la  spirante 
(faible  ?)  représentant  l'archiphonème.  Ces  exemples  pour- 
raient être  facilement  multipliés, 

La  projection  de  tous  les  termes  d'un  faisceau  de  corrélations  sur  un  même 
plan,  de  même  que  la  liaison  étroite  et  réciproque  existant  entre  ses  termes 
ont  pour  conséquence  de  rendre  souvent  fort  difficile  l'analyse  du  faisceau  en 
corrélations  isolées.  Là  où  par  ex.  diverses  corrélations  prosodiques  se  lient  en 
un  faisceau,  les  termes  de  ce  faisceau  sont  traités,  tantôt  comme  des  «  accents  » 
distincts,  les  différences  de  quantité  ou  les  dilTérences  dans  le  type  de  coupure 
tonique  n'étant  pas  considérées  à  part  —  tantôt  comme  des  degrés  quantitatifs 
distincts,   sans  égard  aux  différences  de  déroulement  tonique.   En  outre  de 


(I)  A.  Cholodoviô,  «O  latiuizacii  korejskogo  pis'ma  »,  Sovelskoje  Jazykoz- 
nanije  ],  144  ss. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  93 

telles  erreurs  n'arrivent  pas  seulement  à  des  novices  et  à  des  sujets  parlants 
inexpérimentés,  mais  aussi  à  des  théoriciens,  souvent  même  à  des  phonéticiens 
de  profession.  Des  cas  de  ce  genre  sont  une  preuve  que  le  classement  des  corré- 
lations en  classes  de  parenté  correspond  à  une  réalité  psychologique.  Ils  ne  sont 
possibles  que  si  un  faisceau  de  corrélations  existe  réellement,  c'est-à-dire  si  un 
phonème  participe  à  plusieurs  corrélations  du  même  groupe  de  parenté. 

Si  un  phonème  participe  en  même  temps  à  plusieurs 
corrélations  appartenant  à  des  groupes  de  parenté  différents, 
ces  corrélations  ne  se  lient  pas  en  faisceau  :  elles  ne  se 
projettent  pas  sur  le  même  plan,  mais  se  superposent  l'une  à 
l'autre.  Le  i  long  accentué  de  l'allemand  participe  en  même 
temps  à  plusieurs  corrélations  :  à  la  corrélation  d'accentuation, 
à  la  corrélation  de  quantité  et  à  la  corrélation  d'arrondisse- 
ment. Mais  tandis  que  les  deux  premières  forment  un  faisceau 
(le  faisceau  de  corrélations  prosodiques),  la  corrélation 
d'arrondissement  (i-iz,  e-o)  appartient  évidemment  à  un  tout 
autre  plan.  Il  peut  naturellement  arriver  aussi  que  deux 
faisceaux  de  corrélations  se  trouvant  sur  des  plans  dilîérents 
se  superposent  l'un  à  l'autre  et  qu'ils  soient  tous  deux  neutra- 
lisés en  certaines  positions.  Nous  avons  déjà  mentionné  le 
coréen  où  les  occlusives  forment  un  faisceau  de  corrélations 
(consistant  en  douces,  fortes  et  aspirées)  et  où  en  outre  toutes 
les  consonnes,  parmi  lesquelles  aussi  les  occlusives,  forment 
un  faisceau  de  timbre  (consistant  en  un  terme  neutre,  un 
terme  palatalisé  et  un  terme  labialisé).  Ces  deux  faisceaux 
de  corrélations  sont  tous  deux  neutralisés  en  finale,  de  sorte 
que  la  gutturale  implosive  K  représente  à  la  finale  des  mots 
coréens  un  archiphonème  auquel  correspondent  à  l'intérieur 
du  mot  neuf  phonèmes  (g,  k,  k" ;  g',  k',  k"  ;  g°,  k^,  k°').  Mais 
malgré  cela  les  faisceaux  g-k-k"  et  g-g'-g°  se  trouvent  évidem- 
ment sur  des  plans  tout  différents. 


IV.  SYSTÈMES  PHONOLOGIQUES 
DES  OPPOSITIONS  PHONIQUES  DISTINCTIVES 

1.  Remarques  préliminaires 

Nous  avons  jusqu'ici  considéré  les  diverses  sortes  d'opposi- 
tions phonologiques  à  différents  points  de  vue  :  a)  au  point 
de  vue  de  leurs  rapports  avec  les  autres  oppositions  du  même 


94  N.    s.   TROUBETZKOY 

système  ;  b)  au  point  de  vue  du  rapport  logique  existant 
entre  les  termes  mêmes  de  l'opposition  ;  c)  au  point  de  vue 
de  l'étendue  de  leur  pouvoir  distinctif.  Ces  trois  manières 
de  les  considérer  amènent  à  les  classer  de  trois  façons  :  a)  en 
oppositions  bilatérales  ou  multilatérales,  proportionnelles  ou 
isolées  ;  b)  en  oppositions  privatives,  graduelles  ou  équi- 
pollentes  ;  c)  en  oppositions  neutralisables  ou  constantes. 
Toutes  ces  manières  de  les  considérer  et  tous  ces  principes 
de  classement  ne  valent  pas  seulement  pour  les  oppositions 
phonologiques,  mais  aussi  pour  n'importe  quel  autre  système 
d'oppositions  :  ils  ne  contiennent  rien  de  spécifiquement 
phonologique.  Aussi  pour  qu'ils  puissent  être  employés  avec 
succès  à  l'analyse  de  systèmes  concrets  d'oppositions  phono- 
logiques, il  faut  qu'ils  soient  complétés  par  des  principes  de 
classement  spécifiquement  phonologiques. 

Ce  qu'a  de  spécifique  une  opposition  phonologique  consiste 
dans  le  fait  que  cette  opposition  est  une  différence  phonique 
distindive.  La  «  distinction  »  au  sens  phonologique,  c'est-à-dire 
le  pouvoir  de  différencier  des  significations,  est  quelque  chose 
qui  n'a  pas  besoin  de  classification  plus  précise.  Toutefois  les 
oppositions  phonologiques  se  laissent  classer  à  ce  point  de  vue 
en  oppositions  distinguant  des  mois  (oppositions  lexicales)  et  en 
oppositions  distinguant  dos  plirases  (oppositions  syntactiques). 
En  effet  les  significations  qui  peuvent  être  distinguées  par  des 
oppositions  phonologiques  sont  ou  bien  des  significations  de 
mots  (en  y  comprenant  les  significations  des  diverses  formes 
grammaticales  des  mots)  ou  bien  des  significations  de  phrases. 
Pour  les  systèmes  phonologiques  des  diverses  langues,  cette 
classification  est  d'une  certaine  importance,  mais  elle  est 
moins  importante  pour  le  système  général  des  oppositions 
phonologiques. En  effet  toutes  les  oppositions  phonologiques 
qui  apparaissent  dans  une  langue  déterminée  avec  la  fonction 
de  distinguer  des  phrases  se  présentent  dans  une  autre 
langue  avec  la  fonction  de  distinguer  des  mots.  Il  n'y  a  pas 
à  proprement  parler  d'oppositions  phonologiques  spéciales 
pour  différencier  des  phrases  :  la  même  opposition  est 
employée  dans  une  langue  pour  distinguer  des  phrases,  dans 
une  autre  langue  pour  distinguer  des  mots. 

Beaucoup  plus  important  pour  le  système  général  des 
oppositions  phonologiques  est  le  fait  que  ces  oppositions  sont 
des  différences  ptwniques.  Dans  les  oppositions  phonologiques 
on  oppose  entre  eux,  non  pas  des  gestes  des  mains  ou  des 
signaux    faits    avec    des    drapeaux,    mais    des    particularités 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  95 

phoniques  déterminées.  Que  celte  opposition  ait  pour  but  de 
distinguer  des  significations,  cela  peut  être  supposé  connu. 
Il  a  été  dit  dans  le  chapitre  III  comment  les  particularités 
phoniques  s'opposent  entre  elles,  c'est-à-dire  quelles  sortes 
d'oppositions  en  découlent.  Il  s'agit  maintenant  d'étudier 
quelles  particularités  phoniques  forment  dans  les  différentes 
langues  du  monde  des  oppositions  phonologiques  distinctives. 
Dans  le  chapitre  III  nous  avons  opéré  avec  des  concepts 
purement  logiques.  Maintenant  nous  devons  relier  ces  concepts 
logiques  à  des  concepts  acoustiques  et  articulatoires,  c'est-à- 
dire  à  des  concepts  phonétiques.  En  effet,  aucune  autre  science 
que  la  phonétique  ne  peut  nous  renseigner  sur  les  diverses 
particularités  phoniques.  Mais  en  outre  nous  ne  devons  pas 
oublier  ce  qui  a  été  dit  dans  l'introduction  sur  les  rapports 
entre  la  phonologie  et  la  phonétique.  Déjà  par  le  fait  qu'ils 
sont  insérés  dans  le  système  de  catégories  oppositionnelles 
traité  dans  le  chapitre  III,  les  concepts  phonétiques  avec 
lesquels  le  phonologue  travaille  apparaissent  nécessairement 
quelque  peu  schématisés  et  simplifiés.  Aussi,  il  reste  très  peu 
de  chose  de  la  phonétique  dans  l'exposé  qui  va  suivre.  Mais 
les  phonéticiens  n'en  doivent  pas  être  désappointés  :  notre 
tâche  dans  le  présent  chapitre  n'est  pas  de  systématiser  les 
possibilités  qu'a  l'appareil  phonatoire  de  produire  des  sons, 
mais  de  passer  systématiquement  en  revue  les  particularités 
phoniques  effectivement  utilisées  dans  les  différentes  langues 
(kl  monde  pour  distinguer  des  significations. 

C'est  pourquoi  il  importe  peu  pour  le  plionologue  de  se  servir  d'une  termino- 
logrie  phonétique,  soit  acoustique,  soit  physiolog'ique.  Il  s'agit  uniquement  de 
désigner  d'une  façon  non  ambiguë  des  particularités  phoniques  qui  sont  étudiées 
et  envisagées  de  différents  points  de  vue  dans  la  littérature  phonétique  spéciale 
et  qui  malgré  des  difïérences  d'opinion  peuvent  être  reconnues  au  moins  comme 
objets  de  recherche  par  tous  les  phonéticiens.  Si  la  phonétique  instrumentale 
moderne,  en  particulier  par  l'usage  du  film  acoustique  et  de  la  radiographie, 
en  vient  de  plus  en  plus  à  l'idée  que  les  mêmes  effets  phoniques  peuvent  être 
obtenus  par  des  mouvements  tout  à  fait  différents  des  organes  articulatoires 
(Paul  Menzerath,  G.  Oscar  Russel)  et  si  par  conséquent  des  expressions  comme 
«  voyelle  antérieure  »  ou  «  occlusive  »  sont  à  réprouver  du  point  de  vue  des 
méthodes  modernes,  cependant  ces  expressions  ont  toutefois  l'avantage  d'être 
bien  comprises  par  tous  ceux  qui  connaissent  la  phonétique  classique.  Le  phoné- 
ticien, même  le  plus  pointilleux  (pourvu  qu'il  ne  soit  pas  un  pédant),  peut 
accepter  ces  expressions,  à  défaut  d'autres  meilleures  et  plus  exactes,  comme 
désignations  conventionnelles  d'objets  de  recherche  connus.  La  terminologie 
acoustique  est  par  malheur  encore  très  pauvre.  Il  est  par  conséquent  inévitable 
dans  la  plupart  des  cas  d'employer  les  termes  de  physiologie  vocale  créés  par  la 
phonétique  classique,  bien  que  la  phonétique  moderne,  comme  on  l'a  dit, 
attribue  à  l'effet  acoustique   une  plus  grande  constance  et  une  plus  grande 


96  N.   s.   TROUBETZKOY 

unité  qu'aux  mouvements  articulatoires  provoquant  cet  effet.  La  phonologie, 
qui  n'a  besoin  la  plupart  du  temps  que  de  désigner  des  concepts  phonétiques 
généralement  connus,  peut  laisser  de  côté  ces  difficultés  de  terminologie. 


2,  Classement  des  particularités  phoniques  distinctives 

Les  particularités  phoniques  qui  forment  des  oppositions 
distinctives  dans  les  diverses  langues  peuvent  être  réparties 
en  trois  classes  :  particularités  vocaliques,  consonaniiques  et 
prosodiques.  Les  phonèmes  vocaliques  consistent  en  particu- 
larités vocaliques  distinctives  et  les  phonèmes  consonantiques 
en  particularités  consonantiques  distinctives.  Par  contre  il 
n'y  a  aucun  phonème  qui  consiste  exclusivement  en  particu- 
larités prosodiques.  Ces  particularités  sont  plutôt  liées,  selon 
les  langues,  à  un  phonème  vocalique  déterminé,  ou  à  un 
phonème  consonantique  déterminé,  ou  enfin  à  toute  une  suite 
de  phonèmes. 

Les  définitions  des  diverses  classes  de  particularités 
phoniques  distinctives  doivent  donc  être  précédées  par  un 
examen  des  notions  de  «  voyelle  »  et  de  «  consonne  ». 

L.  Hjelmslev  a  essayé  de  définir  ces  notions  sans  avoir  recours  à  aucime 
notion  phonétique  :  les  voyelles  seraient  des  phonèmes  (ou  selon  la  terminologie 
de  Hjelmslev  des  «  cénèmes  »  ou  «  cénématèmes  »)  qui  possèdent  la  faculté 
de  former  à  eux  seuls  une  unité  significative  ou  un  mot  :  «  which  hâve  the 
faculty  of  forming  a  notional  unit  or  a  word  by  themselves  »,  tandis  que  tous 
les  autres  phonèmes  («cénèmes»  ou  «cénématèmes»)  sont  des  consonnes*. 
Cette  définition  qui  évidemment  limite  beaucoup  trop  le  domaine  de  la  notion 
de  voyelle  (en  allemand  par  ex.  il  ne  resterait  que  trois  phonèmes  vocaliques  : 
Oh,  Au  et  Ei)  a  été  plus  tard  complétée  par  Hjelmslev  au  moyen  d'une  addition  : 
«  Nous  entendons  par  voyelle  un  cénème  susceptible  de  constituer  à  lui  seul 
un  énoncé,  ou  bien  admettant  à  l'intérieur  d'une  syllabe  les  mêmes  combinai- 
sons qu'un  tel  cénème  »*.  Toutefois  même  sous  sa  deuxième  rédaction  plus  déve- 
loppée cette  définition  n'est  pas  soutenable.  Comme  il  a  été  dit,  sont  employés 
en  allemand  comme  interjections  parmi  les  véritables  voyelles  seulement  o, 
parmi  les  diphtongues  seulement  œe  et  ao,  et  comme  mots  seulement  Au 
«  prairie  »  et  Ei  «  œuf  ».  Ces  phonèmes  vocaliques  peuvent  tous  trois  se  trouver 
notamment  en  fin  de  mot  {froh  «  joyeux  »,  Fraa  «  femme  »,  frei  «  libre  »),  mais 
pas  devant  7).  Par  contre  les  voyelles  brèves  ne  peuvent  pas  se  trouver  en  fin 
de  mot,  mais  quelques-unes  d'entre  elles  (à  savoir  i,  ii,  û,  a,  e)  peuvent  se  trouver 
devant  ??.  Si  l'on  considère  les  interjections  telles  que  Oh.',  AU,  ^u.' comme  des 
expressions  indépendantes   (notional  units,   énoncés),   on   doit  reconnaître    la 


(1)  L.  Hjelmslev  «On  the  principles  on  phonematics  »,  Proceedings  of  Ihe 
Second  Jnlernational  Congress  of  Phonetic  Sciences  (1935),  52. 

(2)  L.   Hjelmslev  «Accent,  intonation,  quantité»,  Studi  Ballici  \'J,  1936- 
1937,  27. 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  97 

même  qualité  à  l'interjection  sch  !  (comme  invitation  au  silence).  Ainsi  donc 
d'après  la  définition  de  Louis  Hjelmslev  d'une  part  les  brèves  allemandes  u, 
ù,  i,  a,  e  doivent  être  considérées  comme  des  consonnes,  et  d'autre  part  le  s 
allemand  et  tous  les  phonèmes  qui  participent  aux  mêmes  combinaisons  (c'est- 
à-dire  pratiquement  toutes  les  consonnes)  doivent  être  considérés  comme  des 
voyelles.  Dans  d'autres  langues  il  est  encore  plus  évident  que  la  définition 
proposée  par  L.  Hjelmslev  est  insoutenable.  En  russe,  outre  l'interjection  é!, 
il  existe  encore  les  interjections  s .'  et  c .'.  Dans  certaines  autres  langues  le  nombre 
des  consonnes  faisant  syllabe,  employées  isolément  ou  comme  commandements 
adressés  à  des  animaux,  est  encore  plus  grand*.  D'autre  part  il  y  a  beaucoup 
de  langues  où  les  voyelles  ne  peuvent  se  trouver  à  l'initiale  et  où  par  conséquent 
un  mot  formé  d'une  seule  voyelle  est  impossible. 

Le  caractère  insoutenable  de  la  définition  donnée  par  Hjelmslev  n'est  pas 
dû  au  hasard.  «  Voyelle  »  et  «  consonne  »  sont  des  concepts  phoniques,  c'est-à- 
dire  acoustiques  et  ne  peuvent  être  définis  que  comme  tels.  Tout  essai  pour 
écarter  ou  pour  éviter  les  concepts  acoustico-articulatoires  en  définissant  les 
voyelles  et  les  consonnes  doit  nécessairement  échouer. 

Le  processus  phonatoire  de  la  parole  humaine  peut  être 
assez  bien  représenté  par  le  schéma  suivant  :  quelqu'un 
siffle  ou  chante  une  mélodie  à  l'embouchure  d'un  tuyau 
sonore,  et  tantôt  ferme,  tantôt  ouvre  avec  la  main  l'orifice 
de  sortie  de  ce  tuyau.  Il  est  clair  qu'on  peut  distinguer  dans 
l'effet  acoustique  perçu  par  ce  moyen  trois  sortes  d'éléments  : 
d'abord  les  sections  comprises  entre  la  fermeture  et  l'ouverture 
de  l'orifice  de  sortie  en  tant  que  telles  ;  deuxièmement  les 
sections  comprises  entre  l'ouverture  et  la  fermeture  du  même 
orifice  en  tant  que  telles  ;  troisièmement  les  segments  de  la 
mélodie  sifflée  ou  chantée  dans  le  tuyau  en  tant  que  tels.  Les 
éléments  du  premier  type  correspondent  aux  consonnes,  ceux 
du  second  type  aux  voyelles  et  ceux  du  troisième  type  aux 
unités  prosodiques. 

Ce  qui  est  essentiel  pour  une  consonne  est  justement,  selon 
l'expression  de  Paul  Menzerath,  «  un  mouvement  de  ferme- 
ture, puis  d'ouverture  avec  un  minimum  articulatoire  entre 
ces  deux  points  »,  et  pour  une  voyelle  «  un  mouvement 
d'ouverture,  puis  de  fermeture  avec  un  minimum  articula- 
toire à  la  jointure  »-.  La  caractéristique  d'une  consonne  est, 
en  autres  termes,  V élahlissemeni  d'un  obstacle  ei  le  franchis- 


(1)  Même  en  français  où  chaque  voyelle  peut  à  elle  seule  former  un  mot 
(où,  a,  ai,  est,  y,  eu,  eux,  on,  an,  un,  etc.),  il  y  a  une  interjection  rrrl  (comman- 
dement pour  arrêter  les  chevaux),  ce  qui  montre  que  même  pour  cette  langue 
la  définition  de  Hjelmslev  est  insoutenable. 

(2)  P.  Menzerath,  «  Neue  Untersuchungen  zur  Steuerung  und  Koartiku- 
lation  »,  Proceedings  of  Ihe  Second  Inlernational  Congress  of  Phonelic  Sciences, 
220. 


98  N".    s.    TROUBETZKOY 

sèment  de  cel  obstacle,  tandis  que  la  caractéristique  d'une 
voyelle  est  l'absence  d'obstacle  ou  d'empêchement^. 

De  ces  considérations  il  résulte  que  les  particularités  spéci- 
fiquement consonantiques  ne  peuvent  se  rapporter  qu'à 
dilîérents  types  d'obstacles  ou  modes  de  franchissement 
et  par  conséquent  peuvent  être  nommées  particularités  de 
mode  de  franchissement.  Par  contre  les  particularités  spécifi- 
quement vocaliques  ne  peuvent  être  en  rapport  qu'avec 
différents  types  d'absence  d'obstacle,  c'est-à-dire  pratique- 
ment avec  différents  degrés  d'ouverture  :  par  conséquent 
elles  peuvent  être  nommées  particularités  de  degré  d'aperture. 

A  côté  de  ces  particularités  spécifiquement  consonantiques 
et  vocaliques,  les  consonnes  et  les  voyelles  peuvent  encore 
posséder  certaines  autres  particularités.  Supposons  que  dans 
le  schéma  du  processus  phonatoire  donné  ci-dessus  la  longueur 
du  tuyau  se  modifie  constamment  ou  que  la  place  de  l'orifice 
de  sortie  change  continuellement.  Alors  les  différents  types 
d'obstacle  (ou  de  franchissement)  des  consonnes  et  les  diffé- 
rents degrés  d'aperture  des  voyelles  doivent  être  localisés 
à  diverses  places.  Il  en  résulte  des  particularités  de  localisation 
qui  sont  propres  aussi  bien  aux  consonnes  qu'aux  voyelles 
et  qui  forment  pour  ainsi  dire  une  seconde  coordonnée  des 
qualités  vocaliques  et   des  qualités  consonantiques. 

Pour  quelques  phonèmes  vocaliques  et  consonantiques  on 
peut  établir  encore  une  troisième  coordonnée  qualitative. 
Pour  nous  en  tenir  à  notre  schéma  de  phonation,  supposons 
que  notre  tuyau  soit  en  communication  avec  une  autre 
cavité,  de  façon  que  pendant  la  phonation  cette  communi- 
cation tantôt  s'établisse  et  tantôt  s'interrompe  :  cela  doit 
naturellement  influer  sur  le  caractère  du  son  produit.  Les 
différentes  particularités  acoustiques  qui  sont  produites  par 
l'adjonction  ou  la  suppression  d'une  cavité  résonante 
accessoire  peuvent  être  désignées  par  le  nom  de  particularités 
de  résonance. 

On  ne  doit  pas  oublier  qu'une  particularité  cjistinetive  n'existe  que  comme 
terme  d'une  opposition  distinttive.  Le  d  allemand  possède  la  particularité  de 
mode  de  franchissement  «  douce  »  en  opposition  avec  l  [Seide  "  soie  »  —  Seile 
«  côté  »),  la  particularité  de  localisation  «  dentale  "  ou  «  apicale  »  en  opposition 
avec  b  [dir  «  à  toi  »  —  Bier  «  bière  »)  ou  avec  g  {dir  «  à  toi  »  — •  Gier  «  avidité  ») 
et  la  particularité  de  résonance  «  non-nasale  »  en  opposition  avec  n  {doch  «  donc  » 
—  noch  "  encore  »).  De  même  le  o  français  possède  une  fiartiiularité  de  degré 


(1)  Voir  une  autre  définition  de  l'opposition  entre  voyelles  et  consonnes, 
ci-dessous  p.  -200  et  comparer  A.  Martinet,  BSL,  XLII,  fasc.  2,  pp.  28-30. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  99 

d'aperture  déterminé  eu  opposition  avec  u  (dos-doux),  une  particularité  de 
localisation  déterminée  en  opposition  avec  ô  (dos-deux),  une  particularité  de 
résonance  déterminée  en  opposition  avec  ô  (dos-don).  Mais  le  o  allemand  ne 
possède  aucune  particularité  de  résonance,  puisque  une  opposition  distinctive 
entre  voyelles  nasalisées  et  non-nasalisées  (ou  entre  voyelles  pharyngalisées  et 
non-pharyngalisées)  est  étrangère  à  l'allemand  littéraire.  Ainsi  les  «  trois  coor- 
données »  des  qualités  consonantiques  ou  vocaliques  n'existent  pas  nécessai- 
rement dans  chaque  phonème  vocalique  ou  consonantique.  Mais  chacune  des 
caractéristiques  dont  est  constitué  un  phonème  vocalique  ou  consonantique 
doit  appartenir  à  une  de  ces  «  trois  coordonnées  ». 

En  ce  qui  concerne  les  unités  prosodiques,  il  résulte  de 
notre  schéma  de  phonation  que  ce  sont  des  unités 
rythmiques-mélodiques  (musicales  dans  le  sens  le  plus  large 
du  terme).  Même  d'un  point  de  vue  purement  phonétique, 
la  «  syllabe  »  est  en  principe  quelque  chose  de  tout  autre 
qu'une  combinaison  de  voyelles  et  de  consonnes^.  L'unité 
prosodique  phonologique  n'est  pas  à  vrai  dire  simplement 
identique  à  la  «syllabe»  (au  sens  phonétique),  mais  elle  a 
toujours  un  rapport  avec  la  syllabe,  étant  donné  qu'elle  est, 
selon  les  langues,  une  partie  déterminée  de  la  syllabe  ou  toute 
une  suite  de  syllabes.  Il  est  clair  que  ses  caractéristiques  ne 
peuvent  être  identiques  aux  caractéristiques  des  voyelles  et 
des  consonnes  dont  il  a  été  question  ci-dessus.  Puisque  l'unité 
prosodique  doit  être  conçue  comme  une  unité  «  musicale  » 
(rythmique-mélodique),  ou  mieux  comme  un  segment  d'une 
unité  «  musicale  »,  il  s'en  suit  que  les  «  caractéristiques 
prosodiques  »  se  rapportent  aux  marques  spécifiques  de 
chacune  des  sections  d'une  mélodie  (intensité,  hauteur 
musicale)  ou  au  mode  de  segmentation  de  la  mélodie  dans  le 
processus  phonatoire  du  discours  humain.  Le  premier  type 
de  particularités  a  pour  résultat  la  différenciation  rythmique- 
mélodique  des  unités  prosodiques,  le  second  type  marque  la 
liaison  d'une  unité  prosodique  donnée  avec  l'unité  immédiate- 
ment voisine.  En  conséquence,  les  caractéristiques  prosodiques 
peuvent  être  classées  en  particularités  de  différenciation  et 
en  particularités  de  mode  de  liaison. 


(1)  Cela  a  été  souligné  d'une  façon  particulièrement  claire  par  Raymond 
Herbert  Stetson  qui  s'est  acquis  un  grand  mérite  en  étudiant  l'essence  phoné- 
tique de  la  syllabe.  \'oir  ses  articles  :  «  Motor  Phonetics  »,  Archives  Néerlan- 
daises de  Phonétique  Expérimenlale  1928,  «  Speech  Movements  in  action  », 
Transactions  of  the  American  Laryngological  Association  IV,  1933,  29  ss.  (en 
particulier  39  ss.),  et  en  résumé  «  The  relation  of  the  phonem  and  the  syllable  », 
Proceedings    of  the  Second   International   Congress  of  Phonetic    Sciences,    245 


100  N.   s.   TROUBETZKOY 

3.  Les  caractéristiques  des  voyelles 

A)    Terminologie 

C4omme  il  a  déjà  été  exposé,  les  caractéristiques  des  voyelles 
se  divisent  en  particularités  de  degré  d'aperture,  en  particu- 
larités de  localisation  et  en  particularités  de  résonance.  En 
outre,  les  deux  premières  espèces  de  particularités  sont 
beaucoup  plus  étroitement  liées  entre  elles  qu'avec  les 
particularités  de  résonance,  de  sorte  qu'on  peut  les  réunir  en 
un  groupe  particulier  ou  en  un  faisceau^. 

Parmi  tous  les  sons  du  langage  ce  sont  les  voyelles  qui  se  laissent  analyser 
le  plus  facilement  du  point  de  vue  acoustique.  Aux  degrés  d'aperture  corres- 
pondent acoustiquement  les  «  degrés  de  saturation  ou  de  plénitude  de  voix  ». 
En  principe  le  degré  de  saturation  est  d'autant  plus  grand  qu'est  plus  grand 
l'abaissement  du  maxillaire  inférieur,  autrement  dit  l'ouverture  de  la  bouche. 
Mais  ce  principe  ne  possède  toute  sa  valeur  que  dans  les  voyelles  chantées 
isolément.  Dans  le  discours  suivi  normal  les  mêmes  effets  acoustiques  peuvent 
être  atteints  avec  une  autre  position  des  organes  articulatoires,  de  sorte  que  le 
parallélisme  entre  le  degré  de  saturation  de  la  voyelle  et  le  degré  d'abaissement 
(ou  mouvement  vertical)  du  maxillaire  n'est  pas  toujours  exactement  observée 
Et  comme  ce  qui  importe  finalement  au  linguiste  c'est  l'effet  acoustique,  Userait 
peut-être  convenable  de  remplacer  l'expression  :  «  particularités  de  degré  d'aper- 
ture »  par  «  particularités  de  degré  de  plénitude  vocale  »  ou  par  «  particularités 
de  degré  de  saturation  ».  Aux  particularités  de  localisation  correspondent 
acoustiquement  diverses  lacunes  dans  la  série  des  tons  partiels  :  les  «  voyelles 
antérieures  »  présentent  un  renforcement  des  tons  partiels  les  plus  élevés  et 
un  affaiblissement  des  tons  partiels  les  plus  bas,  tandis  qu'à  l'inverse  dans  les 
«  voyelles  postérieures  »  les  tons  partiels  les  plus  élevés  sont  affaiblis.  En  principe 
les  tons  élevés  sont  d'autant  plus  forts  qu'est  plus  court  le  «  tuyau  additionnel  »,. 
c'est-à-dire,  dans  l'appareil  phonatoire  humain,  la  distance  entre  le  bord  des 
lèvres  et  le  point  le  plus  élevé  de  la  masse  de  la  langue.  Mais  comme  les  mêmes 
effets  acoustiques  peuvent  être  obtenus  également  par  d'autres  positions  des 
organes,  ici  aussi  le  parallélisme  avec  le  mouvement  de  la  langue  et  des  lèvres 
(ou  «  mouvement  horizontal  »)  n'existe  pas  toujours.  Par  conséquent  l'expression 
«  particularité  de  localisation  »  pourrait  être  remplacée  en  ce  qui  concerne  les 
voyelles  par  «  particularités  de  timbre  »  ou  par  «  particularités  de  ton  propre  ». 


(1)  Dans  les  langues  où  les  unités  prosodiques  sont  exclusivement  des 
voyelles,  les  particularités  prosodiques  s'associent  en  apparence  aux  qualités 
vocaliques.  Mais  elles  forment  toujours  un  grouj)e  à  part  et  ne  peuvent  pas 
être  confondues,  dans  l'exposé  du  système,  avec  les  particularités  qualitatives 
proprement  vocaliques. 

(2)  Voir  à  ce  sujet  les  travaux  très  intéressants  de  Georg  Oskar  Russel  : 
«The  Vowel  »,  «Speech  and  Voice»  (New  York  1931)  et  son  exposé  résumé 
«  Synchronized  X-ray,  oscillograph,  sound  and  movie  experiments,  showing 
the  fallacy  of  vowel  triangle  and  open-closed  théories  »,  Proceedings  of  tlie 
Second  International  Congress  of  Phonetic  Sciences,  198  ss. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  101 

Dans  ce  qui  suit  les  expres?^ions  «  inexactes  »  :  "  particularités  de  degré  d'aper- 
ture  »  et  «  particularités  de  localisation  »  seront  employées  à  côté  des  expressions 
acoustiques.  ^^ 

Il  ne  semble  pas  exister  dans  le  monde  de  langues  n'ayant 
qu'un  seul  phonème  vocalique.  Si  une  telle  langue  «  mono- 
vocalique  »  avait  une  fois  existé,  elle  devait  comporter  de 
nombreux  groupes  de  consonnes  :  car  ce  n'est  qu'à  cette 
condition  que  l'unique  phonème  vocalique  aurait  pu  exister 
en  tant  que  tel,  en  pouvant  s'opposer  à  l'absence  de  voyelle 
(au  zéro  vocalique)  entre  les  termes  d'un  groupe  de  consonnes 
ou  après  consonne  en  fin  de  mot.  Une  langue  «  monovocalique  » 
sans  groupes  de  consonnes  serait  du  point  de  vue  phonolo- 
gique sans  voyelle,  car  la  voyelle  obligatoire  après  chaque 
consonne  devrait  être  évidemment  considérée  comme  une 
partie  intégrante  de  la  réalisation  de  la  consonne  et  n'aurait 
aucune  valeur  distinctive^.  Les  langues  que  nous  connaissons 
possèdent  toujours  plusieurs  phonèmes  vocaliques,  qui 
forment  des  systèmes  vocaliques  déterminés. 

Si  l'on  prend  seulement  en  considération  les  degrés 
d'aperture  (ou  degrés  de  plénitude  vocale)  et  les  classes  de 
localisation  vocalique  (ou  classes  de  ton  propre),  on  peut  établir 
trois  types  fondamentaux  de  systèmes  vocaliques^  :  a)  les 
syslèmes  linéaires  dans  lesquels  les  phonèmes  vocaliques 
possèdent  des  degrés  déterminés  d'aperture  (ou  de  plénitude 
vocale),  mais  aucune  particularité  de  localisation  (ou  de  ton 
propre)  ayant  une  importance  phonologique  ;  b)  les  systèmes 
quadrangulaires  dans  lesquels  tous  les  phonèmes  vocaliques 
possèdent  non  seulement  des  particularités  distinctives  de 
degré  d'aperture  (ou  de  plénitude  vocale),  mais  aussi  des  parti- 
cularités distinctives  de  localisation  (ou  de  ton  propre)  ;  c)  les 
syslèmes  triangulaires  dans  lesquels  tous  les  phonèmes 
vocaliques  possèdent  des  particularités  distinctives  de  degré 
d'aperture  (ou  de  plénitude  vocale),  tandis  qu'au  contraire  les 
particularités  distinctives  de  localisation  (ou  de  ton  propre) 
existent  dans  toutes  les  voyelles  à  Vexceplion  de  la  plus 
ouverte,  de  sorte  que  le  phonème  vocalique  ayant  le 
maximum  d'aperture  se  trouve  en  dehors  des  oppositions  de 


(1)  Par  conséquent  on  doit  se  garder  de  supposer  de  tels  rapports  pour  des 
périodes  linguistiques  reconstruites,  comme  il  arrive  par  malheur  assez  souvent. 

(2)  Sur  ce  qui  suit,  comparer  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Zur  allgemeinen  Théorie 
der  phonologischen  Vokalsysterae  >,  TCLP  I,  39  ss.  D'ailleurs  cet  article  est 
aujourd'hui  dépassé  et  vieilli  à  bien  des  égards. 


102  N.    s.   TROUBETZKOY 

localisation.  —  A  l'intérieur  de  ces  types  fondamentaux,  on 
peut  encore  établir  des  sous-types  selon  le  nombre  des  degrés 
d'aperture  et  des  classes  de  localisation,  et  selon  les  rapports 
logiques  d'opposition  existant  entre  les  diverses  sortes  de 
particularités    distinctives. 

B)  Puriiculariiés  de  localisation  (ou  de  ion  propre) 

Il  y  a  des  langues  où  ces  particularités  des  voyelles  n'ont 
aucune  force  distinctive,  car  elles  sont  automatiquement 
conditionnées  par  l'entouracre  phonique.  Il  en  est  ainsi  en 
adyghé  où  l'on  distingue  trois  phonèmes  vocaliques  :  le  plus 
fermé  «  a  »,  qui  est  réalisé  comme  ii  au  voisinage  des  gutturales 
arrondies,  comme  ii  entre  deux  labiales  et  après  les  sifflantes 
arrondies,  comme  lu  après  les  arrières  vélaires  non-arrondies, 
conime  i  après  les  palatales,  et  comme  voyelle  indéterminée 
9  dans  les  autres  positions  ;  la  ^  oyelle  moyennement  ouverte 
«  e  »,  qui  est  réalisée  après  les  gutturales  arrondies  comme  o, 
après  les  sifflantes  arrondies  et  entre  labiales  comme  ô, 
après  les  laryngales  et  les  arrières-vélaires  non-arrondies 
comme  a,  et  dans  les  autres  positions  comme  e  ou  comme 
voyelle  indéterminée  ouverte  ë  ;  enfin  la  voyelle  la  plus 
ouverte  «  a  »,  qui  entre  deux  labiales  est  légèrement  arrondie 
et  qui  entre  deux  palatales  est  réalisée  comme  a,  tandis 
qu'en  général  elle  est  réalisée  comme  un  â  long.  La  durée 
de  ces  voyelles  est  en  accord  avec  leur  aperture  :  «  a  »  est 
la  plus  longue,  «e»  un  peu  plus  bref  (après  les  laryngales 
et  les  arrières-vélaires  non-arrondies,  cette  difîérence  de 
quantité  est  nettement  perceptible),  «9»  est  la  plus  brève 
et  tend  à  disparaître.  Il  existe  des  longues  n,  5,  ë.  ï,  mais  ce 
ne  sont  que  des  variantes  facultatives  des  diphtongues  «  eu'», 
«  pfi' »,  «  q/ »,  iidijy).  Une  situation  semblable  existe  en  abkhaz. 
mais  la  réalisation  du  phonème  vocalique  daperture  moyenne 
est  plus  uniforme  :  il  n'apparaît  comme  e  qu'au  voisinage 
de  /,  comme  o  que  devant  un  //'  en  syllabe  fermée  ;  en  général 
sa  réalisation  est  a.  qui  se  distingue  de  la  voyelle  d'aper- 
ture maxima  principalement  par  sa  durée  plus  courte. 
Selon  toute  vraisemblance  le  système  vocalique  de  l'oubykh 
repose  aussi  sur  le  même  principe.  Ainsi  les  phonèmes  voca- 
liques ayant  un  degré  d'aperture  phonolocriquement  déterminé 
et  une  localisation  phonologiquement  non  pertinente  seraient 
une  particularité  des  langues  du  Caucase  occidental.  De  tels 
systèmes     vocaliques     linéaires    se    présentent-ils    ailleurs  ? 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  103 

En  l'état  actuel  de  la  recherche  phonolo<:^ique  dans  le  monde, 
on  ne  peut  le  dire.  Autant  que  nous  le  sachions,  des  systèmes 
linéaires  apparaissent  dans  certaines  langues  comme  systèmes 
partiels,  et  cela  notamment  dans  certaines  langues  finno- 
ougriennes  et  turques  où  le  vocalisme  de  la  première  syllabe 
est  plus  riche  que  celui  de  toutes  les  autres  syllabes  (voir 
ci-dessous). 

Dans  la  grande  majorité  des  langues,  les  particularités 
de  localisation  des  phonèmes  vocaliques  ont  force  dislinctive. 
La  différence  entre  les  systèmes  triangulaires  et  les  systèmes 
quadrangulaires  consiste  seulement  en  ce  que  dans  les 
premiers  les  oppositions  distinctives  de  localisation  n'existent 
que  dans  les  phonèmes  vocaliques  d'aperture  non-maxima, 
tandis  que  dans  les  seconds  elles  apparaissent  dans  les 
phonèmes  vocaliques  de  tous  les  degrés  d'aperture.  A  propre- 
ment parler  il  n'y  a  que  deux  oppositions  de  localisation  :  une 
opposition  entre  voyelles  arrondies  et  non-arrondies  (opposi- 
tion de  participation  des  lèvres)  et  une  opposition  entre 
voyelles  postérieures  et  antérieures  (opposition  de  place  de 
la  langue)^.  Mais  ces  oppositions  peuvent  apparaître  avec 
pouvoir  distinctif  aussi  bien  à  l'état  indépendant  que 
combinées  :  il  en  résulte  diverses  classes  de  localisation  (ou 
de  ion  propre).  On  peut  imaginer  les  huit  classes  de  localisation 
suivantes  :  arrondies,  non-arrondies,  antérieures,  postérieures, 
antérieures  arrondies,  postérieures  arrondies,  antérieures 
non-arrondies,  postérieures  non-arrondies.  En  fait  ces  huit 
classes  de  localisation  apparaissent  toutes  dans  différentes 
langues.  Mais  dans  un  même  système  il  ne  peut  exister  au 
maximum  que  quatre  classes  de  localisation.  En  conséquence 
les  systèmes  triangulaires  et  quadrangulaires  peuvent  être 
subdivisés  en  systèmes  à  deux  classes,  à  trois  classes,  à  quatre 
classes.  Au  point  de  vue  acoustique  les  voyelles  arrondies 
sont  plus  sombres  que  les  voyelles  non-arrondies  et  les  voyelles 
antérieures  plus  claires  que  les  postérieures.  Dans  tout 
système  vocali(|ue  à  plusieurs  classes,  il  doit  exister  par 
conséquent  une  classe  de  localisation  sombre  et  une  autre 
claire,  qu'on  appellera  classes  extrêmes  puisqu'entre  elles 
peuvent  exister  éventuellement  une  ou  deux  classes 
moyennes. 


(1)  Ces  dénominations  peuvent  être  maintenues  avec  les  restrictions  indi- 
quées 'ci-dessus,  aussi  longtemps  que  des  termes  acoustiques  satisfaisants 
n'auront  pas  été  créés  pour  ces  notions. 


104 


N.   s.   TROUBETZKOY 


Pour  les  sysièmes  à  deux  classes  il  se  présente  trois 
possibilités  :  ou  bien  l'opposition  de  place  de  la  langue 
possède  seule  un  pouvoir  distinctif,  ou  bien  c'est  le  cas  de 
l'opposition  de  forme  des  lèvres,  ou  bien  enfin  ces  deux 
oppositions  se  combinent  entre  elles.  Dans  le  premier  cas  des 
voyelles  antérieures  s'opposent  à  des  voyelles  postérieures 
et  la  forme  prise  par  les  lèvres  est  phonologiquement  non  per- 
tinente ;  dans  le  second  cas  des  voyelles  arrondies  s'opposent 
à  des  voyelles  non-arrondies  et  la  position  de  la  langue  est 
phonologiquement  non  pertinente  ;  enfin  dans  le  troisième  cas 
il  s'agit  d'une  opposition  distinctive  entre  voyelles  posté- 
rieures arrondies  et  voyelles  antérieures  non-arrondies  :  les 
particularités  de  localisation  des  phonèmes  vocaliques  sont 
alors  indécomposables,  de  sorte  qu'il  ne  peut  pas  être  question 
à  proprement  parler  de  voyelles  postérieures  arrondies  et  de 
voyelles  antérieures  non-arrondies,  mais  seulement  de  voyelles 
claires  et  de  voyelles  sombres.  Il  est  évident  que  dans  le 
premier  et  le  second  cas  il  s'agit  d'oppositions  privatives  et 
dans  le  troisième  cas  d'oppositions  équipollentes. 

Dans  les  systèmes  quadrangulaires  à  deux  classes,  ce  sont 
les  deux  premiers  cas  qui  se  présentent  d'ordinaire,  c'est-à- 
dire  la  corrélation  de  place  de  la  langue  ou  la  corrélation  de 
forme  des  lèvres  dans  leur  type  pur.  Tout  dépend  ici  de  la 
façon  dont  sont  produits  les  deux  phonèmes  vocaliques  ayant 
le  degré  d'aperture  maximum.  Si  tous  deux  sont  non-arrondis, 
l'un  d'eux  doit  être  une  voyelle  postérieure,  l'autre  une  voyelle 
antérieure.  Par  là  l'opposition  de  place  de  la  langue  devient 
aussi  dans  les  autres  couples  du  même  système  une  opposition 
bilatérale  proportionnelle.  Par  contre  le  fait  que  les  voyelles 
postérieures  d'aperture  non  maxima  sont  arrondies  n'est  pas 
essentiel  au  point  de  vue  du  système.  Comme  exemple  d'un 
tel  système  quadrangulaire  on  peut  alléguer  le  système 
vocalique  de  ces  dialectes  monténégrins  où  les  «  semi-voyelles  » 
du  vieux-slave  sont  devenues  non  pas  a  (comme  d'habitude 
en  serbo-croate),  mais  un  œ  particulièrement  ouvert  (inter- 
médiaire entre  a  et  e)^  : 


a  as 
0  e 
u         i 


(1)  M.  Reèetar,  «  Der  Stokavische  Dialekt  »  (Scliriflcn  cler  Balhankommission 
der  k.  U.  Akademie  der  Wissenschaflen  in  Wien), 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  105 

Par  contre  si  la  voyelle  «  sombre  »  d'aperture  maxima  est 
arrondie  et  si  celle  qui  fait  paire  avec  elle  est  une  voyelle 
non-arrondie,  sans  être  une  voyelle  antérieure,  alors  c'est 
seulement  la  forme  des  lèvres  qui  est  phonologiquement 
pertinente  pour  cette  paire  de  voyelles,  et  par  suite  c'est 
exclusivement  l'opposition  de  forme  des  lèvres  qui  a  aussi 
une  valeur  distinctive  pour  toutes  les  autres  voyelles  du  même 
système,  tandis  que  le  caractère  antérieur  des  voyelles  non- 
arrondies  ne  joue  que  comme  un  phénomène  secondaire,  non 
essentiel.  Comme  exemple  d'un  tel  système  quadrangulaire 
on  pourrait  alléguer  le  système  vocalique  du  dialecte  polonais 
de  Plaza  (dans  la  petite  Pologne  occidentale)^  : 


a 

a 

0 

e 

û 

y 

u 

i 

Les  systèmes  quadrangulaires  à  deux  classes  dans  lesquels 
la  paire  vocalique  d'aperture  maxima  est  représentée  par 
un  phonème  vocalique  postérieur  arrondi  et  par  un  autre 
phonème  antérieur  non-arrondi  sont  extrêmement  rares.  Les 
diverses  particularités  de  localisation  ne  se  laissent  pas 
analyser  dans  des  systèmes  de  ce  genre  :  les  phonèmes  voca- 
liques  se  divisent  en  deux  classes  :  une  classe  sombre  et  une 
classe  claire  —  qui  sont  entre  elles  dans  un  rapport  logique 
d'opposition  équipollente.  On  peut  alléguer  comme  exemple 
le  système  vocalique  du  dialecte  uzbek  de  la  ville  de  Taskent^  : 

0         se 
o         e 
u         i 

Ce  rapport  logique  d'opposition  équipollente  existant  entre 


(1)  P.  Jaworek  in  Malerialy  i  prace  komisji  jezykoivej  VII.  Il  faut  entendre 
par  ù  un  son  intermédiaire  entre  u  et  o,  et  par  y  une  voyelle  qui,  par  son  degré 
d'aperture,  se  place  entre  /  et  e;  o  et  e  sont  fermés  devant  les  nasales,  mais  en 
général  ouverts.  Le  fait  que  dans  ce  système  seule  l'opposition  de  forme  des 
lèvres  possède  un  pouvoir  distinctif  se  manifeste  aussi  dans  la  réalisation  de 
divers  phonèmes.  Ainsi  y  n'est  pas  une  voyelle  antérieure,  mais  une  voyelle 
non-arrondie  de  la  série  moyenne  ;  o  et  û  présentent,  en  particulier  après  les 
gutturales,  les  labiales  et  en  position  initiale,  un  ij  prosthétique.  Dans  beaucoup 
de  dialectes  polonais  ayant  des  systèmes  vocaliques  de  structure  analogue 
l'élément  arrondi  est,  dans  les  voyelles  de  cette  classe,  pour  ainsi  dire  détaché, 
de  sorte  que  ces  voyelles  sont  réalisées  sous  forme  de  diphtongue  :  au,  ne,  uy. 
(2)  E.  D.  Polivanov,  -  Uzbekskaja  dialektologija  i  uzbekskij  literaturnyj 
jazyk  »,  Taskent   19.33,  14. 


106  N.    s.   TROUBETZKOY 

les  deux  classes  de  localisation,  qui  est  extrêmement  rare 
dans  les  systèmes  quadrangulaires,  comme  il  a  été  dit,  est  au 
contraire  dominant  dans  les  systèmes  triangulaires  à  deux 
classes.  Les  voyelles  postérieures  arrondies  («  sombres  ») 
s'opposent  ici  aux  voyelles  antérieures  non-arrondies 
(«claires»)  comme  termes  d'opposition  équipollents  ou 
«  polaires  »,  et  le  phonème  vocalique  d'aperture  maxima  a 
qui  se  trouve  en  dehors  de  cette  opposition  est  une  voyelle 
postérieure  non-arrondie,  c'est-à-dire  qu'il  n'appartient  à 
aucune  des  deux  classes  de  localisation  qui  existent  pour  les 
autres  phonèmes  du  système  vocalique  en  question.  Comme 
exemple  classique  on  peut  alléguer  le  système  vocalique  bien 
connu  du  latin  : 

a 

o       e 
u  i 

Des  systèmes  triangulaires  semblables  (avec  seulement  un 
nombre  souvent  différent  de  degrés  d'aperture)  apparaissent 
dans  les  langues  les  plus  diverses  de  toutes  les  parties  du 
monde. 

Il  n'arrive  que  rarement  dans  un  système  triangulaire  à 
deux  classes  que  la  corrélation  de  forme  des  lèvres  ou  la 
corrélation  de  place  de  la  langue  possède  seule  un  pouvoir 
distinctif,  de  sorte  que  le  rapport  entre  les  deux  classes  de 
localisation  soit  un  rapport  logiquement  privatif.  Cela  peut 
être  déduit,  soit  de  la  réalisation  des  phonèmes  vocaliques, 
soit  des  circonstances  dans  lesquelles  se  fait  la  neutralisation 
des  diverses  oppositions.  Comme  exemples  de  systèmes 
triangulaires  à  deux  classes  dans  lesquels  seule  la  corrélation 
de  forme  des  lèvres  possède  un  pouvoir  distinctif,  on  peut 
alléguer  les  systèmes  vocaliques  du  russe,  de  l'artchine  et  de 
l'ostiak.  En  russe  la  position  antérieure  ou  postérieure  de 
la  langue  est  conditionnée  par  l'entourage  phonique  :  entre 
deux  consonnes  mouillées  (palatalisées)  «  û  »,  «  a  »,  «  e  »,  et 
«  i  »  sont  prononcés  comme  des  voyelles  antérieures  (5,  a, 
é,  i)  et  même  «  u  »  est  en  cette  position  phonique  déplacé  vers 
l'avant  (d'ailleurs  moins  que  les  autres  voyelles)  ;  par  contre 
après  les  consonnes  non-mouillées  (phonétiquement  véla- 
risées)  «  u  »,  «  o  »  et  «  a  »  sont  réalisés  comme  des  voyelles  de 
la  série  postérieure,  «  i  »  comme  une  voyelle  de  la  série 
moyenne-postérieure  {lu),  et  même  «  e  »  est  prononcé  en  cette 
position  par  quelques  Russes  comme  une  voyelle  de  la  série 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  107 

Tiioyenne.  Pour  les  voyelles  russes  la  position  postérieure  ou 
intérieure  de  la  langue  est  donc  phonologiqueraent  non  per- 
tinente :  seule  la  corrélation  de  forme  des  lèvres  a  pour  les 
phonèmes  vocaliques  une  valeur  phonologique  ^.  En  artchine 
(langue  caucasique  orientale  dans  le  Daghestan  central), 
il  existe  une  «  corrélation  d'arrondissement  consonantique  », 
c'est-à-dire  que  certaines  consonnes  se  répartissent  en 
arrondies  et  en  non-arrondies.  Cette  corrélation  est  neutra- 
lisée aussi  bien  avant  qu'après  les  voyelles  arrondies 
-u  et  0^.  Par  là  ces  voyelles  s'opposent  aux  autres  voyelles  du 
système  de  l'artchine,  à  savoir  aux  voyelles  non-arrondies 
a,-  e,  i,  c'est-à-dire  que  toutes  les  voyelles  sont  classées  en 
arrondies  et  en  non-arrondies,  tandis  que  la  position  posté- 
rieure ou  antérieure  de  la  langue  apparaît  comme  non 
pertinente  pour  le  classement  des  phonèmes  vocaliques  (et 
par  suite  aussi  pour  le  contenu  phonologique  de  ces 
phonèmes)^.  En  ostiak  (plus  précisément  dans  le  dialecte 
kasym  de  l'ostiak  septentrional,  élevé  aujourd'hui  au  rang 
de  langue  écrite)  il  existe  dans  la  première  syllabe  du  mot 
un  système  triangulaire  à  deux  classes  : 

a 

0        z 

0  e 

u  i 

tandis  que  dans  les  autres  syllabes  apparaissent  seulement 
les  voyelles  non  arrondies  i,  c,  s,  a^.  En  autres  termes  la 
corrélation  de  localisation  est  ici  neutralisée  dans  les  syllabes 
non-initiales,  de  sorte  que  les  voyelles  non-arrondies  repré- 
sentent les  archiphonèmes  des  oppositions  en  question  u-i, 
0-e,  d-z.  Et  comme  le  choix  de  l'archiphonème  est  ici  de  toute 
évidence  conditionné  intérieurement,  dans  les  paires  u-i, 
0-e,  o-z,  les  non-arrondies   ï,   e,   s,  doivent  être  considérées 


(I)  Cela  a  pour  effet  de  détacher  dans  la  prononciation  de  o  l'arrondisse- 
ment des  lèvres  comme  un  élément  particulier  :  d'où  la  réalisation  presque 
diphtonguée  du  «o  »  russe  comme  ov,  uo,  ue,  notamment  chez  les  femmes  russes. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  i;  Die  Konsonantensysteme  der  ostkaulcasischen 
Sprachen  •,  Caucasica  VIII  (1931),  44. 

(3)  De  la  vient  le  fait  que  la  place  de  la  langue  dans  u,  o,  a  avec  un  entourage 
phonique  déterminé  (au  voisinage  de  h  et  de  b)  soit  déplacé  vers  l'avant  :  voir 
A.  Dirr,  »  Arcinskij  jazyk  »,  Sbornik  malerialov  dl'a  opisanija  meslnoslej  i  plemen 
Kavkaza  XXXIV  (1908),  I. 

(4)  V.  K.  ètejnic,  «  Chantyjskij  (ost'ackij)  jazyk»,  Jazyki  i  pis'mennosV 
narodov  Severa  I  (1937),  200-201. 


108  N.   s.   TROUBETZKOY 

comme  les  termes  non-marqués  de  ces  oppositions  et  par  suite 
l'arrondissement  des  lèvres  doit  être  considéré  comme 
marque  de  corrélation  phonologiquement  pertinente. 

Comme  exemple  de  système  triangulaire  à  deux  classes 
où  seule  la  corrélation  de  place  de  la  langue  possède  un 
pouvoir  distinctif,  on  peut  alléguer  le  système  vocalique 
japonais.  Ici  la  corrélation  de  mouillure  consonantique 
(c'est-à-dire  l'opposition  entre  consonnes  mouillées  et  non- 
mouillées)  est  neutralisée  devant  les  voyelles  antérieures  <?,  t, 
tandis  qu'elle  reste  maintenue  devant  les  voyelles  postérieures 
II,  0,  a.  Par  là  e,  i  s'opposent  aux  autres  voyelles,  c'est-à-dire 
que  les  voyelles  se  divisent  en  antérieures  et  en  postérieures, 
tandis  que  la  forme  des  lèvres  est  non  pertinente  pour  la 
classification  des  phonèmes  vocaliques  (et  par  suite  pour  le 
contenu  phonologique  de  ces  phonèmes)^.  Le  système 
vocalique  japonais  et  le  système  déjà  mentionné  de 
l'artchine  (w,  o,  a,  e,  i)  malgré  leur  apparente  ressemblance 
sont  donc  phonologiquement  tout  différents,  car  dans  l'un 
seule  la  corrélation  de  place  de  la  langue  et  dans  l'autre 
seule  la  corrélation  de  forme  des  lèvres  sert  de  base 
phonologique. 

Les  systèmes  vocaliques  à  trois  classes  contiennent  outre 
les  deux  classes  «extrêmes»  de  localisation,  une  classe 
«  moyenne  »  qui  est  phonétiquement  réalisée  par  des  voyelles 
non-arrondies  postérieures  (ou  moyennes)  ou  bien  par  des 
voyelles  arrondies  antérieures  (ou  moyennes).  Le  plus  souvent 
la  classe  moyenne  de  localisation  est  représentée  par  des 
voyelles  arrondies  antérieures.  Le  rapport  de  la  classe 
moyenne  de  localisation  aux  classes  extrêmes  n'est  pas  le 
même  dans  toutes  les  langues.  Par  l'existence  de  cette  classe 
moyenne  de  localisation,  l'analyse  des  complexes  de  localisa- 
tion qui  se  présentent  dans  les  classes  extrêmes  est 
partiellement  facilitée  et  partiellement  rendue  plus  difTicile. 

Dans  un  système  vocalique  à  trois  classes,  la  classe  moyenne 
de  localisation  consistant  en  voyelles  antérieures  arrondies 
peut  se  trouver  en  rapport  étroit,  selon  les  langues,  soit  avec 
l'une,  soit  avec  l'autre  des  classes  extrêmes  de  localisation. 
Ce    rapport    étroit    se    manifeste    principalement    dans    la 


(1)  Dans  ces  conditions  il  est  compréhensible  que  le  u  japonais  soit  réalisé 
si  souvent  (et  même,  semble-t-il,  la  plupart  du  temps)  sans  aucun  arrondisse- 
ment des  lèvres. 


PRESCrVES    DE   PHONOLOGIE  109 

possibilité  de  neutraliser  les  oppositions  dont  il  s'agit.  Par 
exemple  en  finnois  les  oppositions  y{—  iï)-ii^  ô-o  et  d-a  sont 
neutralisables,  y,  ô,  à  ne  pouvant  se  trouver  après  une 
syllabe  ayant  pour  voyelle  a,  o,  ou  a  et  réciproquement  ii,  o,  a 
n'étant  pas  tolérés  après  une  syllabe  ayant  pour  voyelle  y,  ô,  à. 
Par  contre  les  oppositions  ii-i,  y-i,  o-e,  ô-e  ne  sont  pas  neutra- 
lisables. En  autres  termes  sont  neutralisables  seulement  les 
oppositions  entre  voyelles  postérieures  et  antérieures  (de 
même  degré  d'aperture),  tandis  que  les  oppositions  entre 
voyelles  arrondies  et  non-arrondies  (de  même  degré  d'aperture) 
sont  constantes.  Après  une  syllabe  avec  u,  y,  o,  ô,  a,  à,  il  n'y 
a  donc  que  cinq  voyelles  possibles,  à  savoir  :  après  a,  o,  a 

a  à 

les  voyelles    o     e,    et  après  y,  o,  à  les  voyelles    ô     e.    Les 

classes  de  timbre  se  répartissent  tout  autrement  dans  un 
système  vocalique  à  trois  classes  comme  le  polabe^.  En 
polabe  existait  la  corrélation  de  mouillure  consonantique,  qui 
était  neutralisée  devant  toutes  les  voyelles  antérieures  et 
devant  la  voyelle  d'aperture  maxima  a  qui  se  trouvait  en 
dehors  des  classes  de  localisation  :  de  la  sorte  les  voyelles 
postérieures  u,  o,  a  acquéraient  une  position  particulière  dans 
le  système.  Les  oppositions  entre  les  voyelles  postérieures  et 
antérieures  de  même  degré  d'aperture  étaient  constantes,  non 
neutralisables  ;  par  contre  les  oppositions  entre  voyelles 
antérieures  arrondies  et  non-arrondies  de  même  degré 
d'aperture  {ii-i,  ô-ê]  étaient  neutralisables  après  v  et  /,  les 
archiphonèmes  étant  représentés  par  les  voyelles  non- 
arrondies  I,  ê.  Par  là  la  classe  moyenne  de  localisation  était 
liée  plus  étroitement  à  la  classe  antérieure.  Il  existait  une 
certaine  hiérarchie  entre  la  corrélation  de  place  de  la  langue 
et  la  corrélation  de  forme  des  lèvres  : 

1,  .  ,  •  1,  .  ,  .  s  arrondies 

voyelles  postérieures  —  voyelles  antérieures  ,  ,• 

•^  ^  "^  'non-arrondies 

les  particularités  de  forme  des  lèvres  étant  phonologiquement 
non  pertinentes  pour  les  voyelles  postérieures 2.  On  peut 
représenter  cela  graphiquement  de  la  façon  suivante  : 


(1)  N.  s.  Troubetzkoy,  «  Polabische  Studien  »  [Sitzungsberichte  Wien.  Akad., 
phil.-hisl.  Klasse  CCXI,  n»  4,  128  et  ss.). 

(2)  De  là  dépendent  certaines  particularités  de  réalisation  des  phonèmes 
vocaliques  polabes.  Ainsi  le  a  polabe  paraît  avoir  été  prononcé  comme  une 
voyelle  postérieure  sans  arrondissement  des  lèvres  (voir  X.  S.  Troubetzkoy, 


110  N.   S.   TROUBETZKOY 


0  0,  e 

u  ûy  i 

A  ce  qu'il  semble,  les  systèmes  vocaliques  à  trois  classes 
comme  celui  du  finnois  et  celui  du  polabe,  où  la  classe  moyenne 
de  localisation  se  lie  plus  étroitement  à  l'une  des  deux  classes 
extrêmes  (d'où  il  résulte  une  certaine  hiérarchie  entre  la 
corrélation  de  place  de  la  langue  et  la  corrélation  de  forme 
des  lèvres),  les  systèmes  de  ce  genre  sont  relativement  rares. 
Dans  la  plupart  des  systèmes  à  trois  classes  avec  voyelles 
antérieures  arrondies  dans  la  classe  moyenne  de  localisation, 
on  ne  peut  établir  aucun  rapport  plus  étroit  entre  cette 
classe  de  localisation  et  l'une  des  deux  classes  extrêmes.  Par 
exemple  en  allemand  littéraire,  en  hollandais,  en  français,  en 
norvégien,  en  suédois  et  en  danois,  les  trois  classes  de  localisa- 
tion sont  entre  elles  comme  des  termes  d'opposition  équi- 
valents, et,  autant  que  nous  le  sachions,  en  albanais  du  nord,  ' 
en  esthonien,  en  zyriane^,  et  en  annamite^,  il  n'y  a  non  plus 
aucune  raison  pour  supposer  un  rapport  plus  étroit  entre  la 
classe  moyenne  de  localisation  et  l'une  des  deux  classes 
extrêmes.  En  kurine  également  (appelé  aujourd'hui  lesghe) 
où  les  oppositions  a-e  et  u-i  ne  sont  pas  neutralisables, 
tandis  que  les  oppositions  iï-u  et  û-i  sont  toutes  deux 
neutralisées  en  certaines  positions  (un  û  accentué  ne  peut  pas 
se  trouver  dans  une  syllabe  après  ii  ou  i,  et  de  leur  côté  un 
u  ou  un  i  accentués  ne  sont  pas  admis  après  une  syllabe  ayant 
un  ù),  le  rapport  de  la  classe  moyenne  de  localisation  aux 
deux  classes  extrêmes  est  pareillement  étroit^. 

Dans  les  systèmes  vocaliques  à  trois  classes  dont  il  a  été 
question  jusqu'ici,  la  classe  moyenne  de  localisation  est 
représentée  par  des  voyelles  antérieures  arrondies.  Beaucoup 
plus  rares  sont  les  systèmes  où  la  classe  moyenne  de  localisa- 
tion consiste   en  voyelles   postérieures   (ou  moyennes)   non- 


«  Polabische  Studien  »,  42  ss.)  ;  d'un  autre  côté  û,  ô  étaient  prononcés  avec 
im  arrondissement  dissymétrique,  c'est-à-dire  à  peu  près  comme  ûi,  ôe,  ce  par 
quoi  l'élément  arrondi  était  particulièrement  mis  en  relief  (comp.  ibid.,  p.  50 
et  ss.) 

(1)  G.   S.   Lytkin,   «  Z\T'anskij    kraj   pri   episkopach   permskij   i  zjT'anskij 
jazyk  .,  SPb.  1889. 

(2)  Alfred  Bouchet,  "Cours  élémentaire  d'annamite»,  Hanoï-Haiphong  1908^ 

(3)  P.  K.  Uslar,  «  Etnografija  Kavkaza  »,  c.  1   :  Jazykoznanije,  vyp.  6   i 
K'urinskij  jazyk  »,  Tiflis  1896. 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  111 

arrondies  ;  comme  exemples  on  peut  citer  le  roumain,  le 
siamois^,  le  votiak  (ou  «  oudmourt  »)^.  Dans  des  systèmes  de 
ce  genre  il  existe  aussi  parfois  un  rapport  étroit  entre  la  classe 
moyenne  de  localisation  et  l'une  des  classes  extrêmes. 
Également  dans  le  dialecte  sorabe  oriental  de  Muskau  (wende 
de  Lusace  orientale)  décrit  par  L.  \'.  Scerba^,  l'opposition 
entre  les  voyelles  de  la  classe  moyenne  de  localisation  et 
celles  de  la  classe  antérieure  est  neutralisée  après  les 
consonnes  linguales  non  gutturales  (c'est-à-dire  après  les 
dentales,  les  palatales,  les  sifflantes,  les  sons  r  et  /),  de  sorte 
qu'après  d,  i,  n,  l,  r,  s,  z,  c  apparaissent  les  voyelles  moyennes 
non-arrondies  ï  (ë  de  Scerba)  et  ë  (œ  de  Scerba),  mais  par 
contre  après  3',  c',  z\  s',  n\  /',  r',  y  apparaissent  les  voyelles 
antérieures  i  et  z  (tandis  que  par  ex.  après  les  labiales  on 
peut  trouver  aussi  bien  i,  e  que  ï,  ë  avec  fonction  distinctive). 
Les  voyelles  de  la  classe  moyenne  de  localisation  se  trouvent 
donc  ici  dans  un  rapport  étroit  avec  celles  de  la  classe 
antérieure  (les  plus  claires).  Toutefois  il  semble  que  de  tels 
rapports  ne  se  présentent  que  rarement  dans  les  systèmes 
vocaliques  à  trois  classes  ayant  une  classe  moyenne  de 
localisation  non  arrondie. 

En  ce  qui  concerne  les  systèmes  vocaliques  à  quatre  classes, 
ils  se  présentent  beaucoup  plus  rarement  que  les  systèmes 
à  trois  classes.  Comme  exemple,  on  peut  citer  le  système 
vocalique  : 

0   a    ô   à 

u  m  û  i 
qui  existe  dans  beaucoup  de  langues  turques.  Dans  les  langues 
turques  qui  appliquent  d'une  façon  conséquente  ce  qu'on 
appelle  !'«  harmonie  vocalique  »  le  système  vocalique  indiqué 
ci-dessus  n'existe  comme  tel  (c'est-à-dire  avec  sa  pleine 
valeur  phonologique)  que  dans  les  syllabes  initiales  de  mot 
tandis  que  dans  toutes  les  autres  syllabes  les  oppositiojis  de 
localisation  sont  neutralisées,  et  les  particularités  de  locali- 
sation des  voyelles  dans  les  syllabes  non-initiales  se  règlent 
dans  leur  réalisation  d'après  la  voyelle  de  la  syllabe  précé- 
dente. Il  faut  compter  parmi  les  systèmes  à  quatre  classes 
un   système   comme   celui   du   tchérémisse   oriental*  où   les 

(1)  Walter  Trittel,  •  Einfûhrung  in  das  Siamesische  »,  Lehrb.  d.  Semin.  f 
oriental.  Sprachen  zu  Berlin  XXXIV  (1930). 

(2)  A.  J.  Emeljanov,  «  Grammatika  vot'ackogo  jazyka  n,  Leningrad  1927. 

(3)  V.  L.  Scerba,  «  Vostocnoluzickoje  narecije  »,  1915. 

(4)  Voir  Odôn  Beke,  «  Texte  zur  Religion  der  Osttscheremissen  1,  Anîhropos 
XXIX  (1934). 


1  12  .N.    s.    TROUBETZKOV 

voyelles  d'aperture  minima  présentent  quatre  classes  de 
localisation,  celles  d'aperture  moyenne  trois  classes,  et  celles 
d'aperture  maxima  seulement  deux  classes  de  localisation, 
de  sorte  que  le  système  tout  entier  comporte  neuf  phonèmes 
vocaliques.  En  outre,  la  corrélation  de  place  de  la  langue  est 
neutralisable  dans  toutes  les  paires  de  voyelles,  tandis  qu'au 
contraire  la  corrélation  de  forme  des  lèvres  n'est  neutralisable 
que  dans  les  voyelles  d'aperture  minimal  Ce  système  voca- 
lique  pourrait  donc  être  approximativement  représenté  par 
le  schéma  suivant  (en  gardant  la  transcription  d'«  Anthro- 
pos  »)  : 

a  à 

0  0      e 

Il  ii       d  i 

Il  existe  toutefois  aussi  des  systèmes  vocaliques  à  quatre 
classes,  où  les  oppositions  de  localisation  sont  en  général  non- 
neutralisables,  de  sorte  que  les  classes  de  localisation  sont 
toutes  quatre  entièrement  autonomes  et  sont  équivalentes 
entre  elles.  A  ce  type  paraît  appartenir  le  système  vocalique 
de  l'ostiak-samoyède  (aujourd'hui  «sôlkoup»)^  : 

a 

à  SB 

0  3   0e 
Il  iii      y  i 

où  aucune  opposition  n'est  neutralisable. 

C)  Parliculariiés  de  degré  d'aperture  (on  de  plénitude  vocale) 

Il  a  été  question  ci-dessus  des  systèmes  vocaliques  dits 
«  linéaires  »,  dont  les  termes  ne  possèdent  que  des  particularités 
de  degré  d'aperture,  mais  aucune  particularité  de  localisation 


(1)  La  neutralisation  a  lieu  dans  les  syllabes  non-initiales,  de  sorte  que  le 
choix  des  représentants  des  archiphonèmes  est  conditionné  extérieurement 
(c'est-à-dire  par  la  voyelle  de  la  syllabe  précédente)  :  par  ex.  après  une  syllabe 
avec  it,  0,  a,  S,  c'est  a  qui  apparaît  comme  voyelle  d'aperture  maxima  ;  après 
une  syllabe  avec  ù,  ô,  à  il  ne  peut  y  avoir  qu'un  à  comme  voyelle  d'aperture 
maxima  (après  une  syllabe  avec  e,  i  la  voyelle  d'aperture  maxima  est  repré- 
sentée par  à),  etc. 

(2)  G.  N.  Prokofjev,  «  Sel'kupskij  (ost'acko-samojedskij)  jazyk  »,  Nauâno- 
issled.  Associacija  Instilnta  Narodov  Sevcra,  Triidy  po  lingvislike  IV,  vyp.  I, 
Leningrad  1935. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  113 

(ou  de  ton  propre).  On  se  demandera  s'il  existe  aussi  des 
systèmes  dont,  à  l'inverse,  les  termes  ne  possèdent  que  des 
particularités  de  localisation,  mais  aucune  particularité  de 
degré  d'aperture.  Jac.  van  Ginneken  croit  pouvoir  répondre 
affirmativement  à  cette  question  et  il  cite  comme  exemples 
les  systèmes  vocaliques  du  lakke  (langue  caucasique  orientale 
du  Daghestan  central)  et  !'«  assyro-babylonien  des  inscrip- 
tions achéménides  »^.  Sur  ce  dernier  exemple  on  ne  peut  en 
somme  porter  aucun  jugement,  puisqu'il  s'agit  d'une  langue 
morte.  Quant  au  lakke,  on  peut  démontrer  d'une  façon 
positive  que  les  phonèmes  vocaliques  de  cette  langue  com- 
portent non  seulement  des  particularités  de  localisation, 
mais  encore  des  particularités  de  degré  d'aperture.  Certes 
les  trois  voyelles  du  lakke  sont  réalisées  dans  la  plupart  des 
positions  phoniques  comme  u,  a,  i  et  cette  circonstance  a 
amené  .Jac.  van  Ginneken  à  admettre  qu'il  s'agirait  pour  u 
d'une  voyelle  «postérieure  arrondie  en  général»,  pour  i 
d'une  voyelle  «  antérieure  non-arrondie  en  général  »,  et  enfin 
pour  a  d'une  voyelle  «  postérieure  non-arrondie  en  général  », 
de  sorte  que  le  degré  d'aperture  de  ces  trois  voyelles  serait 
sans  importance  phonologique.  Toutefois,  dans  le  voisinage 
des  consonnes  mouillées-emphatiques,  la  réalisation  des  trois 
phonèmes  vocaliques  du  lakke  est  modifiée  :  «  u  »  est  en  cette 
position  réalisé  comme  o,  «  i  »  comme  e,  et  «  a  »  comme  à^. 
Il  n'existe  donc  pas  en  cette  position  entre  «  i  »  et  «  a  »  une 
opposition  de  localisation,  mais  bien  une  opposition  de  degré 
d'aperture.  De  la  comparaison  des  deux  variantes  de  chaque 
phonème  vocalique  du  lakke,  il  résulte  que  pour  «  a  »  seul  le 
degré  maximum  d'aperture  est  essentiel,  tandis  que  pour 
((  u  »  et  ((  i  »  sont  phonologiquement  pertinents  d'abord  le 
degré  minimum  d'aperture  et  ensuite  une  particularité 
déterminée  de  localisation  :  à  savoir  pour  «  u  »  la  localisation 
arrondie  et  pour  «  i  »  la  localisation  non-arrondie.  Le 
lakke  ne  peut  donc  en  aucune  façon  être  invoqué  comme 
preuve  qu'il  puisse  exister  des  systèmes  vocaliques  sans 
particularité     de     degré     d'aperture.     Le     même     raisonne- 


(1)  Jac.  van  Ginneken,  «  De  ontwikkelingsgeschiedenis  van  de  systemen  der 
menschelijke  taalklanken  »,  Amsterdam  1932,  5. 

(2)  Voir  P.  K.  Usiar,  «  Etnografija  Kavkaza,  ô.  I  :  Jazykoznanije,  vyp.  IV 
Lakskij  jazyk  »,  Tiflis  1890,  4-5,  ouvrage  dans  lequel  toutefois  la  description 
de  la  prononciation  des  voyelles  est  extrêmement  peu  claire.  Nos  indications 
reposent  sur  des  observations  personnelles.  En  outre  il  faut  souligner  le  fait 
que  les  signes  a,  e,  ô  ne  sont  employés  que  d'une  façon  tout  à  fait  conventionnelle. 


114  N.    s.   TROUBETZKOY 

ment    vaut    aussi    pour    les    autres    langues    ayant    égale- 
ment un   système  vocalique  à  trois  termes  du  type  «u,  a, 
i  »i.   En    arabe    il    existe   entre   «  i  »  et  «  a  »  une  opposition 
évidente  de  degré  d'aperture,  car  le  «  a  »  (s'il  ne  se  trouve  pas 
au  voisinage  d'une  «  consonne  emphatique  »)  est  réalisé  la 
plupart  du  temps  comme  une  voyelle  antérieure  ;  après  les 
consonnes    emphatiques    le    «  a  »   présente    au    contraire    un 
timbre  «  sombre  »,  de  sorte  que  dans  cette  position  il  se  trouve 
plutôt  en  opposition  d'aperture  avec  «  u  ».  Avant  les  «  con- 
sonnes emphatiques  »,  le  «  a  »  arabe  est  réalisé  comme  une 
voyelle  postérieure  ou  moyenne-postérieure  (comme  a  dans 
angl.  f ailier),  mais  dans  cette  position  le  «  i  »  bref  est  lui  aussi 
prononcé  comme  ï  moyen-postérieur,  de  sorte  qu'également 
dans  ce  cas  il  existe  entre  «  a  »  et  «  i  »  une  opposition  de  degré 
d'aperture^.    On   doit   donc    admettre   pour   «  u  »,   «a»,   «i» 
arabes  les  mêmes  particularités  phonologiques  que  pour  les 
trois  phonèmes  du  lakke  dont  il  a  été  question  plus  haut. 
En  persan  moderne  le  «  a  »  long  est  normalement  prononcé 
arrondi,  tandis  que  le  «  a  »  bref  est  devenu  à.  Par  conséquent 
il  existe  ici  une  opposition  de  degré  d'aperture,  d'une  part 
entre  le  a  long  et  la  voyelle  corre,spondante  la  plus  sombre 
(u),  et  d'autre  part  entre  le  à  bref  et  la  voyelle  correspondante 
la   plus   claire   (e)^.   Également   dans    d'autres    langues    qui 
possèdent  une  seule  voyelle  <■'-  très  sombre  »,  une  seule  voyelle 
K  très   claire  »   et    une    seule    voyelle    «  neutre  »    quant   à    la 
localisation,   la   voyelle   «neutre»  est  en  même  temps  aussi 
beaucoup  plus  ouverte  que  les  deux  autres,  et  tandis  qu'entre 
la  voyelle  <  très  sombre  »  et  la  voyelle  «  très  claire  »  il  n'existe 
réellement  qu'une  opposition  de  localisation,  ces  deux  voyelles 
se  trouvent  toutes  deux  vis-à-vis  de  la  voyelle  «  neutre  »  en 
opposition  de  degré  d'aperture,  opposition  qui  est  particu- 
lièrement évidente  en  certaines  positions  phoniques. 


(1)  D'ailleurs  Jac.  van  Ginneken  ne  paraît  pas  le  nier  :  op.  cit.  6,  il  indique 
l'arabe  et  le  persan  moderne  comme  exemples  de  systèmes  triangulaires. 

(2)  Voir  W.  H.  T.  Gairdner,  «  The  Phonetics  of  Arabie  »  fThe  American 
University  of  Cairo  Oriental  SîudiesJ,  Huraphrey  Milford  Oxford  University 
Press  1935,  Chapter  VI  (The  Vowels  Described;  et  VII  (Influence  of  Conso- 
nants  on  Vowels'. 

(3)  Du  reste  la  différence  entre  le  timbre  des  voyelles  loneues  et  celui  des 
voyelles  brèves  est  si  forte  en  persan  moderne  qu'on  pourrait  être  amené  à 
admettre  un  unique  système  quadransTilaire  formé  de  six  phonèmes  vocaliques  : 
u,  0,  D,  SE,  e,  i,  et  à  considérer  la  longueur  de  u  (:),  a  (:),  et  i  (:)  comme  non  essen- 
tielle. Bien  entendu  cela  contredirait  les  principes  de  la  métrique  persane. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  115 

Il  n'existe  donc  aucun  système  vocalique  sans  opposition 
distinctive  de  degré  d'aperture.  Certes  cela  ne  vaut  que  pour 
l'ensemble  du  système  :  dans  les  «  systèmes  partiels  »,  c'est-à- 
dire  dans  ceux  qui,  dans  une  langue  donnée,  n'existent  qu'en 
une  position  phonique  déterminée,  les  oppositions  de  degré 
d'aperture  peuvent  se  trouver  exclues.  Par  exemple  en  russe 
dans  les  syllabes  prétoniques  après  consonnes  mouillées 
comme  après  c,  s,  i,  il  n'apparaît  que  deux  phonèmes  voca- 
liques  :  fet  û,  dont  le  contenu  phonologique  dans  cette  position 
spéciale  ne  consiste  qu'en  leurs  particularités  de  localisation  : 
I  non-arrondi,  û  arrondi.  Toutefois  ce  système  partiel  n'existe 
pas  d'une  façon  indépendante,  mais  seulement  en  liaison 
avec  le  système  partiel  des  autres  syllabes  atones  (w,  à,  î), 
et  avec  celui  des  syllabes  accentuées  [u,  o,  a,  e,  i)  qui  ne 
présentent  pas  seulement  des  classes  de  localisation,  mais 
aussi  des  oppositions  de  degré  d'aperture. 

Toute  langue  possède  donc  un  système  vocalique  ayant  des 
oppositions  de  degré  d'aperture.  De  même  que  tous  les 
phonèmes  ayant  la  même  particularité  de  localisation 
forment  à  l'intérieur  du  système  vocalique  donné  une  «  classe 
de  localisation  »,  de  même  tous  les  phonèmes  vocaliques 
ayant  la  même  aperture  (ou  plénitude  vocale)  constituent 
à  l'intérieur  de  ce  même  système  un  «  degré  d'aperture  » 
(ou  «degré  de  plénitude  vocale»).  En  conséquence  les 
systèmes  vocaliques  peuvent  être  répartis,  non  seulement 
en  systèmes  «  à  une  classe  »  (ou  «  linéaires  »),  «  à  deux  classes  »^ 
«  à  trois  classes  »,  «  à  quatre  classes  »,  mais  aussi  en  systèmes 
«  à  deux  degrés  »  «  à  trois  degrés  »,  «  à  quatre  degrés  »,  etc. 

Les  systèmes  à  deux  degrés  ne  sont  pas  rares.  On  a  déjà 
mentionné  ci-dessus  le  système  du  lakke,  de  l'arabe  et  du 
persan  moderne.  Ce  sont  des  systèmes  iriangulaires  à  deux 
degrés  et  à  deux  classes,  c'est-à-dire  schématiquement  : 

a 
u       i 

A  ce  même  type  appartiennent  encore  certains  autres 
systèmes  vocaliques,  par  ex.  les  systèmes  du  tlingit  et  du 
haida  (en  Amérique  du  Nord)i  et  celui  du  vieux-perse.  Mais 
il  existe  aussi  des  systèmes  quadrangulaires  à  deux  degrés, 
par  ex.  le   système   vocalique    de    la    langue    Tonkavva    (au 

(1)  Voir  sur  ces  deux  langues  John  R.  Swanton  dans  le  Biillelin  of  tlie  Bureau 
of  American  Elhnologij  XL  (=  Handbook  of  American  Indian  Languages  par 
Fr,  Boas,  I). 


116  N.    s.    TROUBETZKOY 

Texas) ^,  qui  ont  une  classe  de  localisation  postérieure  et  une 
classe  antérieure,  de  sorte  que  les  voyelles  de  la  classe  posté- 
rieure sont  réalisées  plus  ouvertes  que  les  voyelles 
correspondantes  antérieures,  et  que  du  point  de  vue 
phonétique  il  n'existe  aucune  symétrie  : 

a         e 

0         i 
Un  système  quadrangulaire  à  deux  degrés  et  à  trois  classes 
se  présente  par  ex.  en  kurine  (ou  «  lesghe  »)^  : 

a        e 

u  iï  i 

Comme  exemple  d'un  système  quadrangulaire  à  deux 
degrés  et  à  quatre  classes,  on  peut  citer  le  système  vocalique 
déjà  mentionné  de  beaucoup  de  langues  turques  : 

0   a    ô  à 

Il  lu  il  i 

Il  est  clair  que  dans  tous  les  systèmes  vocaliques  à  deux 
degrés,  l'opposition  de  degré  d'aperture  peut  être  considérée 
comme  une  opposition  logiquement  privative  :  «  ouverte-non 
ouverte  »,  ou  «  fermée-non  fermée  ».  Mais  comme,  autant  que 
nous  le  sachions,  cette  opposition  de  degré  d'aperture  paraît 
n'être  jamais  neutralisable,  elle  n'est  devenue  nulle  part 
une  opposition  effectivement  privative^. 

La  grande  majorité  des  langues  présente  des  systèmes 
vocaliques  à  trois  degrés.  Le  système  triangulaire  à  deux 
classes  et  à  trois  degrés  : 

a 

0       e 

u  i 


(1)  Harry  Hoijer  dans  Handbook  of  American  Indian  Languages,  publ.  by 
ihe  University  of  Chicago,  vol.  III. 

(2)  Plus- précisément  dans  la  langue  écrite  lesghe  d'aujourd'hui  et  dans  le 
dialecte  étudié  par  le  Baron  P.  K.  Uslar  («  Etnografija  Kavkaza  I,  Jazykoz- 
nanije,  vyp.  VI.  K'urinskij  jazyk  »,  Tiflis  1896),  où  o  n'est  qu'une  variante 
combinatoire  de  u,  et  à  en  partie  une  variante  combinatoire  de  e,  et  en  partie 
le  représentant  de  l'archiphonème  de  l'opposition  a-e  devant  l'occlusive  pha- 
ryngale. 

(3)  En  kurine  («  lesghe  «)  au  voisinage  des  voyelles  fermées  u,  ù,  i  certaines 
oppositions  consonantiques  sont  neutralisées  et  comme  la  neutralisation  dite 
«  conditionnée  par  le  contexte  »  a  lieu  habituellement  dans  le  voisinage  du 
terme  marqué  d'une  opposition  (voir  plus  loin  chap.  V,  2d),  on  peut  considérer 
en  kurine  les  voyelles  fermées  u,  û,  i  comme  marquées  et  les  voyelles  ouvertes 
a,  e  comme  non-marquées.  Pour  le  bulgare,  voir  pp.  124-125. 


PRINCtPFS    DE   PHONOLOGIE  117 

existe  (avec  différentes  réalisations)  dans  de  nombreuses 
langues  de  toutes  les  parties  du  monde  :  on  peut  nommer 
en  Europe  le  grec  moderne,  le  serbo-croate,  le  tchèque,  le 
polonais  (langue  écrite)  ;  en  Union  Soviétique  le  russe  (langue 
écrite),  l'erza-mordve,  le  géorgien,  l'avar,  l'ande,  l'artchine, 
le  samoyède-tavgy  («  nganasane  »)  ;  en  Asie  le  japonais,  le 
tamoul  ;  en  Afrique  le  lamba,  le  shona,  le  zoulou,  le  ganda,  le 
chiche wa  ;  en  Amérique  le  maya,  etc.  Mais  les  systèmes 
triangulaires  à  trois  classes  et  à  trois  degrés  ne  sont  pas  non 
plus  rares.  Parmi  les  systèmes  quadr angulaires  à  trois  degrés 
on  pourrait  citer  ici  de  nouveau  le  système  vocalique  : 

a  à 
0  e 
u         i 

des  dialectes  monténégrins. 

Dans  tous  les  systèmes  vocaliques  à  trois  degrés  les  divers 
degrés  d'aperture  se  trouvent  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  dans 
un  rapport  d'opposition  graduelle.  La  possibilité  de  neutra- 
lisation d'une  opposition  phonique  à  l'intérieur  d'un  tel 
système  a  lieu  conformément  aux  règles  valables  pour  la 
neutralisation  des  oppositions  graduelles,  c'est-à-dire  qu'où 
bien  le  représentant  de  l'archiphonème  est  le  terme  extrême 
de  l'opposition,  ou  bien  son  choix  est  conditionné  extérieure- 
ment. 

Notablement  plus  rares  que  les  systèmes  à  trois  degréte  sont 
les  systèmes  à  quatre  degrés,  Cependant  ils  apparaissent  dans 
un  assez  grand  nombre  de  langues  des  diverses  parties  de  la 
terre.  On  peut  citer  comme  exemple  le  système  triangulaire 
de  l'italien  : 


u  i 

et  le  système  quadrangulaire  déjà  mentionné  de  beaucoup 
de  dialectes  polonais  : 

â         a 

0         e 

û         y 

u         i 

(dans     la     transcription     traditionnelle     des     dialectologues 
polonais).  Également  dans  ce  cas  (comme  en  général  dans 


118  N.   s.   TROUBLTZKOY 

tous  les  systèmes  vocaliques  à  plus  de  deux  degrés)  les  diverses 
oppositions  de  degré  d'aperture  sont  des  oppositions 
graduelles.  Là  où  quelques-unes  de  ces  oppositions  sont 
neutralisables,  il  en  résulte  des  rapports  particuliers.  Si 
notamment  l'opposition  entre  les  deux  degrés  moyens 
d'aperture  est  neutralisable,  cette  opposition  perd  son 
caractère  graduel  et  se  change  en  une  opposition  privative. 
La  «  marque  »  est  ici  soit  le  «  caractère  fermé  »,  soit  le  «  carac- 
tère ouvert  »,  selon  le  terme  de  l'opposition  qui  représente 
l'archiphonème.  Par  ex.  dans  le  dialecte  écossais  de  l'île 
Barra  (Hébrides) i,  il  existe  un  système  vocalique  à  quatre 
dégrés,  mais  seulement  dans  la  première  syllabe  du  mot, 
tandis  que  dans  les  autres  syllabes  les  oppositions  moyennes 
0-0  et  e-ae  sont  neutralisées,  et  de  telle  sorte  qu'en  cette 
position  apparaissent  seulement  les  voyelles  ouvertes  o  et 
se:  ces  voyelles  peuvent  donc  être  considérées  comme  les 
termes  non  marqués  de  l'opposition  et  la  corrélation  o-o, 
e-se  peut  être  appelée  «  corrélation  de  fermeture  ».  Par  contre 
là  où  l'opposition  d'aperture  neutralisable  comporte  un  des 
degrés  d'aperture  extrêmes  (c'est-à-dire  le  degré  maximum 
ou  minimum),  le  caractère  graduel  de  l'opposition  n'est  pas 
modifié.  En  danois  les  oppositions  ii-o,  y-0 ,  i-e  sont  neutra- 
lisées devant  nasale  entravée  (comme  devant  »)  et  il  existe 
une  tendance  nette  à  neutraliser  également  ces  oppositions 
devant  r~.  Malgré  cela  o,  ô,  e  danois  ne  peuvent  être  considérés 
comme  des  u,  y,  i  ouverts.  Les  choses  vont  tout  autrement 
là  où  tout  le  système  vocalique  est  affecté  par  ces  neutrali- 
sations. Un  cas  de  ce  genre  existe  en  ibo  (Nigeria  méridio- 
nale)^. Cette  langue  possède  un  système  vocalique  à  quatre 
degrés  et  à  deux  classes,  dans  lequel  les  oppositions  de  degré 
d'aperture  sont  neutralisables  d'une  part  entre  les  voyelles 
du  l^r  et  du  2^  degrés,  et  d'autre  part  entre  les  voyelles  du 
3^  et  du  4^  degrés,  et  cela  de  telle  sorte  qu'il  existe  une  pro- 
portion «  1  :  2  =  3  :  4  ».  Un  mot  peut  contenir  seulement  les 
voyelles  des  degrés  1  et  3  ou  bien  les  voyelles  des  degrés  2  et  4, 
et  tous  les  aiïixes  (préfixes  et  suffixes)  se  règlent  à  ce  point 
de    vue    sur    le    vocalisme    du    radical.    Dans    ce    système 

(1)  Cari  Hjalraar  Borgstrôm,  «  The  Dialekt  of  Barra  in  the  Outer  Hébrides  », 
Norsk  Tidskrifl  for  Sprogvidenskap  VII  (1935). 

(2)  A.  Martinet,  «La  phonologie  du  mot  en  danois»,   Paris   1937,    17-19 
{BSL  XXXVIII,  1937,  2). 

(3)  Ida  C.  Ward,   «  An   Introduction  to  the   Ibo  Language  »,   Cambridge 
1936. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  1  19 

toutes  les  oppositions  de  degré  d'aperture  sont  donc   équi- 
pollentes^  : 


large 
étroit 


s  ouvert  o-a  4®  degré  d'aperture 

f  fermé  o-z  3®      —  — 

^  ouvert  u-e  2®      —  — 

I  fermé  u-i  1^^     —  — 


On  peut  classer  les  mots  (ou  mieux  les  radicaux  ou  les 
racines)  de  cette  langue  en  «  mots  à  voyelle  ouverte  »  et  en 
«  mots  à  voyelle  fermée  »,  tandis  que  les  affîxes  se  classent 
en  «  affîxes  à  voyelle  large  »  et  en  «  affîxes  à  voyelle  étroite  ». 
Mais  aucune  de  ces  classes  ne  peut  être  considérée  comme 
marquée  ou  non  marquée. 

Les  systèmes  vocaliques  à  quatre  degrés  sont,  on  l'a  dit, 
beaucoup  plus  rares  que  ceux  à  trois  degrés.  Quant  aux 
systèmes  à  cinq  degrés,  ils  peuvent  être  considérés  comme 
d'une  rareté  toute  particulière.  En  Europe  de  tels  systèmes 
existent  en  Suisse,  par  ex,  dans  le  dialecte  de  Kerenz,  dans  le 
canton  de  Claris 2.  En  Afrique  le  fante  (sur  la  Côte  de  l'Or) 
paraît  posséder  un  système  triangulaire  à  deux  classes  et  à 
cinq  degrés  :  u,  u,  0,  o,  a,  z,  e,  i,  i^.  Un  système  triangulaire 
à  deux  classes  et  à  six  degrés  paraît  exister  en  gweabo  (Libéria) 
au  cas  où  l'opposition  entre  voyelles  «  claires  »  (bright)  et 
voyelles  «  troubles  »  (muffled)  qui  régit  ce  système  devrait 
être  considérée  comme  une  opposition  de  degré  d'aperture^. 
Il  existe  en  gweabo  une  sorte  d'«  harmonie  vocalique  »  qui 
suppose  la  possibilité  de  neutraliser  les  oppositions  entre 
les  degrés  1  et  2,  3  et  4,  5  et  6.  Les  règles  de  cette  harmonie 
vocalique  sont  beaucoup  plus  compliquées  qu'en  ibo.  En 
tout  cas  elle  suppose  la  structure  suivante  de  tout  le 
système  (nous  laissons  telle  quelle  la  transcription  de  E. 
Sapir)  : 


(1)  On  remarquera  que  les  voyelles  non-arrondies  sont  ici  réalisées  beaucoup 
plus  «  ouvertes  »  que  les  v^oyelles  arrondies  correspondantes,  de  sorte  que 
d'un  point  de  vue  purement  phonétique  ce  système  n'est  pas  symétrique. 
M"«  Ida  C.  Ward  transcrit  la  voyelle  arrondie  du  2^  degré  d'aperture  par  6, 
mais  nous  nous  sommes  permis  de  remplacer  ce  signe  par  u. 

(2)  J.  Winteler,  «  Die  Kerenzer  Mundart  des  Canton  Glarus  »,  Leipzig  1876. 

(3)  D.  Westermann  et  Ida  C.  Ward,  «  Practical  Phonetics  for  Students  of 
Afrif-an  Languages  »,  London  1933,  172  ss. 

(4)  Edward  Sapir,  «  Notes  on  the  Gweabo  Language  of  Libéria  »  [Language 
VII,  1931),  31  ss. 


120  N.    s.    TROLBETZKOY 

large 


s    «  claire  »  a  6^  degré  d'aperture 

'  «  trouble  »  0     E  5®      —  — 


^    «  claire  »  o  z  4^      —  — 

^  i*  «  trouble  »         o  e  3^      —  — 

,,     .,      \    (^  claire  »        o  e        2^      —  — 

étroite    ,     .       ui  "  "•       i^r 

f  «trouble»      u  f       1^^^    —  — 

Dans  tout  système  vocalique  la  classe  de  localisation  la 
plus  sombre  et  la  classe  de  localisation  la  plus  claire  con- 
tiennent toujours  le  même  nombre  de  degrés  d'aperture. 
Cela  vaut  sans  réserve  pour  le  système  quadrangulaire, 
tandis  que  dans  le  système  triangulaire  s'y  ajoute  encore  la 
voyelle  d'aperture  maxima  qui  se  trouve  en  dehors  des 
classes  de  localisation.  Ainsi  par  ex,  un  système  quadrangu- 
laire à  quatre  degrés  doit  contenir  quatre  voyelles  de  la  classe 
de  localisation  la  plus  sombre  et  quatre  voyelles  de  la  classe 
de  localisation  la  plus  claire,  tandis  qu'un  système  triangulaire 
à  quatre  degrés  ne  contient  que  trois  voyelles  sombres  et 
trois  voyelles  claires,  et  en  plus  la  voyelle  d'aperture  maxima. 
Dans  les  systèmes  quadrangulaires  la  neutralisation  des 
diverses  oppositions  d'aperture  se  produit  d'habitude  en 
même  temps  aussi  bien  dans  la  classe  de  localisation  la  plus 
sombre  que  dans  la  classe  de  localisation  la  plus  claire,  de 
sorte  que  le  résultat  de  cette  neutralisation  est  de  nouveau 
un  système  partiel  quadrangulaire  (avec  un  plus  petit  nombre 
de  degrés  d'aperture).  Dans  les  systèmes  triangulaires  la 
neutralisation  d'un  degré  d'aperture  déterminé  se  produit, 
soit  dans  les  deux  classes  extrêmes  de  localisation  —  auquel 
cas  il  se  produit  un  système  partiel  également  triangulaire,  — 
soit  seulement  dans  l'une  des  deux  classes  extrêmes  de  locali- 
sation —  auquel  cas  le  système  partiel  est  quadrangulaire.  — 
Ainsi  par  ex.  dans  certains  dialectes  grecs  modernes  l'opposi- 
tion entre  le  premier  et  le  second  degrés  d'aperture(  il  s'agit 
d'un  système  triangulaire  à  deux  classes  et  à  trois  degrés)  est 
neutralisée  dans  les  syllabes  atones^  de  sorte  qu'en  cette  posi- 
tion phonique  on  a  un  système  triangulaire  à  deux  degrés  : 

a 

accentué         o       e  inaccentué     ^ 

u         i 
Il  i 


(1)  A.  Thumb,  «  Handbuch  der  neuarriechischen  Volkssprache  »,  6,  et 
B.  Havrânek  dans  Proceedings  of  the  International  Congress  of  Phonelic  Sciences 
I,  33. 


PRINCIPES   DE  PHO^OLOGIE  121 

Par  contre  dans  des  dialectes  grand-russes  septentrionaux 
où  les  syllabes  accentuées  présentent  également  un  système 
triangulaire  à  deux  classes  et  à  trois  degrés,  l'opposition  a-e 
est  neutralisée  dans  les  syllabes  inaccentuées  et  le  représentant 
de  l'archiphonème  est  conditionné  extérieurement  (après 
consonne  mouillée  e,  après  consonne  non-mouillée  a)  :  il 
en  résulte  un  système  quadrangulaire  à  deux  degrés^  : 

a.  ^  ^ 

accentué         o       e  inaccentué     -  r 

u         i 
u  i 

Il  serait  facile  de  multiplier  ces  exemples. 

Dans  les  systèmes  vocaliques  à  trois  classes  la  classe 
moyenne  de  localisation  ne  peut  contenir  plus  de  phonèmes 
vocaliques  que  chacune  des  classes  extrêmes.  Un  nombre 
égal  de  voyelles  apparaît  dans  les  trois  classes,  principalement 
dans  les  systèmes  triangulaires  :  voir  par  ex.  le  système  du 
mongoP  : 

a 

0  Ô  e 

u       û      i 

Au  contraire  dans  les  systèmes  quadrangulaires  à  trois 
classes  la  classe  moyenne  de  localisation  contient  presque 
toujours  moins  de  phonèmes  vocaliques  que  chacune  des 
classes  extrêmes  (voir  par  ex.  les  systèmes  vocaliques  cités 
plus  haut  du  finnois  et  du  kurine  ou  lesghe).  Il  n'est  pas  rare 
non  plus  que  le  même  fait  apparaisse  dans  des  systèmes 
triangulaires  ;  tel  est  par  ex.  le  système  vocalique  norvégien  ^  : 

a 
à       œ 
0       0e 
u  y  i 

de  même  que  les  systèmes  analogues  (mais  réalisés  autre- 
ment) du  polabe,  de  l'annamite,  du  dialecte  écossais  de  l'île 
Barra  et  (avec  une  série  moyenne  non  arrondie)  du  dialecte 
sorabe    oriental    de    Muskau,    déjà    mentionné    ci-dessus    et 


(1)  R.  Jakobson,  TCLP  II,  89. 

(2)  A.  V.  Burdukov,  «  Rusko-mongol'skij  slovar'  razgovornogo  jazyka, 
s  predislovijem  i  grammaticeskim  oôerkom  N.  N.  Poppe  »,  Leningrad  1935,  de 
même  que  N.  N.  Poppe,  «  Stroj  chalcha-mongorskogo  jazyka  »  (=  Slroj  jazijkov, 
fasc.  3),  Leningrad  1935,  8-10. 

(3)  Cari  Hjalmar  Borgstrom,  «  Zur  Plionologie  der  norwegischen  Schrift- 
sprache  »,  Norsk  Tidskrifi  for  Sprogvidenskap  IX  (1937),  251. 

6—1 


122  \.    s.    TROIBKTZKOY 

décrit  par  V.  L.  Scerba,  etc.  Dans  le  cas  où  la  classe  moyenne 
de  localisation  contient  moins  de  degrés  d'aperture  que 
chacune  des  classes  extrêmes,  il  lui  manque  généralement  le 
correspondant  des  voyelles  les  plus  ouvertes  des  classes 
extrêmes  de  localisation.  En  tout  cas  le  degré  d'aperture 
minima  paraît  toujours  représenté  complètement  (c'est-à-dire 
par  troia  phonèmes  vocaliques)  dans  les  systèmes  à  trois 
classes. 

Il  résulte  de  ce  qui  vient  d'être  dit  que  la  classe  moyenne 
de  localisation  peut  être  souvent  représentée  dans  un  système 
à  trois  classes  par  un  unique  phonème  vocalique,  de  sorte 
que  ce  phonème  doit  présenter  le  même  degré  d'aperture 
que  les  voyelles  d'aperture  minima  des  classes  extrêmes  de 
localisation.  Et  de  fait  les  exemples  de  cet  état  de  choses  ne 
manquent  pas  ;  on  peut  citer  le  système  déjà  mentionné  du 
kurine  (ou  lesghe)  : 

a  e 

Il         û         i 

En  moyen-grec  existe  un  système  triangulaire  à  trois 
degrés  où  la  série  moyenne  est  représentée  seulement  par  ii  : 

a 

o       e 

u       il       i 

En  tubatoulabal  (langue  indienne  du  groupe  shoshon  de  la 
famille  Outo-aztèque)  existe  également,  aujourd'hui  encore, 
un  système  analogue,  avec  cette  différence  qu'à  la  place  de 
û  apparait  un  ï  non  arrondi^,  et  ce  ne  sont  nullement  les 
seuls  cas  de  ce  genre. 

La  neutralisation  des  diverses  oppositions  de  degré  d'aper- 
ture a  lieu  dans  les  systèmes  vocaliques  à  trois  classes  selon 
les  mêmes  règles  que  dans  les  systèmes  à  deux  classes,  mais 
la  classe  moyenne  de  localisation  ne  peut  pas,  même  dans 
les  systèmes  partiels,  contenir  plus  de  phonèmes  que  chacune 
des  classes  extrêmes  de  localisation.  Comme  les  oppositions 
de  localisation  sont  fréquemment  neutralisables,  il  arrive 
souvent  que,  à  côté  d'un  système  général  à  trois  classes  et 
à  plusieurs  degrés,  existe  un  système  partiel  à  deux  classes 
(ou  même  linéaire)  et  à  deux  degrés.  Ainsi  le  système  vocalique 
à  trois  classes  et  à  trois  degrés  du  mongol  mentionné  ci- 


(1)  Charles  F.  Voegelin,  «  Tubatiilabal  Grammar  <>  {Universilij  of  ('.aUfornia 
Publicalions  in  American  Arclieolngij  and  Elhnologi],  XXXIV,  n°  2,  55  ss.). 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  123 

dessus  n'existe  comme  tel  que  dans  la  première  syllabe  du 
mot  : 

a 

0  ô  e 

u       u.      i 

Dans  les  syllabes  non-initiales,  après  une  syllabe  à  voyelle 
i,  l'opposition  û-ô  est  neutralisée  et  il  se  produit  le  système 
partiel   suivant   : 

a 

0       e 

u       û       i 

Enfm  après  une  syllabe  avec  n'importe  quelle  voyelle 
autre  que  i  sont  neutralisées  d'une  part  les  oppositions  de 
localisation  u-ii,  o-ô,  ô-e,  o-e  et  d'autre  part  les  oppositions 
de  de|?ré  d'aperture  o-a,  ô-a,  e-a,  d'où  il  découle  le  système 
partiel  suivant^  : 

A 
U        I 

Tout  cela  ne  vaut  que  pour  les  voyelles  longues  du  mongol. 
Dans  les  voyelles  brèves,  après  une  syllabe  à  voyelle  /,  toutes 
les  oppositions  de  localisation  sont  neutralisées  de  sorte  qu'il 
se  produit  un  système  linéaire  à  trois  degrés  : 

a 
e 

i 

Après  une  syllabe  ayant  une  voyelhe  autre  que  i  ce  système 
se  restreint  encore  et  il  n'existe  plus  que  deux  phonèmes 
vocaliques  brefs  :  «  i  »  et  «  e  »,  ce  dernier  adoptant  la  qualité 
de  la  voyelle  de  la  svllabe  précédente. 

Il  a  été  dit  ci-dessus  que  dans  les  cas  où  la  classe  moyenne 
de  localisation  d'un  système  vocalique  à  trois  classes  est 
représentée  par  un  seul  phonème  vocalique,  ce  phonème 
présente  le  degré  minimum  d'aperture  et  forme  groupe  avec 
les  voyelles  d'aperture  minima  u  et  i  des  séries  extrêmes  de 
localisation.  Cette  règle  s'applique  sans  exception  là  où  il 
s'agit   d'une  voyelle  antérieure   arrondie  ;  s'il  n'existe  dans 


(1)  La  réalisation  de  U  et  de  A  est  conditionnée  par  la  qualité  de  la  voyelle 
de  la  syllabe  précédente  :  U  après  les  voyelles  postérieures  et  après  a  est  réalisé 
comme  u  ;  après  û,  ô,  e  il  est  réalisé  comme  ù.  A  après  u,  a  est  réalisé  comme  a, 
après  0  comme  o,  après  û,  e  comme  e,  et  après  ô  comme  ô.  Voir  N.  X.  Poppe, 
«  Stroj  chalcha-mongol'skogo  jazyka  »,  10-11. 


124  N.   s.   TROUBETZKOY 

le  système  vocalique  qu'un  seul  phonème  de  ce  genre,  c'est 
toujours  un  u,  jamais  un  ô.  Mais  il  existe  des  cas  où  un  système 
vocalique  à  plusieurs  degrés  contient,  outre  les  voyelles  des 
classes  extrêmes  de  localisation,  un  phonème  vocalique  non 
arrondi  qui  n'appartient  à  aucune  de  ces  classes  et  qui  ne 
présente  ni  le  degré  maximum  ni  le  degré  minimum  d'aper- 
ture.  Comme  ce  phonème  vocalique  ne  peut  être  caractérisé 
que  négativement,  on  peut  l'appeler  une  «  voyelle  indé- 
terminée »^.  Ce  phonème  ne  peut  pas  être  confondu  avec 
l'unique  représentant  de  la  classe  moyenne  (non-arrondie) 
de  localisation  :  celui-ci  se  trouve  vis-à-vis  de  u  et  de  i  en 
opposition  de  localisation  proprement  dite  (opposition 
bilatérale  isolée),  tandis  que  la  «voyelle  indéterminée  »  ne  se 
trouve  en  rapport  d'opposition  bilatérale  vis-à-vis  d'aucun 
autre  phonème  du  système  vocalique  et  ne  participe  en  tout 
cas  à  aucune  opposition  de  localisation  proprement  dite. 

Beaucoup  de  langues  des  diverses  parties  du  monde 
possèdent  une  voyelle  indéterminée  dans  le  sens  qui  vient 
d'être  défini,  et  cela  aussi  bien  dans  les  syllabes  accentuées 
que  dans  les  syllabes  inaccentuées.  Elle  peut  être  aussi  bien 
longue  que  brève  :  la  voyelle  du  mot  anglais  bird  «  oiseau  » 
(en  anglais  méridional  standardisé)  peut  être  considérée 
comme  une  voyelle  indéterminée  longue.  Mais  beaucoup 
de  langues  ne  présentent  la  voyelle  indéterminée  que  dans 
des  systèmes  partiels,  en  des  positions  phoniques  où  beaucoup 
d'oppositions  d'aperture  et  de  localisation  sont  neutralisées. 

Il  résulte  de  tout  cela  que  la  voyelle  indéterminée  ne  doit 
pas  être  considérée  comme  un  unique  représentant  d'une 
classe  moyenne  de  localisation  déterminée,  mais  comme  un 
phonème  vocalique  se  trouvant  en  dehors  des  classes  de  loca- 
lisation. Toutefois  cette  voyelle  indéterminée  peut  entrer 
par  là  en  rapport  particulier  avec  la  voyelle  d'aperture 
maxima  cjui  se  trouve  de  même  en  dehors  des  classes  de 
localisation,  et  qui  caractérise  les  systèmes  triangulaires.  En 
certaines  circonstances  une  voyelle  «  indéterminée  »  peut 
devenir  «  déterminée  »  dans  un  système  triangulaire,  en 
entrant  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  avec  «  a  ». 
Un  cas  de  ce  genre  existe  par  ex.  en  bulgare.  La  voyelle 
indéterminée  du  bulgare  présente  à  peu  près  le  même  degré 
d'aperture  que  o  et  que  e,  mais  en  outre  n'est  ni  arrondie  ni 


(1)  V.  Brôndal,  «  La  structure  des  systèmes  vocalique?  »,  TCLP  VI,  65. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  125 

palatale.  Une  opposition  de  localisation  proprement  dite 
entre  a  et  o  bulgares  ou  entre  9  et  e  bulgares  pourrait  à  peine 
être  admise.  Mais  on  pourra  établir  les  proportions  o  :a  = 
u:9,  e:a  =  i  :9  et  la  proportion  qui  en  dérive  u:o  =  i:e  = 
dia.  Que  cette  proportion  corresponde  à  une  réalité,  c'est 
ce  que  prouvent  les  rapports  dans  les  syllabes  inaccentuées 
(au  moins  dans  une  partie  des  types  locaux  de  prononciation)  : 
dans  ces  syllabes  o,  e,  a  ne  sont  pas  admis,  mais  seulement 
M,  i,  a,  c'est-à-dire  que  les  oppositions  de  degré  d'aperture 
u-o,  i-e,  d-a  sont  neutralisées,  mais  que  le  caractère  triangu- 
laire du  vocalisme  est  conservé.  Cela  peut  être  représenté 
graphiquement  de  la  façon  suivante  : 

a 

accentué  inaccentué 

9  u  i 

u  i 

Le  système  vocalique  bulgare  serait  donc  un  système 
triangulaire  à  trois  classes,  où  la  classe  moyenne  de  localisa- 
tion serait  caractérisée  par  son  caractère  neutre  et  par 
l'élévation  du  degré  d'aperture  de  ses  membres^. 

Le  système  vocalique  bulgare  paraît  être  un  cas  assez  rare. 
Dans  les  autres  langues  connues  de  nous  et  qui  contiennent 
une  «  voyelle  indéterminée  »,  on  ne  peut  établir  entre  cette 
voyelle  et  «  a  »  aucun  rapport  bilatéral  particulier,  de  sorte 
qu'il  n'existe  aucun  motif  pour  comprendre  la  voyelle 
indéterminée  et  «  a  »  dans  une  classe  moyenne  et  particulière 
de  localisation. 

Sur  le  nombre  des  degrés  d'aperture  dans  les  systèmes 
vocaliques  à  quatre  classes,  on  ne  peut  pas  dire  grand'chose, 
car  de  tels  systèmes  vocaliques  sont  en  somme  extrêmement 
rares.  Autant  que  nous  le  sachions,  dans  ces  systèmes  aucune 
des  classes  moyennes  de  localisation  ne  contient  plus  de 
degrés  d'aperture  que  chacune  des  classes  extrêmes  (de  sorte 
que  le  nombre  total  des  phonèmes  vocaliques  faisant  partie 
des  deux  classes  moyennes  de  localisation  ne  peut  pas 
dépasser  le  nombre  total  des  phonèmes  vocaliques  contenus 
dans  les  deux  classes  extrêmes).  Le  système  vocalique  du 
tchérémisse  oriental,  mentionné  ci-dessus,  où  le  degré 
d'aperture  le  plus  bas  est  représenté  dans  les  quatre  classes 


r(l)  Voir  R.  Jakobson  dans  TCLP  II,  78  et  B.  Havrének  dans  Proceedings 
of  ihe  International  Congress  of  Phonelic  Sciences  I,  28  ss. 


126  N.    s.    TROLBETZKOY 

de  localisation,  le  degré  moyen  seulement  dans  trois  classes 
et  le  degré  le  plus  élevé  seulement  dans  deux  classes,  prouve 
que  les  deux  classes  moyennes  de  localisation  d'un  système 
à  quatre  classes  ne  contiennent  pas  nécessairement  le  même 
nombre  de  degrés  d'aperture. 

A  l'étude  des  particularités  de  degré  d'aperture  est  aussi 
lié  de  la  façon  la  plus  étroite  le  difficile  problème  de  la  position 
dans  le  système  vocalique  des  diphtongues  à  valeur  mono- 
phonématique.  La  situation  est  la  plus  simple  dans  les  cas 
où,  comme  dans  les  dialectes  archaïques  du  grand-russe  et  de 
l'ukrainien  septentrional,  les  phonèmes  représentés  dans  la 
dialectologie  russe  par  œ  etê  sont  réalisés  par  des  diphtongues 
de  mouvement  à  degré  d'aperture  croissant  (à  peu  près  uo, 
ie)  dont  le  point  de  départ  est  un  peu  plus  ouvert  que  les 
voyelles  les  plus  fermées  du  même  système  et  dont  la  fm  au 
contraire  n'atteint  pas  le  même  degré  d'aperture  que  les  o, 
e  non  diphtongues  du  même  système.  Par  conséquent  la  place 
de  ces  phonèmes  dans  le  système  vocalique  ne  peut  faire 
aucun  doute  :  il  s'agit  d'un  système  triangulaire  à  quatre 
degrés  où  «  co  »  et  «  ë  »  représentent  le  second  degré  d'aper- 
ture («  u,  co,  0,  a,  e,  e,  i  »).  En  outre  les  oppositions  co-o  et 
ë-e  sont  neutralisables  dans  les  dialectes  dont  il  s'agit  ;  dans 
les  syllabes  inaccentuées  où  ces  oppositions  sont  neutralisées, 
les  archiphonèmes  sont  représentés  par  o  et  par  e  (au  moins 
dans  les  dialectes  grand-  russes  et  ukrainiens  septentrionaux 
qui  connaissent  «  w  »  et  «  ë  »).  Il  s'en  suit  que  la  diphtongaison 
(ou  plus  précisément  la  fermeture  décroissante  de  la  voyelle) 
doit  être  considérée  dans  ce  cas  comme  la  marque  de  corré- 
lation. Également  claire  est  la  place  des  diphtongues  «  oa  », 
«  ea  »  en  daçoroumain,  où  elles  se  trouvent  évidemment 
entre  o,  e  d'une  part  et  a  d'autre  part^. 

a 

oa       ea 

0         a         e 

u  î  i 

Dans  le  dialecte  slovène  de  Carinthie,  au  nord  de  la  Drave 
(dialecte  de  ceux  qu'on  appelle  les  Drauci)  les  diphtongues 
119,  id,  dont  la  fm  est  moins  fermée  que  le  début,  sont 
évidemment  à  ranger  entre  u,  i  et  o,  e,  tandis  que  oa,  ea  se 
placent  évidemment  entre  o,  e  et  â,  a  d'aperture  maxima,  de 

(1)  B.  Havrânek  clans  Proceedings  I,  31  ss.  ;  A.  Rosetti  dans  le  Bulletin 
Linyiiislique  II  (1934),  21  ss. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  127 

sorte   qu'il  existe  en   somme   un   système   quadrangulaire   à 
cinq  degrés^  : 


a 

a 

oa 

ea 

0 

e 

iid 

id 

Toutefois  il  est  plus  difficile  de  classer  les  diphtongues  de 
valeur  monophonématique  dans  lesquelles  la  première  partie 
est  plus  ouverte  et  la  seconde  partie  plus  fermée  que  les 
voyelles  voisines  d'aperture  moyenne.  Un  cas  de  ce  genre 
existe  en  allemand  et  en  hollandais.  Les  trois  diphtongues 
allemandes  ((  au  »,  «  eu  »,  «  ei  »  se  laissent  ranger  dans  les  trois 
classes  de  localisation  du  système  vocalique  allemand,  mais 
leur  classement  dans  le  système  des  degrés  d'aperture  est 
impossible.  L'instabilité  et  l'indétermination  du  degré 
d'aperture  de  ces  phonèmes,  dues  à  la  mobilité  de  l'articula- 
tion, peuvent  être  considérées  comme  leur  caractère  spécifique. 
Par  là  elles  se  distinguent  de  tous  les  autres  phonèmes 
vocaliques  longs  (c'est-à-dire  à  déroulement  complet)  de  la 
langue  allemande.  Les  phonèmes  vocaliques  «  longs  »  doivent 
donc  être  classés  en  deux  catégories  :  ceux  qui  ont  un  degré 
d'aperture  «  stable  »  et  ceux  qui  ont  un  degré  d'aperture 
«variable»,  de  sorte  que  le  classement  ultérieur  selon  les 
trois  classes  de  localisation  peut  être  effectué  dans  les  deux 
catégories,  tandis  qu'au  contraire  le  classement  selon  les 
trois  degrés  d'aperture  ne  peut  se  faire  que  dans  la  catégorie 
des  voyelles  à  degré  d'aperture  stable-. 

Des  problèmes  particulièrement  embrouillés  se  posent  à 
propos  des  diphtongues  de  la  langue  anglaise,  même  si  l'on 
se  limite  à  la  forme  de  la  langue  moderne  codifiée  par  Daniel 
Jones^. 

Dans  ce?  derniers  temps  beaucoup  d'essais  ont  été  faits  pour  expliquer 
phonologiquement  le  système  vocalique  de  cette  forme  de  la  langue  anglaise 
notamment  (en  ordre  chronologique)  par  Joseph  \achek  (1933)*,  Bohumil  Trnka 

(1)  A.  Isacenko,  «Les  parlers  Slovènes  du  Podjunje  en  Carinthie,  descrip- 
tion phonologique  »,  Revue  des  Éludes  Slaves  XV  (1935),  59. 

(2)  Pour  le  hollandais  W.  A.  de  Groot  a  déjà  proposé  un  classement  semblable 
des  phonèmes  vocaliques  en  monophtongues  et  en  diphtongues  :  voir  TCLP  IV 
118. 

(3)  Daniel  Jones,  «  An  Outline  of  English  Phonetics  »,  3*^  édition,  Leipzig 
1932  et  "  English  Pronouncing  Dictionary  »,  Leipzig. 

(4)  Joseph  Vachek,  «  Ober  die  phonologische  Interprétation  der  Diphton- 
ge  »  Pràce  z  vèdeckycli  ùstavù  XXXIII. 


128  N.   s.   TROUBETZKOY 

(1935)S  A.  C.  Lawrenson  (1935)«  et  Kemp  Malone  (1936)*.  Les  voyelles  dites 
«  brèves  »  paraissent  n'offrir  aucune  difTiculté.  Les  quatre  chercheurs  sus- 
nommés sont  d'accord  sur  le  fait  que  ces  voyelles  forment  en  anglais,  pour 
s'exprimer  en  termes  techniques,  «  un  système  quadrangulaire  h  deux  classes 
et  à  trois  degrés  »  (la  marque  d'opposition  paraissant  être  la  place  de  la  langue 
et  non  la  forme  des  lèvres).  Les  dilBcuItés  commencent  avec  les  voyelles  dites 
«  longues  »  et  les  diphtongues  (ou  triphtongues).  Ces  difficultés  paraissent  toute- 
fois provenir  principalement  de  ce  que  le  système  vocalique  est  traité  sans  tenir 
compte  des  particularités  du  système  prosodique  anglais.  On  doit  constater 
que  la  «quantité»  anglaise  est  une  opposition  prosodique  de  mode  de  liaison: 
est  «  brève  »  une  voyelle  qui  est  interrompue  dans  son  déroulement  par  l'insertion 
de  la  consonne  suivante  ;  est  «  longue  »  une  voyelle  à  déroulement  non  troublé, 
complet.  De  la  description  de  Daniel  Jones  il  résulte  que  parmi  les  phonèmes 
vocaliques  à  déroulement  complet  que  possède  l'anglais,  seuls  a:  et  a.*  ne 
présentent  aucune  variante  diphtonguée.  Tous  les  autres  phonèmes  vocaliques 
à  déroulement  complet  présentent  des  variantes  diphtonguées,  c'est-à-dire 
caractérisées  par  un  degré  d'aperture  variable  :  si  ces  variantes  ne  sont  employées 
pour  £.•  et  pour  o:  que  facultativement  et  plus  rarement  que  pour  u:  et  i: , 
elles  existent  néanmoins  et  cela  suffit*.  Entre  les  véritables  «diphtongues»  et 
les  «  monophtongues  longues  »  (sauf  a:  et  a.*  )  existant  dans  la  forme  d'anglais 
moderne  décrite  par  Daniel  Jones,  on  ne  peut  découvrir  aucune  différence  de 
principe  :  les  unes  comme  les  autres  sont  des  phonèmes  vocaliques  à  déroulement 
complet  et  à  degré  d'aperture  variable.  Les  seuls  phonèmes  vocaliques  à  déroule- 
ment complet  et  à  degré  d'aperture  stable  sont  la  voyelle  d'aperture  maxima  a: 
et  la  voyelle  indéterminée  a: ,  c'est-à-dire  justement  les  phonèmes  vocaliques 
à  déroulement  complet  qui  se  trouvent  en  dehors  des  classes  de  localisation. 
Ainsi  donc  la  variabilité  du  degré  d'aperture,  dans  la  forme  d'anglais  étudiée,^ 
est  liée  d'une  part  au  «  déroulement  complet  »  et  d'autre  part  au  fait  d'appar- 
tenir à  une  classe  de  localisation  déterminée.  11  en  résulte  un  principe  de  classe- 
ment pour  les  phonèmes  vocaliques  à  degré  d'aperture  variable,  à  savoir  la 
direction  du  déroulement.  Certaines  voyelles  à  déroulement  complet  présentent 
une  direction  de  déroulement  centripète,  d'autres  une  direction  de  déroulement 
centrifuge,  c'est-à-dire  que  les  unes  varient  depuis  un  point  caractérisé  par 
la  marque  d'une  classe  de  localisation  déterminée  jusqu'au  centre  neutre  % 
tandis  que  les  autres  au  contraire  varient  dans  la  direction  du  représentant 
extrême  de  la  classe  de  localisation.  Pour  employer  une  expression  allemande 
on  peut  dire  que  les  premières  sont  «  hineinablaufende  »  (se  déroulent  vers 


(1)  Bohumil  Trnka,  «A  Phonological  Analysis  of  Present-day  Standard 
English»,  ibidem  XXXVIl. 

(2)  A.  C.  Lawrenson,  «  Some  Observations  on  the  Phonology  of  the  English 
Vowels  »,  Proceedings  of  the  Second  International  Congress  of  Phonetic  Sciences^ 
131  ss. 

(3)  Kemp  Malone,  «  Phonèmes  and  Phonemic  Corrélation  in  Current 
English  »,  English  Sludies  (The  Hague  1936),  XVlll,  159  ss. 

(4)  Note  du  traducteur:  A.  Martinet,  BSL  XLll  (1942-45),  fasc.  2,  p.  32, 
est  d'un  avis  différent  :  «  nous  ne  suivons  pas  »,  dit-il,  «  Troubetzkoy  lorsqu'il 
range  les  diphtongues  anglaises  à  second  élément  9  parmi  les  phonèmes 
uniques  :  aia  et  au9  ne  sont  pas  toujours  réduits  à  [ae]  et  [aa]  ;  ils  imposent 
une  division  phonématique  ai-d,  au-9  qui  entraine  i-a,  u-a,  e-a  ». 

(5)  Comparer  la  définition,  proposée  par  H.  E.  Palmer  et  adoptée  par 
Daniel  Jones,  de  «  centring  diphtongs  ». 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE 


129 


l'intérieur)  et  les  dernières  «  hinausablaufende  «  (se  déroulent  vers  l'extérieur). 
Il  est  significatif  que  a:  et  a:,  qui  se  trouv^ent  en  dehors  du  système  de  locali- 
sation et  pour  ainsi  dire  au  centre,  présentent  un  degré  d'aperture  invariable. 
Dans  les  autres  phonèmes  anglais  à  déroulement  complet,  le  degré  relatif 
d'aperture  du  point  de  départ  se  laisse  déterminer,  et  de  fait  les  deux  classes 
de  localisation  1  présentent  trois  degrés  d'aperture.  Dans  les  voyelles  à  dérou- 
lement centrifuge  ces  degrés  sont,  dans  la  classe  de  localisation  «  sombre  » 
uw  (=  u:  ),  ou,  an  et  dans  la  classe  «  claire  »  ij  (=  i:  ),  ei,  ai.  Dans  les  voyelles 
à  déroulement  centripète  le  premier  degré  d'aperture  est  évidemment  repré- 
senté par  U9,  h;  nous  compterons  dans  le  second  degré  d'aperture  o: ,  e:  qui 
de  fait  présentent  à  côté  d'elles  comme  variantes  facultatives  oa,  ea,  mais  qui 
d'après  leur  contenu  phonologique  doivent  plutôt  avoir  elles-mêmes  la  valeur 
de  réalisations  de  voyelles  variant  vers  un  centre  neutre  («  a  »)  ;  le  troisième 
degré  d'aperture  est  formé  par  les  phonèmes  que  Daniel  Jones  représente  par 
des  triphtongues  au9,  aid  et  pour  lesquels  il  indique  comme  variantes  faculta- 
tives a?,  aa  ou  a: ,  a:*.  Comme  le  a  d'aperture  maxima  est  en  dehors  des  classes 
de  localisation,  tout  le  système  anglais  des  phonèmes  vocaliques  à  déroulement 
complet  peut  être  appelé  «  un  système  triangulaire  à  deux  classes  de  localisation 
et  à  quatre  degrés  d'aperture,  avec  une  voyelle  indéterminée  »,  mais  par  le  fait 
que  dans  chaque  classe  de  localisation  il  faut  distinguer  deux  directions  de 
déroulement,  le  nombre  total  des  phonèmes  vocaliques  à  déroulement  complet 
est  non  pas  de  8,  mais  de  14  : 

a: 

au         aud  aia         ai 

ou  aa  sa  ei 

a.- 

u:  ud  id  i: 

Quant  à  la  diphtongue  oi,  elle  est  considérée  par  tous  les  chercheurs  men- 
tionnés ci-dessus,  sauf  A.  C.  Lawrenson,  comme  un  groupe  de  phonèmes  et  les 
arguments  positifs  que  A.  C.  Lawrenson  allègue  en  faveur  de  sa  valeur  mono- 
phonématique  ne  paraissent  pas  très  convaincants  (voir  Kemp  Malone,  op.  ciU 
160,  n°  4)^ 


(1)  De  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus,  il  résulte  que  la  classe  de  localisation  des 
phonèmes  vocaliques  à  déroulement  centripète  doit  être  déterminée  d'après 
leur  point  de  départ,  tandis  que  la  classe  de  localisation  des  voyelles  centrifuges 
doit  l'être  d'après  leur  aboutissement.  Par  conséquent  les  objections  de 
A.  C.  Lawrenson  contre  le  classement  du  phonème  «  au  »  dans  la  classe  «  sombre  » 
doivent  être  écartées  (sur  oi,  voir  plus  loin). 

(2)  Il  est  évident  que  «  as  »,  «  aa  »  monosyllabiques  ne  peuvent  être  considérés 
que  comme  monophonématiques.  En  poésie  ils  sont  traités  comme  des  groupes 
monosyllabiques  {Daniel  Jones  «  An  Outline  of  English  Phonetics  »,  59).  C'est 
aux  anglicistes  de  décider  jusqu'à  quel  point  une  telle  prononciation  monosyl- 
labique est  aujourd'hui  normale.  Dans  le  cas  où  il  n  en  serait  pas  ainsi,  la 
catégorie  des  voyelles  à  déroulement  centripète  ne  présenterait  que  trois  degrés 
d'aperture. 

(3)  Il  serait  opportun  d'adopter  une  transcription  des  divers  phonèmes 
plus  convenable  et  correspondant  mieux  à  la  situation  phonologique.  Comme 
0,  e  ne  fonctionnent  que  comme  point  de  départ  des  phonèmes  vocaliques  à 
déroulement  centrifuge  et  a,  e  que  comme  point  de  départ  de  ceux  dont  le 
déroulement  est  centripète,  il  n'y  a  aucime  raison  de  les  distinguer  graphique- 


130  N.   s.  TROUBETZKOY 

Tandis  qu'en  allemand  littéraire  et  en  hollandais  seules 
quelques  voyelles  à  déroulement  complet  présentent  un  degré 
d'aperture  variable  et  en  outre  ne  sont  jamais  qu'à  t;  déroule- 
ment centrifuge  »,  en  anglais  la  plupart  des  phonèmes  voca- 
liques  à  déroulement  complet  sont  caractérisés  par  la  varia- 
bilité de  leur  degré  d'aperture  et  présentent  en  outre  une 
opposition  de  direction  de  déroulement.  Il  est  possible  que 
des  situations  semblables  existent  dans  certaines  autres 
langues  ou  dialectes,  notamment  dans  celles  dont  la  structure 
prosodique  repose  sur  le  même  principe  que  celle  de  l'anglais. 
En  tout  cas.  dans  toutes  les  langues  qui  présentent  un  grand 
nombre  de  diphtongues  à  degré  d'aperture  variable,  on  doit 
toujours  se  demander  si,  comme  en  anglais,  des  différences 
analogues  dans  la  direction  du  déroulement  n'y  jouent  pas 
un  rôle. 

D)   Parlicularités  de  résonance 

Tandis  que  dans  les  voyelles  les  particularités  de  localisation 
et  les  particularités  de  degré  d'aperture  sont  si  étroitement 
liées  entre  elles  qu'elles  forment  une  sorte  de  <'■  faisceau  », 
les  particularités  de  résonance  se  situent  sur  un  tout  autre 
plan.  Sous  le  terme  '  oppositions  de  résonance  »  nous 
comprenons  toutes  les  oppositions  distinctives  entre  voyelles 
t  pures  )i  et  voyelles  c  troubles  »  de  quelque  sorte  que  ce  soit. 

La  plus  développée  est  la  corrélation  de  nasalité^.  Dans 
beaucoup  de  langues  elle  existe  pour  toutes  les  voyelles.  Il 
va  de  soi  en  outre  que  les  voyelles  nasalisées  n'ont  pas  besoin 
d'être  complètement  semblables  aux  voyelles  non  nasalisées 
correspondantes  quant  à  la  position  de  la  langue,  des  lèvres 
et  du  maxillaire.  Ce  qui  est  essentiel,  c'est  seulement  qu'elles 
aient  la  même  position  dans  le  système.  Ainsi  par  ex.  en 
birman  les  phonèmes  vocaliques  longs  nasalisés  du  second  et 
du  troisième  degrés  d'aperture  sont  diphtongues,  tandis  que 
les  voyelles  correspondantes  non  nasalisées  sont  réalisées 
comme  des  monophtongues^  : 

ment  :  les  graphies  o",  o^  e*.  ^  seraient  tout  à  fait  sans  ambiguité.  Au  troisième 
degré  d'aperture  on  pourrait  employer  a°,.  a',  a',  a*,  et  de  même  le  premier 
degré  pourrait  être  transcrit  u°,  u^,  i^,  i^.  La  direction  de  déroulement  serait 
nettement  indiquée  par  les  exposants  u,  *,  ^,  les  degrés  daperture  et  les  classes 
de  localisation  par  les  lettres  h.  o,  ol,  a,  e,  i. 

(1)  Voir  également  à  ce  sujet  A.  Isacenko,  »  A  propos  des  voyelles  nasales  » 
BSL  XXXVIII  (1937^  267  et  suiv. 

(2)  J.  R.  Firth,  <  Alphabets  and  Phonology  in  India  and  Burma  j,  Bull. 
of  Ihe  School  of  Oriental  Studies  VIII,  534. 


PRIINCIPES   DE   PHONOLOGIE  131 

a  à 

non-nasalisées      o       s  nasalisées         du         ai 

0  e  oïl  ëi 

u  i  ù  ï 

Dans  beaucoup  de  langues  la  nasalisation  ne  s'étend  qu'à 
une  partie  du  système  vocalique.  Et  de  fait  un  des  degrés 
moyens  d'aperture  reste  souvent  en  dehors  de  cette  corréla- 
tion. Ainsi  par  ex.  dans  l'écossais  de  l'île  Barra^  : 

a  à 

non-nasalisé       o       0        e       •       nasalisé    û      y       î 

u  y  i 

ou  en  albanais  septentrional ^  : 

a  z  à       z 

non-nasalisé       00e  nasalisé      ù       y      î 

u        y        i 

Parfois  ce  ne  sont  pas  les  voyelles  moyennes,  mais  les 
voyelles  les  plus  fermées  qui  sont  épargnées  par  la  nasalisa- 
tion, comme  par  ex.  en  français  : 

a       a  à 

0  z  nasalisé 

non-nasalisé  0  0     .      c  Ô       0       ë 

Il  y  i 

Dans  tous  ces  cas,  toutes  les  classes  de  localisation  sont 
représentées  dans  les  voyelles  nasales.  Il  y  a  des  langues 
ayant  un  système  vocalique  à  deux  classes  qui  ne  présentent 
que  deux  voyelles  nasalisées.  C'est  le  cas  par  ex.  dans  le 
dialecte  de  Jauntal  du  slovène  de  Carinthie^  (voyelles 
nasalisées  ô  et  «),  dans  des  dialectes  kachoubes  {ô,  à),  etc*. 

(1)  Cari  Hjalmar  Borgstrôm,  «  The  Dialect  of  Barra  in  the  Outer  Hébrides  », 
Norsk  Tidskrift  f.  Sproguid.  VIII. 

(2)  G.  S.  Lowmann,  «The  Phonetics  of  Albanian  »,  Langnage  VIII  (1932), 
281  et  suiv. 

(3)  A.  Isacenko,  «  Les  dialectes  Slovènes  du  Podjunje  en  Carinthie  »,  Revue 
des  Éludes  Slaves  XV,  57  et  suiv. 

(4)  La  règle  posée  par  A.  Isaôenko,  selon  laquelle  des  cas  de  ce  genre  ne  se 
présenteraient  que  dans  les  langues  ayant  un  système  quadrangulaire  des 
voyelles  non-nasalisées  {BSL  XXXVIII,  1937,  269  et  suiv.)  ne  peut  être 
considérée  provisoirement  que  comme  une  hypothèse  non  encore  suffisam- 
ment vérifiée.  Cette  hypothèse  a  assurément  pour  elle  bien  des  faits,  mais 
les  matériaux  qui  se  trouvent  à  notre  disposition  sont  encore  trop  peu  nombreux 
pour  prouver  définitivement  son  exactitude. 


132  X.   s.   TROUBETZKOY 

Dans  d'autres  langues  ce  ne  sont  pas  certains  degrés  d'aper- 
ture,  mais  certaines  classes  de  localisation  qui  sont  exclues 
de  la  nasalisation.  Dans  le  dialecte  chinois  central  de  Siang- 
tang  (Province  du  Honang)^  seules  les  voyelles  non-arrondies 
sont  nasalisées  : 

a  à 

non-nasalisé        o         e  nasalisé      ë 

u     \j    Xi     i  î 

Dans  le  dialecte  du  Marchfeld  les  voyelles  de  la  classe 
moyenne  de  localisation  et  en  outre  les  voyelles  du  second 
degré  moyen  d'aperture  sont  épargnées  par  la  nasalisation  ^  : 


a 

a 

au  au.  ai 

du     ai 

non-nasalisées      o        ô       e 

nasalisées       ô                è 

0           ô         e 

ù                      î 

u             ii            i 

Ainsi  le  nombre  des  voyelles  nasalisées  ne  peut  jamais 
être  plus  grand  que  celui  des  voyelles  non-nasalisées. 

Il  peut  arriver  qu'une  langue  ne  contienne  qu'une  seule  «  voyelle  nasale  ». 
Pour  une  voyelle  de  ce  genre,  ni  une  classe  de  localisation  déterminée  ni  un 
degré  d'aperture  déterminé  ne  peuvent  être  phonologiquement  pertinents^ 
car  ces  particularités  ne  pourraient  être  phonologiquement  pertinentes  que 
par  opposition  à  d'autres  voyelles  nasales.  Par  conséquent  la  teinte  d'une  telle 
voyelle  nasale  unique  ne  peut  être  déterminée  que  par  l'entourage  consonan- 
tique  et  son  aperture  ne  peut  être  en  somme  qu'inexistante.  En  d'autres  termes 
cette  voyelle  nasale  «  indéterminée  »  n'est  rien  d'autre  qu'une  nasale  faisant 
syllabe,  dont  l'articulation  se  modèle  sur  celle  de  la  consonne  suivante.  Dans 
les  notations  de  langues  africaines  où  apparaissent  de  tels  phonèmes,  ils  sont 
habituellement  rendus  par  les  lettres  m,  n,  i3,  etc.  Mais  il  est  très  douteux  que 
ce  phonème  puisse  réellement  être  identifié  avec  m,  n,  etc.  Il  faut  prendre 
garde  que  dans  la  plupart  des  langues  en  question  il  n'apparaît  pas  en  général 
de  groupes  de  consonnes  (ou  que  seuls  les  groupes  «  bruyante  +  liquide  «sont 
admis)  de  sorte  que   le   phonème   en  question  ne   peut  former   d'oppositions 

(1)  Voir  E.  N.  et  A.  A.  Dragunov,  «K  latinizacii  dialektov  central'nogo 
Kitaja  »,  Bull,  de  l'Acad.  des  Sciences  de  VU.  R.  S.  S.,  Classe  des  Sciences  Sociales, 
1932,  n»  3,  239  et  suiv.  Le  schéma  présenté  ci-dessus  a  été  fait  en  se  basant 
sur  la  description  phonélique  de  Dragunov.  La  plupart  des  voyelles  sont  réalisées 
comme  des  diphtongues  :  u  est  un  o  très  fermé  à  fermeture  croissante  ;  après 
les  sifflantes  et  les  apicales  il  est  tout  à  fait  non-arrondi  ;  dans  les  autres  positions 
seul  son  début  est  prononcé  arrondi  ;  o  et  e  sont  beaucoup  plus  ouverts  dans 
leur  section  finale  qu'à  leur  début  {oo,  eae) ;  u,  ij  sont  des  voyelles  «bourdon- 
nantes »  ou  gingivales  caractéristiques  qui  apparaissent  dans  beaucoup  de 
dialectes  chinois. 

(2)  Anton  Pfalz,  «  Die  Mundart  des  Marchfeldes  »,  Siîziingsber.  Wien.  Akad.^ 
phil.-histor.  KL,  CLXX,  n»  6  (1912)  ;  voir  aussi  N.  S.  Troubetzkoy,  TCLP  IV, 
101  et  suiv. 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE 


133 


■distinctives  qu'avec  les  phonèmes  vocaliques,  tandis  que  m,  n,  etc.,  ne  peuvent 
se  trouver  en  rapport  d'opposition  directement  distinctive  qu'avec  les  autres 
consonnes.  En  outre  la  «  nasale  faisant  syllabe  »  présente  dans  les  langues 
africaines  dont  il  s'agit  les  mêmes  difTérences  distinctives  de  hauteur  (différence 
de  registre)  que  les  voyelles.  Tout  indique  que  la  «  nasale  faisant  syllabe  » 
dans  des  cas  comme  ibo  mbz  (dissyllabique,  m  aigu,  e  grave)  «  tortue  »  peut 
être  traitée  comme  «  voyelle  nasalisée  indéterminée  ».  Le  problème  présente 
toutefois  même  sous  cette  forme  certaines  difficultés.  En  effet  dans  des  langues 
comme  l'ibo,  l'éfik,  le  lamba,  le  ganda,  etc.,  qui  ne  possèdent  aucune  voyelle 
nasalisée,  ni  aucune  voyelle  indéterminée  non  nasalisée,  la  «  nasale  faisant 
syllabe  «  ne  se  trouve  en  rapport  d'opposition  distinctive  qu'avec  les 
voyelles,  mais  ce  rapport  est  toujours  multilatéral.  Dans  ce  cas  la  «  nasale 
faisant  syllabe  »  peut  être  considérée  comme  «voyelle  indéterminée  en  général  », 
mais  sa  nasalisation  n'est  qu'une  particularité  sans  importance  phonologique 
et  purement  phonétique.  Par  contre  dans  des  langues  comme  l'éhwé,  le  yoruba, 
le  faute,  etc.,  où  la  corrélation  de  nasalité  englobe  tout  le  système  vocalique, 
la  «nasale  faisant  syllabe  »  devrait  être  classée  dans  la  catégorie  des  voyelles 
nasalisées,  ce  qui  produirait  une  situation  singulière  :  le  système  des  voyelles 
nasalisées  serait  plus  riche  d'un  phonème  que  celui  des  voyelles  non-nasalisées  ; 
mais  cela  contredirait  à  tout  ce  que  nous  savons  de  la  corrélation  de  nasalité. 

La  corrélation  de  nasalité  est  la  plus  répandue,  mais 
nullement  la  seule  corrélation  de  résonance.  Y  a-t-il  en 
dehors  d'elle  une  ou  plusieurs  autres  espèces  d'oppositions  de 
résonance  ?  Cela  est  extrêmement  difficile  à  dire  dans  l'état 
actuel  de  la  recherche.  En  effet  les  langues  dans  lesquelles 
existent  des  oppositions  distinctives  entre  voyelles  «  pures  » 
et  voyelles  «  troubles  »  de  n'importe  quelle  espèce  appar- 
tiennent à  la  catégorie  des  langues  «  exotiques  »  et  les  indica- 
tions qu'on  trouve  à  ce  sujet  chez  les  observateurs  (qui  pour 
la  plupart  ont  été  formés  à  l'ethnographie  plus  qu'à  la 
linguistique  et  qui  s'intéressent  davantage  à  la  première) 
sont  en  général  fort  peu  claires^.  Avec  cette  réserve  nous 
emploierons  ci-dessous  l'expression  «  corrélation  de  trouble  » 
(ou  ((  opposition  de  trouble  »)  sans  préciser  s'il  s'agit  toujours 
dans  les  différentes  langues  en  question  de  la  même  corréla- 
tion ou  de  corrélations  différentes. 

[Dans  ces  derniers  temps  le  côté"  phonétique  du  problème  a  été  étudié  d'une 
façon  remarquable,  au  moins  pour  l'Afrique.  Le  Dr.  A.  N.  Tucker,  qui  a  appris 
€t  étudié  la  prononciation  des  voyelles  «  pures  »  et  des  voyelles  «  troubles  »  dans 
les  langues  nilotiques,  fut  soumis  à  Hambourg  par  Panconcelli-Calzia  à  une 
expérience  de  phonétique  instrumentale.  Elle  indiqua  que  dans  les  voyelles 
«  pressées  »  (ou  «  écrasées  »  :  «  squeezed  »)  les  piliers  du  pharynx  [fauces]  sont 
comprimés  et  que  le  voile  du  palais  est  abaissé,  sans  toutefois  permettre  l'écou- 

(\)  Ainsi  par  ex.  V.  G.  Bogoraz  qui  a  observé  de  telles  voyelles  «  troubles  » 
en  tchouktche  (Kamtchatka)  dit  que  ces  voyelles  sont  prononcées  avec  un 
«  renforcement  glottal  »  qui  «  correspond  à  une  intonation  plus  fortement  sou- 
lignée »  {Jazyki  i  pis'mennost'  narodov  Seuera  III,  12). 


134  N.   s.   TROUBETZKOY 

lemeiit  de  l'air  par  le  nez.  Dans  les  voyelles  «  soufflées  »  («  breathy  »),  le  voile 
du  palais  est  relevé,  les  piliers  du  pharynx  reculés,  la  glotte  nettement  retirée 
vers  le  bas,  de  sorte  qu'en  arrière  de  l'espace  buccal  proprement  dit  se  forme 
un  plus  grand  espace  vide  (et  que  les  cordes  vocales  paraissent  prendre  la 
position  du  chuchotement)*.  M""^  Ida  G.  Ward  a  fait  les  mêmes  observations 
dans  la  langue  aboua,  en  Nigeria  méridionale  :  ici  également  il  s'agit  de  l'oppo- 
sition entre  d'une  part  des  voyelles  prononcées  avec  le  pharynx  comprimé,  et 
d'autre  part  des  voyelles  ayant  un  son  «  creux  »  produit  par  le  pharynx  large- 
ment ouvert*.  A  ce  qu'il  paraît,  dans  certains  dialectes  néo-indiens,  on  peut 
trouver  la  même  base  phonétique  à  la  «  corrélation  de  trouble  »  :  en  tout  cas 
J.  R.  Firth  parle  également  dans  ce  cas  d'une  «phonation  tendue  »  et  d'une 
«phonation  soufflée  »^.  Par  contre  la  nature  phonétique  du  trouble  des  voyelles 
dans  certaines  langues  du  Caucase  oriental  ressort  mal  de  la  description  de 
A.  Dirr  :  des  voyelles  en  question  du  tabassarane,  il  dit  qu'elles  sont  liées  à  un 
bruit  de  frottement  laryngal  et  qu'en  comparaison  des  autres  voyelles,  elles 
présentent  une  énergique  aspiration*  ;  des  voyelles  en  question  de  l'aghoul, 
il  dit  que  dans  leur  prononciation  le  larynx  est  comprimé,  ce  qui  provoque  un 
léger  bruit  de  frottement  laryngaP. 

De  même  que  la  corrélation  de  nasalité,  la  corrélation  de 
trouble  s'étend,  soit  à  tout  le  système  vocalique,  soit  seulement 
à  une  partie  déterminée  de  ce  système.  Le  premier  cas  paraît 
exister  en  nouba  (langue  nilotique  dans  le  Soudan  Égyptien)^, 
peut-être  aussi  dans  d'autres  langues  nilotiques.  Par  contre 
la  corrélation  de  trouble  n'existe  en  aboua  (d'après  Ida 
C.  Ward)  que  pour  les  voyelles  e,  o;  en  tabassarane  (d'après 
A.  Dirr)  que  pour  u  et  a,  et  de  même  aussi  en  aghoul  où  le 
u  «  trouble  »  est  réalisé  comme  une  sorte  de  o  (tandis  qu'un  o 
non  trouble  n'apparaît  pas  dans  les  mots  indigènes  comme 
phonème  indépendant).  On  peut  comparer  aux  cas  de  ce 
genre  les  langues  mentionnées  ci-dessus  qui  n'ont  que  deux 
voyelles  nasalisées. 

Dans  tous  les  types  d'«  oppositions  de  résonance  »  les  règles  de  valeur  mono- 
phonématique  ou  polyphonématique  doivent  être  observées  avec  une  sévérité 
particulière.  Très  souvent  les  voyelles  phonétiquement  nasalisées  ne  sont  que' 
des  réalisations  d'un  groupe  de  phonèmes  «  voyelle +nasale  »  et  les  voyelles 
accompagnées  d'un  bruit  de  frottement  laryngal  ne  sont  que  des  réalisations 
d'un  groupe  formé  d'un  phonème  vocalique  et  d'un  phonème  consonantique 
laryngal. 

(1)  A.  N.  Tucker,  «  The  Fimktion  of  Voice  Quality  of  the  Nilotic  Languages  »,. 
Proceedings  of  îhe  Second  Inlernational  Congress  of  Phonelic  Sciences,  125  et  suiv. 

(2)  Ida  C.  Ward,  «  Phonetic  Phenomena  in  African  Languages  »,  Archw 
fur  vergl.  Phonel.  I  (1937),  51. 

(3)  J.  R.  Firth,  «  Phonological  Features  of  some  Indian  Languages  »,  Pro- 
ceedings of  îhe  Second  Inlernalional  Congress  of  Phonelic  Sciences,  181. 

(4)  A.  Dirr,  «  Grammaticeskij  ocerk  Tabassaranskago  jazyka  »,  Malerialy 
dVa  opisanija  mëslnoslej  i  plemen  Kavkaza  XXXV  (1905),  otd.  III,  2. 

(5)  A  Dirr,  «  Agul'skij  jazyk  »,  ibidem  XXXVII  (1907),  otd.  III,  2. 

(6)  J.  P.  Grazzolara,  «  Outlines  of  a  ÎN'uer  Grammar  »,  Linguislische  Biblio- 
Ihek  «  Anlhropos  »  XIII  (1933),  3. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  135 


4.  Les  caractéristiques  des  consonnes 


A)  Particularités  de  localisation 

Il  n'y  a  aucune  langue  où  les  particularités  de  localisation 
des  phonèmes  consonantiques  soient  phonologiquement  non 
pertinentes.  Certes  il  y  a  dans  beaucoup  de  langues  des  pho- 
nèmes consonantiques  sans  particularités  de  localisation 
phonologiquement  pertinentes,  mais  ils  occupent  toujours 
une  place  un  peu  à  part  dans  le  système,  justement  parce 
qu'ils  s'écartent  de  la  «norme».  Beaucoup  de  phonèmes  con- 
sonantiques peuvent  dans  une  langue  déterminée  être 
identiques  entre  eux  en  ce  qui  concerne  les  particularités  de 
localisation  (et  ne  se  distinguer  les  uns  des  autres  que  par 
des  particularités  de  mode  de  franchissement  ou  de 
résonance).  Par  série  de  localisaiion  on  comprendra  l'ensemble 
de  toutes  les  consonnes  ayant  les  mêmes  particularités 
distinctives  de  localisation,  que  cette  série  consiste  en  plusieurs 
consonnes  ou  en  une1  seule.  A  Tintérieur  d'un  système 
consonantique  les  diverses  classes  de  localisation  se  trouvent 
entre  elles  dans  différents  rapports  d'opposition. 

a)  Les  séries  fondamentales    . 

Par  «  séries  fondamentales  »  nous  désignerons  les  séries  de 
localisation  qui  sont  entre  elles  dans  un  rapport  d'opposition 
multilatérale  hétérogène.  Quelques-unes  de  ces  séries  fonda- 
mentales apparaissent  dans  presque  toutes  les  langues  du 
monde.  Ce  sont  les  gutturales  («  dorsales  »),  les  apicales 
(«  dentales  »)  et  les  labiales.  Nous  ne  connaissons  aucune 
langue  sans  apicales  ;  les  gutturales  manquent  par  ex.  dans 
quelques  dialectes  Slovènes  de  Carinthie,  les  labiales  en 
tlingit  (Alaska ),  mais  ce  sont  là  des  cas  extrêmement  rares  : 
en  général  les  trois  séries  de  localisation  nommées  ci-dessus 
apparaissent  dans  toutes  les  langues  du  monde.  Ce  fait  ne 
peut  être  dû  au  hasard  et  doit  avoir  sa  cause  profonde  dans 
la  nature  des  trois  séries  en  question.  Le  plus  simple  est  de 
voir  cette  cause  dans  le  fait  que  les  lèvres,  la  pointe  de  la 
langue  et  le  dos  de  la  langue  sont  les  organes  mobiles  les  plus 
propres  à  obstruer  l'espace  buccal  :  ce  qui  correspond  à  la 
série  labiale  est  l'application  des  lèvres  l'une  contre  l'autre  ; 
ce  qui  correspond  à  la  série  apicale  est  l'emploi  de  la  pointe 


130  N.   s.   TROUBETZKOY 

de  la  langue,  celle-ci  prenant  une  forme  allongée  et  le  point 
d'articulation  étant  placé  en  avant  ;  enfin  ce  qui  correspond 
à  la  série  gutturale  est  l'emploi  du  dos  de  la  langue,  celle-ci 
prenant  une  forme  ballonnée  et  le  point  d'articulation  étant 
reporté  en  arrière^.  Ces  trois  positions  des  organes  phona- 
toires peuvent  être  considérées  comme  les  «  plus  naturelles  », 
ce  qui  ne  veut  nullement  dire  qu'elles  seraient  «  innées  »  : 
on  sait  en  efïet  que  les  enfants  doivent  commencer  par 
s'assimiler  à  grand 'peine  ces  positions  des  organes  et  que  les 
sons  émis  spontanément  par  les  enfants  en  balbutiant  n'ont, 
en  général  qu'une  ressemblance  éloignée  avec  les  labiales,  les  \ 
apicales  et  les  gutturales.  Ces  trois  types  de  consonnes  sont 
naturels  seulement  dans  le  sens  qu'ils  résolvent  de  la  façon 
la  plus  simple  et  la  plus  naturelle  le  problème  consistant  à 
émettre,  à  l'aide  des  parties  mobiles  de  l'espace  buccal,  des 
bruits  bien  individualisés  et  nettement  différents  les  uns  des 
autres.  Ainsi  peut  s'expliquer  également  leur  diffusion 
universelle  (ou  presque  universelle)  dans  le  monde. 

Les  sifflantes  sont  aussi  universellement  répandues  que  les 
labiales,  les  apicales  et  les  gutturales  :  la  seule  langue  entière- 
ment privée  de  s  que  connaisse  l'auteur  de  ces  lignes  est  le 
nouba  oriental  (dans  le  Soudan  égyptien).  A  la  différence  des 
apicales  dans  lesquelles  la  langue  est  étendue  à  plat,  et  des 
gutturales  dans  lesquelles  la  langue  est  bombée  et  ballonnée, 
les  sifflantes  sont  caractérisées  par  la  forme  de  gouttière  que 
prend  le  plat  de  la  langue,  de  sorte  que  le  souffle  prend  une 
direction  particulière  qui  provoque  un  effet  acoustique  tout 
à  fait  spécifique.  Mais  comme  la  partie  supérieure  et  inférieure 
de  la  cavité  résonante  est  à  peu  près  la  même  dans  les 
sifflantes  et  dans  les  apicales,  ces  deux  séries  d'e  localisation 
présentent  une  certaine  parenté  et,  en  certaines  circonstances, 
se  réunissent  dans  beaucoup  de  langues  pour  former  une  série 
unique. 

Outre  les  quatre  séries  de  localisation  mentionnées  ci-dessus 
et  d'extension  générale,  quelques  langues  présentent  encore 


(1)  Les  effets  ac^oustiques  sont  en  outre  provoqués  dans  la  série  labiale 
principalement  par  le  choc  du  souille  sur  la  surface  molle,  large,  mais  relati- 
vement courte  des  lèvres  ;  dans  les  apicales  par  la  résonance  de  la  cavité  limitée 
en  bas  par  la  langue  étendue  à  plat  et  en  haut  ainsi  qu'en  arrière  par  le  palais 
dur  et  le  palais  mou  ;  dans  les  gutturales  par  la  résonance  de  la  cavité  formée  en 
bas  et  en  arrière  par  la  surface  supérieure  arrondie  de  la  langiie  ballonnée  et 
les  dents  inférieures,  en  haut  par  les  dents  supérieures,  le  palais  dur,  et  éventuel- 
lement par  la  partie  antérieure  du  palais  mou. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  137 

d'autres  séries  fondamentales.  Telle  est  notamment  la  série 
latérale  qui  apparaît  dans  beaucoup  de  langues  nord- 
américaines  et  dans  quelques  langues  africaines  (zoulou, 
pédi,  héréro,  sandawé,  etc.)  comme  série  de  localisation 
particulière  ^  Une  sorte  de  moyen  terme  entre  la  série  gutturale 
et  la  série  labiale  est  constitué  par  la  série  de  localisation 
qu'on  désigne  habituellement  sous  le  nom  de  «  labio-vélaire  » 
et  qui,  à  notre  connaissance,  n'existe  en  tant  que  telle  que  dans 
l'ensemble  de  langues  dites  «  soudanaises  »  et,  semble-t-il, 
dans  certains  dialectes  japonais.  Elle  est  caractérisée  par  des 
occlusions  labiales  et  gutturales  concomitantes  :  nous 
l'appellerions  plutôt  «  gutturo-labiale  ».  —  Une  sorte  de 
moyen  terme  entre  la  série  gutturale  et  la  série  apicale  est 
formé  par  la  série  de  localisation  palatale,  représentée  dans 
un  très  grand  nombre  de  langues  de  toutes  les  parties  du 
monde.  Dans  beaucoup  de  langues  elle  peut  être  considérée 
comme  une  série  fondamentale,  mais  dans  quelques-unes 
elle  se  trouve  dans  un  rapport  bilatéral  avec  la  série  gutturale 
ou  avec  la  série  apicale.  La  réalisation  phonétique  de  la  série 
palatale  est  également  différente  selon  les  langues 2.  —  Enfin 
la  série  de  localisation  larijngale,  au  moins  dans  une  partie 
des  nombreuses  langues  où  elle  apparaît,  doit  être  considérée 
comme  une  série  fondamentale  au  même  titre  que  les  autres. 
Ainsi,  il  existe,  en  dehors  des  quatre  séries  fondamentales 
universelles  (ou  presque  universelles)  —  à  savoir  les  séries 
labiales,  gutturales,  apicales  et  sifflantes  —  encore  quatre 
autres  séries  moins  répandues  - — ■  à  savoir  les  séries  latérale, 
gutturolabiale,    palatale    et    laryngale. 


(1)  La  caractéristique  de  cette  série  est  la  formation  d'une  cavité  résonante 
de  chaque  côté  de  la  lan^rue  :  c'est  pourquoi  les  consonnes  latérales  peuvent 
être  appelées  «  consonnes  lina'uogénales  1.  En  outre  la  langue  peut  aussi  bien 
être  étendue  à  p»lat,  sa  pointe  dirigée  vers  la  partie  antérieure  de  l'espace  buccal,, 
qu'être  ballonnée,  son  dos  s'élevant  vers  la  partie  moyenne  ou  postérieure  de 
l'espace  buccal.  Pour  les  latérales  en  tant  que  série  indépendante,  cela  n'est  pas 
pertinent.  Mais  là  où  une  série  latérale  indépendante  n'existe  pas,  l'espace 
résonant  de  chaque  côté  peut  à  l'inverse  apparaître  dans  les  différents  sons 
latéraux  comme  san<  importance  et  alors  ces  sons  doivent  être  considérés 
comme  des  réalisations  de  phonèmes  appartenant  aux  séries  apicales  ou 
gutturales. 

(2)  Ce  qui  reste  en  tout  cas  toujours  caractéristique,  c'est  la  forme  ballonnée 
de  la  langue  et  le  point  d'articulation  antérieur.  Du  point  de  vue  acoustique,- 
on  peut  distinguer  des  palatales  plus  proches  du  type  «  ky  »,  d'autres  plus 
proches  du  type  "  ty  »,  d'autres  tout  à  fait  intermédiaires  entre  les  deux  types, 
d'autres  à  terminaison  sifflante,  etc.  —  Voir  E.  èrâmek,  «  Le  parler  de  Bobosèica. 
en  Albanie  >,  Rei<.  des  El.  SI.  XIV  (1934),  184  ss.  Un  classement  phonétique 
détaillé  est  donné  par  O.  Broch,  «  Slavische  Phonetik  »  (§§  15,  •20-22;. 


138  N.   s.   TROUBETZKOY 

De  plus  le  concept  phonologique  de  «  série  de  localisation  » 
ne  doit  pas  être  confondu  avec  le  concept  phonétique  de 
«  point  d'articulation  ».  En  tchèque  par  ex,  il  existe  entre  la 
laryngale  sonore  h  et  la  gutturale  sourde  x  («  ch  »)  un  rapport 
d'opposition  neutralisable  qui  est  tout  à  fait  analogue  au 
rapport  «  sonore-sourde  »  ;  d'autre  part  x  se  trouve  vis-à-vis 
de  A:  dans  un  rapport  bilatéral  proportionnel  {x:k  —  s:c  = 
s:c).  En  tchèque  h  n'appartient  donc  pas  à  une  série  laryngale 
spéciale  qui  n'existe  pas  dans  cette  langue,  mais  à  la  série 
gutturale  pour  laquelle,  au  point  de  vue  du  système  phono- 
logique tchèque,  seule  la  non-participation  des  lèvres  et  de  la 
pointe  de  la  langue  est  pertinente  ^  En  esquimau  du 
Groenland,  à  toutes  les  spirantes  correspondent  des 
occlusives  de  la  même  série  de  localisation  :  s-c,  x-k,  x-q, 
f-p  ;  seule  la  spirante  latérale  X  n'a  aucun  correspondant 
occlusif.  Mais  comme  d'autre  part  l'occlusive  apicale  t  ne 
possède  aucun  correspondant  spirant  exact,  i  doit  être 
considéré  comme  le  correspondant  occlusif  de  X,  c'est-à-dire 
que  l'écoulement  latéral  du  souffle  dans  le  X  n'est  pas  essentiel 
pour  le  groenlandais  et  que  seule  son  articulation  apicale  est 
pertinente^.  Des  exemples  du  même  genre  pourraient  facile- 
ment être  multipliés.  Il  ne  peut  être  question  d'une  série 
particulière  latérale,  palatale  ou  laryngale,  au  sens  phono- 
logique du  terme,  que  si  les  phonèmes  en  question  ne  se 
trouvent  vis-à-vis  d'aucun  phonème  d'une  autre  série  de 
localisation  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  propor- 
tionnelle. Là  où  (comme  dans  les  exemples  cités  ci-dessus)  il 
existe  une  opposition  bilatérale  entre  des  consonnes  de  points 
d'articulation  différents,  cette  opposition  étant  proportion- 
nelle aux  rapports  analogues  existant  entre  des  phonèmes 
appartenant  aux  mêmes  séries  de  localisation  (tchèque  h-x  = 
z-s  —  z-s,  groenlandais  ^X  =  p-f  =  k-x  =  q-x  =  c-s),  alors 
les  deux  termes  de  l'opposition  en  question  doivent  être 
attribués  à  une  même  série  de  localisation.  Mais  ce  cas  ne 
doit  pas  être  confondu  avec  celui  où  deux  séries  de  localisation 
sont  entre  elles  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale. 


(1)  N.  s.  Troubetzkoy,  «  Zur  Entwicklimg  der  Gutturale  in  den  slavischen 
Sprachen  »,  Mileliô-Fesischrift  (1933),  267  et  suiv.  Sur  le  h  slovaque,  voir 
L'.  Novâk,  «  Fonologia  a  Studium  slovenèiny  »,  Spisy  jazijkového  odboru  Malice 
slovenskej  II  (1934),  18. 

(2)  William  Thalbitzer,  «  A  Phonetical  Study  of  the  Eskimo  Language  », 
Meddelelser  om  Grônland  XXXI,  81. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE 


139 


b)  Séries  apparentées  et  équipollentes 

Chacune  des  séries  fondamentales  citées  plus  haut  se 
trouve  vis-à-vis  des  autres  séries  dans  des  rapports  d'opposi- 
tion multilatérale.  Mais  à  la  place  de  l'une  quelconque  de 
ces  séries  fondamentales  apparaissent  en  certaines  langues 
deux  séries  qui  se  trouvent  entre  elles  dans  un  rapport 
d'opposition  bilatérale  équipollenie.  Au  lieu  d'une  seule  série 
labiale,  caractérisée  par  la  participation  de  la  lèvre  inférieure, 
il  peut  apparaître  une  série  bilabiale  et  une  série  labiodentale, 
qui  sont  toutes  deux  labiales,  mais  en  même  temps  restent 
distinctes  l'une  de  l'autre.  C'est  par  ex.  le  cas  en  allemand 
littéraire  où  la  série  bilabiale  est  représentée  par  6,  p,  m  et 
la  série  labiodentale  par  «,-,  /,  pf  ;  c'est  encore  plus  net  dans 
la  langue  shona  (en  Rhodésie)  où  dans  la  série  bilabiale  les 
occlusives  p,  b  s'opposent  à  la  spirante  ^,  et  dans  la  série 
labiodentale  les  occlusives  (afîriquées)  p,  6  à  la  spirante  i'^. 
Au  lieu  d'une  seule  série  apicale  caractérisée  par  la  partici- 
pation de  la  pointe  de  la  langue,  beaucoup  de  langues 
présentent  deux  séries,  dont  l'une  est  caractérisée  par  la  pointe 
de  la  langue  dirigée  vers  le  haut,  et  l'autre  par  la  pointe  de 
la  langue  dirigée  vers  le  bas.  Selon  les  langues  ce  rapport 
peut  être  réalisé  comme  une  opposition  entre  apicales 
«  rétro flexes  »  et  «  plates  »-,  ou  entre  «  alvéolaires  »  et  «  inter- 
dentales ))^,  ou  enfin  entre  «  dentales  »  et  «  prépalatales  »^  ; 
mais  le  rapport  reste  partout  le  même  :  toujours  dans  la 
réaUsation  d'une  série  la  pointe  de  la  langue  est  relativement 
plus  haute  que  dans  la  réalisation  de  l'autre.  Au  lieu  d'une 
seule  série  «  gutturale  »  caractérisée  par  la  participation  du 
dos  de  la  langue,  beaucoup  de  langues  présentent  deux  séries 
dorsales  différentes  :  une  postdorsale  et  une  prédorsale  ; 
c'est    le    cas    dans    beaucoup    de    langues    nord-américaines 


(1)  Clément  M.  Doke,  «  A  Comparative  Study  in  Shona  Phonetics  »,  Johan- 
nisburg  1931. 

(2)  Par  ex.  dans  de  nombreuses  langues  africaines,  comme  le  souahéli  (dia- 
lecte mambara),  le  héréro,  etc.  (voir  Cari  Meinhof,  "  Grundriss  einer  Lautlehre 
<ier  Bantusprachen  »,  Berlin  1910),  de  même  que  dans  beaucoup  de  langues 
de  l'Inde,  tant  aryennes  que  dravidiennes. 

(3;  Par  ex.  en  nouba  et  dinka  (Soudan  Égyptien)  :  voir  J.  P.  Crazzolara, 
«  Outline  of  a  Xuer  Grammar  ■>  {Lingiiisl.  Bibliolhek  t  Anlhropos  *  XIII)  et 
A.  N.  Tucker,  «  The  Comparative  Phonetics  of  Suto-Chuana  Group  of  Bantu- 
Languages  »,  London,  1929. 

(4)  Par  ex.  en  tchèque  ou  en  hongrois  (voir  plus  loin). 


140 


N.    S.   TROUBETZKOY 


(par  ex.  en  kwakiull,  tlingit,  haida),  en  esquimau,  en  aléoute^ 
dans  les  langues  dites  paléo-asiatiques  (tchouktche,  koriak, 
kamtchadale,  guiliak,  kette),  et  en  outre  dans  tous  les 
idiomes  du  Caucase  ;  ou  bien  des  gutturales  arrondies 
s'opposent  à  des  gutturales  non-arrondies,  comme  en  tigraï 
(Abyssinie)^.  Au  lieu  d'une  seule  série  sifflante,  il  peut  se 
présenter  une  série  5  et  une  série  s  ;  parmi  les  langues 
européennes,  ce  clivage  de  la  série  sifflante  est  répandu 
c'est  le  cas  de  l'anglais,  du  français,  de  l'allemand,  de  l'italien, 
du  hongrois,  de  l'albanais,  du  roumain,  de  toutes  les  langues 
slaves,  du  lithuanien,  du  letton.  Mais  dans  les  autres  parties 
du  monde  ce  phénomène  est  aussi  très  répandu.  —  Enfin  la 
série  laryngale,  qui  est  caractérisée  par  l'attitude  passive 
de  tous  les  organes  buccaux,  peut  être  remplacée  par  deux 
séries  :  l'une  purement  glottale  ou  lar\Tigale  proprement  dite, 
l'autre  pharyngale.  comme  c'est  le  cas  par  ex.  en  somali,. 
dans  les  langues  sémitiques  et  dans  quelques  langues  du 
Caucase  septentrional. 

En  ce  qui  concerne  la  série  palatale,  elle  est  dans  quelques 
systèmes  en  rapport  d'opposition  bilatérale,  soit  vis-à-vis 
de  la  série  apicale,  soit  vis-à-vis  de  la  série  dorsale  et  doit 
être  alors  considérée,  soit  comme  «  une  série  apicale  dans 
laquelle  la  pointe  de  la  langue  est  dirigée  vers  le  bas  »,  soit 
comme  une  a  série  prédorsale  ».  Objectivement  le  caractère 
bilatéral  d'une  opposition  est  prouvé  par  le  fait  qu'elle  peut 
être  neutralisée.  En  tchèque,  slovaque,  hongrois  et  serbo- 
croate,  où  l'opposition  entre  dentales  et  palatales  est  neutra- 
lisable,  ces  deux  séries  de  phonèmes  peuvent  être  considérées 
comme  des  subdivisions  de  la  série  apicale.  Dans  le  dialecte 
chinois  central  de  Siang-tang  'province  du  Honang)  où 
l'opposition  entre  consonnes  vélaires  et  palatales  est  neutra-j 
lisable  en  certaines  positions  devant  u,  a,  i.  à.  î),  ces  deux 
séries  doivent  être  considérées  comme  des  subdivisions  de  la 
série  dorsale. 

Dans  tous  les  cas  dont  il  vient  d'être  question,  il  s'agit  donc 
du  ((  clivage  »  d'une  série  fondamentale  en  deux  séries 
apparentées  qui  se  trouvent  en  rapport  d'opposition  bilatérale 
l'une  vis-à-vis  de  l'autre,  mais  multilatérale  vis-à-vis  de  toutes 


(1)  J.  Schreiber,  ^  Manuel  de  la  langue  Tigraï  »,  Wieii  1887. 

(2)  E.  N.  et  A.  A.  Dragunov,  «K  latinizacii  dialektov  centrarnogo  Kitaja 
Bulletin  de  r Académie  des  Sciences  de  VU.  R.  S.  S.,  classe  des  sciences  sociales-] 
1932,  n"  3,  239  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  141 

les  autres  séries  de  localisation  du  môme  système.  Il  faut 
cependant  souligner  qu'on  ne  peut  parler  d'un  tel  clivage  de 
séries  fondamentales  que  quand  le  contexte  de  tout  le 
système  l'exige.  Très  souvent  les  spirantes  ne  présentent  pas 
les  mêmes  points  d'articulation  que  les  occlusives.  En  grec 
moderne  par  ex,  existent  d'une  part  des  occlusives  bilabiale, 
postdentale,  dorsale  et  sifflante  (tc,  t,  x,  tct)  et  d'autre  part 
des  spirantes  labio-dentales,  interdentales,  dorsales  et 
sifflantes  (9,  6,  x,  cr  et  p,  S,  y,  Q.  Les  occlusives  ne  concordent 
donc  avec  les  spirantes  en  ce  qui  concerne  leurs  points 
d'articulation  que  dans  les  séries  dorsale  et  sifflante.  Mais 
comme  les  rapports  x  :  xei  ra  :  <y  sont  parallèles  aux  rapports 
7r  :  9  et  T  :  0  la  concordance  inexacte  des  points  d'articulation 
des  spirantes  9,  0  avec  ceux  des  occlusives  correspondantes 
71,  T  doit  être  considérée  comme  phonologiquement  non 
pertinente.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  «clivage  de  séries  »:  le 
concept  de  localisation  est  seulement  un  peu  élargi  :  au 
lieu  de  «  bilabial  »  et  «  labio-dental  »,  simplement  «  labial  » 
(c'est-à-dire  caractérisé  par  la  participation  de  la  lèvre  infé- 
rieure) ;  au  lieu  de  «postdental»  et  «interdental  »,  simplement 
«  apical  »  (c'est-à-dire  caractérisé  par  la  participation  de  la 
pointe  de  la  langue).  Mais  en  français  où  les  spirantes  labio- 
dentales  /,  V  et  les  occlusives  bilabiales  p,  b  sont,  d'un  point 
de  vue  purement  phonétique,  prononcées  à  peu  près  comme 
9,  p,  71,  [iTz  du  grec  moderne,  on  ne  peut  pas  malgré  cela  parler 
d'une  unique  série  labiale.  En  effet  dans  tout  le  système 
consonantique  français  il  n'existe  pas  une  seule  paire  de 
phonèmes  où  le  rapport  «  spirante-occlusive  »  apparaisse  sous 
sa  forme  pure  (c'est-à-dire  comme  en  grec  moderne  -/  :  x, 
G  :  -za).  Par  conséquent  on  doit  poser  ici  deux  séries  différentes 
de  localisation  :  une  bilabiale  et  une  labiodentale,  qui  sont 
l'une  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport  d'opposition 
bilatérale,  quoique  cependant  distinctes  l'une  de  l'autre^. 
D'après  quel  principe  le  clivage  des  séries  fondamentales 


(1)  Pour  la  même  raison  on  ne  peut  pas  parler  en  français  d'une  opposition 
entre  occlusives  et  spirantes  :  certains  points  d'articulation  sont  ici  liés  à  une 
co-application  plus  ferme  des  organes  buccaux  dont  il  s'agit  (à  savoir  dans 
les  positions  de  p,  l,  k)  ;  d'autres  points  d'articulation  sont  au  contraire  liés  à 
un  rapprochement  plus  lâche  (à  savoir  dans  les  positions  de  s,  s  et  /).  Mais  on 
ne  peut  pas  concevoir  en  français  le  degré  de  rapprochement  indépendamment 
•de  la  position  articulatoire.  C'est  pourquoi  nous  croyons  devoir  contester  le 
classement  des  phonèmes  consonantiques  français  donné  par  G.  Gougenheim, 
«  Éléments  de  phonologie  française  »,  Strasbourg  1935,  41  et  suiv. 


142  N.   s.   TROUBETZKOY 

en  séries  apparentées  se   fait-il  ?    Y   a-t-il  quelque  marque 
articulatoire   ou   acoustique   qui  serve   dans  tous  les  cas  à 
différencier  les  deux  séries  apparentées,  ou  bien  existe-t-il 
dans   chaque   paire   de    séries   apparentées   une   marque   de 
différenciation  particulière  ?  A  ce  qu'il  semble,  il  entre  en 
jeu    deux    marques    acoustiques    de    diff'érenciation    qui    se 
répartissent  sur  les  différentes  séries.  Dans  beaucoup  de  séries 
existe,  d'après  la  classification  de  R.  Jakobson,  un  clivage 
en  «  série  à  son   strident  »  et  en   «  série   à  son   mat  i).  Cette 
opposition  ressort  d'une  façon  particulièrement  nette  dans  les 
spirantes  des  séries  en  question,  les  spirantes  à  son  strident  À 
ayant   en   même   temps    une    meilleure    audibilité    que    les   i 
spirantes  correspondantes  à  son  mat.  Ainsi  la  labio-dentale 
/  est  à  son  strident  et  plus  audible  que  la  bilabiale  ç  à  son  J 
mat  ;  la  pharyngale  h  à  son  strident  est  plus  audible  que  la   i 
laryngale  mate   h;  l'arrière-vélaire  £  à    son  strident  («ron- 
flante »)  est  plus  audible  que  la  prévélaire  mate  x ;  le  s  plus 
strident  est  plus   audible    que  le  s   plus  mat   (bien   que   ce 
dernier  soit  lui-même  beaucoup  plus  audible  que   les   autres 
spirantes    mates    mentionnées   ci-dessus)^.    Cependant    tous 
les  clivages  de  séries  fondamentales  en  deux  séries  apparen- 
tées ne  peuvent  pas  s'expliquer  par  ce  principe.  La  différen- 
ciation des  apicales  résulte  de  modifications  dans  la  capacité 
et    la    forme    des    deux    cavités  résonantes    dont  l'une   est 
en  avant  et  l'autre   en   arrière  du   point  d'articulation.  Le 
clivage  de  la  série  gutturale  en  une  série  vélaire  et  une  série 
palatale   repose   sur  une  diff'érence  dans   la   longueur  de   la 
cavité  résonante  antérieure  ;  il  en  est  de  même  pour  le  clivage 
de  la  série  gutturale  en  une  série  proprement  gutturale  et  une 
série   gutturale    arrondie.    Dans  la   mesure  où  l'allongement 
d'une    cavité    résonante    peut    se    convertir  acoustiquement 
en  un  abaissement  et  son  raccourcissement  en  une  élévation 
du  timbre,  on  pourrait  être  tenté  de  considérer  la  hauteur 
relative  du  timbre  comme  la  marque  de  différenciation.  Mais 
cela  ne  s'accorderait  qu'avec  le  clivage  mentionné  ci-dessus 
de  la  série  gutturale.  Dans  les  apicales,  la  chose  n'est  pas 
si  simple,  puisqu'il  existe  ici  deux  cavités   résonantes,  une 
antérieure    et    une    postérieure,    dont     l'allongement    ou    le 
raccourcissement    ne    se    produit   pas  parallèlement.    Outre 


(1)  Ainsi  s'explique  le  fait  que  même  là  où  n'existe  aucun  clivage  des  séries 
fondamentales,  la  spirante  de  la  série  labiale  soit  représentée  par  /  et  la  spirante 
de  la  série  gutturale  par  x  (par  ex.  en  hollandais). 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  143 

la  capacité  relative,  la  forme  des  cavités  résonantes  joue 
ici  un  rôle  acoustique.  On  parviendra  peut-être  à  la  solution 
la  plus  approchée  du  problème  en  considérant  un  cas  extrême, 
à  savoir  celui  des  consonnes  dites  rétroflexes  (aussi  appelées 
«  cérébrales  »  et  «  cacuminales  »)  dans  leur  rapport  avec  les 
alvéolaires  ou  postdentales.  L'impression  acoustique  produite 
par  les  rétroflexes  peut  être  au  mieux  définie  comme  celle 
d'un  son  creux,  en  opposition  avec  le  son  plai  des  «  dentales  » 
habituelles.  Le  même  rapport  de  «son  creux»  à  «son  plat» 
existe  aussi  entre  les  consonnes  gutturales  arrondies  et  les 
consonnes  gutturales  simples  (à  côté  de  la  différence  de 
timbre  mentionnée  ci-dessus).  De  même  l'opposition  entre 
vélaires  et  palatales  («  postpalatales  »)  et  entre  «  dentales  » 
et  «  dentipalatales  »  peut  être  ramenée,  il  est  vrai  moins 
nettement,  à  la  même  marque  de  différenciation,  et  l'on 
peut  en  dire  autant  peut-être  de  l'opposition  entre  alvéolaires 
et  interdentales. 

Il  semble  donc  que  dans  tous  les  cas  où  une  série  fonda- 
mentale se  scinde  en  deux  séries  apparentées,  la  marque  de 
différenciation  de  ces  deux  séries  apparentées  soit  ou  bien 
l'opposition  «  à  son  strident  »  —  «  à  son  mat  »,  ou  bien  l'oppo- 
sition «  à  son  creux  »  —  «  à  son  plat  ».  Ces  deux  oppositions 
sont  équipollentes. 

Le  rapport  existant  entre  les  labiales,  les  apicales,  les  dorsales,  les  sifflantes, 
les  laryngales,  les  latérales,  les  palatales  et  les  labio-vélaires  est  un  rapport 
d'opposition  multilatérale  (et  en  outre  hétérogène).  En  cas  de  clivage  de  ces 
séries  fondamentales,  il  se  produit  deux  séries  qui  forment  une  opposition 
bilatérale  :  labiodentale-bilabiale,  postdorsale-prédorsale,  etc.  Mais  il  y  a  des 
cas  où  une  série  fondamentale  se  scinde,  non  pas  en  deux,  mais  en  trois  séries, 
ces  séries  se  trouvant  entre  elles  dans  un  rapport  d'opposition  graduelle.  Ces  cas 
sont  extraordinairement  rares.  Nous  n'en  connaissons  que  les  exemples  suivants  : 
a)  dans  trois  langues  indiennes  nord-américaines  :  en  tsimshian  (dialecte 
nass),  en  chinook  et  en  houpa  existent  trois  séries  gutturales  :  une  postvélaire, 
une  prévélaire  et  une  (post)palatale»  ;  b)  dans  deux  langues  du  Caucase  septen- 
trional :  en  kabarde"  et  en  oude'  existent  trois  séries  sifflantes  :  une  série  s, 
une  série  s  et  une  série  s  qui  phonétiquement  tient  le  milieu  entre  les  sons  s 
et  S;  au  même  type  appartient  également  le  bas-sorabe  (wende  de  Basse- 
Lusace)  où  à  côté  des  sons  s  et  s  existent  aussi  des  sons  s  particuliers  qui  occupent 
une  position  moyenne*  ;  la  légère  teinte  /  de  la  série  sifflante  moyenne  en  kabar- 

(1)  Voir  Biillelin  of  Ihe  Smilhsonian  Insl.  Bureau  of  Ethnologij,  XL. 

(2)  N.  Jakovlev,  «  Tablicy  fonetiki  kabardinskogo  jazyka  »  [Trudij  Podraz 
r'ada  issledovanija  severokavkazskich  jazijkou  pri  Insl.  Voslokovedenija  I,  1923). 

(3)  A.  Schiefner,  «  Versuch  ûber  die  Sprache  der  Uden  «,  St.  Petersburg 
1863  ;  A.  Dirr,  «  Udinskaja  Grammatika  »  {Sborn.  Mal.  dVa  opis.  mëstn.  i 
plemen  Kavkaza  »  XXXIIl,  1904). 

(4)  K.  E.  Mucke,  «  Historische  und  vergleichende  Laut-  und  Formenlehre 
der  niedersorbischen  Sprache  »,  Leipzig,  1891,  151  et  suiv. 


144  N.   s.   TROUBETZKOY 

de  et  en  bas-sorabe  pourrait  être  cousiUérée  comme  un  phénomène  accessoire 
phonologiquement  non  pertinent,  et  par  conséquent  le  tabassarane*  (dans  le 
Daghestan,  Caucase  oriental)  et  le  shona^  (en  Rhodésie,  Afrique  du  Sud) 
pourraient  être  classés  dans  ce  type,  bien  que  dans  ces  langues  la  série  silllante 
■  moyenne  présente  une  teinte  u  ou  ù'.  Le  nombre  des  exemples  est  donc  très 
faible.  Bien  entendu  cette  situation  aurait  un  tout  autre  aspect  si  l'on  devait 
y  ajouter  un  troisième  groupe  de  langues,  à  savoir  le  groupe  des  langues  où  la 
série  apicale  se  subdivise  en  trois  séries  graduelles.  Beaucoup  de  langues  qui 
connaissent  l'opposition  phonologique  entre  apicales  rétroflexes  et  plates  ou 
entre  alvéolaires  et  interdentales  possèdent  en  outre  une  série  palatale.  Étant 
donné  le  caractère  ambigu  des  palatales,  il  n'est  pas  exclu  qu'on  puisse  traiter 
les  trois  séries  (rétroflexe,  plate  et  palatale,  ou  encore  alvéolaire,  interdentale 
•et  palatale)  comme  différents  degrés  de  l'élévation  ou  de  l'abaissement  de  la 
pointe  de  la  langue.  Objectivement  cela  ne  pourrait  être  prouvé  que  dans  les 
cas  où  l'opposition  entre  les  palatales  et  l'une  des  deux  séries  apicales  serait 
neutralisable  et  par  suite  bilatérale.  Mais  cela  ne  paraît  être  le  cas  ni  dans  les 
langues  africaines  en  question  (héréro,  nuba,  dinka)  ni  dans  les  langues  néo- 
indiennes ou  dravidiennes.  En  ce  qui  concerne  le  vieil  indien  (sanscrit)  où  l'oppo- 
sition entre  «  palatales  »,  «  dentales  »  et  «  cérébrales  »  était  neutralisable,  il  faut 
remarquer  que  cette  opposition  n'existait  pas  seulement  dans  les  apicales, 
mais  aussi  dans  les  sifflantes,  de  sorte  qu'on  doit  plutôt  la  considérer  comme 
un  faisceau  de  corrélations  de  timbre  (voir  ci-dessous).  On  peut  donc  dire  que 
le  domaine  des  subdivisions  graduelles  de  séries  est  très  limité. 

c)  Les  séries  de  travail  accessoire 

Enfin  dans  beaucoup  de  langues  les  séries  fondamentales 
ou  les  séries  apparentées  se  scindent  en  deux  séries  qui  se 
trouvent  l'une  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport  d'opposition 
privative,  et  dans  la  mesure  où  ce  rapport  d'opposition  n'est 
pas  seulement  privatif,  mais  aussi  proportionnel,  il  en  résulte 
des  corrélations.  Articulatoirement,  il  s'agit  toujours  du  fait 
que  l'une  des  séries  de  localisation  (à  savoir  la  série  non- 
marquée)  présente  la  position  des  organes  articulatoires  qui 
est  normale  pour  la  série  fondamentale  ou  apparentée  dont 
il  s'agit,  tandis  que  l'autre  série  (la  série  marquée)  associe  à 
cette  position  organique  un  travail  accessoire  particulier 
iourni  par  des  organes  ou  des  parties  d'organes  qui  ne 
participent  pas  immédiatement  au  travail  principal.  Le 
résultat  acoustique  est,  soit  une  nuance  particulière  (c'est- 
à-dire   une   espèce  de   timbre   vocalique),  soit  un    bruit    de 


(1)  N.   S.   Troubetzkoy,   «  Konsonantensysteme  der  ostkaukasischen   Spra- 
chen  ».  Caucasica  8. 

(2)  Clément  M.  Doke,  «  A  Comparative  Study  in  Shona  Phonetics  »,  Johan- 
nisburg  1931. 

(3)  D'ailleurs  il  est  possible  que  la  série  s  ne  soit  pas  apparentée  en  shona 
;aux  deux  autres  séries  sifflantes,  mais  soit  une  série  jtalatale  indépendante. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  145 

claquement.  Par  conséquent  les  corrélations  qui  résultent 
de  l'opposition  des  séries  de  travail  accessoire  avec  les  séries 
pures,  fondamentales  ou  apparentées,  peuvent  être  classées 
en  «  corrélations  de  timbre  »  et  en  «  corrélations  de  claque- 
ment ». 

y.)  Dans  les  corrélations  consonantiques  de  timbre,  il  s'agit 
au  point  de  vue  acoustique  de  la  liaison  d'une  série  de 
localisation  (soit  fondamentale,  soit  apparentée)  avec  deux 
«  colorations  »  opposées  dont  l'une  est  à  considérer  comme 
«neutre  »  (c'est-à-dire  comme  non  marquée).  Dans  la  mesure 
où  cette  liaison  se  produit  dans  plusieurs  (parfois  même  dans 
toutes)  les  séries  de  localisation,  les  «colorations»  en  question 
sont  abstraites  des  diverses  localisations  et  conçues  indé- 
pendamment d'elles.  Selon  les  colorations  qui  servent  comme 
marques  de  corrélation,  on  distinguera  divers  types  de 
corrélations  de  timbre. 

La  plus  répandue  est  la  corrélation  de  nioiiillure,  c'est-à-dire 
l'opposition  existant  entre  des  consonnes  de  coloration  neutre 
€t  des  consonnes  de  coloration  i  (ou  y).  Elle  apparaît  comme 
unique  corrélation  de  timbre  par  ex.  en  gaélique,  en  polonais, 
en  lithuanien,  en  russe,  en  ukrainien,  dans  le  dialecte  moldave 
du  roumain,  en  mordve,  en  japonais,  etc^.  [Niais  son  extension 
dans  le  système  des  consonnes  n'est  pas  partout  la  même  : 
en  japonais  et  en  lithuanien  elle  embrasse  toutes  les  séries 
de  localisation  ;  en  ukrainien  et  en  mordve,  elle  n'embrasse 
que  la  série  apicale  et  la  série  sifflante  de  type  s.  Même  en  ce 
qui  concerne  la  réalisation  des  consonnes  mouillées,  les 
différentes  langues  qui  possèdent  cette  corrélation  diffèrent 
assez  les  unes  des  autres.  Toutefois  le  principe  est  partout  le 
même  :  la  consonne  mouillée  possède  une  coloration  semblable 
à  celle  de  i  ou  de  y  qui  se  combine  avec  ses  autres  particularités 
phonétiques,  tandis  que  la  consonne  correspondante  non 
mouillée  ne  possède  aucune  coloration  en  i  ou  en  y.  La 
nuance  i  des  consonnes  mouillées  est  obtenue  par  l'élévation 
de  la  partie  moyenne  du  dos  de  la  langue  vers  le  palais 
dur,  et,  pour  souligner  d'une  façon  particulière  l'opposition, 


(1)  R.  O.  Jakobson,  «K  charakteristike  evrazijskosro  jazykovogo  sojuza  », 
Paris,  1931,  où  les  langues  eurasiatiques  (c'est-à-dire  de  l'Europe  orientale  et 
du  nord  de  l'Asie)  qui  ont  la  corrélation  de  mouillure  sont  énumérées.  Voir 
aussi,  du  même  auteur,  TCLP  IV,  234  et  suiv.  et  Acles  du  /F«  Congrès  Inter- 
national de  Linguistes.  (Ce  dernier  article  est  reproduit  ci-dessous  en 
appendice,  p.  351  et  suiv.). 


146  N.  s.  TBOi  bi:tzkoy 

dans  les  consonnes  non  mouillées  la  partie  postérieure  de  la 
masse  linguale  s'élève  souvent  vers  le  palais  mou^. 

Ces  déplacements  de  la  langue  produisent  souvent  des  modifications  secon- 
daires de  l'articulation,  de  sorte  que  les  consonnes  mouillées  se  distinguent 
souvent  des  consonnes  non  mouillées  correspondantes,  non  seulement  par  la 
coloration,  mais  aussi  par  des  marques  articulatoires  particulières.  Au  point 
de  vue  du  système  phonologique  de  la  langue  en  question  ces  différences  secon- 
daires d'articulations  ne  sont  pas  pertinentes,  quoique  ce  soit  souvent  elles 
qui  retiennent  l'attention  de  l'observateur  étranger.  L'opposition  entre 
consonnes  mouillées  et  non  mouillées  exerce  en  outre  une  forte  influence  sur  la 
réalisation  des  voyelles  environnantes  et  l'observateur  étranger  ne  remarque 
parfois  que  les  variantes  combinatoires  des  voyelles,  sans  percevoir  les 
diiTérences  de  timbre  des  consonnes.  C'est  là  une  illusion  acoustique  qui 
se  présente  souvent  quand  on  observe  les  autres  corrélations  consonantiques 
de  timbre.  Dans  une  langue  ayant  la  corrélation  de  mouillure,  la  «coloration» 
(ou  le  timbre)  des  consonnes  est  toujours  ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel,  et  de 
toutes  les  autres  particularités  articulatoires,  on  remarque  seulement  celles  qui 
sont  communes  à  la  consonne  en  question  et  à  son  partenaire.  Il  en  résulte 
notamment  que  dans  une  langue  de  ce  genre  la  série  palatale  est  à  peine  possible 
comme  série  autonome  de  localisation  :  elle  est  toujours  interprétée  comme 
une  série  «  apicale  mouillée  »  ou  comme  une  série  «  gutturale  mouillée  ».  Dans 
nos  «  Polabische  Studien  »  nous  avons  posé  pour  le  polabe  d'une  part  la  corré- 
lation de  mouillure  et  d'autre  part  une  série  palatale  autonome.  C'était  une 
erreur  :  l'opposition  entre  les  gutturales  k,  g  et  les  palatales  «  h  »,  «  h  »  était 
neutralisable  en  polabe,  k,  g  n'apparaissant  pas  devant  les  voyelles  antérieures,, 
tandis  que  «  h  »,  «  h  »  ne  sont  pas  tolérés  devant  consonne  et  en  finale  —  et 
comme  dans  les  autres  séries  de  localisation  règne  la  corrélation  de  mouillure, 
on  peut  considérer  les  palatales  polabes  comme  des  gutturales  mouillées  ;  par 
conséquent  on  devrait  écrire  phonologiquement  en  polabe  g'uNsna  «  gencive  » 
g'olù  «  travail  »,  k'oslû  «  pâte  »,  A-'amd  «  obscurité  »,  k'arl  «  homme  »,  k'edg 
«  où  »,    g'ôra   «  montagne  »,    k'ùn  «  cheval  »,  etc. 

De  la  corrélation  de  simple  mouillure,  il  faut  distinguer 
la  corrélation  de  mouillure  emphalique  qui  apparait  dans 
certaines  langues  du  Caucase  oriental,  à  savoir  en  tchétchène,. 
ingouche,  batse,  lakke,  oude^.  A  ce  qu'il  semble,  dans  la 
mouillure  emphatique  le  raccourcissement  du  conduit 
résonant  additionnel  est  obtenu  surtout  par  un  déplacement 
du  larynx  vers  le  haut,  la  masse  de  la  langue  se  déplaçant 
aussi  vers  l'avant.  De  la  position  particulière  du  larynx  il 
résulte,  quand  on  prononce  les  consonnes  mouillées  empha- 
tiques, un  bruit  fricatif  spécial,  «  enroué  »,  qui  s'étend  aussi 
aux  voyelles  voisines  ;  par  le  déplacement  particulier  de  la 

(1)  Une  bonne  description  phonétique  du  processus  de  mouillure  est  donnée 
par  A.  Thomson,  «  Die  Erweichung  und  Erhârtung  der  Labiale  im  Ukraini- 
schen»,  Zapysktj  isl.  fil.  viddilu  Ukr.  Akad.  Nank  XIII-XIV  (1927),  253-263. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Die  Konsonantensysterae  der  ostkaukasischen 
Sprachen»,  Caucasica  VIII. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  147 

langue  les  voyelles  voisines  reçoivent  une  teinte  plus  claire 
et  en  outre  une  prononciation  apparemment  plus  ouverte  : 
i  tend  vers  e,  a  vers  œ,  u  vers  ô.  L'observateur  étranger  est 
porté  à  ne  remarquer  que  ces  phénomènes  concomitants  ; 
il  entend  après  la  consonne  le  son  enroué  laryngal,  ainsi  que 
la  prononciation  plus  ouverte,  plus  claire  et  enrouée  des 
voyelles  voisines.  Mais  pour  le  système  phonologique  des 
langues  en  question  ces  phénomènes  concomitants  ne  sont 
pas  pertinents  :  il  ne  s'agit  que  de  la  nuance  spécifique  de  la 
consonne,  que  l'observateur  étranger  n'apprend  à  remarquer 
qu'après  une  pratique  assez  longue. 

De  même  que  dans  les  langues  à  simple  mouillure  la  série  palatale  ne  peut 
pas  exister  comme  série  de  localisation  autonome,  car  elle  est  interprétée  inévi- 
tablement, soit  comme  série  "  mouillée  apicale  »,  soit  comme  série  «  mouillée 
gutturale  »,  de  même  dans  les  langues  qui  possèdent  la  corrélation  de  mouillure 
emphatique  la  série  glottale  ou  laryngale  est  considérée  comme  une  série 
«  laryngale  mouillée  ». 

De  la  corrélation  de  mouillure  emphatique,  il  faut  distinguer 
la  corrélation  de  vélarisation  emphatique  qui  joue  un  grand 
rôle  dans  les  langues  sémitiques  et  en  particulier  en  arabe. 
Les  consonnes  emphatiques  arabes  sont  caractérisées  par 
un  renflement  de  la  racine  de  la  langue,  qui  occasionne  en 
même  temps  un  déplacement  du  larynx.  L'opposition  entre 
consonnes  «  emphatiques  »  et  «  non  emphatiques  »  existe  dans 
les  séries  apicales,  gutturales,  sifflantes  et  laryngales.  Dans 
toutes  les  séries  elle  est  accompagnée  de  déplacements 
particuliers  du  point  d'articulation  :  les  apicales  emphatiques 
ne  sont  pas  seulement  vélarisées  (au  sens  indiqué  ci-dessus), 
mais  aussi  alvéolaires,  en  opposition  avec  les  apicales  non- 
emphatiques  qui  sont  postdentales  ;  dans  les  sifflantes 
emphatiques  la  pointe  de  la  langue  est  levée  plus  haut  que 
dans  les  non-emphatiques  ;  les  gutturales  emphatiques  sont 
postdorsales  ou  uvulaires,  tandis  que  la  non-emphatique  k 
est  prédorsale  et  palatale,  et  que  son  partenaire  sonore  est, 
dans  certains  dialectes  du  Soudan  Égyptien,  prononcé  sur  le 
bord  du  palais  ;  enfin  les  laryngales  emphatiques  sont 
plutôt  pharyngales,  tandis  que  les  non-emphatiques  sont  des 
glotto-laryngales  pures^  Toutefois  on  doit  faire  abstraction 
de  ces  différences  concomitantes  dans  le  point  d'articulation. 
En  effet  dans  le  système  de  l'arabe  les  consonnes  vélarisées 
emphatiques  forment  une  catégorie  fermée  qui  s'oppose   à 

(1)  W.  H.  T.  Gairdner,  «The  Phonetics  of  Arabie  »,  Oxford  1925. 


148  N.    s.    TROUBETZKOY 

la  catégorie  des  consonnes  non-emphatiques.  Ce  qui  rend 
jusqu'à  un  certain  point  peu  claire  la  corrélation  de  vélarisa- 
tion  emphatique  en  arabe,  c'est  le  fait  qu'elle  n'embrasse 
pas  toutes  les  consonnes  des  séries  en  question  : 

non  emphatiques  :  l  d  Q  S  n  k  g   .   s  z  s  z  '^  h   .  b  f  m  r  l 
emphatiques  :  l^d^ .  B''  .    q  y  x  s^  z^  .   .    .  %  ^ 

et  de  plus  qu'elle  n'est  pas  neutralisable.  Par  conséquent,  on 
peut  discuter  le  fait  de  savoir  si  les  phonèmes  q,  y,  x  doivent 
être  considérés  comme  des  «  gutturales  emphatiques  »  ou 
comme  une  série  postvélaire  (uvulaire)  particulière,  de  même 
que  le  fait  de  savoir  si  ti,  ^  sont  des  <(  laryngales  emphatiques  » 
ou  forment  une  série  pharyngale  particulière.  Mais  étant 
donné  que  dans  les  apicales  et  les  sifflantes  aucun  doute  de  ce 
genre  n'est  permis,  on  admettra  aussi  l'existence  de  la  corré- 
lation de  vélarisation  emphatique  dans  les  laryngales  et  les 
gutturales  et  par  suite  on  pourra  représenter  x,  q,  y,  %,  ^ 
par  a;%  /c%  gr%  /i*,  ^^i.  Dans  les  langues  qui  connaissent  une 
corrélation  consonantique  de  timbre,  toutes  les  oppositions 
bilatérales  entre  séries  de  localisation  qui  admettent  une  telle 
interprétation  doivent  être  considérées  comme  des  oppositions 
privatives  dans  le  sens  de  la  corrélation  de  timbre  dont  il 
s'agit. 

Les  choses  se  présentent  d'une  façon  beaucoup  plus  simple 
et  plus  claire  dans  la  corrélation  labiale  ou  d' arrondissement 
qui  apparaît  comme  unique  corrélation  de  timbre  dans 
quelques  langues  du  Caucase  septentrional  (kabarde, 
tsakhoure,  routoul,  lesghe,  aghoul,  artchine,  koubatchine), 
en  kwakioutl  (Amérique  du  Nord) 2,  peut-être  aussi  dans 
quelques  langues  africaines  (notamment  bantoues).  En 
kwakioutl  cette  corrélation  ne  s'étend  qu'aux  deux  séries 
gutturales.  De  même  dans  les  langues  du  Caucase  qui 
présentent  cette  corrélation,  elle  apparaît  principalement 
dans  les  gutturales  antérieures  et  postérieures,  mais  elle  ne 
se  limite  pas  à  ces  séries  :  en  kabarde  et  en  lesghe  elle 
s'étend  en  outre  aux  apicales  ;  en  tsakhoure,  en  routoul  et 
en  aghoul  aux  apicales  et  aux  deux  séries  sifflantes  ;  en 
artchine  encore  en  plus  à  la  série  latérale. 

Les  différentes  corrélations  de  timbre  s'unissent  volontiers 


(1)  Note  du  Iradiicleur  :  Aucun  arabisant  up.  pourra  se  rallier  à  l'opinion 
de  l'auteur  :  voir  mon  Esquist^e  d'une  phonologie  de  V  arabe  elassiqiie,  BSL  XLIII 
(1947)  pp.  93-140. 

(2)  Franz  Boas  dans  Bnllclin  of  Ihe  Bureau  for  American  Elhnologij  XL. 


PUINCII'ES    DE   PHOXOLOGIE  149 

en  faisceaux.  Nous  ne  connaissons  que  des  faisceaux  résultant 
de  la  liaison  de  la  corrélation  de  mouillure  avec  la  corrélation 
d'arrondissement.  On  les  trouve  en  adyghé  (tcherkesse), 
oubykh,  abkhaz,  doungane,  coréen,  birman.  Les  faisceaux 
n'apparaissent  pas  dans  toutes  les  séries.  En  adyghé  par  ex. 
seule  la  série  sifflante  présente  trois  types  de  jeux  de 
timbre  (s,  s',  s^)  ;  la  série  chuintante  ne  connaît  que  la 
corrélation  de  mouillure  ;  les  deux  séries  gutturales  et  la 
série  apicale  n'ont  que  la  corrélation  d'arrondissement  ; 
les  séries  labiale,  latérale  et  laryngale  ne  connaissent  aucune 
différence  de  timbre ^  Dans  la  langue  abkhaz  écrite  appa- 
raissent trois  types  de  jeux  de  timbre  dans  les  deux  séries 
gutturales  et  dans  la  série  chuintante,  tandis  que  la  série 
sifflante  ne  connaît  que  la  corrélation  de  mouillure,  les  séries 
apicale  et  laryngale  que  la  corrélation  d'arrondissement, 
et  que  la  série  labiale  ne  présente  aucune  différence  de 
timbre^.  En  birman  seule  la  série  labiale  présente  trois  classes 
de  timbre  (p,  p',  /)°),  les  autres  séries,  à  savoir  les  deux 
apicales,  la  série  gutturale,  la  série  sifflante,  et  la  série 
palatale  ne  connaissant  par  contre  que  la  corrélation 
d'arrondissement^.  Mais  en  coréen  toutes  les  séries  de  localisa- 
tion participent  aux  deux  corrélations  de  timbre,  et  la  clarté 
du  système  est  renforcée  par  le  fait  qu'ici  tout  le  faisceau 
corrélatif  est  neutralisable*.  Dans  tous  les  cas  cités  jusqu'ici 
la  liaison  des  corrélations  de  mouillure  et  d'arrondissement 
produit  au  plus  un  faisceau  à  trois  termes.  Mais  dans  le 
dialecte  bsyb  de  l'abkhaz,  les  sons  sifflants  présentent  quatre 
classes  de  timbre  :  neutre,  simplement  mouillée,  simplement 
arrondie  et  mouillée-arrondie  {«de  coloration  iï  »).  Un  cas 
semblable  paraît  exister  dans  la  langue  bantoue  kinyar- 
wanda  décrite  par  P.  P.  Schumacher  [Anlhropos  XXVI)  : 
dans  les  bilabiales  et,  semble-t-il,  dans  la  série  chuintante 
on  distingue  quatre  classes  de  timbre,  dans  les  apicales  et 
dans  la  série  sifflante  seulement  trois,  dans  les  labiodentales 
seulement  deux,  à  savoir  /-/o,  v-v^^. 

(1)  N.  F.  Jakovlev,  «  Kratkaja  Grammatika  adygeiskogo  (k'achskogo) 
jazyka  dl'a  èkoly  i  samoobrazovanija  >■>  1930. 

(2)  Gerhard  Deeters,  «  Der  abchasische  Sprachbau  »,  Nachr.  v.  d.  Ges.  d. 
W'iss.  zii  Gôttingen,  phil.  hist.  Kl.,  Fachgr.  III,  n»  2  (1931),  290  et  suiv. 

(3)  J.  R.  Firth  dans  Bull,  of  Ihe  School  of  Oriental  Stadies  VIII,  532-33. 

(4)  A.  A.  Cholodoviô,  «  O  latinizacii  korejskogo  pis'ma  »,  Sovetskoje  Jazij- 
hoznanije  I  (1935),  147  et  suiv.  Les  groupes  «consonne  +  w  »  ont  ici  une  valeur 
monophonématique. 

(5)  Par  contre  les  rapports  qui  existent  dans  le  dialecte  japonais  de  Naga- 
saki sont  à  interpréter  autrement.  Dans  ce  dialecte  il  existe  quatre  sortes 


150  N.   s.   TROUBETZKOY 

Un  faisceau  de  corrélations  de  timbre  d'un  autre  type  devrait  peut-être  être 
posé  pour  le  vieil  indien  (sanscrit).  Comme  tout  abrègement  du  canal  buccal 
produit  au  point  de  vue  acoustique  le  renforcement  des  tons  partiels  supérieurs 
et  par  suite  une  nuance  phonique  plus  claire,  il  est  évident  que  le  timbre  des 
occlusives  «  dentales  »  et  des  sifflantes  du  vieil  indien  doit  avoir  été  plus  aigu 
que  celui  des  «  cérébrales  »  et  plus  grave  que  celui  des  «  palatales  ».  D'autre 
part  non  seulement  l'opposition  entre  «  dentales  »  et  «  palatales  »  mais  aussi 
l'opposition  entre  «  dentales  »  et  «  cérébrales  »  étaient  neutralisables  et  par 
suite  bilatérales.  Par  conséquent  il  est  possible  qu'il  existe  dans  ce  cas  un  faisceau 
corrélatif.  L'opposition  entre  occlusives  <<  dentales  »  et  «  palatales  »  {l-c,  ih-ch, 
d-j,  dh-jh)  et  entre  s  et  c  serait  à  interpréter  comme  une  corrélation  de  mouillure 
(comme  par  ex.  en  ukrainien  et  en  mordve).  L'opposition  entre  occlusives 
«  dentales  »  et  «  cérébrales  »  (/-/,  lli-th-,  d-d,  dfi-dh),  entre  nasales  {n-n)  et  entre 
sifflantes  {s-s)  pourraient  par  contre  être  traitée  comme  une  «  corrélation 
cérébrale  »  particulière,  l'essence  des  phonèmes  cérébraux  consistant  dans 
l'allongement  du  canal  additionnel  (c'est-à-dire  de  l'espace  compris  entre  le 
point  le  plus  élevé  de  la  langue  et  l'ouverture  de  la  bouche),  allongement  produit 
par  le  retrait  et  la  courbure  en  arrière  de  la  langue,  ainsi  que  dans  l'abaissement 
correspondant  du  timbre  des  consonnes  en  question.  Tout  ce  faisceau  a  bien 
entendu  un  certain  caractère  graduel.  Jusqu'à  quel  point  le  faisceau  de  timbre 
posé  en  vieil  indien  pourrait-il  être  posé  également  pour  d'autres  langues  ? 
Cela  doit  rester  pour  l'instant  dans  l'indécision.  Cela  dépend  pour  beaucoup 
du  fait  de  savoir  si  l'opposition  entre  «  dentales  »  et  «  palatales  »  est  bilatérale 
dans  les  langues  en  question,  ce  qui  ne  peut  être  prouvé  objectivement  que  si 
elle  est  neutralisable. 

^)  La  corrélation  de  claquement  a  une  zone  d'extension 
beaucoup  plus  restreinte  et,  même  sur  ce  domaine,  ne  s'étend 
qu'à  peu  de  langues  :  elle  n'existe  que  dans  quelques  langues 
bantoues  méridionales  dont  le  zoulou  est  la  plus  importante  ; 
en  outre  en  hottentot  et  en  boschiman,  langues  génétique- 
ment isolées  et  parlées  elles  aussi  en  Afrique  du  Sud  ;  enfin 
en  sandavé,  langue  géographiquement  et  génétiquement  isolée, 
parlée  dans  le  district  Kilimatinde  de  l'ancienne  Afrique 
Orientale  allemande. 

Le  côté  phonétique  des  sons  claquants  est  à  présent  bien  étudié.  On  dispose 
de  bons  enregistrements  phonétiques  et  de  descriptions  détaillées.  Il  a  paru 
récemment  toute  une  monographie  où  le  problème  du  «  click  »  a  été  traité  à  diffé- 
rents points  de  vue^.  L'auteur,  Roman  Stopa,  parle  d'une  façon  détaillée  de  la 
nature  phonétique  des  «  clicks  »,  bâtit  des  hypothèses  sur  l'origine  de  ces  sons 

de  gutturales  :  vélaires,  palatales,  vélaires  arrondies  et  palatales  arrondies. 
Mais  comme  la  corrélation  d'arrondissement  est  ici  inconnue  dans  les  autres 
séries  de  localisation,  tandis  que  la  corrélation  de  mouillure  embrasse  toutes 
les  séries,  les  gutturales  arrondies  (qui  sonnent  presque  comme  des  labiales) 
peuvent  être  traitées  comme  une  série  autonome  apparentée  (labio-vélaire), 
dans  laquelle  la  corrélation  de  mouillure  trouve  place  comme  dans  les  autres 
séries. 

(1)  Roman  Stopa,  «  Die  Schnalze,  ihre  Natur,  Entwicklung  und  Ursprung  > 
(=  Prace  Komisji  Jçzykoivej,  n°  23),  Krakôw  1935. 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  151 

et  sur  l'origine  des  langues  en  général,  mais  ne  soulève  pas  une  seule  fois  la 
question  de  la  place  des  phonèmes  claquants  dans  le  système  phonologique 
des  langues  en  question.  Très  précieuse  est  la  petite  dissertation  de  P.  de  V.  Pie- 
naar^  :  elle  n'éclaire  pas  non  plus  il  est  vrai  le  problème  phonologique,  mais 
apporte  du  moins  un  matériel  phonétique  nouveau,  sûr  et  essentiel.  A  citer 
comme  un  modèle  est  l'étude  récemment  parue  de  D.  M.  Beach*  qui  met  en 
lumière  d'une  façon  nouvelle  la  nature  phonétique  et  partiellement  la  nature 
phonologique  des  clicks.  Grâce  à  cet  excellent  travail  nous  disposons  maintenant 
d'un  exposé  absolument  sûr  de  toute  la  phonétique  du  hottentot,  dans  tousses 
dialectes  principaux  :  nama,  damara,  griqua  et  korana.  Parmi  les  autres  langues 
à  considérer,  le  zoulou  est,  du  point  de  vue  phonétique,  le  mieux  connu.  L'étude 
fondamentale  de  Clément  M.  Doke'  sur  la  phonétique  de  cette  langue  n'est 
pas  à  vrai  dire  elle-même  phonologique  dans  le  sens  que  nous  donnons  à  ce 
terme,  mais  elle  permet  d'en  déduire  sans  grande  peine  le  système  phonologique. 
De  même  pour  le  sandavé  le  système  phonologique  peut  être  déduit  dans  ses 
traits  généraux,  au  moins  en  ce  qui  concerne  le  consonantisme*.  La  même 
chose  peut  être  dite  de  la  description  de  la  phonétique  du  groupe  souto-chouana 
par  A.  N.  Tucker\  La  situation  est  un  peu  plu?  mauvaise  en  ce  qui  concerne 
le  boschiman,  c'est-à-dire  justement  la  langue  qu'on  considère  d'habitude  comme 
«  la  langue  à  clicks  par  excellence  ».  Pour  l'étude  du  boschiman  les  abondantes 
notations  de  W.  H.  Bleek*  sont  une  source  extrêmement  importante,  mais  la 
transcription  incertaine  et  inconséquente  des  sons  boschimans  rend  la  déduction 
du  système  phonologique  fort  difficile  et  même  presque  impossible,  du  moins 
sans  le  commentaire  de  la  collaboratrice  de  l'éminent  spécialiste  du  boschiman. 
A  la  vérité  P.  ]\reriggi'  est  parvenu  à  créer  un  certain  ordre  dans  cet  embrouilla- 
mini, mais  il  n'a  pas  obtenu  une  clarté  complète. 

Le  problème  qui  pour  un  phonologiste  apparaît  dans  les 
sons  claquants  des  langues  africaines  s'énonce  ainsi  :  l'opposi- 
tion entre  les  phonèmes  claquants  et  les  phonèmes  non 
claquants  est-elle  dans  ces  langues  une  opposition  de  locali- 
sation ou  une  opposition  de  mode  de  franchissement  ?  Les 
phonéticiens  qui  se  sont  occupés  de  la  nature  physiologique 
des  sons  claquants  ont  conçu  et  traité  les  particularités  spéci- 
fiques de  ces  sons  comme  des  particularités  de  mode  d'arti- 
culation. Leur  mode  d'articulation  «  claquant  »  (ou  «  avulsif  ») 
est  comparé  à  d'autres  modes  d'articulation  (inspiré,  implosif, 


(1)  P.  de  V.  Pienaar,  «  A  few  Notes  on  Phonetic  Aspect  of  Clicks  »,  Banla 
Siudies,  March  1936,  43  et  suiv. 

(2)  D.  M.  Beach,  «The  Phonetics  of  the  Hottentot  Language  »,  Cambridge  1938. 

(3)  Clément  M.  Doke,  «  The  Phonetics  of  Zulu  Language  »  (=  Banta  Siudies 
II,  1926,  Spécial  Number). 

(4)  Voir  p.  177  et  suiv. 

(5)  A.  N.  Tucker,  «  The  Comparative  Phonetics  of  Suto-Chuana  Group  of 
Bantu-Languages  »,  London  1929. 

(6)  W.  H.  Bleek  et  L.  C.  Lloyd,  »  Spécimens  of  Bushman  Folklore  »,  London 
1911. 

(7)  P.    Meriggi,   «  Versuch   einer   Grammatik   des   /_am-Buschmannischen  », 
Zeilschrifl  f.  Eingeborenensprachen  XIX. 


152  N.    s.    TROUBETZkOY 

éjectif,  etc.)  et  cela  (il  est  vrai  seulement  en  général)  sans 
égard  au  système  consonantique  d'une  langue  déterminée. 
Le  phonologiste  doit  au  contraire  considérer  la  position  des 
phonèmes  claquants  dans  les  systèmes  phonologiques  des 
différentes  langues.  Cet  examen  conduit  aux  résultats 
suivants  :  en  zoulou  où  existent  des  sons  claquants  apicaux. 
palataux  et  latéraux,  il  existe  en  outre  des  apicales,  des 
palatales  et  des  latérales  non  claquantes.  Si  l'on  fait  provi- 
soirement abstraction  des  sons  claquants,  on  doit  constater 
que  dans  toutes  les  séries  de  localisation  (parmi  lesquelles 
figurent  aussi  les  séries  apicale.  palatale  et  latérale),  il  existe 
une  consonne  sonore,  une  occlusive  récursive,  une  occlusive 
sourde  aspirée  et  une  nasale^,  Mulatis  muiandis  les  mêmes 
oppositions  existent  aussi  dans  les  trois  séries  «  claquantes  »  : 
dans  chacune  de  ces  séries  il  y  a  un  son  claquant  avec  attaque 
vocalique  douce  sonore,  un  autre  avec  attaque  vocalique 
dure  (  =  explosion  glottale),  un  troisième  avec  attaque 
vocalique  soufflée  et  enfin  un  son  claquant  nasalisé.  En  outre 
les  oppositions  entre  ces  différentes  sortes  de  sons  claquants 
sont  toutes  distinctives.  Les  apicales  claquantes,  les  palatales 
claquantes  et  les  latérales  claquantes  forment  donc  en  zoulou 
des  séries  particulières  qui  sont  parallèles  aux  séries  corres- 
pondantes sans  claquement.  En  boschiman  où  existent  les 
mêmes  quatre  types  de  sons  claquants  avec  attaque  vocalique 
douce  sonore,  dure  sourde,  soufflée,  et  avec  nasalisation),  les 
consonnes  non  claquantes  correspondantes  présentent  aussi 
ces  quatre  mêmes  modes  d'articulation,  de  sorte  qu'ici 
également  entre  apicales  et  palatales  claquantes  et  non 
claquantes  il  existe  un  rapport  de  séries  parallèles.  L'existence 
d'un  rapport  semblable  peut  également  être  prouvée  en  ce 
qui  concerne  le  sandavé,  comme  on  le  montrera  ci-dessous. 
Ce  rapport  entre  les  «  séries  claquantes  »  et  les  «  séries  non 
claquantes  «  qui  peut  être  établi  pour  le  zoulou  paraît  donc 
d'une  manière  générale  être  caractéristique  des  langues  à 
clicks.  Si  la  différence  entre  l'articulation  «  claquante  »  et 
l'articulation  '<  non  claquante  »  ne  résidait  que  dans  le  rapport 
'entre  inspiration  et  expiration,  il  serait  naturellement  impos- 
sible de  classer  cette  différence  parmi  les  oppositions  de  loca- 
lisation. Mais  les  recherches  phonétiques  les  plus  récentes 
ont  montré  que  les  clicks  exigent  toujours  une  forme  parti- 


(1)   En  outre  quelques  séries  présentent  aussi  des  spirantes  sourdes  et  la 
série  labiale  une  moyenne  <  implosive  ». 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  153 

culière  de  la  langue.  Outre  rocclusion  principale  qui  est  formée 
soit  par  les  lèvres,  soit  par  la  partie  antérieure  de  la  langue  et 
qui  produit  les  différents  types  de  claquantes  (labiales, 
dentales,  rétroflexes,  palatales,  latérales),  chaque  click  en 
présente  encore  une  seconde,  dite  «  occlusion  d'appui  »  qui 
est  toujours  vélaire,  c'est-à-dire  produite  par  l'élévation 
de  la  partie  postérieure  du  dos  de  la  langue  vers  le  palais 
mou.  Ce  qui  appartient  à  l'essence  des  clicks,  c'est  l'existence 
de  deux  occlusions  dont  l'une  doit  être  vélaire  et  dont  la 
seconde  se  forme  n'importe  où  dans  la  partie  antérieure  de 
l'espace  buccal.  Par  un  mouvement  de  succion  l'air  est 
raréfié  dans  l'espace  compris  entre  ces  deux  occlusions. 
Quand  l'occlusion  antérieure  prend  fm,  l'air  se  précipite  de 
l'extérieur  dans  cet  espace  intermédiaire  privé  d'air,  mais 
juste  à  ce  moment  l'occlusion  postérieure,  vélaire,  prend 
fin  elle  aussi.  Au  point  de  vue  phonétique  toutes  ces  particu- 
larités des  clicks  sont  également  importantes.  Mais  au  point 
de  vue  phonologique  l'existence  de  l'occlusion  vélaire  à  côté 
de  l'autre  occlusion  (qui  est  labiale,  apicale,  palatale,  etc.) 
et  la  modification  spécifique  que  cela  entraîne  dans  la  forme 
de  la  langue  (et  par  suite  dans  la  forme  de  tout  l'espace 
buccal  résonant)  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  important.  Ce  fait 
permet  de  traiter  la  différence  entre  l'articulation  claquante 
et  l'articulation  non  claquante  comme  une  opposition  de 
localisation,  et  plus  précisément  comme  une  opposition  entre 
séries  de  travail  principal  et  séries  de  travail  accessoire.  Comme 
cette  opposition  est  logiquement  privative  et  qu'elle  apparaît 
dans  plusieurs  séries  de  localisation  du  même  système,  on 
peut  l'appeler  «  corrélation  de  claquement  ». 

L'existence  d'une  «  occlusion  d'appui  »  sur  le  voile  du  palais  produit  natu- 
rellement un  déplacement  du  point  d'articulation  de  la  partie  antérieure  delà 
langue.  Par  conséquent  le  rattachement  d'une  série  claquante  à'une  série  non 
claquante  déterminée  est  parfois  très  difficile.  En  boschiman  les  consonnes  non 
claquantes  forment  une  série  labiale,  une  série  apicale,  une  série  dorsale,  une 
série  palatale,  une  série  sifflante  et  une  série  laryngale  ;  les  consonnes  claquantes 
forment  par  contre  une  série  apicale  plate,  une  série  «  cérébrale  y>,  une  série 
palatale  et  une  série  latérale.  On  ne  peut  donc  au  premier  coup  d'œil  poser 
une  corrélation  de  claquement  que  pour  les  séries  apicales  et  palatales.  Mais 
très  vraisemblablement  on  peut  dire  sur  les  claquantes  «  cérébrales  »  du  boschi- 
man ce  que  D.  M.Beach  {op.  cit.,  SI  et  suiv.)  dit  sur  les  phonèmes  correspondants 
du  hottentot,  à  savoir  que  la  courbure  en  arrière  de  la  pointe  de  la  langue  est 
un  phénomène  facultatif  et  non  essentiel.  Ce  qui  est  essentiel  pour  la  réalisation 
de  ces  claquantes  dites  cérébrales,  c'est  seulement  le  fait  qu'en  comparaison  des 
«  dentales  »  et  des  «  palatales  »  elles  se  déplacent  plus  loin  en  arrière,  de  sorte 
qu'il  se  forme  en  avant  de  la  bouche  un  espace  «  vide  »  (c'est-à-dire  non  rempli 
par  la  langue)  relativement  plus  grand.  Il  existe  donc  entre  les  «dentales  »  et 

7—1 


154  N.    s.    TROLBliITZkOY 

les  «  cérébrales  »  claquantes  un  rapport  qui  peut  être  comparé  au  rapport 
existant  entre  les  non  claquantes  apicales  et  les  gutturales  :  les  claquantes 
«  cérébrales  »  peuvent  être  considérées  par  rapport  à  la  série  gutturale  comme 
une  série  de  travail  accessoire.  Le  système  des  claquantes  du  hottentot,  tel  que 
le  décrit  D.  M.  Beach,  75-82,  peut  se  résumer  ainsi  :  il  y  a  deux  séries  d'explo- 
sives claquantes  :  dans  l'une  l'espace  buccal  antérieur  est  rempli  jusqu'aux 
dents  par  la  langue  («  série  dentialvéolaire  »  d'après  D.  M.  Beach  =  i  série 
palatale  »  d'après  les  anciens  observateurs)  ;  dans  l'autre  il  reste  en  avant  de 
la  bouche  im  espace  non  rempli  («série  alvé  laire  »  d'après  D.  M.  Beach  = 
«  série  cérébrale  »  d'après  les  anciens  observateurs).  Outre  ces  deux  séries 
«  plosives  »  existent  deux  séries  "  fricatives  »  qui  sont  l'une  par  rapport  à  l'autre 
exactement  dans  le  même  rapport  que  les  séries  «  plosives  »,  c'est-à-dire  que 
dans  l'une  la  partie  antérieure  de  l'espace  buccal  est  rempli  par  la  langue 
(série  «  dentale  »)  et  qu'elle  ne  l'est  pas  dans  l'autre  (série  «  latérale  »).  A  la  fin 
de  l'occlusion  antérieure  la  langue,  dans  la  série  «  plosive  »,  se  détache  simple- 
ment du  palais,  tandis  que  dans  la  série  «  fricative  »  elle  laisse  peu  à  peu  pénétrer 
l'air,  par  l'avant  dans  la  série  «  dentale  »,  par  les  côtés  dans  les  latérales.  Il  est 
clair  que  l'opposition  entre  «  séries  plosives  »  et  i  séries  fricatives  »  n'est  pas 
une  opposition  de  localisation.  Il  n'existe  donc  à  proprement  parler  en  hottentot 
que  deux  séries  de  localisation  claquantes,  dont  l'une  est  caractérisée  par  le 
remplissage  total  de  l'espace  buccal  antérieur,  et  l'autre  par  le  non-remplissage 
de  cet  espace.  Les  consonnes  non  claquantes  du  hottentot  se  divisent  en  labiales, 
apicales  (y  compris  les  sifflantes^  gutturales  et  laryngales.  Les  labiales  et  les 
laryngales  se  trouvent  évidemment  en  dehors  de  la  corrélation  de  claquement. 
Parmi  les  autres  séries  les  non  claquantes  apicales  correspondent  aux  «  cla- 
quantes avec  espace  antérieur  rempli  »  et  les  non  claquantes  gutturales  aux 
«  claquantes  avec  espace  antérieur  non  rempli  ».  Il  existe  donc  aussi  en  hottentot 
im  rapport  corrélatif  entre  les  séries  de  localisation  claquantes  et  non  claquantes. 

On  doit  mettre  en  relation  avec  la  corrélation  de  claque- 
ment une  autre  sorte  de  séries  à  travail  accessoire,  à  savoir 
la  «corrélation  de  gutturalisation  complète  »et  la  «corrélation 
de  labiovélarisation  ».  Ces  corrélations  apparaissent  dans 
certaines  langues  bantoues,  notamment  dan.'i  le  groupe  shona 
et  dans  une  langue  voisine  :  le  venda^.  La  corrélation  de  guttu- 
ralisation complète  ou  pure  consiste  dans  l'opposition  entre 
des  consonnes  non  vélarisées  et  d'autres  consonnes  dans 
lesquelles,  outre  l'articulation  principale,  se  fait  un  travail 
accessoire  guttural,  c'est-à-dire  une  élévation  du  dos  de  la 
langue  vers  le  palais  mou.  Cette  élévation  peut  être  si  forte 
qu'il  se  produit  tout  simplement  une  occlusion  vélaire  (ce 
qui  est  d'habitude  le  cas  dans  le  dialecte  zézourou  du  shona 
central)  ;  elle  peut  être  un  peu  plus  faible,  de  sorte  qu'il  en 
résulte  seulement  un  rétrécissement  vélaire  (ce  qui  est  carac- 
téristique des  autres  dialectes  du  shona  oriental  et  central, 
en  particulier  du    sous-groupe    karanga).   Dans    le    dialecte 

(1)  Clément  M.  Doke,  «  A  Comparative  Study  in  Shona  Phonetics  »,  Johan- 
nesburg 1931,  109  ainsi  que  110-119  et  les  palatograrames  272,  273. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  155 

zézourou  cette  corrélation  existe  dans  les  bilabiales  et  les  pala- 
tales. —  La  corrélation  de  labiovélarisation  est  une  combi- 
naison de  la  corrélation  de  gutturalisation  complète  et  de  la 
corrélation  d'arrondissement.  Elle  existe  dans  tous  les  dialectes 
du  shona  oriental  et  central  pour  les  apicales,  les  palatales 
(indépendamment  de  la  corrélation  de  gutturalisation 
complète)  et  pour  les  deux  séries  sifflantes.  L'impression 
acoustique  que  les  consonnes  pleinement  gutturalisées  et 
labiovélarisées  font  sur  un  observateur  étranger  est  celle  de 
groupes  de  consonnes  {pk,  ck,  ikw,  ckw  ou  px,  ex,  txiu,  cxw). 
Mais  elles  doivent  être  considérées  comme  monophonéma- 
tiques,  puisque  les  langues  où  elles  apparaissent  ne  tolèrent 
aucun  groupe  de  consonnes.  Si  l'on  compare  les  sons  claquants 
avec  les  sons  pleinement  gutturalisés  (ou  labiovélarisés), 
on  arrive  à  la  conviction  que  la  différence  est  seulement 
phonétique  et  pas  du  tout  plionologique.  L'élément  de  succion, 
qui  au  premier  abord  paraît  être  si  caractéristique  des  sons 
claquants,  n'est  qu'une  façon  particulière  de  dénouer 
l'occlusion  buccale  antérieure  et  il  est  beaucoup  moins 
important  pour  la  place  des  sons  claquants  dans  le  système 
phonologique  que  l'existence  de  r«  occlusion  vélaire  de 
soutien  »,  mais  celle-ci  existe  aussi  (quoique  peut-être  sous 
une  forme  moins  énergique)  dans  les  consonnes  pleinement 
gutturalisées  ou  labiovélarisées  du  zézourou  et  des  autres 
dialectes  du  shona  oriental  et  central. 

En  résumé  on  peut  dire  que  les  particularités  de  localisation 
peuvent  former  des  systèmes  d'oppositions  assez  compliqués. 
Les  séries  fondamentales  se  trouvent  entre  elles  dans  des 
rapports  d'oppositions  multilatérales  hétérogènes.  Mais 
quelques-unes  de  ces  séries  fondamentales  se  scindent  dans 
beaucoup  de  langues  en  deux  séries  apparentées  qui  se 
trouvent  entre  elles  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale 
équipollente  et  qui  sont  vis-à-vis  des  autres  séries,  fonda- 
mentales ou  apparentées,  du  même  système  dans  des  rapports 
d'opposition  multilatérale.  Enfm  chaque  série  de  localisa- 
tion peut  se  scinder  en  séries  qui  soient  entre  elles  dans  un 
rapport  d'opposition  effectivement  ou  logiquement  privative  ; 
dans  la  mesure  où  un  tel  clivage  embrasse  plusieurs  séries 
de  localisation  du  même  système  consonantique,  il  constitue 
une  corrélation  :  soit  une  corrélation  de  timbre  consonantique, 
soit  une  corrélation  de  claquement. 


156 


N.    S.    TROUBETZKOY 


d)  Phonèmes  consonanliques  en  dehors  des  séries  de  locali- 
sation. 

Dans  beaucoup  de  langues,  peut-être  même  dans  la  plupart 
d'entre  elles,  il  existe  des  phonèmes  consonantiques  qui  se 
trouvent  en  dehors  des  séries  de  localisation,  ou  du  moins  en 
dehors  des  séries  de  localisation  non  corrélatives.  La  plupart 
du  temps  les  «  liquides  »  et  «  h  »  font  partie  de  ces  phonèmes. 
Toutefois  on  ne  peut  pas  généraliser  cette  assertion,  car 
parfois  les  liquides  et  h  se  laissent  incorporer  dans  les  séries 
de  localisation.  Nous  avons  déjà  mentionné  ci-dessus  le 
ghiliak  où  r  doit  être  considéré  comme  la  continue  sonore  de 
la  série  apicale^.  En  esquimau  où  r  est  toujours  uvulaire  et 
réalisé  sans  roulement,  il  occupe  dans  la  série  postdorsale  la 
même  place  que  w  dans  la  série  labiale  et  y  dans  la  série  pré- 
dorsale ;  dans  les  apicales  cette  position  est  occupée  par  l, 
auquel  correspond  une  spirante  sourde  X,  de  sorte  qu'il  en 
résulte  le  système  suivant  2. 

k 


P 

9 
w 

(m) 


t 


X 
(n) 


9         c 

X  X  s 

Y  r 

(fo)      (h) 

Dans  les  langues  qui  possèdent  une  seule  liquide  et  où 
existe  une  série  de  localisation  palatale,  on  peut  concevoir  w 
comme  la  sonante  labiale,  y  comme  la  sonante  palatale  et 
l'unique  liquide  comme  la  sonante  apicale.  Mais  l'exactitude 
d'une  telle  conception  ne  se  laisse  démontrer  que  là  où  elle 
est  garantie  par  le  fonctionnement  du  système  ou  par  une 
mutation  grammaticale.  Il  en  est  ainsi  par  ex.  en  mendé 
(Sierra  Leone)  où  /  est  la  seule  liquide,  t  permutant  grammati- 
calement avec  /  et  cette  mutation  se  produisant  dans  les 
mêmes  conditions  que  la  mutation  p  oj  ii\  de  sorte  qu'on  peut 
poser  une  proportion  t:l  =  p:w^.  En  chichewa  où  la  seule 
liquide  est  réalisée  tantôt  comme  r,  tantôt  comme  /,  cette 
liquide  est  remplacée  après  l'adjonction  d'un  préfixe  m  ou 
n  par  d,  alors  que  dans  les  mêmes  circonstances  y  est  remplacé 
par  i  et  w  par  6*.  Dans  des  cas  de  ce  genre,  il  existe  une  preuve 


(1)  Voir  p.  75  et  suiv. 

(2)  William  Thalbitzer,  «  A  Phonellcal  Study  of  tlie  Eskimo  Language  », 
Medclelelser  om  Grônland  XXXI,  81. 

(3)  Elhel  Aginsky,  «  A  Grammar  of  Mende  Language  »,  Language  Disser- 
tations (Ling.  Soc.  of  America),  n»  20  (1935). 

(4)  Mark  H.  Watkins,  «A  Grammar  of  Chichewa,  a  Bantu  Language  in 
British  Central  Africa  »,  Language  Dissertations  (Ling.  Soc.  of  America),  n°  24 
(1937). 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  157 

objective  que  l'unique  liquide  appartient  à  la  série  apicale. 
Mais  là  où  n'existent  pas  de  semblables  preuves,  l'apparte- 
nance de  l'unique  liquide  à  une  classe  de  localisation 
déterminée  est  toujours  douteuse.  Dans  les  langues  ayant 
plus  de  deux  liquides,  l'appartenance  d'au  moins  une  ou  deux 
liquides  à  une  classe  de  localisation  déterminée  n'est  pas  rare 
ainsi  par  ex.  en  serbo-croate  (stokave)  le  rapport  de  /  à  /  est 
évidemment  analogue  aux  rapports  n:n,  t:c,  d:d;  il  en 
résulte  que  /  est  à  classer  dans  la  série  dentale  et  /  dans  la 
série  palatale,  de  sorte  que  r  reste  seul  en  dehors  des  classes 
de  localisation  ;  sur  le  tamoul,  voir  ci-dessous  (p.  159  et 
suiv.). 

La  plupart  des  langues  du  monde  ne  possèdent  que  deux 
liquides.  Celles-ci  ne  se  laissent  que  très  rarement  incorporer 
dans  les  classes  de  localisation^  et  se  trouvent  en  général  en 
dehors  d'elles.  Elles  forment  une  opposition  bilatérale^  qui 
peut  être  conçue  comme  logiquement  privative  :  le  rapport 
r-l  pouvant  être  interprété  soit  comme  «  roulé-non  roulé  », 
soit  comme  «  latéral-non  latéral  ».  Dans  une  langue  comme 
l'italien  où  r  est  toujours  réalisé  comme  une  vibrante  roulée, 
la  première  interprétation  est  la  plus  probable,  tandis  qu'en 
allemand  où  des  variétés  non  roulées  du  son  r  sont  très 
fréquentes  comme  réalisations  du  phonème  r,  seule  la  seconde 
interprétation  est  possible.  Mais  dans  la  mesure  où  l'opposition 
r-l  n'est  pas  neutralisable  dans  une  langue  donnée,  elle  reste 
seulement  logiquement  privative.  En  outre  l'opposition  entre 
r  et  /  n'est  en  tout  cas  pas  une  opposition  de  localisation, 
mais  une  opposition  de  mode  de  franchissement,  et  cela  même 
dans  les  langues  comme  l'allemand  où  r  est  la  liquide  «  non 
latérale  »  et  /  la  liquide  «  latérale  ».  En  effet  du  point  de  vue 
phonologique  l'articulation  latérale  ne  peut  être  considérée 


(1)  Les  cas  du  ghiliak  et  de  l'esquimau  ont  déjà  été  mentionnés  ci-dessus. 
Dans  quelques  langues  bantoues,  l'une  des  liquides  est  un  /  normal  (alvéolaire), 
l'autre  par  contre  un  /  rétroflexe  (qui  est  parfois  de  type  r).  Dans  des  langues 
de  ce  genre  les  deux  liquides  sont  souvent  «  localisables  »,  ainsi  par  ex.  en 
souahéli  (dialecte  mombesa),  où  une  série  rétroflexe  s'oppose  à  la  série  apicale 
plate  —  ou  encore  en  pédi  où  le  /  rétroflexe  appartient  évidemment  à  la  série 
apicale,  le  /  dental  par  contre  à  la  série  latérale.  Sur  les  systèmes  consonan- 
tiques  de  ces  langues,  voir  Cari  Meinhof,  «  Grundriss  einer  Lautlehre  der  Bantu- 
Sprachen  »,  Berlin  1910. 

(2)  ISoîe  du  traducleur:  A.  Martinet  objecte  qu'on  ne  saurait  parler  de  deux 
«  liquides  »  «  que  dans  une  langue  où  l'examen  des  oppositions  phonologiques 
amènerait  à  dégager  un  trait  pertinent  commun  aux  deux  phonèmes  /et  r  ». 
(BSL  XLII,  1942-45,  fasc.  2,  p.  27). 


158  N.    s.    TROUBETZKOY 

comme  une  particularité  de  localisation  que  si  elle  est  propre 
à  plusieurs  phonèmes  dont  les  autres  marques  distinctives 
sont  semblables  aux  particularités  de  mode  de  franchissement 
présentées  par  les  phonèmes  d'autres  séries  fondamentales 
(ou  apparentées)  appartenant  au  même  système  (comme  c'est 
le  cas  par  ex.  en  pédi,  en  sandavé,  en  tlingit,  en  chinook,  en 
adyghé,  en  avar,  etc.).  Mais  dans  les  langues  où  il  n'existe 
qu'un  seul  phonème  latéral  et  où  ce  phonème  n'est  en  rapport 
d'opposition  bilatérale  qu'avec  r  qui  est  en  dehors  des  séries 
de  localisation,  Tarticulation  latérale  (c'est-à-dire  l'écoulement 
libre,  sans  frottement,  de  l'air  expiré  par  l'intervalle  existant 
entre  un  côté  de  la  langue  et  la  paroi  latérale  de  l'espace 
buccal)  doit  être  considérée  comme  un  mode  de  franchisse- 
ment particulier.  Le  caractère  ambigu  de  l'articulation 
latérale,  qui  offre  tant  de  difficulté  pour  la  méthode 
phonétique,  est  pour  la  méthode  phonologiqae  quelque  chose 
de  tout  à  fait  évident,  d'autant  plus  que  dans  cette 
méthode  il  s'agit  seulement  de  savoir  avec  quel  phonème 
se  trouve  en  rapport  d'opposition  le  phonème  latéral  en 
question,  et  de  quelle  sorte  est  ce  rapport  d'opposition. 

Quant  à  /i,  il  est  dans  beaucoup  de  langues  «  le  phonème 
consonantique  indéterminé  en  général  »,  mais  dans  beaucoup 
d'autres  il  est  rangé  dans  une  série  de  localisation  déterminée  : 
soit  dans  la  «  série  gutturale  »  (qui  dans  ce  cas  est  caractérisée 
seulement  par  la  non  participation  de  la  pointe  de  la  langue  et 
des  lèvres),  soit  dans  une  série  laryngale  particulière.  Cette 
dernière  éventualité  se  présente  notamment  si  le  même 
système  contient  une  explosive  laryngale  (occlusive  glottale) 
qui  soit  vis-à-vis  de  h  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale. 
En  danois,  où  h  n'apparaît  que  dans  les  positions  phoniques 
où  les  douces  (sourdes)  non  aspirées  b,  d,  g  s'opposent  aux 
fortes  aspirées  p,  t,  k,  h  se  trouve  vis-à-vis  de  l'attaque 
vocalique  non  aspirée  dans  le  même  rapport  d'opposition 
que  p,  i,  k  vis-à-vis  de  6,  d,  g^.  Ici  on  pourrait  donc  poser  une 
série  laryngale  dans  laquelle  h  serait  r«  aspirée  »  (ou  la 
«  forte  »).  En  allemand  au  contraire  où  le  rapport  entre  h  et 
l'attaque  vocalique  non  soufflée  n'est  pas  parallèle  au  rapport 
existant  entre  p,  t,  k  et  b,  d,  g  (entre  voyelles  h  est  sonore, 
p,  /,  k  sont  au  contraire  sourds  en  cette  position  ;  en  finale  h 
n'apparaît   pas,   tandis   que   p,    /,    A    représentent   en   cette 


(1)  A.  Martinet,  «La  phonologie  du  mot  en  danois»,  Paris  1937  (=  BSL 
XXXVIII,  1937,  2). 


I 

I 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  159 

position  les  archiplioiièmes  des  oppositions  neutralisées 
p-b,  i-d,  k-g),  h  doit  être  considéré  comme  un  phonème 
«  indéterminé  »  se  trouvant  en  dehors  des  séries  de  localisa- 
tion. Il  en  est  de  même  dans  beaucoup  d'autres  langues. 

B)   Particularités  de  mode  de  franchissement 

a)  Les  degrés  d' obstacle  et  les  corrélations  de  mode  de  fran- 
chissement du  premier  degré. 

Il  a  été  dit  ci-dessus  (p.  97  et  suiv.)  que  la  création  d'un  obs- 
tacle et  son  franchissement  constituaient  l'essence  de  la  con- 
sonne. Envisagée  sous  cet  angle,  la  classification  usuelle  des 
consonnes  en  occlusives,  fricatives  (ou  spirantes)  et  sonantes 
doit  être  considérée  comme  une  classification  d'après  les  degrés 
d'obstacle.  Le  plus  haut  degré  d'obstacle  existe  dans  les 
occlusives,  le  degré  moyen  dans  les  fricatives,  et  le  degré  le  plus 
faible  dans  les  sonantes  (qui  peuvent  se  rapprocher  de 
!'((  absence  d'obstacle  »  qui  constitue  l'essence  des  voyelles, 
sans  toutefois  parvenir  à  l'atteindre).  Les  occlusives  sont  des 
momentanées,  tandis  que  les  fricatives  et  les  sonantes  sont 
des  duratives  ;  d'autre  part  les  occlusives  et  les  fricatives 
peuvent,  en  opposition  avec  les  sonantes,  être  appelées  des 
bruyantes.  Entre  les  trois  degrés  d'obstacle  peuvent  donc 
exister  cinq  oppositions  bilatérales  :  a)  sonante-bruyante, 
b)  momentanée-durative,  c)  occlusive-fricative,  d)  fricativ^e- 
sonante,  e)  occlusive-sonante.  Toutes  les  cinq  sont  logique- 
ment privatives  et  si  elles  sont  proportionnelles  dans  le  système 
donné  (c'est-à-dire  si  elles  apparaissent  dans  plusieurs  séries 
de  localisation),  il  résulte  de  chacune  d'elles  une  corrélation 
particulière  qui  peut  être  appelée  corrélation  de  mode  de 
franchissement  du  premier  degré. 

La  corrélation  sonantique,  c'est-à-dire  une  opposition  bi- 
latérale et  proportionnelle  entre  sonantes  et  bruyantes,  n'est 
évidemment  possible  que  dans  les  langues  où  l'opposition  entre 
occlusives  et  fricatives  est  sans  importance  phonologique.  Un 
cas  de  ce  genre  existe  sous  une  forme  très  claire  en  tamouP. 
Il  y  a  dans  cette  langue  cinq  phonèmes  bruyants  qui  sont 
réalisés  différemment  selon  l'entourage  phonétique  :  à 
l'initiale  comme  occlusives  aspirées  (p**,  V\  t^,  /r'',  c^),  à 
l'intérieur  du  mot  après  voyelle  comme  spirantes   ([3,   S,  ^ 

(1)  .1.  R.  Firth,  «A  short  Oulline  of  Tamil  Pronounciation  »  (Appendice  à 
la  2""  édition  de  Ardens  «  Grammar  of  Common  Tamil  »),  1934. 


160 


N.    S.    TROUBETZKOY 


comme  sonores,  x,  ç  la  plupart  du  temps  comme  sourdes),  après 
nasale  comme  occlusives  sonores  [b,  d,  d,  g,  j)  et  après  r  comme 
occlusives  sourdes  non  aspirées  (p,  i,  t,  h,  c).  Les  oppositions 
entre  bruyantes  sonores  et  sourdes,  aspirées  et  non  aspirées, 
de  même  qu'entre  occlusives  et  spirantes  sont  donc  ici 
réglées  par  l'entourage  phonétique  et  phonologiquement  non 
pertinentes.  L'essence  phonologique  des  cinq  phonèmes  ta- 
mouls,  dont  il  vient  d'être  question  réside  d'une  part  dans  le 
fait  qu'ils  appartiennent  à  des  classes  de  localisation  déter- 
minées et  d'autre  part  dans  le  fait  qu'ils  sont  des  bruyantes. 
En  face  de  ces  cinq  bruyantes  existent  en  tamoul  cinq 
sonantes  en  face  :  du  phonème  labial  P  un  iv,  en  face  de  l'apicale 
plate  T  un  /,  en  face  de  l'apicale  rétroflexe  T  un  /  rétroflexe, 
en  face  de  la  sifflante  palatale  C  un  y.  Quant  au  phonème 
guttural /v,  la  sonante  R  («  J  »  dans  la  transcription  de  J.  Firth) 
paraît  lui  correspondre  en  tamoul  ;  sa  réalisation  est  décrite 
par  J.  Firth  de  la  façon  suivante  :  «c'est  une  durative  non 
fricative  avec  une  nuance  de  voyelle  postérieure  indéter- 
minée ;  il  est  produit  par  le  retrait  en  arrière  de  tout  le  corps 
de  la  langue  et  par  l'élargissement  sur  les  deux  côtés  du  bord 
de  la  langue,  celui-ci  devenant  épais,  court  et  sans  pointe,  et 
se  rapprochant  du  milieu  du  palais  dur  »  (XVI).  Seul  le  r 
tamoul  est  tout  à  fait  en  dehors  des  classes  de  localisation 
et  ne  se  trouve  vis-à-vis  d'aucun  autre  phonème  dans  un 
rapport  d'opposition  bilatérale^.  Il  s'agit  donc  en  tamoul 
d'une  corrélalîon  de  sonanlisme  (ou  d'une  corrélation  liquide 
si  l'on  se  résout  à  considérer  aussi  w  et  y  comme  des  liquides)^ 
qui  embrasse  tout  le  système  consonantique,  à  l'exception 
de  r-.  Xous  ne  connaissons  pas  d'autres  exemples  de  ce  genre. 
La  plupart  du  temps  ou  bien  les  sonantes  sont  tout  à  fait 
en  dehors  des  séries  de  localisation  et  forment  à  elles  seules 
une  classe  de  phonèmes,  car  elles  se  trouvent  entre  elles  dans 
des  rapports  d'oppositions  bilatérales,  tandis  qu'elles  sont 
vis-à-vis  des  autres  phonèmes  dans  des  rapports  d'oppositions 
multilatérales,  ou  bien  ce  ne  sont  pas  tous  les  phonèmes 
sonantiques,  mais  seulement  quelques-uns  d'entre  eux    qui 


[(1)  Cette  position  particulière  du  r  dans  le  système  consonantique  tamoul 
fait  qu'il  est  le  seul  phonème  sonantique  après  lequel  puissent  se  trouver  d'autres 
consonnes  (p,  l,  k,  n)  et  qui  apparaisse  non  seulement  après  voyelle,  mais 
aussi  après  consonne  (notamment  après  /).  Après  /,  p  et  i'  sont  à  la  vérité  admis, 
mais  semble-t-il  seulement  dans  des  mots  étrangers,  par  ex.  reyilvee  «  chemin 
de  fer  ». 

(2)  Voir  en  appendice  les  observations  de  P.  Meile  sur  tout  ce  passage. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  161 

sont  inclus  dans  le  système  des  séries  de  localisation  et  qui 
se  trouvent  dans  des  rapports  d'oppositions  bilatérales 
vis-à-vis  d'une  classe  déterminée  de  bruyantes. 

L'opposition  bilatérale  entre  momentanées  et  duraLives 
suppose  que  l'opposition  entre  fricatives  et  sonantes  n'a  pas 
de  valeur  phonologique  ;  il  est  extrêmement  rare  qu'elle 
apparaisse  sous  sa  forme  pure  :  du  moins  nous  ne  connaissons 
pas  un  seul  système  consonantique  qui  soit  construit  d'après 
ce  principe.  Il  y  a,  il  est  vrai,  des  langues  où  les  sonantes  orales 
forment  avec  les  spirantes  une  classe  de  phonèmes  duratifs 
qui  s'oppose  dans  toutes  les  séries  de  localisation  ou  dans 
beaucoup  d'entre  elles  à  la  classe  des  phonèmes  momentanés. 
Mais  cette  corrélation  n'apparaît  pas  seule  (du  moins  dans 
les  cas  que  nous  connaissons),  mais  uniquement  en  liaison 
avec  d'autres  corrélations,  et  de  telle  sorte  que  soit  les 
momentanées,  soit  les  duratives,  soit  les  deux  catégories  à  la 
fois,  se  divisent  en  sourdes  et  en  sonores,  ou  en  douces  et  en 
fortes,  etc.  Que  l'on  compare  par  ex.  les  systèmes  consonan- 
tiques  déjà  cités  ci-dessus  de  l'esquimau  (p.  156)  et  du  guiliak 
(p.  75  et  suiv.).  Cette  corrélation  (qu'on  peut  appeler  corrélation 
durative  ou  corrélation  momentanée)  n'est  donc  jamais  qu'un 
terme  d'un  faisceau  de  corrélations. 

La  corrélation  sonantique  et  la  corrélation  momentanée 
sont  en  somme  des  phénomènes  rares.  Plus  fréquemment  les 
trois  degrés  d'obstacles  (occlusives,  spirantes  et  sonantes) 
s'opposent  entre  eux  par  paires,  de  sorte  que  ces  oppositions 
n'embrassent  la  plupart  du  temps  qu'une  partie  du  système 
consonantique. 

Nous  appelons  corrélation  de  rapprochement  ou  corrélation 
occlusive  l'opposition  entre  occlusives  et  spirantes  existant 
en  même  temps  dans  plusieurs  séries  de  localisation.  En 
allemand  cette  corrélation  existe  dans  les  dorsales,  dans  les 
labiodentales  et  dans  la  série  sifflante  de  type  s  [k-ch,  pf-fr 
tz-ss).  En  polonais,  tchèque,  slovaque  et  ukrainien  cette 
corrélation  embrasse  les  gutturales  et  toutes  les  séries 
sifflantes  ;  en  serbo-croate  et  en  hongrois  elle  se  limite  aux 
deux  séries  sifflantes  (serbo-croate  c-s,  g-z,  c-s ;  hongrois  cs-s, 
dzs-zs,  c-sz,  dz-z)  ;  en  albanais,  outre  les  deux  séries  sifflantes 
[c-s,  «  X  »-z,  «  ç  »-«  sh  »,  «  xh  »-«  zh  »),  elle  embrasse  en  plus  les 
labiales  (p-/,  6-y)  et  les  apicales  (/-«  th  »,  d-«  dh  »)  ;  en  grec 
moderne  elle  embrasse  toutes  les  séries  de  localisation  (7^-9, 
T-0,  x-7,  tct-(t),  etc.  En  anglais,  l'opposition  entre  occlusives 
et   spirantes   existe   évidemment    dans   les   sons   chuintants 


162  N.    s.    TROLBKTZKOY 

[c-s.  3-z)  ;  toutefois  dans  les  apicales  et  les  labiales  anglaises 
la  chose  n'est  pas  tout  à  fait  claire  :  i  et  d  anglais  sont 
réalisés  avec  une  position  de  la  pointe  de  la  langue  assez 
haute,  et  dans  l'aspiration  énergique,  comme  aiïriquée,  du 
î  initial  on  peut  entendre  un  son  de  passage  de  type  s;  au 
contraire  les  spirantes  apicales  plates  6,  S  sont  réalisées  en 
anglais  avec  une  position  de  la  pointe  de  la  langue  assez 
basse  («  interdentale  »)  ;  de  même  p-b  sont  «  bilabiaux  »,  mais 
f-v  <■  labiodentaux  ».  Sans  doute  en  grec  moderne  et  en 
albanais  les  spirantes  labiales  et  dentales  ne  coïncident  pas 
exactement,  quant  à  leurs  points  d'articulation,  avec  les 
occlusives  correspondantes,  mais  une  exacte  coïncidence 
existe  dans  ces  langues  pour  deux  autres  séries  de  localisation 
(albanais,  séries  5  et  s  :  grec  moderne,  séries  /  et  a),  ce  qui 
crée  une  «  contrainte  du  système  «.  En  outre,  les  oppositions 
p-/.  f-6,  k-x,  sont  neutralisables  en  grec  moderne  et  il  existe 
entre  leurs  termes  une  permutation  grammaticale.  Comme 
ces  conditions  font  défaut  en  anglais  (et  que  l'aspiration 
fricative  de  î,  p  initiaux  souligne  d'une  façon  particulière  leurs 
difïérences  de  localisation  phonétique  par  rapport  à  6.  /), 
on  peut  douter  que  les  oppositions  i.d-d,8  et  p,b-f,v  doivent 
être  conçues  en  anglais  comme  des  «  oppositions  de 
rapprochement  «^  Des  doutes  analogues  surgissent  dans 
beaucoup  d'autres  langues,  mais  on  peut  dire  toutefois  que 
dans  la  plupart  des  cas  la  chose  est  tout  à  fait  claire  et  que  la 
corrélation  de  rapprochement  en  tant  que  telle  est  une  des 
corrélations  les  plus  répandues  dans  les  langues  de  toutes 
les  parties  du  monde,  quoiqu'elle  ne  soit  représentée  que 
rarement   dans  toutes  les  séries  de  localisation. 

Par  contre  un  rapport  d'opposition  bilatérale  entre  une 
sonante  et  une  fricative  est  un  phénomène  phonologique  très 
rare.  En  tchèque  un  rapport  de  ce  genre  existe  entre  r  et  r, 
en  zoulou  et  dans  la  langue  des  indiens  du  pueblo  de  Taos 
(Nouveau-Mexique)^  entre  /  et  f.  Dans  beaucoup  de  langues 
un  rapport  semblable  paraît  exister  entre  w  et  ^  (ou  v)  ; 
toutefois  dans  chacun  des  cas  de  ce  genre  on  doit  rechercher 
si  w  est  réellement  une  consonne  et  n'est  pas  plutôt  une 
variante  combinatoire  de  la  voyelle  11  :  quand  on  a  écarté  ces 
cas  douteux,  il  ne  reste  que  très  peu  de  langues  ayant  l'oppo- 

(1)  Quoiqu'il  en  soit  le  h  anglais  ne  peut  en  aucun  (  a-  être  considéré  comme 
la  spirante  de  la  série  gutturale  (point  .-ur  lequel  Kerap  Malone  et  A.  Martinet 
ont  raison  contre  B.  Trnka).  Sur  le  français,  voir  ci-dessus  p.  141. 

(2)  D'après  G.  L.  Trager  dans  Maître  Phonélique,  3*  série,  n"  56. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  163 

sition  «  sonante  labiale  »  —  «  spirante  labiale  sonore  »  (par 
ex.  le  kurine,  le  pédi,  le  chichéwa  et  quelques  autres).  En  ce 
qui  concerne  l'opposition  entre  la  sonante  palatale  et  la 
spirante  palatale  sonore,  nous  n'en  connaissons  pas  un  seul 
exemple^.  Les  cas  où  deux  phonèmes  consonantiques  sont 
réellement  distingués  par  l'existence  ou  la  non-existence  d'un 
bruit  de  frottement  sont  donc  extrêmement  rares.  En  aucune 
langue  cette  opposition  ne  paraît  prendre  la  forme  d'une  corré- 
lation embrassant  plusieurs  séries  de  localisation. 

En  ce  qui  concerne  l'opposition  entre  sonantes  et  occlusives, 
elle  existe  en  tant  que  corrélation  avant  tout  dans  les  langues 
qui  ne  possèdent  aucune  spirante,  par  ex.  dans  le  dialecte  orien- 
tal du  nouba  (Soudan  Égyptien)  où  aux  cinq  occlusives  sonores 
b,  d,  d  (interdental),  gr,  /  s'opposent  autant  de  sonantes,  à 
savoir  w,  l,  r,  y,  y^,  parmi  lesquelles  w,  y,  et  y  se  trouvent 
évidemment  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  vis-à-vis 
de  6,  g,  j,  et  r,  /  doivent  peut-être  se  ranger  dans  les  deux 
séries  apicales  apparentées.  Mais  des  oppositions  bilatérales 
entre  des  sonantes  et  des  occlusives  existent  aussi  dans 
d'autres  langues  :  en  serbo-croate  (stokave)  existe  la  propor- 
tion h:  V  =  d:  l  —  d:  I  [Ij)  et  dans  les  dialectes  monténégrins 
.où  le  X  vieux-slave  est  devenu  une  durative  vélaire  sonore, 
sans  bruit  de  frottement  sensible^,  la  proportion  apparaît 
encore  augmentée  de  la  paire  g  :y.  En  danois,  notamment  dans 
la  langue  écrite,  existe  une  opposition  proportionnelle  entre 
les  douces  b,  d,  g  d'une  part  et  les  duratives  v,  S,  y  d'autre 
part  ;  comme  v,  S,  y  danois  sont  réalisés  presque  sans  bruit 
de  frottement  et  que  leur  association  avec  une  voyelle 
précédente  est  égale  prosodiquement  à  un  support  de  syllabe 
long  (de  même  que  les  groupements  «  voyelle  +r  ou  /  »  et 
«  voyelle+m  ou  n  »)  ,  ces  phonèmes  peuvent,  au  point  de  vue 
du  système  phonologique  danois,  être  considérés  comme  des 
sonantes^.  Il  s'agit  donc  également  ici  d'une  corrélation  qui 

(1)  Dans  les  dialectes  cakaves  septentrionaux  du  croate  où  d'après  A.  Belid 
et  M.  Malecki  le  /  provenant  de  /  vieux-slave  (par  ex.  dans  jaje  «  œuf  »)  se 
distingue  du  /  d'autre  origine  (par  ex.  dans  zaja  «  soif  »),  le  premier  n'est  pas 
du  point  de  vue  phonologique  un  phonème  con  onantique,  mais  seulement 
une  variante  combinatoire  du  phonème  vocalique  i  en  contact  immédiat  avec 
d'autres  voyelles. 

(2)  A.  N.  Tucker,  op.  cil. 

(3)  R.  Boskoviô,  «  O  prirodi,  razvitku  i  zamenicima  glasa  h  n  govorima 
Crne  Gore  »  {Juz.  Fil.  XI,  1931),  179  et  suiv. 

(4)  A.  Martinet,  «  La  phonologie  du  mot  en  danois  »,  considère  il  est  vrai 
V,  8,  y  danois  comme  des  spirantes  —  mais  à  tort,  car  ces  phonèmes  sont  traités 


164  N.   s.   TROUBETZKOY 

embrasse  toutes  les  occlusives  douces  et  une  partie  des 
sonantes.  Comme  les  occlusives  et  les  sonantes  sont  aussi 
bien  au  point  de  vue  acoustique  qu'au  point  de  vue  articu- 
latoire  des  types  d'articulation  différant  au  maximum,  cette 
corrélation  peut  être  appelée  corrélation  (consonantique)  de 
conlrasie.  Il  est  à  remarquer  que  dans  tous  les  cas  cités 
ci-dessus,  le  degré  phonétiquement  intermédiaire  entre  les 
occlusives  et  les  sonantes,  à  savoir  les  spirantes  (sonores  ou 
douces)  fait  défaut  :  le  nouba  oriental  ne  connaît  en  somme 
aucune  spirante  ;  en  serbo-croate  et  en  danois  il  n'existe 
pas  de  spirantes,  du  moins  dans  les  séries  de  localisation  qui 
participent  à  la  «  corrélation  de  contraste  ».  Cela  est  bien 
compréhensible,  car  c'est  seulement  à  cette  condition  que 
l'opposition  entre  occlusives  et  sonantes  peut  être  bilatérale. 

b)  Corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second  degré. 

Comme  on  a  pu  le  voir  par  ce  qui  précède,  il  est  relativement 
rare  que  les  corrélations  résultant  d'oppositions  bilatérales 
entre  différents  degrés  d'obstacle  embrassent  la  totalité  du 
système  consonantique.  D'habitude  quelques  phonèmes 
consonantiques  ne  participent  pas  à  ces  corrélations,  mais 
entrent  dans  des  rapports  déterminés  d'oppositions  bilatérales 
avec  d'autres  phonèmes  ayant  le  même  degré  d'obstacle. 
Les  oppositions  bilatérales  entre  phonèmes  ayant  le  même 
degré  d'obstacle  (et  la  même  série  de  localisation)  produisent 
des  corrélations  particulières  qu'on  peut  appeler  corrélations 
de  mode  de  franchissement  du  second  degré,  pour  les  différencier 
des  corrélations  primaires  qui  résultent  de  l'opposition  des 
trois  degrés  d'obstacle. 

Dans  chaque  paire  corrélative  appartenant  à  une  corréla- 
tion de  mode  de  franchissement  du  second  degré  les  deux 
termes  de  l'opposition  doivent  appartenir  au  même  degré 
d'obstacle.  Mais  d'autre  part  une  corrélation  de  franchissement 
du  second  degré  n'est  pas  en  théorie  liée  à  un  degré  d'obstacle 
déterminé  et  peut  apparaître  selon  les  langues  dans  différents 
degrés  d'obstacle. 

Nous  distinguons  les  six  types  suivants  de  corrélations  de 
franchissement  du  second  degré  : 

en  danois  comme  r,  l,  /.  Seuls  f  et  s  sont  en  danois  de  véritables  spirantes.  Mais 
comme  ces  phonèmes  ne  correspondent  à  aucune  occlusive  et  qu'ils  sont  les 
seuls  représentants  de  leurs  classes  de  localisation  respectives  (/  de  la  série 
labiodentale  et  s  de  la  série  sifflante)  leur  caractère  spirant  est  phonologique- 
ment  non  pertinent.  Sur  le  rapport  v-f,  voir  A.  Martinet,  op.  cit.,  38. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  165 

La  corrélation  de  tension,  c'est-à-dire  l'opposition  entre  des 
«  fortes  »  et  des  «  douces  ».  Dans  cette  opposition  la  force  de 
l'obstacle  et  celle  du  moyen  employé  pour  le  franchir  (pression 
de  l'air)  se  proportionnent  l'une  à  l'autre  :  si  l'obstacle  est 
renforcé  par  la  tension  de  la  musculature  buccale,  la  pression 
de  l'air  devient  en  même  temps  plus  forte.  Par  contre  si  les 
muscles  des  organes  buccaux  se  relâchent,  la  pression  de  l'air 
devient  également  plus  faible. 

La  corrélation  d'intensité  (ou  de  pression)  présente  un  rapport 
quelque  peu  différent  entre  la  solidité  de  l'obstacle  et  la  force 
de  pression  du  souffle  :  quand  les  muscles  des  organes  buccaux 
sont  peu  tendus,  la  pression  de  l'air  semble  trop  forte,  d'où 
la  brièveté  et  l'aspiration  éventuelle  du  terme  «  faible  »  de 
l'opposition  ;  quand  la  musculature  buccale  est  tendue,  la 
pression  de  l'air  paraît  tout  juste  capable  de  remplir  son 
office,  d'où  la  longueur  relative,  le  manque  d'aspiration  et  le 
franchissement  pénible  de  l'obstacle  dans  le  terme  «  fort  » 
de   l'opposition, 

La  corrélation  vocale,  c'est-à-dire  l'opposition  entre 
consonnes  sourdes  et  sonores. 

La  corrélation  d'aspiration,  c'est-à-dire  l'opposition  entre 
consonnes  aspirées  et  non  aspirées  (dans  la  mesure  où  seule 
l'aspiration,  et  non  pas  d'autres  particularités  articulatoires, 
est  phonologiquement  importante). 

La  corrélation  de  récursion,  c'est-à-dire  l'opposition  entre  les 
consonnes  qui  sont  produites  par  l'air  venant  des  poumons  et 
celles  qui  sont  produites  seulement  par  la  masse  d'air  rassem- 
blée au-dessus  de  la  glotte  fermée  et  que  celle-ci  expulse  au 
moyen  d'une  sorte  de  coup  de  piston^. 


(1)  DifTérents  noms  ont  été  proposés  pour  ces  consonnes.  L'appellation  la 
plus  répandue  est  «  consonnes  à  occlusion  glottale  »,  mais  elle  est  un  peu  ambiguë, 
car  l'occlusion  glottale  peut  être  aussi  un  phonème  indépendant  et  elle  n'est 
pas  seulement  propre  à  ces  consonnes.  Pour  la  même  raison,  on  doit  rejeter 
le  nom  de  «  glottocclusives  »  employée  par  N.  S.  Troubetzkoy  dans  son  article 
«  Les  systèmes  consonantiques  des  langues  du  Caucase  oriental  »,  Caucasica 
V'III.  Le  nom  proposé  par  N.  Jakovlev  (dans  son  «  Tablicy  fonetiki  kabar- 
dinskogo  jazyka  »)  :  «  consonnes  à  expiration  supraglottale  »  est  lourd  et 
n'exprime  pas  assez  clairement  la  nature  de  ces  consonnes.  Cette  nature  est 
mieux  indiquée  par  le  nom  d'à  éjectives  »  employé  par  les  phonéticiens  anglais 
(spécialement  par  les  africanistes)  :  il  exprime  bien  l'énergique  remontée  de  la 
glotte  qui,  comme  un  piston,  «  éjecte  )>  l'air  se  trouvant  au-dessus  d'elle. 
N.  S.  Troubetzkoy  voulait  également  dire  la  même  chose  quand  en  1922,  dans 
un  article  du  BSL  XXII 1,  il  choisissait  pour  ces  consonnes  Tappellalion  de 
•  récursives  »  (qui  du  reste  avait  déjà  été  employée  dans  les  travaux  caucaso- 


166  >.    s.    TROCBETZKOY 

La  corrélation  de  relâchement,  c'est-à-dire  l'opposition  entre 
des  occlusives  dont  l'occlusion  buccale  se  rompt  violemment 
et  d'autres  dont  l'occlusion  «  se  relâche  »^ 

On  pourrait  peut-être  citer  comme  septième  corrélation 
de  mode  de  franchissement  du  second  degré  la  corrélation 
de  préaspiration,  c'est-à-dire  l'opposition  entre  des  consonnes 
à  implosion  aspirée  et  d'autres  dépourvues  de  cette  implosion. 
Cette  opposition  existe  dans  quelques  langues  américaines 
(par  ex.  en  fox,  en  hopi),  mais  on  ne  saurait  dire  si  les 
consonnes  «  préaspirées  »  doivent  être  considérées  dans  ces 
langues  comme  monophonématiques  ou  polyphonématiques 
(c'est-à-dire  /î— consonne) 2. 

Dans  toutes  les  corrélations  de  mode  de  franc hissement^u 
second  degré  il  s'agit  de  l'opposition  d'une  consonne  «  plus 
forte  »  et  d'une  consonne  i(  plus  faible  »  : 

TERME  FORT  TERME  FAIBLE 

CORRÉLATION  DE  L'OPPOSITION     DE  L'OPPOSITION 

Corrélation  de  tension  Forte  Douce 

Corrélation  d'intensité  Lourde  Légère 

Corrélation  vocale  Sourde  Sonore 

Corrélation  d'aspiration  Aspirée  Non  aspirée 

Corrélation  de  récursion  Infraglottale  Récursive 

Corrélation  de  relâchement  Explosive  Injective 

La  question  de  savoir  si  le  terme  k  fort  »  ou  le  terme  «  faible  » 
dune  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second  degré 

logiques  russes).  La  même  expression  est  également  employée  aujourd'hui 
dans  la  littérature  indianiste,  d'abord  par  R.  L.  Turner  dans  le  Bulletin  of  ihe 
School  of  Orient.  Stud.  III,  301  et  suiv.  (à  propos,  semble-t-il  toutefois,  d'occlu- 
sives "  injectives  »)  et  ensuite  tout  récemment  par  le  linguiste  hindou  Sunitî 
Kumar  Chattarji,  dans  "  Recursives  in  New-Indo-Aryan  »,  Pub.  by  Ihe  Lin- 
guistic  Society  of  India,  Lahore,  1936. 

(1)  On  a  en  vue  ici  les  occlusives  que  les  phonéticiens  anglais  appellent 
«  injectives  ».  Après  leur  implosion  la  glotte  est  fermée  et  abaissée,  ce  qui  produit 
une  raréfaction  de  l'air  dans  l'espace  compris  entre  la  bouche  et  la  glotte  fermée. 
Ensuite  l'occlusion  buccale  est  dénouée  sans  l'aide  de  l'expiration,  par  le  seul 
travail  actif  des  organes  buccaux  correspondants  et  l'air  se  précipite  de  l'exté- 
rieur dans  l'espace  buccal,  mais  il  en  est  aussitôt  chassé  par  l'expiration  normale 
qui  se  produit  alors. 

(2)  Léonard  Bloomfield  (<-  Notes  on  the  Fox  Language  »,  International 
Journal  of  American  Linguistics  III,  219  et  suiv.)  traite  les  consonnes  pré- 
aspirées comme  des  groupes  :  hp,  ht,  hk,  hc.  En  hopi  devant  les  consonnes 
préaspirées  ^p,  ^,  °k,  ^kn,  ^q,  ^c  aucune  voyelle  longue  n'est  admise,  ce  qui 
d'après  les  règles  de  cette  langue  paraît  prouver  qu'ici  également  les  «  consonnes 
préaspirées  »  doivent  être  considérées  comme  des  groupes  de  consonnes. 


PRINCIPKS    DE    PHONOLOGIE  167 

est  le  terme  non  marqué  ne  peut  être  décidée  objectivement 
en  dernière  analyse  que  par  le  fonctionnement  du  système 
phonologique  dont  il  s'agit.  Le  terme  dont  le  mode  d'articula- 
tion s'écarte  le  moins  de  la  respiration  normale  a  une  absence 
«  naturelle  »  de  marque  dans  toute  corrélation  de  mode  de 
franchissement.  Il  va  de  soi  que  le  terme  opposé  est  alors 
marqué.  A  ce  point  de  vue  général  ou  «  naturel  »  le  terme 
marqué  dans  la  corrélation  de  tension  est  la  consonne  forte, 
dans  la  corrélation  d'intensité  la  consonne  lourde,  dans  la 
corrélation  vocale  la  sonore,  dans  la  corrélation  d'aspiration 
l'aspirée,  dans  la  corrélation  de  récursion  la  récursive,  dans 
la  corrélation  de  dénouement  l'injective.  En  tenant  compte 
de  cela  on  peut  dans  beaucoup  de  cas  douteux  déterminer  la 
nature  phonologique  d'une  corrélation  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré.  Dans  une  langue  où  les  douces 
sonores  forment  avec  les  fortes  sourdes  une  opposition  neutra- 
lisable  dont  l'archiphonème  est  représenté  dans  la  position 
de  neutralisation  par  la  forte  sourde,  il  s'agit  de  la  corrélation 
vocale,  c'est-à-dire  que  phonologiquement  il  n'y  a  ici  d'essen- 
tiel que  l'opposition  entre  consonnes  sonores  et  sourdes, 
tandis  que  la  différence  entre  la  tension  et  la  détente  de  la 
musculature  buccale  est  un  phénomène  accessoire,  non 
essentiel  au  point  de  vue  phonologique.  Dans  une  langue  où 
une  douce  récursive  s'oppose  à  une  forte  aspirée,  il  s'agit  de 
la  corrélation  de  récursion  si  l'archiphonème  est  représenté 
dans  la  position  de  neutralisation  par  la  forte  aspirée,  etc. 
(l'est  seulement  là  où  le  système  phonologique  en  question 
contient  des  indications  directes  sur  une  autre  répartition 
«  non  naturelle  »  du  caractère  marqué  et  du  caractère  non 
marqué  des  termes  de  l'opposition  qu'on  peut  renoncer  à  cette 
manière  de  voir  «  naturelle  ». 

De  ces  considérations  générales,  il  résulte  par  ex.  qu'en 
russe,  polonais,  lithuanien,  tchèque,  slovaque,  etc.,  où  la  forte 
sourde  fonctionne  dans  la  position  de  neutralisation  comme 
archiphonème,  il  existe  une  corrélation,  vocale.  Par  contre  en 
lapon  où  les  archiphonèmes  de  la  corrélation  de  franchisse- 
ment du  second  degré  neutralisée  sont  représentés  à  l'initiale 
par  des  douces,  il  s'agit  évidemment  d'une  corrélation  de 
tension.  Il  en  va  de  même  en  haut-allemand  où  les  bruyantes 
ne  présentent  ni  sonorité  ni  aspiration  et  où  la  tension  des 
organes  buccaux  est  le  seul  procédé  de  différenciation.  Mais 
là  où  plusieurs  principes  de  différenciation  sont  combinés 
entre  eux  et  où  la  corrélation  en  question  n'est  pas  neutra- 


168  N.    s.    TROUBETZKOT 

lisable,  ou  bien  où  la  nature  de  sa  neutralisation  ne  donne 
aucune  indication  sur  le  caractère  marqué  ou  non  marqué 
des  termes  de  Topposition,  l'exacte  détermination  de  la  nature 
dune  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  est  à  proprement  parler  impossible.  P,  i,  k  anglais  sont 
aspirés  devant  voyelle  accentuée,  mais  en  général  ce  sont  des 
fortes  sourdes  non  aspirées  :  b,  d,  g  sont  au  contraire  toujours 
des  douces  sonores  ;  la  corrélation  est  neutralisée  d'une  part 
devant  les  bruyantes  (le  représentant  de  Tarchiphonème  étant 
conditionné  extérieurement)  et  d'autre  part  après  un  s  (les 
archiphonèmes  étant  alors  représentés  par  des  douces 
sourdes,  c'est-à-dire  par  le  moyen  terme  phonétique  entre 
les  deux  termes  de  l'opposition;  :  il  est  par  conséquent 
impossible  de  dire  s'il  existe  en  anglais,  une  corrélation  de 
tension  ou  une  corrélation  vocale.  Mutatis  mutandis  il  en  va 
de  même  pour  l'allemand  littéraire,  le  français,  le  hongrois, 
le  serbo-croate,  etc.,  où  des  fortes  sourdes  s'opposent  à  des 
douces  sonores  et  où  la  manière  dont  ces  oppositions  sont 
neutralisées  n'enseigne  rien  sur  leur  nature.  En  danois  la 
situation  est  également  peu  claire  :  il  est  vrai  que  la  corrélation 
vocale  n'est  pas  en  cause  ici  car  les  bruyantes  danoises  sont 
toutes  sourdes,  mais  des  fortes  aspirées  s'opposent  en  danois 
à  des  douces  non  aspirées  et  ces  dernières  représentent  les 
archiphonèmes  dans  les  positions  de  neutralisation  de  sorte 
qu'on  ne  sait  pas  si  l'on  doit  poser  ici  une  corrélation  d'aspi- 
ration ou  une  corrélation  de  tension.  En  achoumawi,  d'après 
H.  .J.  Uldall  [Iniernaiion.  Journ.  oj  American  Linguislics 
VIII.  1933,  74)  deux  classes  d'occlusives  s'opposent  l'une  à 
l'autre  :  la  première  est  réalisée  par  des  sourdes  aspirées, 
l'autre  par  contre  est  réalisée  facultativement  par  des  sonores, 
par  des  douces  sourdes  ou  par  des  récursives.  Des  rapports  de 
ce  genre  régnent  dans  de  très  nombreuses  langues,  et  dans  de 
tels  cas,  il  paraît  préférable  d'appeler  la  corrélation  simple- 
ment une  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  et  d'appeler  les  termes  de  l'opposition  simplement 
«  terme  fort  »  et  «  terme  faible  ».  Là  où  à  l'intérieur  d'un 
même  degré  d'obstacle  on  distingue  phonologiquement  plus 
de  deux  modes  de  franchissement,  la  situation  est  d'habitude 
beaucoup  plus  claire.  Bien  entendu,  même  dans  des  cas  de 
ce  genre  une  certaine  indétermination  n'est  pas  exclue,  au 
moins  en  ce  qui  concerne  une  des  composantes  du  faisceau 
corrélatif. 

La    différenciation    des    phonèmes    d'un    degré    d'obstacle 


l'UI.NCIPES   DE    PHONOLOGIE  169' 

par  des  corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  est  d'autant  plus  forte  que  le  degré  d'obstacle  est  plus 
élevé.  Autrement  dit  les  occlusives  présentent  d'habitude 
plus  de  classes  de  mode  de  franchissement  que  les  fricatives 
et  celles-ci  plus  que  les  sonantes.  Sans  doute  cela  n'est  pas 
une  règle,  mais  une  tendance  générale  : 

V.)  Dans  un  système  consonantique  à  deux  degrés,  comme 
par  ex.  dans  le  système  du  nouba  oriental  mentionné  ci- 
dessus,  les  occlusives  sont  séparées  en  deux  classes  par  une 
corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second  degré 
(6-p,  d-l,  d-t,  'g-k,  j-c)  tandis  que  les  sonantes  ne  forment 
qu'une  classe  de  mode  de  franchissement  [w,  r,  /,  y,  y;  niy 
n,  o,  n).  Dans  beaucoup  de  langues  où  les  trois  degrés 
d'obstacle  sont  tous  les  trois  représentés,  les  occlusives  se 
divisent  en  deux  classes  de  mode  de  franchissement,  tandis 
que  les  fricatives  et  les  sonantes  ne  forment  qu'une  classe  : 
il  en  est  par  ex.  ainsi  en  danois  (occlusives  b-p,  d-t,  g-k ; 
spirantes  /,  s  ;  sonantes  r,  /,  /,  y,  S,  y;  m,  n,  o)  ;  dans  la  langue 
maya  en  Yucatan  (occlusives  p-p\  i-i\  c-c\  c-c\  k-k\  à  ; 
fricatives  s,  s,  h;  sonantes  m,  n,  w,  /,  jY  ;  en  samoyède  yourak 
(occlusives  b-p,  d-i,  g-k,  c,  6  ;  spirantes  s,  h;  sonantes  m,  n, 
K),  n,  w,  /,  r,  jy  ;  en  lamba  (occlusives  b-p,  d-t,  g-k,  d-l,  frica- 
tives /,  s,  §;  sonantes  m,  n,  »,  n,  r,  t,  v)^,  etc.  Dans  d'autres 
langues  les  spirantes  se  divisent  en  deux  classes  de  mode  de 
franchissement  comme  les  occlusives,  tandis  que  les  sonantes 
ne  connaissent  pas  cette  différenciation.  Cela  pourrait  être 
le  type  de  système  consonantique  le  plus  fréquent  :  en  Europe, 
il  est  représenté  par  l'anglais,  le  français,  le  hollandais,  le 
russe,  l'allemand,  le  lithuanien,  le  letton,  le  polonais,  le 
blanc-russe,  l'ukrainien,  le  slovaque,  le  tchèque,  le  hongrois,, 
le  roumain,  le  serbo-croate,  le  bulgare,  l'italien,  etc.^,  mais 


(1)  Benjamin  Lee  Whorf,  «The  Phonetie  Value  of  Certain  Characters  in 
Maya  Writing  »,  Papers  of  Ihe  Peabodij  Muséum  of  American  Archeologij  and 
EUinolorjij,  Harœard  Uniuersity,  XIII  (1933),  n»  2,  note  3. 

(2)  G.  N.  Prokofjev,  «  Neneckij  (juraksko-samojedskij)  jazyk  »  dans  JaTijhi 
i  pis'mennosV  narodov  Severa  I,  13. 

(3)  Clément  M.  Doke,  «A  Study  of  Lamba  Phonetics  »,  Banhi  Siudies, 
.July  1928. 

(4)  Il  est  difTîcile  de  dire  si  le  grec  moderne  appartient  à  ce  type.  Cela  dépend 
du  fait  de  savoir  si  les  occlusives  sonores  du  grec  moderne  b,  d,  g  doivent  être 
considérés  comme  des  phonèmes  particuliers  ou  seulement  comme  des  variantes 
combinatoires.  A  l'intérieur  du  mot,  elles  n'apparaissent  qu'après  nasale, 
position  dans  laquelle  ne  sont  admises  ni  tt,  t,  x  ni  les  spirantes  sonores  |3,  S,  y. 
A  l'initiale  h,  d,  g  n'apparaissent  que  dans  des  mots  étrangers,  dont  il  est  difTiciie- 
de  dire  dans  quelle  mesure  ils  sont  assimilés. 


170  N.    s.    TROrBETZKOY 

il  n'est  pas  rare  non  plus  dans  les  autres  parties  du  monde. 
Par  contre,  il  est  difficile  de  trouver  une  langue  où  non  seule- 
ment les  occlusives  et  les  fricatives,  mais  aussi  les  sonantes 
soient  différenciées  par  la  même  corrélation  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré.  Là  où  chacun  des  trois 
degrés  d'obstacle  se  divise  en  deux  classes  de  franchisse- 
ment, il  existe  ou  bien  une  corrélation  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré  différente  pour  chaque  degré 
d'obstacle  (par  ex.  dans  le  dialecte  écossais-gaélique  de 
l'île  Barra  où  les  occlusives  sont  séparées  en  deux  classes  de 
mode  de  franchissement  par  la  corrélation  d'aspiration,  de 
même  que  les  fricatives  par  la  corrélation  vocale,  et  les 
sonantes  par  la  corrélation  d'intensité)^,  ou  bien  au  moins 
les  sonantes  ne  présentent  pas  la  même  corrélation  que  les 
occlusives  et  les  fricatives  (par  ex.  dans  le  dialecte  albanais 
septentrional  de  Scutari  où  les  occlusives  et  les  fricatives  sont 
différenciées  par  la  corrélation  vocale  et  les  sonantes  par  la 
corrélation  d'intensité)^.  Parmi  les  langues  que  nous  connais- 
sons seul  l'irlandais  présente  une  seule  et  même  corrélation 
de  mode  de  franchissement,  à  savoir  la  corrélation  vocale, 
dans  les  trois  degrés  d'obstacle  et  offre  en  plus  cette  particu- 
larité remarquable  que  ses  sonantes  participent  non  seulement 
à  cette  corrrélation,  mais  aussi  à  la  corrélation  d'intensité, 
de  sorte  que  dans  cette  langue  le  nombre  des  classes  de  mode 
de  franchissement  est  plus  grand  dans  les  sonantes  que  dans 
les  bruyantes^. 

Dans  les  systèmes  consonantiques  où  les  occlusives  et  les 
spirantes  se  divisent  en  deux  classes  de  mode  de  franchisse- 
ment, il  doit  théoriquement  exister  dans  chaque  série  de 
localisation  (contenant  aussi  bien  des  occlusives  que  des 
fricatives),  quatre  bruyantes.  Cela  se  réalise  effectivement 
dans  beaucoup  de  langues,  comme  par  ex.  dans  le  dialecte 
albanais  septentrional  de  Scutari  mentionné  ci-dessus. 
Toutefois  les  séries  de  localisation  avec  corrélation  de 
rapprochement  présentent  très  souvent  non  pas  quatre,  mais 
trois  bruyantes.  C'est  par  ex.  le  cas  en  tchèque  où  dz,  di,  et 
g  n'apparaissent  que  dans  des  mots  étrangers  :  p-6,  i-d, 
V-d\  f-v  ;  k-ch-h.   c-s-z,  c-s-z.  Les  mêmes  rapports  existent 

(1)  Garl  H.  Borgstrôm,  «The  Dialect  of  Barra  in  the  Outer  Hébrides  i, 
Norsk.  Tidskr.  for  Sproguid.  VIII  (1935). 

(2)  G.  S.  Lowman  dans  Language  VIII  (1932),  271-293. 

(3)  Voir  par  ex.  Alf  Sommerfelt,  «  Tlie  Dialect  of  Torr  Co.  Donegal  »  I 
{Christiania  1922). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  171 

dans  le  dialecte  cakave  du  serbo-croate  [p-b,  i-d,  l-d,  f-v, 
k-x-y,  c-s-z,  c-s-i),  en  mordve-erza  [p-b,  i-d,  V-d\  k-g,  c-s-z,  c'-s'-z', 
c-s-z)^,  en  haut  sorabe  [p-b-,  i-d,  c-dz,  k-x-h,  c-s-z,  c-s-z),  en 
kinyarwanda  {p-b,  i-d,  k-g,  c-s-z,  c-s-z,  p-f-v)^,  etc.  Il  s'agit 
donc  d'un  phénomène  qui  se  répète  dans  beaucoup  de  langues 
historiquement  indépendantes  les  unes  des  autres,  et  qui  doit 
avoir  par  conséquent  une  cause  plus  profonde.  Au  même 
type  appartient  également  le  hollandais  où  la  seule  série  de 
localisation  ayant  la  corrélation  de  rapprochement,  à  savoir 
la  série  dorsale,  est  également  la  seule  à  laquelle  manque 
une  occlusive  faible^.  Il  est  à  supposer  que  dans  tous  ces  cas 
la  corrélation  de  rapprochement  se  combine  avec  une  corréla- 
tion de  mode  de  franchissement  du  second  degré  pour  former 
un  «  faisceau  à  trois  termes  )).  Le  phonème  qui  pour  ainsi  dire 
«  relie  »  tout  le  faisceau  est  alors  le  phonème  fricatif  fort. 
Mais  il  y  a  également  des  faisceaux  d'un  autre  type  qui 
consistent  dans  la  liaison  de  la  corrélation  de  rapprochement 
et  d'une  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré.  En  néo-avestique  existait  nettement  une  corrélation 
de  rapprochement  p-f,  f-6,  k-x,  c-s.  Mais  il  existait  aussi  une 
corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second  degré, 
qui  ne  peut  pas  être  déterminée  d'une  façon  plus  précise 
(c'était  vraisemblablement  la  corrélation  vocale).  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'occlusion  ou  le  rapprochement  étaient  phonologique- 
ment  non  pertinents  pour  les  termes  faibles  des  oppositions  de 
cette  corrélation,  car  ils  étaient  réalisés  à  l'initiale  comme  des 
occlusives,  mais  au  contraire  comme  des  fricatives  en 
position  intervocalique.  Ils  peuvent  donc  être  considérés 
comme  les  partenaires  faibles,  aussi  bien  vis-à-vis  de  p,  i,  k,  ë 
que  vis-à-vis  de  /,  6,  x,  s  (seul  le  rapport  s-z  de  la  série  s  est 
univalent,  car  il  n'existe  pas  d'occlusive  forte  correspondante). 
En  tchérémisse  il  existe  dans  les  séries  de  localisation  sifflantes 
des  faisceaux  à  trois  termes  [c-s-z,  c-s-z,  c-s-z)  et  dans  les 
autres  séries  des  paires  de  phonèmes  consistant  en  une 
occlusive  forte  et  en  une  fricative  faible  (p-^,  ?-S,  k-y)  ;  après 
les  nasales  toutes  ces  oppositions  sont  neutralisées  dans  toutes 


(1)  D.  V.  Bubrich,  <  Zvuki  i  formy  erz'anskoj  reci  »  (Moscou  1930),  de  même 
■que  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Das  mordwinische  phonologische  System  verglichen 

mit  dem  Russischen  »,  Charisleria  Guilelmo  Mathesio  (Praha  1932),  21  et  suiv. 

(2)  P.  P.  Schumacher  dans  Anlhropos  XXVI. 

(3)  En  allemand  la  situation  est  plus  compliquée  ;  il  manque  dans  les  séries 
labio-dentale  et  sifflante  l'occlusive  faible  (pf-f-w,  iz-ss-s),  mais  dans  la  série 
■dorsale  la  fricative  faible  (k-g-ch). 


172  N.    s.    THOUBETZKOY 

les  séries,  les  occlusives  faibles  fonctionnant  en  cette  position 
comme  représentants  des  archiphonèmes  ;  à  l'initiale 
l'opposition  p-^  est  maintenue,  mais  les  oppositions  /-§  et 
A-y  sont  neutralisées  et  représentées  par  les  archiphonèmes 
tf  k,  tandis  que  les  séries  sifflantes  présentent  à  l'initiale  des 
occlusives  fortes  et  des  fricatives  fortes  fc-s,  c-s,  c-s).  Il 
semble  donc  n'exister  dans  cette  langue  une  véritable  corré- 
lation de  rapprochement  que  dans  les  séries  de  localisation 
sifflantes,  tandis  que  dans  les  autres  séries  le  caractère 
occlusif  du  terme  fort  de  l'opposition  et  le  caractère  spirant 
du  terme  faible  doivent  être  considérés  comme  accessoires  : 
dans  ces  séries  de  localisation  (c'est-à-dire  dans  les  labiales,, 
les  apicales  et  les  dorsales)  il  s'agirait  de  «  bruyantes  en 
général  »  qui  sont  différenciées  par  une  seule  corrélation  de 
franchissement  du  second  degré.  Dans  certains  dialectes 
Slovènes  à  côté  des  faisceaux  à  trois  termes  c-s-z,  c-s-z,  k-x-y, 
il  existe  dans  les  autres  séries  de  localisation  des  paires  de 
phonèmes  consistant  en  une  occlusive  sourde  et  en  une 
fricative  sonore  (p-p,  i-S).  En  finale  les  spirantes  sonores  sont 
ici  remplacées  par  des  sourdes,  de  sorte  que  la  corrélation  de 
rapprochement  apparaît  dans  toutes  les  séries  sous  sa  forme 
pure  :  p-f.  /-6,  /r-j-,  c-s,  c-s.  Par  conséquent  pour  les  bruyantes 
labiales  et  dentales  seule  la  corrélation  de  rapprochement 
est  ici  phonologiquement  pertinente,  la  corrélation  vocale  ne 
l'étant  par  contre  que  pour  les  spirantes  des  deux  séries 
sifflantes  et  de  la  série  dorsale  :  c'est-à-dire  qu'existerait  dans 
cette  langue  le  cas  fort  rare  où  les  spirantes  présentent  plus 
de  classes  de  mode  de  franchissement  que  les  occlusives. 

Tous  ces  phénomènes  montrent  que,  bien  que  la  corrélation 
de  rapprochement  soit  une  corrélation  de  franchissement  du 
premier  degré,  cependant  elle  est  apparentée  dans  beaucoup 
de  langues  d'une  façon  particulièrement  étroite  à  la  corrélation 
de  mode  de  franchissement  du  second  degré,  ce  qui  paraît 
être  la  condition  préalable  et  nécessaire  d'«  une  formation 
en  faisceaux  ». 

Les  systèmes  consonantiques  dans  lesquels  les  divers  degrés 
d'obstacle  sont  différenciés  par  plusieurs  corrélations  de  mode 
de  franchissement  ne  sont  pas  rares  dans  le  monde.  Sans 
doute  les  langues  européennes  (à  l'exception  de  quelques 
dialectes)  ne  présentent  en  principe  pour  chaque  degré 
d'obstacle  qu'au  plus  une  corrélation  de  mode  de  franchisse- 
ment du  second  degré,  de  sorte  qu'il  est  souvent  difficile  de 
décider   ce   qui   doit    être   considéré   comme   la    marque    de 


PHI\CIPES    ni-    l'IIONOI-OGlE  173 

•corrélation.  Mais  dans  beaucoup  de  langues  des  autres  parties 
de  la  terre  (ainsi  que  dans  quelques  dialectes  européens) 
une  seconde  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  s'y  associe  et  en  outre,  même  dans  ce  cas,  la  tendance 
à  une  plus  forte  différenciation  des  «  degrés  supérieurs 
d'obstacle  »  se  maintient. 

^)  Des  langues  ayant  deux  corrélations  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré  dans  les  occlusives  et  aucune 
de  ces  corrélations  dans  les  fricatives  et  les  sonantes  sont 
attestées  dans  toutes  les  parties  de  la  terre.  On  peut  citer  par 
ex.  le  dialecte  chinois  de  Siang-tang  (province  de  Hanang)  : 
(occlusives  b-p-p^,  d-i-t^,  g-k-k^,  9~^-^S^\  ^-c-c^^  fricatives 
^,  X,  s,  sonantes  m,  n,  »,  n)^  et  le  haïda  (occlusives  b-p,  d-i-V, 
g-k-k\  g-k-k',  3-c-c\  X-X-X',  fricatives  x,  x,  s,  /,  h,  sonantes 
m,  n,  o,  IL',  /,  y)  2.  Le  grec  ancien  appartenait  également  à  ce 
type  :  d'une  part  n-^-cf»,  t-S-0,  x-y-^,  et  d'autre  part  a,  p,X,  [x, 
V.  Dans  une  autre  série  de  langues,  les  occlusives  présentent 
deux  corrélations  de  mode  de  franchissement  et  les  fricatives 
seulement  une,  tandis  que  les  sonantes  ne  sont  différenciées 
par  aucune  de  ces  corrélations.  Comme  exemple  on  peut  citer 
le  dialecte  tsakonien  du  grec  moderne  (où  les  occlusives 
géminées  sont  devenues  des  aspirées,  ce  qui  amène  le  système 
suivant  :  b-p-p^,  d-l-l^,  g-k-k^,  3-c;  v-f,  S-6,  y-x,  z-s,  z-s ;  r, 
/,  r,  /,  m,  n,  »)^  ;  le  géorgien  [b-p-p\  d-i-l\  g-k-k\  3-c-c', 
■3-c-d',  k  ;  y-x,  z-s,  z-s  ;  y,  r,  /,  m,  n)  ;  le  tibétain  [b-p-p^, 
d-l-t^,  g-k-h\  3-c-c*',  3-c-c^,  6-h;  z-s,  2-s ;  m,  n,  »,  n,  y,  y,  r,  /)*  ; 
l'amharique  {b-p-p\  d-l-V ,  g-k-k',  g-k-k\  -ê-c-c' ;  z-s,  z-s;  m, 
n,  n,  r,  l,  w,  ijY  ;  le  chichewa  dans  le  nord-est  de  la  Rhodésie 
{h-p-p^,  d-t-t",  g-k-k^,  3-c-s\  3-c,  b-p;  z-s,  v-f;  m,  n,  »,  n, 
ii\  l,  y)^,  etc. 


(1)  E.  N.  et  A.  A.  Dragunov,  «  K  latinizacii  dialektov  central'nogo  Kitaja  », 
Bull,  de  l'Acad.  des  Sciences  de  VU.  R.  S.  S.,  classe  des  sciences  sociales  1932, 
^39  et  suiv. 

(2)  R.  J.  Swanton  dans  Bull,  of  ihe  Bureau  of  American  Elhnologij,  n°  40. 
1210  et  suiv. 

(3)  G.  P.  Anagnostopoulos,  «  Tsakonische  Grammatik  »,  Texte  und  Fors- 
•chungen  zur  Byzanlinisch-neugriechischen  Philologie,  n»  5,  Berlin-Athènes  1920. 

(4)  H.  A.  Jâschke,  «  Tibetan  Grammar  »,  2"  édition  {Trûbners  Collection  of 
Simplifted  Grammar  s  VIII,  1883). 

(5)  Marcel  Cohen,  «Traité  de  langue  Amharique  »  [Travaux  et  Mémoires  de 
rinstilul  d'Ethnologie  XXIV,  Paris  1936),  30  et  suiv. 

(6)  Mark  Hanna  Watkins,  «  A  Grammar  of  Chichewa,  a  Bantu  Language  » 
{Ling.  Soc.  of  America,  Language  Dissertations,  n°  24,  1937).  Le  phonème  b 
est  décrit  par  M.  H.  Watkins  comme  une  fricative,  mais  d'après  sa  position 
■dans  le  système,  c'est  une  occlusive  (afTriquée  faible  ?). 


174  N.   s.   TROUBETZKOY 

D'autres  langues  encore  présentent  deux  corrélations  de 
mode  de  franchissement  du  second  degré  aussi  bien  dans  les 
occlusives  que  dans  les  fricatives,  tandis  que  les  sonantes 
ne  participent  à  aucune  de  ces  corrélations  :  à  ce  type 
appartient  par  ex.  le  kabarde  :  b-p~p\  d-i-l\  g-k-k\  3-c-c\ 
k-k%  6 -h;  z-s-s\  v-f-f,  l-i-f  {-j-y-x,  y-x,  z-s,  z-s,  h)^.  En  birman 
les  occlusives  et  les  fricatives  présentent  deux  corrélations  de 
mode  de  franchissement  du  second  degré,  les  sonantes  par 
contre  une  seule  de  ces  corrélations  :  b-p-p^,  d-î-t^,  g-k-k^y 
j-k-k^;  z-s-s^  (+  S-e)  ;  m-m\  n-n\  id-d%  l-l\  y-y'  (+  iv) 
Tous  ces  cas  confirment  la  règle  selon  laquelle  les  degrés 
d'obstacle  les  plus  élevés  tendent  à  une  plus  forte  différencia- 
tion par  des  corrélations  secondaires.  Mais  une  exception 
cette  règle  est  constituée  par  le  tsimshian  où  les  sonantes 
présentent  les  deux  mêmes  corrélations  de  mode  de 
franchissement  que  les  occlusives,  tandis  que  les  fricatives 
ne  sont  différenciées  par  aucune  de  ces  corrélations  :  h-p-p\ 
d-i-V ,  g-k-k\  g-k-k\  g-k-k\  s-c-c' ;  x,  x,  x,  s,  h;  l-V-l\  w-w' 
y-y\  m-m\  n-n\  r^. 

Les  exemples  allégués  ci-dessus  (et  dont  le  nombre  pourrait 
être  facilement  augmenté)  paraissent  indiquer  que  dans  tous 
les  systèmes  où  les  occlusives  (ou  les  bruyantes)  sont  diffé- 
renciées par  deux  corrélations  de  mode  de  franchissement  du 
second  degré,  l'une  de  ces  corrélations  est  soit  la  corrélation 
d'aspiration,  soit  la  corrélation  de  récursion,  l'autre  étant 
soit  la  corrélation  de  tension  sous  sa  forme  pure,  soit  une 
combinaison  de  la  corrélation  de  tension  et  de  la  corrélation 
vocale  («forte  sourde  »  -  «douce  sonore  »).  Si  l'on  prend  en 
considération  le  fait  que  le  terme  non  marqué  delà  corrélation 
de  récursion  est  habituellement  réalisé  aspiré  (afin  de  souligner 
nettement  son  opposition  avec  la  récursive  articulée  avec 
la  glotte  fermée  et  par  conséquent  avec  très  peu  d'air)  on  doit 
remarquer  l'étroite  parenté  existant  entre  la  corrélation 
d'aspiration  et  la  corrélation  de  récursion  :  elles  ne  se 
distinguent  entre  elles  que  par  le  fait  que  dans  l'une  le  terme 
«  fort  »  de  l'opposition,  dans  l'autre  le  terme  «  faible  »  est  le 


(1)  N.  Jakovlev,  «  Tablicy  fonetiki  kabardinskogo  jazyka  »  (Moscou  1932) 
La  corrélation  d'arrondissement  dans  les  consonnes  dorsales  est  ici  laissée  de 
côté. 

(2)  J.  R.  Firth,  «  Alphabet  and  Phonology  in  India  and  Birma  »,  Bitllelin 
of  Ihe  School  of  Oriental  Sliidies  (1936),  533  ;  nous  avons  toutefois  laissé  de  côté 
la  corrélation  de  timbre. 

(3)  Franz  Boas  dans  Bull,  of  Ihe  Bureau  of  American  Elhnologij  XL,  291. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  175 

terme  marqué,  ce  qui  se  produit  phonétiquement  par  une 
exagération  de  la  «  force  »  (par  une  pression  énergique  de 
l'air,  c'est-à-dire  par  une  aspiration)  ou  de  la  «  faiblesse  » 
(par  diminution  de  la  pression  de  l'air  au  moyen  de  l'occlusion 
glottale).  En  se  combinant  avec  la  corrélation  de  tension  ou 
la  corrélation  vocale,  la  corrélation  d'aspiration  ou  de  récursion 
produit  un  faisceau  à  trois  termes,  dont  les  membres  forment 
une  série  graduée.  Si  l'une  des  composantes  de  ce  faisceau 
corrélatif  est  la  corrélation  d'aspiration,  le  terme  «moyen» 
de  la  série  graduée  est  la  forte  sourde  non  aspirée  [d-l-V")  ; 
si  au  contraire  l'une  des  composantes  du  faisceau  corrélatif 
est  la  corrélation  de  récursion,  alors  le  terme  «  moyen  «  de  la 
série  graduée  est  la  douce  (sourde  ou  sonore)  à  expiration 
infraglottale  [i-d-V).  Dans  toutes  les  langues  où  ces  faisceaux 
à  trois  termes  sont  propres  seulement  aux  occlusives  et  où 
les  autres  degrés  d'obstacle  ne  sont  différenciés  que  par  une 
corrélation,  cette  corrélation  est  une  de  celles  qui  apparaissent 
également  dans  les  occlusives  (la  plupart  du  temps  la  corré- 
lation vocale  combinée  avec  la  corrélation  de  tension;  i. 

y)  Les  langues  ayant  plus  de  deux  corrélations  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré  dans  un  même  degré 
d'obstacle  sont  très  rares.  Les  langues  caucasiques  orientales 
du  Daghestan  et  les  dialectes  occidentaux  de  l'adyghé 
(kiakh-tcherkesse)  présentent  une  combinaison  de  la  corréla- 
tion de  tension  (ou  de  la  corrélation  vocale)  avec  la  corrélation 
de  récursion  et  avec  la  corrélation  d'intensité.  Dans  les 
occlusives  apparaissent  les  trois  corrélations  et  elles 
produisent  selon  les  langues  différents  faisceaux  :  en  avar 
des  faisceaux  à  cinq  termes  (bien  entendu  pas  dans  toutes 
les  séries  :  par  ex.  g-k-K-k'-K'  mais  d-t-V),  en  lakke  des 
faisceaux  à  quatre  termes  [d-t-T-V],  etc.  Dans  les  fricatives 
la  corrélation  d'intensité  apparaît  dans  toutes  les  langues  du 
Daghestan  à  l'exception  du  kurine  et  du  routoul  ;  dans  la 
corrélation  vocale  l'opposition  entre  occlusives  et  spirantes 
est  la  plupart  du  temps  sans  importance  et  la  corrélation  de 


(1)  En  shona  (langue  bantoue  de  la  Rhodésie)  il  existe  dans  les  occlusives 
un  faisceau  à  trois  termes  »  sourde,  explosive  sonore,  injective  sonore  »  (p-b-b'  ; 
t-d-d'),  tandis  que  dans  les  fricatives  existe  seulement  la  corrélation  vocale,  et 
que  les  sonantes  n'ont  aucune  corrélation  de  mode  de  franchissement  (voir 
Clément  M.  Doke,  «  A  Comparative  Study  in  Shona  Phonetics  »  Johannisburg 
1931).  En  principe  la  structure  de  ce  système  ne  se  distingue  pas  de  celle  du 
système  décrit  ci-dessus.  La  même  observation  vaut  pour  le  système  consonan- 
tique  du  «  fulfuldé  »  (langue  peul). 


176  -N.    s.    TROUBETZKOY 

récursion  est  tout  à  fait  étrangère  aux  fricatives ^  Par  contre, 
il  existe  dans  les  dialectes  occidentaux  de  l'adyghé  un  faisceau 
à  quatre  termes  dans  les  occlusives  [d-i-V-T,  etc.)  tandis  que 
dans  les  fricatives  la  corrélation  vocale  aussi  bien  que  la 
corrélation  de  récursion  sont  phonologiquement  pertinentes  ; 
dans  les  séries  sifflantes  il  semble  qu'il  en  soit  de  même  pour 
la  corrélation  d'intensité^.  Ce  qui  est  caractéristique  dans 
toutes  ces  langues,  c'est  la  non  participation  des  sonantes  I 
à  ces  trois  corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  ^.  Les  langues  du  Caucase  septentrional  présentent  donc 
la  tendance  mentionnée  ci-dessus  à  graduer  le  nombre  des 
classes  de  mode  de  franchissement  selon  les  degrés  d'obstacle. 
Une  combinaison  de  la  corrélation  vocale  (ou  de  la  corrélation 
de  tension)  avec  la  corrélation  de  récursion  et  la  corrélation 
d'aspiration  doit  exister  en  dakota  (langue  de  la  famille  siou 
^n  Amérique  du  Nord)^.  Dans  les  occlusives  ces  trois  corréla- 
tions forment  un  faisceau  à  quatre  termes  {b-p-p^-p\  d-t-t^-l\ 
g-k-k^-h'  et  la  série  défective  c-c^-c'  =  è-c-c^-c'  dans  le 
dialecte  ponka),  mais  la  corrélation  d'aspiration  est  étrangère 
aux  fricatives  {z-s-s\  z-s-s\  y-x)  et  les  sonantes  ne  participent 
en  général  à  aucune  corrélation  de  mode  de  franchissement 
{m,  n,  w,  y,  /).  En  sindhi  dans  les  occlusives  les  corrélations 
vocales,  d'aspiration  et  de  relâchement  se  combinent  en  un 
faisceau  à  cinq  termes  {p-p^-b-b^-b\  t-t^-d-d^-d\  k-k^-g-g^-g\ 
c-c'-j-j^-j*  et  la  série  défective  t-i^-d-d^),  les  fricatives  ne 
présentent  que  la  corrélation  vocale  [f-v,  s-z  et  s,  h,x  défectifs) 
et  les  sonantes  n'ont  aucune  corrélation  de  mode  de  fran- 


(1)  Pour  plus  de  détail,  voir  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Die  Konsonantensysteme 
der  ostkaukasischen  Sprachen  »,  Caucasica  VIII. 

(2)  N.  Jakovlev,  «  Kurze  Obersicht  ûber  die  tscherkessischen  (adyghischen) 
Dialekte  und  Sprachen  »,  Caucasica  VI  (1930),  1  et  suiv.  ainsi  que  N.  S.  Trou- 
betzkoy,  «  Erinnerungen  an  einen  Aufenthalt  bel  den  Tscherkessen  des  Kreises 
Tuapse  »,  ibid.  II,  5  et  suiv. 

(3)  J'avais  supposé  qu'en  tabassarane  les  sonantes  participent  à  la  corré- 
lation d'intensité  {Caucasica  VIII,  25  et  suiv.).  Mais  cela  reposait  sur  une 
erreur  :  en  réalité  il  s'agit  ici  de  la  corrélation  de  gémination,  comme 
Morris  Swadesh  me  l'a  fait  remarquer. 

(4)  Boas  et  Swanton  dans  Bull,  of  ihe  Bureau  of  American  Ethnology  XL, 
880.  La  corrélation  d'aspiration  n'avait  pas  été  remarquée  par  les  premiers 
observateurs  du  dakota,  ce  qui  paraît  indiquer  que  l'aspiration  est  très  faible 
dans  cette  langue.  Dans  les  langues  du  Caucase  septentrional  une  aspiration 
faible  de  ce  genre  caractérise  le  terme  non  marqué  de  la  corrélation  de  récursior 
et  de  la  corrélation  d'intensité.  Il  est  donc  possible  qu'il  existe  en  dakota  noi 
pas  la  corrélation  d'aspiration,  mais  la  corrélation  d'intensité. 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  177 

chissement  du  second  degrés  Peut-être  le  nombre  des 
exemples  de  combinaisons  de  trois  (voire  quatre)  corrélations 
de  mode  de  franchissement  du  second  degré  existant  à 
l'intérieur  d'un  même  degré  d'obstacle  pourrait-il  être  consi- 
dérablement augmenté.  Il  n'y  a  toutefois  aucun  doute  que 
des  cas  de  ce  genre  sont  extrêmement  rares. 

Pour  conclure  ce  paragraphe  relatif  aux  corrélations  de  mode  de  franchis- 
sement du  second  degré,  nous  allons  donner  quelques  exemples  intéressants 
qui  montreront  que  la  nature  d'une  corrélation  est  parfois  modifiée  à  un  tel 
point  par  le  contexte  du  système  auquel  elle  appartient  qu'il  en  résulte  des 
corrélations  toutes  nouvelles. 

En  bengali  oriental  existent  (au  moins  à  l'initiale  du  mot)  les  corrélations 
vocale,  d'aspiration  et  de  récursion  ;  la  corrélation  d'aspiration  est  limitée  aux 
occlusives  et  la  corrélation  vocale  aux  bruyantes,  tandis  que  la  corrélation  de 
récursion  règne  dans  tous  les  degrés  d'obstacle  :  p-b-p'-b'-p^,  t-d-V -d' -t^ ,  t-d-V- 
d'-l^,  k-g-k'-g'-k^,  défectif  c-3-c'-3' ;  /-i'-/',  x-y,  s-s\  s;  m-m\  n-n\  r-r\l-V^. 
La  série  de  localisation  sifflante  est  donc  ici  la  seule  où  manque  une  occlusive 
aspirée.  Si  l'on  prend  en  considération  le  fait  que  s  ne  possède  aucun  corres- 
pondant récursif  (au  contraire  de  /  et  de  s),  on  peut  supposer  que  s  est  l'aspirée 
de  la  série  sifflante.  En  bengali  oriental,  dans  la  série  de  localisation  sifflante, 
la  corrélation  d'aspiration  serait  donc  remplacée  par  la  corrélation  de  rappro- 
chement (ce  qui,  remarquera-t-on  accessoirement,  est  exact  du  point  de  vue 
diachronique). 

Tandis  qu'en  bengali  oriental  il  ne  s'agit  que  d'une  interprétation  possible, 
il  y  a  d'autres  langues  où  l'assimiliation  de  l'opposition  entre  consonnes 
aspirées  et  non  aspirées  à  l'opposition  entre  fricatives  et  occlusives  est  tout 
à  fait  évidente.  Tel  est  le  cas  par  exemple  dans  la  langue  tiva  du  pueblo  de 
Taos  (Nouveau-Mexique)',  il  y  existe  la  corrélation  vocale  [b-p,  d-t,  g-k,  l-l'), 
la  corrélation  de  récursion  (seulement  dans  les  occlusives  :  p-p\  l-V ,  k-k\  c-c'), 
en  outre  la  corrélation  de  rapprochement  et  la  corrélation  d'aspiration  qui 
s'excluent  réciproquement,  de  sorte  que  dans  les  séries  labiales  et  apicales 
existe  seulement  l'opposition  d'aspiration  {p-p' ,  t-V),  alors  qu'au  contraire  dans 
les  séries  gutturale,  gutturale  arrondie,  et  sifflante  existe  seulement  l'opposition 
■de  rapprochement  {k-x,  k-x,  c-s).  Dans  des  cas  de  ce  genre  on  peut  supposer 
qu'il  ne  s'agit  pas  de  deux  corrélations  distinctes,  mais  d'une  seule  où  l'un  des 
termes  est  caractérisé  par  une  occlusion  énergique  dont  la  rupture  réclame 
tout  l'air  expiré,  tandis  que  l'autre  terme  n'oppose  au  souffle  expiratoire  qu'im 
obstacle  tout  à  fait  faible  qui,  selon  la  série  de  localisation,  peut  être  une  occlu- 
sion lâche  ou  un  rétrécissement.  Cette  corrélation  serait  donc  plutôt  à  identifier 
avec  la  corrélation  d'intensité  et  la  langue  du  pueblo  de  Taos  comporterait 
par  conséquent  une  corrélation  vocale,  une  corrélation  de  récursion  et  une 
corrélation  d'intensité. 

Le  système  consonantique  de  la  langue  sandavé  (dans  l'ancienne  Afrique 


(1)  R.  L.  Turner,  «The  Sindhi  Recursives  or  Voiced  Stops  Preceded  by 
Glottal  Closure  »,  Bull,  of  the  School  of  Oriental  Sludies  III,  301  et  suiv. 

(2)  Suniti    Kumar    Chatterjee,    «  Recursives    in    New-Indo-Aryan  .,    Piibl. 
by  llie  LingiiisUc  Hociely  of  India,  Lahore. 

(3)  G.   L.   Trager,   «  Sa  kJagwij   av  Sa  pweblow   av  Taos  (*nuw  meksikow)  » 
-Le  Maiire  Phonétique,  3«  série,  n"»  56,  59  et  suiv. 

8 


178  N.   s.   TROUBETZKOY 

orientale  allemande)  présente  un  aspect  très  particulier  et  instructif.  Otto 
DempfwollT  à  qui  nous  devons  la  description  de  cette  langue^  donne  la  liste 
de  consonnes  suivante  :  a)  douces  sonores,  b,  d,  g,  3,  X  (affriquée  latérale)  ; 
b)  «  douces  demi-sonores  »  qui  doivent  êtçe  identiques  à  «  '6  »,  «  'rf  »,  etc.,  du 
peul  et  par  suite  être  considérées  comme  des  «  injectives  »  (6",  d',  g')  ;  c)  fortes 
non  aspirées  p,  l,  k,  c,  X  (affriquée  latérale);  d)  fortes  aspirées  p^,  l^,  k^  (ce  der- 
nier dans  un  seul  mot)  ;  e)  récursives  fortes  k',  c',  X'  ;  f)  récursives  fortes  avec 
détente  «pressée»  k',  X*  (ce  ne  sont  peut-être  que  des  variantes  de  k',  X')  ; 
g)  fricatives  sourdes  /,  x,  s,  i,  h;  h)  nasales  m,  n,  »  et  i)  liquides  r,  /,  ir,  ij.  En 
outre  le  sandavé  possède  des  claquantes  dont  nous  pouvons  faire  abstraction 
ici.  Si  nous  examinons  cette  liste,  nous  remarquons  que  l'opposition  entre  les 
fortes  des  types  c)  et  d)  n'existe  que  dans  les  labiales  et  les  dentales,  tandis 
que  par  contre  l'opposition  entre  les  types  e)  et  c)  n'existe  que  dans  les  séries 
gutturale,  sifflante  et  latérale.  De  plus  il  n'est  pas  diiïîcile  de  remarquer  que  les 
deux  oppositions  sont  analogues  :  dans  les  deux  cas  xm  son  avec  faible  masse  d'air 
expirée  s'oppose  à  un  son  comportant  une  masse  d'air  expirée  plus  grande; 
dans  les  paires  p-p",  t-t^  ce  résultat  est  atteint  en  ouvrant  seulement  un  peu  la 
glotte  pour  un  des  termes  de  l'opposition  et  en  l'ouvrant  au  contraire  largement 
pour  l'autre  ;  dans  les  paires  c-c\  X-X'  il  est  atteint  en  fermant  tout  à  fait  la 
glotte  pour  un  des  termes  de  l'opposition  et  au  contraire  en  ne  la  fermant  pas 
pour  l'autre.  Dans  la  série  gutturale  l'opposition  k-k'  appartient  à  la  même 
corrélation  et  si  k^  et  k'  représentent  réellement  des  phonèmes  particuliers 
(ce  dont  on  ne  peut  décider  avec  les  matériaux  de  O.  DempfwolfT),  alors  k^ 
est  un  renforcement  de  k  et  k^  un  renforcement  de  k'  ;  quant  à  X*  il  doit  évidem- 
ment être  jugé  de  la  même  façon  que  k^.  Si  nous  considérons  les  douces,  nous 
voyons  que  b,  d,  g  sont  prononcés  avec  expiration  et  par  contre  b",  d',  g'  sans 
expiration  :  cette  opposition  peut  donc  être  ramenée  à  la  même  formule  que 
les  oppositions  p-p^,  t-t^  et  k-k',  c-c\  X-X'  :  d'un  côté  expiration  pleine,  non 
gênée,  de  l'autre  côté  gêne  de  V expiration,  Vexpiration  pleine  ne  s'effectiianl  pas. 
Il  existe  par  conséquent  en  sandavé  aussi  bien  dans  les  douces  que  dans  les 
fortes  une  corrélation  particulière,  dont  la  nature  réside  dans  l'opposition 
d'occlusives  avec  expiration  pleine,  non  gênée,  et  d'occlusives  avec  expiration 
non  pleine,  gênée.  Les  fricatives,  les  nasales  et  les  liquides  ne  participent  ni  à 
cette  corrélation,  ni  à  aucune  autre  corrélation  de  mode  de  franchissement 
du  second  degré.  Quant  aux  claquantes,  elles  se  divisent  en  sonores,  sourdes 
aspirées,  sourdes  avec  détente  «  dure  »  et  nasalisées,  mais  elles  présentent  au 
moins  dans  les  sourdes  l'opposition  décrite  ci-dessous  entre  l'expiration  pleine 
et  l'expiration  gênée*.  Selon  les  séries  de  localisation  les  phonèmes  claquants 


(1)  «  Die  Sandawe  »,  Abhandlungen  des  Hamburger  Kolonialinstihils  XXXIV 
(1916). 

(2)  Phonétiquement  le  claquement  est  tout  à  fait  indépendant  du  souffle 
(et  par  suite  de  l'expiration).  Mais  les  claquantes  en  sandavé  ne  se  présentent 
jamais  isolées  :  elles  sont  toujours  accompagnées  soit  d'une  détente  «  molle  » 
c'est-à-dire  sonore  (qui  alterne  facultativement  avec  une  sorte  de  g),  soit 
d'une  aspiration,  soit  d'une  détente  dure.  Et  comme  ces  groupements  appa- 
raissent tous  également  à  l'initiale,  où  en  général  aucun  groupe  de  consonnes 
n'est  toléré,  ils  doivent  par  conséquent  être  considérés  comme  monophonéma- 
tiques.  Dans  les  séries  claquantes  «  dentales  »  et  «  latérales  »,  la  claquante 
aspirée  alterne  facultativement  avec  le  groupe  «  claquante -f  A- »,  dans  la  série 
«  cérébrale  »  (que  nous  appelons  gutturale)  la  claquante  aspirée  est  réalisée- 
exclusivement  par  le  groupe  «  claquante -f/c  ». 


PrviNCIPKS    DE    PnONOI-OGIE 


179 


dvi  samlavé  se  divisent  d'après  O.  Dempfwolff  en  «  latérales  »,  «  dentales  »  et 
«  cérébrales  ».  Le  rattarlicnKîiit  des  <-la([uantes  latérales  aux  latérales  X,  X,  X*, 
va  de  soi.  La  claquante  dentale  à  détente  dure  doit  d'après  O.  DempfwolCf 
être  acoustiquement  très  semblable  au  Is',  et  de  môme  la  claquante  récursive 
cérébrale  doit  être  dillicile  à  distinguer  acoustiquement  de  /c*  (op.  cil.,  10). 
Par  conséquent  les  phonèmes  clacjuants  «  dentaux  »  i)euvent  être  rangés  dans 
la  série  silllante  et  les  «  cérébraux  »  dans  la  série  gutturale  (ceci  suppose  que  ce 
qui  est  phonologiqucment  pertinent  pour  les  gutturale^  du  sandavé  ce  n'est 
pas  une  partie  déterminée  ou  une  forme  déterminée  de  la  langue,  mais  seulement 
le  contact  entre  une  partie  déterminée  du  palais  et  le  dos  de  la  langue  ou  la 
pointe  de  la  langue  recourbée  en  arrière).  Le  système  consonanticiue  du  sandavé 
peut  être  représenté  par  le  tableau  de  la  p.  180  ci-dessous  (en  conservant  la 
transcription  employée  par  O.  Dempfwolff)*, 

Enfin  on  peut  discuter  encore  le  système  consonanticjue  du  hottentot. 
Grâce  à  l'excellent  travail  de  D.  M.  Bcach*  on  [lossède  maintenant  des  indica- 
tions sûres  sur  le  nombre  des  phonèmes  hottentots  et  sur  les  particularités 
essentielles  de  leur  réalisation  iihonéticpie  ;  il  s'agit  seulement  d'établir  les 
rapports  existant  entre  ces  phonèmes.  Le  hottentot  (et  plus  particulièrement 
le  dialecte  nama)  prescrite  dans  la  série  labiale  seulement. une  occlusive  et  une 
nasale,  dans  la  série  laryngale  seulement  une  occlusive  et  une  spirante.  Au 
premier  coup  d'œil  la  série  apicale  paraît  avoir  la  même  structure  que  la  série 
labiale  (t:n  =  p. •m)  et  la  série  sifllante  la  même  structure  que  la  série  laryngale 
(c:s  =  6  :h).  Mais  cette  impression  est  d'abord  détruite  par  le  fait  que,  alors 
que  les  autres  occlusives  du  nama  sont  des  douces  sourdes  sans  ou  pres(iue 
sans  aspiration,  l'occlusive  affriquée  sifflante  c  est  énergiquement  aspirée. 
Et  deuxièmement  la  série  gutturale  du  nama  contredit  jusqu'à  un  certain  point 
l'interprétation  ([Ui  vient  d'être  donnée  des  autres  séries  de  localisation  :  en  effet 
cette  série  gtitturale  possède  non  seulement  une  occlusive  k  réalisée  comme 
une  douce  sourde  sans  aspiration  et  une  spirante  x,  mais  encore  uju;  aspirée  kx 
énergiquement  aspirée.  Il  est  (^lair  que  le  rapport  kx:x  est  identiciue  au  ra[)port 
c:s.  Mais  comment  le  rapport  k:kx  doit-il  être  interprété  ?  Dans  cette  paire 
de  phonèmes  est-ce  l'opposition  entre  explosive  et  affriquée  ou  l'ojjposition 
entre  occlusive  aspirée  et  non  aspirée  qui  est  phonologiciuement  fiertinente  ? 
L'aspiration  ne  peut  pas  être  expliquée  comme  une  conséquence  phonétitiue 
de  l'affrication,  alors  qu'au  contraire  l'alTrication  jjeut  être  interprétée  comme 
une  conséqueni^e  phonétique  de  l'aspiration  énergique.  Par  conséquent  il  sera 
convenable  de  considérer  nama  kx  (plus  précisément  kxh)  comme  une  forte 
aspirée  et  l'affrication  comme  un  phénomène  phonétique  accessoire.  Mais 
comme  le  rapport  kx:x  doit  évidemment  en  nama  être  assimilé  au  ra[)port 
c  {=tsh):  s,  l'affrication  du  c  {— ti^h)  doit  aussi  être  sans  importance.  En 
d'autres  termes  c  (=  ish)  est  une  forte  énergiquement  aspirée  qui  est  vis-ù-vis 
de  la  douce  l  dans  le  môme  rapport  que  kx  vis-à-vis  de  k.  Il  n'y  a  donc  aucum 
motif  pour  poser  en  nama  une  série  sifllante  particulière  :  il  n'y  a  ici  qu'une 
série  apiiale  dont  l'aspirée  et  la  fricative  sont  réalisées  sifflantes,  tandis  que 
la  ténue  non  aspirée  et  la  nasale  sont  au  contraire  réalisées  comme  des  occlusives. 

(1)  En  outre  il  n'est  pas  tenu  compte  des  différences  de  timbre  consonan- 
tique  :  toutes  les  bruyantes  à  l'exception  des  labiales  apparaissent  en  sandavé 
sous  deux  variétés  :  arrondies  (dir,  kir,  .sin,  "kiv,  etc.)  et  non  arrondies. 

(2)  «The  Phonctics  of  the  Hottentot  Language  »  (Cambridge  1938).  Nous 
nous  bornons  ici  au  dialecte  nama  (avec  lequel  s'accorde  pour  l'essentiel  le 
dialecte  des  Bergdama). 


180 


N.    s.   TROUBETZKOY 


NOIiVSnVDOl 

t. 

snvs 

as 

S31V9NAHVT 

^ 

g 

- 

- 

1 

1 

CLAQU. 

=^ 

ê 

== 

~ 

- 

LATÉI 

SIMP. 

-tj. 

•*ji 

M 

ï 
* 

1 

- 

:S. 

^ 

- 

SIFFLi 

SIMP. 

-ë 

"v 

) 

C 

RALES 

CLAQU. 

-• 

:=i 

^ 

^ 

GUTTU 

SIMP. 

^ 

&:> 

-i: 

M 

saivoidv 

-« 

-TS* 

:S 

- 

■        1 

1 

1 

saiviavi 

-Ci 

►o> 

"H, 

= 

, 

s 

2 

q5 
'S 

Oh 

0^ 

'53 

o 

a. 

iZ 
«L 

D                cfi 

^ -_ 

— '         K 
> 

< 

CD 

O 

o 

saaoNOS 

saaaaos 

C 

saAismDDo 

O 

* 

(1)  Après  les  nasales  initiales,  les  seules  consonnes  tolérées  sont  les  occlusives 
sonores  à  expiration  non  gênée  de  même  point  d'articulation  ;  de  fait  on  trouve 
à  l'initiale  les  groupes  mb,  ng  et  ndz,  mais  non  pas  le  groupe  nd.  Cela  prouve 
que  n  n'appartient  pas  à  la  série  apicale,  mais  à  la  série  sifflante. 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE 


181 


non  sifTlantes.  En  transcription  phonolosrique  kx  et  Is  doivent  être  rendus 
par  k^,  f'',  et  du  point  de  vue  phonologique  il  n'existe  quant  à  ces  phonèmes 
aucune  différence  entre  le  nama  et  le  korana  où  ces  phonèmes  sont  réalisés 
effectivement  comme  des  explosives  aspirées  non  affriquées.  Les  résultats 
auxquels  nous  sommes  parvenus  peuvent  être  résumés  de  la  façon  suivante  : 
le  nama  connaît  dans  les  non  claquantes  :  a)  la  corrélation  d'aspiration  ;  b)  la 
corrélation  de  rapprochement  ;  cj  la  corrélation  nasale,  la  corrélation  d'aspi- 
ration et  la  corrélation  de  rapprochement  manquant  dans  la  série  labiale,  et 
se  confondant  dans  la  série  laryngale  (où  h  peut  être  considéré  aussi  bien  comme 
laryngale  aspirée  que  comme  laryngale  spirante)  ;  quant  à  la  corrélation  nasale 
elle  n'existe  que  dans  les  séries  labiales  et  apicales.  L'unique  liquide  r  se  trouve 
en  dehors  du  système  des  corrélations.  D"où  le  schéma  : 


p 

i 

k 

à 

— 

/^ 

k"" 

h 

— 

s 

X 

m 

n 

— 

— 

+  r 


En  ce  qui  concerne  les  -éries  claquantes,  nous  avons  déjà  vu  ci-dessus  (à 
propos  de  la  corrélation  de  claquement)  qu'en  hottentot  seules  les  séries  apicales 
et  gutturales  participent  à  la  corrélation  de  claquement^.  Il  a  été  également 
noté  que  les  claquantes  se  divisent  en  «  plosives  »  et  en  «  affriquées  ».  Laissons 
provisoirement  de  côté  cette  opposition  et  occupons-nous  des  divers  modes 
de  franchissement  qui  existent  dans  chaque  série  claquante  du  nama.  D'après 
D.  M.  Beach  ces  modes  de  franchissement  sont  au  nombre  de  cinq  :  a)  «  le  type 
plosif  vélaire  non  sonore  faible  »  (p.  82),  b)  «  le  type  affriqué  vélaire  non  sonore 
fort  »  (p.  83  et  suiv.),  c)  «  le  type  plosif  glottal  »  (p. 84),  d)  «  le  type  fricatif 
glottal  »  (p.  86)  et  e)  «  le  type  nasal  »  (p.  87).  Il  est  clair  que  les  claquantes 
nasales  correspondent  aux  non  claquantes  nasales  ;  sans  doute  on  ne  peut 
parler  d'une  exacte  correspondance  que  dans  la  série  antérolinguale,  car  la 
série  gutturale  ne  contient  en  nama  aucune  nasale  ;  mais  des  phénomènes 
symétriques  de  ce  genre  ne  sont  pas  rares  dans  le  système  phonologique  du 
nama  où  les  phonèmes  claquants  présentent  en  général  une  forte  différenciation. 
L'interprétation  des  autres  types  n'est  pas  difficile  :  les  types  c)  et  d)  sont 
caractérisés  par  le  fait  qu'aussi  bien  l'occlusion  linguale  antérieure  que  l'occlu- 
sion linguale  postérieure  (c'est-à-dire  aussi  bien  l'occlusion  principale  que 
l'occlusion  accessoire)  sont  relâchées  et  qu'alors  /'expiration  nécessaire  à  l'arti- 
culation de  la  voyelle  intervient  avec  attaque  dure  {6  )  dans  c)  et  avec  attaque 
souillée  (h)  dans  d).  Il  est  clair  que  le  type  c)  correspond  aux  occlusives  non 


(1)  Pour  des  langues  comme  le  hottentot  il  serait  peut-être  convenable  de 
remplacer  l'expression  «apicale»  par  celle  d'« antérolinguale  »  et  celle  de  «gut- 
turale »  par  celle  de  «  postérolinguale  »,  en  tenant  compte  de  l'opposition  qui 
régit  les  séries  claquantes  correspondantes. 


182  N.    s.   TROUBETZKOY 

aspirées  et  que  par  contre  le  type  d)  correspond  aux  occlusives  aspirées.  Les 
types  a)  et  b)  sont  caractérisés  par  le  fait  que  l'expiration  intervient  après  le 
relâchement  de  l'occlusion  principale,  mais  avant  le  relâchement  de  l'occlusion 
accessoire  de  sorte  qu'après  le  bruit  spécifique  de  succion  ou  de  claquement 
on  entend  dans  le  type  a)  un  k  et  dans  le  type  b)  un  kx  qui  sonnent  à  peu 
près  comme  k  et  kx  normaux.  Mais  kx  étant  une  aspirée,  comme  nous  l'avons 
déjà  vu,  il  existe  entre  les  types  a)  et  b)  exactement  le  même  rapport  qu'entre 
c)  et  d).  Comment  doit  être  alors  interprété  le  rapport  a)  :  c)  ou  b)  :  d)  ?  De  la 
description  de  D.  M.  Beach  il  résulte  que  dans  les  «  types  glottaux  »  c)  et  d) 
d'une  part  le  relâchement  des  deux  occlusions  se  termine  plus  vite  et  d'autre 
part  l'intervention  de  l'expiration  est  différée  plus  longtemps  que  dans  les 
«  types  vélaires  »  a)  et  b).  La  durée  totale  des  claquantes  du  type  a)  doit  être 
plus  courte  que  celle  des  claquantes  du  type  c)  [op.  cit.  117)  de  sorte  que  le 
retard  de  l'intervention  expiratoire  est  en  dernière  analyse  décisif  pour  le 
résultat  acoustique^.  Par  conséquent  on  pourrait  peut-être  considérer  le  rapport 
entre  les  types  a)  ou  b)  et  c)  ou  d)  comme  une  corrélation  d'intensité,  les 
types  avec  intervention  expiratoire  accélérée  a)  et  b)  étant  les  termes  «  faibles  » 
et  les  types  à  intervention  expiratoire  retardée  c)  et  d)  étant  les  termes  «  forts  » 
de  cette  corrélation ^  Ce  qui  est  le  plus  difiîcile,  c'est  l'interprétation  phonolo- 
gique de  l'opposition  entre  les  séries  claquantes  «  plosives  »  et  «  affriquées  ». 
Nous  avons  déjà  vu  que  dans  les  séries  non  claquantes  les  affriquées  ne  sont 
qu'une  réalisation  phonétique  des  aspirées,  de  sorte  que  l'opposition  entre  k 
et  «  kx  »  (ou  entre  î  et  «  is  »)  correspond  dans  les  claquantes  à  l'opposition  entre 
les  types  a)  et  b)  ou  entre  c)  et  dj.  L'opposition  entre  les  séries  claquantes 
plosives  et  affriquées  n'a  donc  rien  à  voir  avec  cela,  car  les  types  a),  b),  c)  et  d) 
existent  aussi  bien  dans  les  séries  plosives  que  dans  les  séries  affriquées.  Mais 
on  se  demandera  si  l'opposition  entre  les  séries  claquantes  plosives  et  affriquées 
ne  peut  pas  être  comparée  à  la  corrélation  de  rapprochement  des  séries  non 
claquantes  :  certes  le  parallélisme  n'est  pas  complet  :  une  spirante  ou  fricative 
réelle  ne  peut  pas  être  émise  dans  les  conditions  phonétiques  que  suppose  le 
claquement.  Toute  claquante  doit  commencer  inconditionnellement  par  une 
occlusion,  et  cela  doit  être  souligné  comme  quelque  chose  qui  va  de  soi.  Ce  qui 
reste  alors  c'est  l'opposition  entre  lé  relâchement  soudain  ou  explosif  et  le 
relâchement  fricatif,  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  l'opposition  entre  l'occlu- 
sion et  le  spirantisme.  Les  claquantes  «  dentales  »  affriquées  ont  quelque  chose 
du  type  ts  et  peuvent  par  conséquent  être  considérées  comme  les  correspon- 
dantes claquantes  de  s.  Le  rapport  des  claquantes  «  latérales  »  affriquées  avec  x 
est  moins  évident,  de  même  que  le  rapport  de  la  claquante  «  alvéolaire  »  ou 
«  cérébrale  »  plosive  avec  k.  Mais  comme  une  claquante  réellement  vélaire  est  en 
somme  impossible,  il  ne  peut  s'agir  ici  que  d'une  similitude  relative.  Et  si  l'on 
considère  que  dans  les  claquantes  latérales  le  point  de  frottement  est  beaucoup 


(1)  D.  M.  Beach  ne  s'explique  pas  dans  le  passage  cité  sur  le  rapport  de  durée 
existant  entre  les  types  b)  et  d)  :  il  se  contente  d'indiquer  que  les  claquantes 
de  ces  deux  types  ont  une  plus  longue  durée  que  celles  du  type  a). 

(2)  Dans  la  corrélation  d'intensité  consonantique  les  termes  «  faibles  »  des 
oppositions  (c'est-à-dire  les  consonnes  «  légères  »)  sont  naturellement  non 
marqués  ;  dans  la  corrélation  d'aspiration  la  même  chose  peut  être  dite  des 
consonnes  non  aspirées.  Cela  concorde  avec  le  fait  que  D.  M.  Beach  considère 
les  claquantes  du  type  a)  comme  «  les  plus  simples  »  («  the  simplest  clicks  of 
Hottentot  »,  83)  et  qu'il  ne  les  marque  dans  sa  transcription  d'aucun  signe 
diacritique. 


PRINCIPES  DE   PHONOLOGIE 


183 


plus  en  arrière  que  dans  les  claquantes  dentales,  on  pourra  comparer  ce  rapport 
à  celui  qui  existe  entre  s  et  œ^.  Toutefois  même  si  l'interprétation  que  nous 
proposons  des  séries  claquantes  afïriquées  du  hottentot  est  acceptée,  il  subsistera 
néanmoins  dans  le  système  des  phonèmes  une  certaine  asymétrie  :  tandis  que 
les  séries  linguales  non  claquantes  ne  possèdent  qu'une  «  fricative  »,  les  séries 
claquantes  correspondantes  présentent  cinq  affriquées  ou  fricatives  différenciées 
par  la  corrélation  nasale  et  par  un  faisceau  comprenant  la  corrélation  d'aspi- 
ration et  la  corrélation  d'intensité.  Le  tableau  suivant  peut  illustrer  notre 
interprétation   du   système   consonantique   du  nama.    Nous  y  employons   la 


CONSONNES 


■w  i  Légères 


il 

1  '  Lourdes. 

z   '■ 

U 
U 
O 

^'  i  Légères . 

<  1  Lourdes. 

«3 

1  l  Légères . 

> 

7)    ' 

1  1  Lourdes. 

1  z  ' 

g  i  Légères . 

■a  1 

<  1  Lourdes. 

NA 

V  Plosives. 

5AL./ 

Affriquées.. 


LABIALES 


m 


ANTEROLINGUALES 


CLAQU. 


is 


Ik 


r 


11 


Ih 


In 


POSTEROLINGUALES 

CLAQU. 


SIMP. 


!k 


N, 


!h 


llk 


II 


lll 


llh 


lin 


(non 
transcrit) 


+  r 


(1)  On  pourrait  peut-être  se  demander  pourquoi  les  claquantes  affriquées 
postérolinguales  présentent  dans  la  position  cérébrale  de  la  langue  un  relâche- 
ment latéral  et  non  pas  «  frontal  ».  Nous  croirions  volontiers  qu'une  telle  réali- 
sation serait  acoustiquement  moins  expressive  et  pourrait  facilement  être  con- 
fondue avec  celle  des  claquantes  affriquées  antérolinguales.  Le  relâchement 
latéral  paraît  donc  être  la  seule  solution  possible  du  problème  phonétique  que 
pose  la  réalisation  d'une  fricative  claquante  postérolinguale. 


184  N.    s.    TROUBETZKOY 

transcription  latine  proposée  par  D.  M.  Beach,  transcription  dans  laquelle  les 
différentes  claquantes  sont  exprimées  par  des  groupes  de  signes  On  y  verra 
combien  la  catégorie  des  affriquées  est  ici  poK-\alente*. 

Ces  exemples  peuvent  suffire  à  donner  une  idée  de  la  variété 
des  systèmes  consonantiques  résultant  de  la  combinaison  de  di- 
verses corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second  degré. 

c)  Vopposiiion  de  géminalion  en  lanl  que  corrélalion  de 
mode  de  franchissement  du  troisième  degré. 

Les  corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré  ne  peuvent  valoir  en  tant  que  telles  que  si  leurs  deux 
termes  d'opposition  sont  à  considérer  comme  monophonéma- 
tiques.  Dans  une  langue  comme  l'ukrainien  apparaissent  très 
souvent  des  groupes  formés  d'une  consonne  sonore  et  d'une 
aspiration  sonore.  Mais  comme  ces  groupes  excèdent  toujours 
la  durée  d'une  seule  consonne  et  qu'où  bien  ils  se  séparent  en 
deux  syllabes  :  pid-horoju  a  au  pied  de  la  montagne»,  vid-horo- 
dyty  «  délimiter  »j  ou  bien  ils  sont  analysables  étymologique- 
ment  iz-hodyty  s'a  «se  mettre  d'accord,  s'accorder  ensemble  »), 
ils  ne  peuvent  pas  être  considérés  comme  des  réalisations  d'un 
phonème  unique,  mais  seulement  comme  des  réalisations  d'un 
groupe  de  phonèmes  {d-rh,  z^h.  etc.)  et  par  conséquent,  il 
ne  peut  pas  être  question  en  ukrainien  d'une  corrélation 
d'aspiration.  Or,  il  y  a  dans  beaucoup  de  langues  des 
consonnes  dites  «  géminées  ».  Elles  se  distinguent  des 
consonnes  non  eréminées  par  leur  durée  plus  longue  et  la 
plupart  du  temps  aussi  par  une  articulation  plus  énergique, 
ce  qui  rappelle  la  corrélation  d'intensité.  Mais  en  position 
inter\"ocalique  les  consonnes  géminées  sont  réparties  entre 
deux  syllabes,  leur  implosion  appartenant  à  la  syllabe 
précédente  et  leur  explosion  à  la  syllabe  suivante.  En  outre 
ces  consonnes  géminées  n'apparaissent  que  dans  les  positions 
où  la  langue  en  question  admet  des  groupes  de  consonnes  ; 
elles  exercent  sur  les  sons  environnants  la  même  action  que 
les  troupes  de  consonnes  et  sont  traitées  en  général  exacte- 
ment comme  les  groupes  de  consonnes.  Toutes  ces  marques 
indiquent  une  valeur  polyphonématique.  c'est-à-dire  invitent 
à    interpréter   les   consonnes   géminées   comme    des   groupes 

(1)  Une  autre  particularité  réside  dans  le  fait  que  les  séries  apicales  et  guttu- 
rales forment  une  opposition  bilatérale  comme  étant  les  seules  séries  linguales. 
Et  de  plus  cette  opposition  est  neutralisable  :  A-  et  Aj  ne  peuvent  se  trouver 
devant  i  et  en  cette  position  l  et  ts  doivent  être  considérés  comme  "  occlusives 
linguales  en  général    . 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  185 

formés  de  deux  consonnes  identiques^.  Cela  est  évident  sans 
plus  ample  explication  dans  les  langues  où  les  consonnes 
géminées  apparaissent  seulement  à  la  jointure  de  morphèmes, 
par  ex.  en  russe  ou  en  polonais  (exception  faite  des  mots 
étrangers).  Mais  dans  les  langues  où  les  consonnes  géminées 
n'apparaissent  pas  seulement  en  cette  position  (par  ex.  en 
sanscrit)  et  en  particulier  dans  les  langues  où  elles  ne  se 
présentent  jamais  à  la  limite  de  morphèmes  (par  exemple  en 
japonais),  les  consonnes  géminées  occupent  une  sorte  de  posi- 
tion intermédiaire  entre  le  phonème  unique  et  le  groupe  de  pho- 
nèmes. Au  point  de  vue  de  ces  langues  les  géminées  sont  des 
phonèmes  consonantiques  particuliers  qui  se  distinguent  des 
autres  phonèmes  consonantiques  par  le  fait  que  leur  début  et 
leur  fin  existent  phonologiquement  comme  deux  points  séparés, 
tandis  que  dans  tous  les  autres  phonèmes  consonantiques  le 
début  et  la  fm  se  confondent  phonologiquement  en  un  point. 

Il  existe  donc  dans  certaines  langues  une  corrélation  de 
gémination  consonantique  particulière,  dont  la  marque  de 
corrélation  est  l'existence  distincte  du  début  et  de  la  fin  d'un 
phonème  consonantique,  en  opposition  avec  la  coïncidence 
du  début  et  de  la  fin.  Il  est  clair  que  cette  corrélation  ne  peut 
pas  être  comptée  parmi  les  corrélations  de  mode  de  franchisse- 
ment du  second  degré,  car  sa  marque  se  distingue  par  principe 
de  celles  des  six  corrélations  énumérées  ci-dessus  (chap.  IV, 
4Bb).  Par  conséquent,  la  corrélation  de  gémination  peut  être 
appelée  :  «  corrélation  de  mode  de  franchissement  du  troisième 
degré  ». 

Tandis  que  les  oppositions  de  mode  de  franchissement  du 
second  degré  existent  à  l'intérieur  des  divers  degrés  d'obstacle, 
la  corrélation  de  gémination  existe  en  principe  à  l'intérieur 
des  diverses  classes  de  mode  de  franchissement  du  second 
degré.  Sans  doute  cette  corrélation  embrasse  dans  quelques 
langues  toutes  les  classes  de  mode  de  franchissement.  Mais 
dans  de  très  nombreuses  langues  elle  est  limitée  à  quelques 
classes  déterminées.  Par  ex.  l'opposition  entre  consonnes 
géminées  et  non  géminées  n'existe  que  pour  les  sonantes  dans 
quelques  langues  du  Daghestan  :  à  savoir  en  tabassarane,  en 

(1)  N.  S.  Troubetzkoy,  «Die  phonologischen  Grundlagen  der  sogenannten 
'  Quantitât  »,  in  verschiedenen  Sprachen  »,  Scrilli  in  onore  di  Alfredo  Trombelli 
(Milano  1936),  167  et  suiv.  ;  «  Die  Quantitât  als  phonologisches  Problem  », 
Actes  du  /F*  Congrès  inlernalional  de  Linguistes  (Copenhague  1938)  et 
Morris  Swadesh,  "  The  Phonemic  Interprétation  of  Long  Consonants  »,  Language 
XIII  (1937),  1  et  suiv. 

8—1 


186 


N.    S.    TROUBETZKOY 


aghoiil,  en  lakke,  en  darguine,  en  koubatchine,  en  artchine 
et  en  ande^  en  japonais  elle  n'existe  que  dans  les  nasales  et 
dans  les  bruyantes  sourdes^;  en  grec  ancien  (ionien-attique) 
dans  toutes  les  consonnes  à  l'exception  des  «  moyennes  »  ; 
en  coréen  seulement  dans  les  sonantes  et  les  occlusives 
douces^,  etc. 

Il  y  a  des  langues  qui  n'ont  aucune  corrélation  de  mode 
de  franchissement  du  second  degré,  mais  qui  ont  d'une  part 
des  oppositions  de  degrés  d'obstacle  primaires  et  d'autre  part 
la  corrélation  de  gémination.  A  ces  langues  appartient  par  ex. 
le  tamoul  déjà  mentionné,  où  la  corrélation  de  gémination 
embrasse  toutes  les  sonantes  (sauf  r  et  R)  et  toutes  les 
bruyantes*,  de  même  en  vogoul  («  manse  »)^,  en  ostiak 
(«  chanty  )))^,  et  dans  quelques  autres  langues.  En  particulier 
il  faut  rattacher  également  à  ce  type  le  fmnois  :  le  g  finnois 
n'apparait  que  dans  le  groupe  «  ng  »,  qui  du  point  de  vue  de 
la  phonologie  finnoise  doit  être  considéré  comme  une  nasale 
dorsale  géminée,  c'est-à-dire  comme  w»  [hanko  «  fourche  »  : 
gén.  sg.  hangon  =  liniu  «  oiseau  »  :  gén.  sg.  linnun  =  kampa 
«  peigne  »  :  gén.  sg.  kamman,  etc.)  ;  d'autre  part  l'opposition 
i-d  (où  du  reste  le  finnois  «  d  »  n'est  pas  une  véritable  occlusive) 
est  il  est  vrai  bilatérale,  mais  isolée,  de  sorte  qu'en  somme  le 
finnois  ne  possède  aucune  corrélation  de  mode  de  franchisse- 
ment du  second  degré.  Mais  en  même  temps  toutes  les 
consonnes  finnoises  (à  l'exception  de  /',  u,  d.  h  non  admis  en 
fin  de  syllabe)'  participent  à  la  corrélation  de  gémination. 

Le  rapport  entre  la  corrélation  de  gémination  et  la  corréla- 
tion d'intensité  prend  diverses  formes  selon  les  langues. 
Comme  les  termes  marqués  de  la  corrélation  d'intensité  ont 
souvent  une  durée  plus  grande  que  les  termes  non  marqués 
(à  tel  point  que  dans  quelques  langues  cette  différence  de 


(1)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Die  Konsonantensysteme  der  ostkaukasischen 
Sprachen  »,  Caucasica  VIII. 

(2)  O.  Pletner  et  E.  Polivanov,  «  Grammatika  japonskogo  razgovornogo 
jazyka  »,  Moskva  1930,  150. 

(3)  A.  Cholodovic,  «  O  latinizacii  korejskogo  pisma  »,  Soveiskoje  Jazijkoz- 
nanije  I,  147  et  suiv. 

(4)  Voir  R.  J.  Firth,  op.  cil.;  en  outre  les  bruyantes  géminées  sont  réalisées 
comme  des  occlusives  sourdes  non  aspirées  (avec  occlusion  longue),  c'est-à-dire 
qu'elles  présentent  la  même  réalisation  (à  part  l'occlusion  plus  longue)  que  dans 
les  groupes  «  r+bruyante  ». 

(5)  V.  N.  Cernecov  dans  Jazijki  i  pis'mennosV  narodov  Severa  I,  171. 

(6)  y.  K.  ètejnic,  ibidem,  201  et  suiv. 

(7)  Morris  Swadesh,  Langiiage  XIII,  5. 


PRINCIPES   DE   PHONOI.OGIE  187 

durée  est  même  obligatoire),  il  existe  entre  la  corrélation 
d'intensité  et  la  corrélation  de  gémination  une  grande 
ressemblance^.  La  différence  entre  les  deux  corrélations  réside 
avant  tout  en  ceci,  que  les  consonnes  géminées  apparaissent 
seulement  dans  les  positions  phoniques  où  dans  la  langue  en 
question  des  groupes  de  consonnes  sont  aussi  admis,  tandis 
que  les  consonnes  «  lourdes  »  (c'est-à-dire  les  termes  marqués 
de  la  corrélation  d'intensité)  n'apparaissent  pas  seulement 
en  cette  position.  Ainsi  par  ex.  en  lakke  //,  mm  n'apparaissent 
qu'entre  voyelles  (position  où  sont  admis  aussi  différents 
groupes  de  consonnes,  à  savoir  «  liquide  i-consonne  », 
«  consonne  +  liquide  »,  «  nasale +consonne  »,  «  consonne  + 
nasale  »),  tandis  que  les  consonnes  lourdes  p',  ^,  A:',  k-,  c", 
c',  X',  X' ,  S',  S'  apparaissent  non  seulement  en  cette  position, 
mais  aussi  à  l'initiale  (où  les  groupes  de  consonnes  ne  sont 
pas  admis)  2.  Il  y  a  également  des  cas  compliqués  où  la  corré- 
lation d'intensité  et  la  corrélation  de  gémination  forment 
un  faisceau  corrélatif  difficilement  analysable.  Un  tel  cas 
existe  par  ex.  en  lapon  :  les  groupes  de  consonnes  n'y  sont 
admis  qu'entre  voyelles  et  c'est  seulement  en  cette  position 
qu'apparaissent  les  consonnes  «  longues  »  qui  par  suite  doivent 
être  considérées  comme  des  géminées.  Mais  ces  consonnes 
longues  présentent  différents  degrés  de  durée,  qui  possèdent 
une  valeur  distinctive.  Dans  le  dialecte  lapon  maritime  de 
Maattivuono^  les  consonnes  géminées  présentent  deux  degrés 
distinctifs  de  durée.  Mais  ces  deux  degrés  de  durée  existent 
aussi  dans  les  groupes  de  consonnes,  et  dans  le  degré  de  durée 
le  plus  élevé  le  premier  terme  du  groupe  de  consonnes  est  très 
long  et  très  fort,  l'accent  syllabique  est  montant  ;  dans  le 
degré  de  durée  le  plus  bas,  l'accent  syllabique  est  au 
contraire  égal  ou  descendant  et  le  premier  terme  du  grou- 
pe de  consonnes  bref  et  faible.  Il  est  clair  que  l'opposi- 
tion entre  le  premier  terme  plus  long  et  le  premier  terme  plus 
bref  du  groupe  de  consonnes  ne  peut  pas  être  une  opposition 
de  gémination,  mais  seulement  une  opposition  d'intensité. 
Et  comme  les  rapports  d'accentuation  et  de  durée,  dans  les 


(1)  Cette  ressemblance  est  encore  renforcée  souvent  par  le  fait  que  les 
occlusives  géminées  sont  non  aspirées,  tandis  qu'au  contraire  leurs  correspon- 
dantes non  géminées  sont  aspirées  :  comp.  par  ex.  le  tamoul,  l'artchine,  etc. 

(2)  X.  S.  Troubetzkoy,  Caucasica  VIII. 

(3)  Paavo  Ravila.  «  Das  Quantitâtssystem  des  seelappischen  Dialekts  von 
Maattivuono  »  (Helsinki  1932)  :  excellente  description  non  phonologique,  mais 
phonétique. 


188  N.   s.   TROUBETZKOY 

dialectes  lapons  en  question,  sont  exactement  les  mêmes  pour 
les  consonnes  géminées  et  pour  les  groupes  de  consonnes,  les 
géminées  «  plus  longues  »  doivent  être  considérées  comme 
«lourdes  »  et  les  géminées  «  plus  courtes  »  comme  «  légères  »  : 
dans  le  lapon  de  Maattivuono  le  rapport  entre  nom.  sg.  boTiu 
«arbrisseau»  et  gén.  ace.  boiiu  correspond  exactement  au 
rapport  de  nom.  sg.  luXhi  «  bourre  de  cartouche  »  et  de  gén. 
ace.  luniu  (les  consonnes  «  lourdes  »  étant  transcrites  en  lettres 
capitales).  Il  y  a  d'autres  dialectes  lapons  où  l'on  distingue 
phonologiquement  non  pas  deux,  mais  trois  types  de  groupes 
consonantiques  :  des  groupes  où  le  premier  élément  est 
«  lourd  »,  d'autres  où  c'est  le  second  élément  qui  est  «  lourd  », 
d'autres  encore  où  les  deux  éléments  sont  «  légers  ».  Devant 
les  groupes  du  premier  type  sont  seules  admises  des  voyelles 
tout  à  fait  brèves,  devant  ceux  du  second  type  on  distingue 
des  voyelles  brèves  et  demi-longues  et  devant  les  groupes  du 
troisième  type  des  demi-longues  et  des  longues.  De  même  dans 
ces  dialectes  lapons  on  distingue  aussi  trois  types  de  géminées 
qui  exercent  la  même  influence  sur  la  quantité  des  voyelles 
précédentes  et  par  conséquent  doivent  être  transcrits  Tt, 
iT  et  il;  Pp,  pP  et  pp,  etc.^.  Dans  ces  cas  et  dans  d'autres 
semblables  l'intensité  d'une  consonne  géminée  ne  reste  donc 
pas  immuable  :  il  existe  entre  le  début  et  la  fm  de  cette 
consonne  une  opposition  d'intensité.  En  lapon  ces  différences 
d'intensité  s'accompagnent  d'une  variation  dans  la  durée 
totale  des  consonnes  géminées  [Tt  est  plus  long  que  iT  et 
celui-ci  plus  long  que  ii).  Mais  cela  n'est  pas  essentiel  phono- 
logiquement, ni  nécessaire.  Il  semble  y  avoir  des  langues  où  la 
différence  d'intensité  entre  le  début  et  la  fm  d'une  consonne 
géminée  n'exerce  pas  d'influence  sur  la  durée  totale  de  cette 
consonne.  Un  cas  de  ce  genre  paraît  exister  dans  la  langue 
gweabo  du  Libéria 2,  déjà  mentionnée  plus  haut.  On  y  distingue 
trois  types  de  géminées  :  le  premier  type  se  distingue  des 
deux  autres,  non  seulement  par  sa  durée  un  peu  plus  courte, 


(1)  Cela  paraît  être  le  cas  dans  le  dialecte  d'Inari.  11  est  vrai  que  le  système 
phonologique  de  ce  dialecte  ne  se  laisse  pas  déduire  de  l'ouvrage  de  Frans  Aimas 
(«  Phonetik  und  Lautlehre  des  Inari-lappischen  »,  Mém.  de  la  Soc.  Finno- 
Oiigrienne  XLII  et  XLIII)  célèbre  pour  son  exactitude  phonétique,  mais 
plutôt  des  textes  réunis  et  édités  par  Paavo  Ravila  («  Reste  lappischen  Volks- 
glaubens  »  =  Mém.  de  la  Soc.  Finno-Ougrienne  XLVIII). 

(2)  E.  Sapir,  «  Notes  on  the  Gweabo-Language  of  Libéria  »,  Language  VII 
36  et  37,  et  aussi  N.  S.  Troubetzkoy  dans  Scrilli  in  onore  di  Alfredo  Trombelli 
(Milano  1936),  169  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE    '  189 

mais  avant  tout  par  son  articulation  «  plus  légère  »,  c'est-à-dire 
moins  énergique  (E.  Sapir  désigne  ces  consonnes  par  'b,  'd, 
'm,  'n,  '«,  'n,  'w,  '</),  le  deuxième  type  (d'après  E.  Sapir 
'B,  'D,  'G,  'GW,  'GB,  'DJ,  'F,'Z,  'M,  'N,  '.Y,  'iV)  se  distingue 
du  troisième  (d'après  E.  Sapir  "B,  "D,  "DJ;  'W,  "F,  etc.) 
seulement  par  la  distribution  de  l'intensité,  à  laquelle  la 
voyelle  suivante  participe  également.  Il  y  a  donc  ici,  comme 
en  lapon,  une  combinaison  de  la  corrélation  de  gémination  et 
de  la  corrélation  d'intensité. 

Il  n'est  donc  pas  difficile  de  distinguer  la  corrélation  de 
gémination  de  la  corrélation  d'intensité.  Il  est  souvent  plus 
difficile  de  décider  si  dans  une  langue  donnée  existe  la 
corrélation  de  gémination  ou  ce  qu'on  appelle  la  «  corrélation 
de  coupe  de  syllabe  ».  Ce  problème  devra  être  discuté  à  sa 
place,  en  liaison  avec  les  particularités  prosodiques. 

C)  Particularités  de  résonance 

Seule  appartient  en  propre  aux  particularités  de  résonance 
consonantique  l'opposition  entre  consonnes  nasales  et 
«  orales  ». 

Les  nasales  sont  habituellement  caractérisées  par  une 
occlusion  buccale  avec  abaissement  du  voile  du  palais  et  se 
trouvent  par  conséquent  vis-à-vis  des  occlusives  dans  un 
rapport  d'opposition  bilatérale.  Dans  la  plupart  des  langues 
du  monde,  l'opposition  «  occlusive-nasale  »  est  non  seulement 
bilatérale,  mais  encore  proportionnelle,  car  elle  existe  au 
moins  dans  deux  séries  de  localisation  :  la  série  labiale  et 
la  série  apicale  [d-n  =  h-m).  Dans  le  petit  nombre  de  langues 
qui  ne  possèdent  aucune  bruyante  labiale,  la  nasale  dorsale 
(ou  gutturale)  existe  en  général  comme  phonème  indépendant, 
ce  qui  crée  de  nouveau  une  proportion  [l-n  =  A-o).  Il  en  est 
ainsi  en  aléoute  (ounangan)^,  en  houpa^,  et  en  chasta  costa^. 
Parmi  les  langues  que  nous  connaissons  seul  le  tlingit  présente 
un  rapport  oppositionnel  isolé  «  occlusive-nasale  »  [d-n),  n 
étant  ici  la  seule  nasale  et  la  classe  de  localisation  labiale 
n'existant  pas*. 


(1)  V.  Jochel'son,  "  Unanganskij  (aleutskij)  jazyk  »,  Jazyki  i  pis'mennosC 
narodov  Severa  III,  130  et  suiv. 

(2)  Pline  Earle  Goddard  dans  Handbook  of  Americ.  Ind.  Languages  I. 

(3)  E.  Sapir,  ibidem  II,  9. 

(4)  John  R.  Swanton  dans  Bull,  of  the  Bureau  of  Americ.  Ethnology  XL. 


190  N.    s.    TROUBETZKOY 

Comme  le  rapport  entre  occlusive  et  nasale  est  dans  toutes 
les  langues  (à  très  peu  d'exceptions  près)  bilatéral  et  propor- 
tionnel, et  qu'il  peut  être  conçu  comme  privatif,  on  peut  le 
considérer  comme  une  corrélation.  Cette  corrélalion  consonan- 
tique  nasale  existe  dans  (presque)  toutes  les  langues,  m.ais 
elle  n'est  que  rarement  neutralisable.  Un  cas  net  de  neutrali- 
sation en  fin  de  mot  est  fourni  pour  cette  corrélation  par 
l'ostiak-samoyède  (ou  solkoup)^  :  en  finale  l'opposition  entre 
occlusive  et  nasale  y  est  phonologiquement  non  pertinente, 
c'est-à-dire  qu'un  seul  et  même  mot  présente  en  finale  tantôt 
une  occlusive  orale  sourde,  tantôt  la  nasale  correspondante,  si 
bien  qu'en  cette  position  m  et  p  (ou  n  et  /,  ou  »  et  k)  sont  des 
variantes  facultatives  d'un  archiphonème,  tandis  que  dans 
toutes  les  autres  positions  m,  n  et  »  d'une  part  et  p,  i,  I: 
d'autre  part  sont  distingués  comme  étant  des  phonèmes 
particuliers. 

En  principe  chaque  série  de  localisation,  à  l'exception  de 
la  série  laryngale,  peut  posséder  sa  nasale  propre.  Sans  doute 
la  distinction  entre  la  nasale  de  la  série  apicale  et  la  nasale 
de  la  série  sifflante  n'est  possible  que  quand  la  différence  arti- 
culatoire  entre  ces  deux  séries  réside  non  pas  seulement  dans 
la  forme  de  la  langue,  mais  aussi  dans  le  point  de  contact  sur 
le  palais,  et  se  trouve  fortement  marquée.  Comme  exemple 
on  pourrait  citer  le  gwéabo  où  les  nasales  se  répartissent  en 
cinq  séries  de  localisation  (séries  labiale,  apicale,  palatale, 
labio-vélaire  et  sifflante,  la  nasale  «  n  »  correspondant  à  la 
série  apicale  et  la  nasale  «  n  »  à  la  série  sifflante)^.  Mais  en 
général  la  série  sifflante  reste  sans  nasale  propre,  à  moins 
qu'elle  ne  soit  plutôt  une  série  palatalo-sifflante  ou  sifflante- 
palatale.  Le  nombre  des  langues  où  chaque  série  de 
localisation,  à  l'exception  de  la  série  sifflante  pure  et  de  la 
série  laryngale,  possède  en  propre  une  nasale  est  assez  grand, 
et  il  y  a  des  langues  de  ce  genre  aussi  bien  en  Afrique  (nouba, 
etc.)  et  en  Asie  (tamoul,  chinois  central,  coréen,  etc.)  qu'en 
Amérique  (esquimau).  Mais  par  contre  il  y  a  également  dans 
toutes  les  parties  du  monde  des  langues  où  les  nasales 
n'existent  que  dans  une  partie  des  séries  de  localisation.  En 
particulier,   il  est  à   remarquer  que   dans  beaucoup   de   ces 


(1)  Plu>  précisément  dan?  le  dialecte  taz  de  cette  langue  :  B.  N.  Prokofjev, 
"  Sel'kupskaja  (ost'akosamojedskaja)  grammatika  «  (Leningrad  1935),  5. 
22  et  suiv. 

(2)  E.  Sapir  dans  Langiiage  VII,  37. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  191 

langues  la  corrélation  de  nasalité,  à  l'intérieur  d'une  série 
de  localisation,  est  incompatible  avec  la  corrélation  de 
rapprochement,  c'est-à-dire  que  ces  deux  corrélations  s'ex- 
cluent réciproquement  à  l'intérieur  de  la  même  série  de 
localisation.  Ainsi  par  ex.  en  tchèque  et  en  slovaque  où  la 
corrélation  de  nasalité  existe  dans  les  séries  labiales,  apicales 
et  palatales  {p-m,  i-n,  V-n),  tandis  que  la  corrélation  de 
rapprochement  apparaît  dans  la  série  gutturale  et  dans  les 
deux  séries  sifflantes  [k-ch,  c-s,  c-s)  ;  le  même  rapport  entre 
les  deux  corrélations  se  présente  encore  en  Europe  dans  le 
haut-sorabe  [p-m,  t-n,  c-n  w  k-ch,  c-s,  c-s)  et  le  croate-cakave, 
en  Afrique  par  ex.  dans  le  chichewa  {p-m,  l-n,  k-D,  c-n  w 
c-s,  p-JY,  en  Amérique  par  ex.  dans  le  tsimshian  (dialecte 
nass  :  p-m,  l-n  w  k-x,  k-x,  k-x,  c-s)-,  le  chinook  [p-m,  l-n  ~  k-x, 
k-x,  k-x,  c-s,  c-s,  X-/)^,  le  kwakiutl  [p-m,  l-n  w  k-x,  k-x,  c-s, 
ï-i)*,  le  tonkawa  [b-m,  d-n  ~  g-x,  g-x,  c-s,  à-h)^,  etc.  ;  au 
Caucase  par  ex.  en  avar  [p-m,  l-n  co  k-x,  k-x,  c-s,  l-i)^,  en 
lakke',  etc.  Il  semble  que  si  une  opposition  entre  momentanées 
et  duratives  existe  dans  toutes  les  séries  de  localisation,  elle 
est  réalisée  dans  une  partie  des  séries  par  la  corrélation  de 
rapprochement  et  dans  les  autres  par  la  corrélation  de 
nasalité  :  en  effet  les  nasales  sont  des  sonantes  et  par  suite  des 
duratives.  Dans  quelques-unes  de  ces  langues  on  peut  égale- 
ment remarquer  cet  amalgame  particulier  de  la  corrélation 
de  rapprochement  et  d'une  corrélation  de  mode  de 
franchissement  du  second  degré,  dont  nous  avons  déjà  parlé 
ci-dessus  (p.  170-171  et  suiv.)  ;  il  en  est  ainsi  en  tchèque  et  en 
haut-sorabe  [p-h-m  w  k-x-y).  En  chichewa  la  corrélation 
d'aspiration  n'existe  que  dans  les  séries  qui  présentent  une 
corrélation  de  nasalité,  et  manque  dans  les  séries  qui 
présentent  la  corrélation  de  rapprochement.  Le  même 
phénomène  se  retrouve  aussi  dans  la  langue  des  Indiens  du 
pueblo  de  Taos  [p-p^-m,  t-l^-n  oj  k-x,  k°-x°,  c-s)^.  Toutes  ces 


(1)  Mark  Hama  Watkins,   «A  Grammar  of  Chichewa»  {Language  Disser- 
ialions,  n»  XXIV). 

(2)  Franz  Boas  dans  Handbook  of  American  Indian  Languages  I,  289. 

(3)  Franz  Boas,  ibidem,  565. 

(4)  Franz  Boas,  ibidem,  429. 

(5)  Harry  Hoijer,  «  Tonkawa,  an  Indian  Language  of  Texas  »  (tiré   à  part 
de  Handbook  of  American  Indian  Languages  III),  3. 

(G)  N.  S.  Troubetzkoy,  C.aucasica  VIII. 

(7)  N.  S.  Troubetzkoy,  ibidem. 

(8)  G.  L.  Trager  dans  Le  Maître  Phonétique,  3«  série,  n°  56,  59  et  suiv. 


192  >.    s.   TROUBETZKOY 

remarques  ne  suffisent  pas  à  établir  des  lois  ou  même  seule- 
ment des  types  de  structure.  On  doit  également  renoncer 
provisoirement  à  expliquer  les  phénomènes  mentionnés 
ci-dessus. 

On  peut  en  tout  cas  souligner  expressément  que  l'incom- 
patibilité réciproque  de  la  corrélation  de  nasalité  et  de  la 
corrélation  de  rapprochement  n'est  nullement  un  phénomène 
général,  et  ne  vaut  que  pour  un  petit  nombre  de  langues  :  dans 
la  plupart  d'entre  elles  les  deux  corrélations  coexistent  dans 
les  mêmes  séries  de  localisation  (par  ex.  k-x-u,  f-6-;i),  ou 
bien  dans  certaines  séries  de  localisation  n'existent  ni  l'une 
ni  l'autre  de  ces  corrélations  :  par  ex.  en  lithuanien  où  la  série 
gutturale  ne  comporte  que  les  deux  occlusives  k  et  g  sans 
nasale  ni  fricative. 

Une  nasale  n'est  pas  toujours  dans  un  rapport  d'opposition 
bilatérale  vis-à-vis  d'une  occlusive  orale  déterminée.  En 
houpa.  en  chasta-costa  et  en  aléoute^  m  est  le  seul  phonème 
labial.  Il  y  a  des  langues  ayant  une  nasale  palatale  et  n'ayant 
pas  d'occlusive  palatale  :  par  ex.  le  slovène,  le  français,  etc. 
En  Slovène  (notamment  dans  la  langue  écrite)  la  nasale  pala- 
tale ^  nj  »  pourrait  se  trouver  dans  un  rapport  d'opposition 
bilatérale  et  proportionnelle  vis-à-vis  du  /  palatal  « // » 
(aï;  l  =  n:  l,  peut-être  aussi  =  m:  v).  Mais  en  français  la 
situation  est  autre  :  la  nasale  palatale  (écrite  gn)  pourrait  se 
trouver  dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale  seulement 
vis-à-vis  de  /  (écrit  i,  y,  hi,  ill)  et  l'opposition  fi-j  semble  être 
isolée  dans  le  système  phonologique  français  (dans  la  mesure 
où  l'on  ne  veut  pas  la  relier  à  l'opposition  m-v)^.  En  tout  cas 
des  faits  de  ce  genre  prouvent  que  les  nasales  peuvent  former 
des  corrélations  non  seulement  avec  les  occlusives,  mais 
aussi  avec  les  sonantes  orales. 

Dans  les  langues  où  existent  seulement  deux  nasales 
(habituellement  m  et  n),  celles-ci  sont  entre  elles  dans  un 
rapport  d'opposition  bilatérale,  dont  le  parallélisme  vis-à-vis 
de  h-d,  p-î  n'est  pas  très  significatif  à  cause  précisément  de 
son  caractère  bilatéral  :  en  effet  tandis  que  m  et  n  sont  les 
seules  nasales,  p  et  f  ne  sont  pas  les  seules  ténues,  ni  b  et  d 


(1)  V.  Jocherson,  l.  c. 

(2)  La  chose  n'est  pas  tout  à  fait  claire.  En  tout  cas  l'opposition  n-fi  est 
très  nettement  marquée  en  français  et  reçoit  une  charge  fonctionnelle  beaucoup 
plus  forte  que  l'opposition  entre  n  et  n'importe  quelle  consonne  non  nasale  i 
voir  Gougenheim,  c  Éléments  de  phonologie  française  »,  1935,  44  et  suiv. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  193 

les  seules  moyennes,  etc.  Le  lien  existant  entre  la  paire  de 
phonèmes  m-n  et  la  paire  p-t  (ou  b-d,  etc.)  se  trouve  de  ce 
fait  relâché  et  le  rapport  m-n  présente  souvent  une  tendance 
à  avoir  la  valeur  d'un  rapport  privatif  —  m  représentant  le 
terme  marqué  de  l'opposition  et  n  le  terme  non  marqué. 
La  neutralisation  de  l'opposition  m-n  en  finale  (l'archipho- 
nème  étant  représenté  par  n)  est  un  phénomène  qui  apparaît 
dans  beaucoup  de  langues,  par  ex.  en  grec  ancien,  en  croate 
cakave,  en  italien,  en  finnois,  en  avar^,  en  lakke^,  en 
japonais,  etc.  Dans  les  mêmes  langues  la  même  neutralisation 
de  l'opposition  m-n  intervient  aussi  à  l'intérieur  du  mot  devant 
consonne,  le  représentant  de  l'archiphonème  étant  alors 
conditionné  extérieurement,  c'est-à-dire  qu'il  se  conforme  à 
la  série  de  localisation  de  la  consonne  suivante.  Il  en  résulte 
dans  quelques  langues,  en  certaines  positions,  un  phonème 
nasal  de  localisation  indéterminée,  donc  un  phonème  qui  du 
point  de  vue  phonologique  est  caractérisé  exclusivement  par 
son  degré  minimum  d'obstacle. 

Ces  consonnes  nasales  sans  particularités  de  localisation 
apparaissent  aussi  (comme  résultats  d'une  neutralisation 
d'opposition  en  finale  ou  devant  consonne)  dans  les  langues 
qui,  en  d'autres  positions,  distinguent  non  seulement  m  et 
n  mais  aussi  d'autres  nasales  et  dans  lesquelles  par  suite  les 
difi'érentes  nasales  se  trouvent  entre  elles  dans  des  rapports 
d'oppositions  multilatérales  :  il  en  est  ainsi  par  ex.  en  tamoul 
où  devant  voyelle  cinq  nasales  sont  distinguées  les  unes  des 
autres  (m,  n,  n,  »,  ri),  tandis  que  devant  les  bruyantes  ces 
oppositions  n'existent  pas,  car  la  nasale  se  règle  toujours  sur 
la  localisation  de  la  bruyante  :  mb,  nd,  nd,  log,  n3.  De  même 
dans  quelques  dialectes  de  la  Chine  centrale  quatre  nasales 
sont  distinguées  phonologiquement  les  unes  des  autres  (m, 
n,  o,  n),  mais  ces  oppositions  sont  neutralisées  en  finale  et 
le  phonème  nasal  qui  se  présente  en  cette  position  est  réalisé 
après  voyelle  antérieure  comme  n  et  après  voyelle  postérieure 
comme  o.  Il  s'agit  donc  dans  tous  ces  cas  de  la  neutralisation 
des  oppositions  entre  toutes  les  nasales  et  c'est  seulement  par 
là   que   la   neutralisation   est   possible,   autrement   dit   c'est 

(1)  P.  K.  Usiar,  «Etnografija  Kavkaza.  C.  I,  Jazykoznanije.Vyp.  3,  Avarskij 
jazyk  »  (Triflis  1889),  9. 

(2)  Ibidem  I,  vyp.  4,  «  Lakskij  jazyk  .  (Tiflis  1890),  7.  Uslar  ajoute  que  le  n 
final  est  prononcé  m  (levant  b  et  remarque  :  «  Du  reste  c'est  peut-être  seulement 
une  illusion  acoustique,  car  les  indigènes  ne  sont  pas  eux-mêmes  sûrs  de  la 
prononciation  »  —  ce  qui  est  un  trait  caractéristique  de  la  neutralisation  d'une 
opposition  distinctive. 


194  >.    s.    TROUBETZKOY 

seulement  à  cause  de  cela  qu'un  archiphonèrae  résulte  de 
cette  neutralisation,  archiphonème  qui  peut  être  distingué  de 
tous  les  autres  phonèmes  figurant  en  cette  position  par  des 
particularités    phonologiques   spécifiques. 

Comme  il  a  déjà  été  dit,  les  particularités  spécifiques  de  la 
«  nasale  indéterminée  »  (ou  de  l'archiphonème  nasal)  sont  sa 
résonance  nasale  et  ses  propriétés  de  sonante  (c'est-à-dire 
le  degré  minimum  d'obstacle).  Par  là  cet  archiphonème  se 
rapproche  des  voyelles  nasalisées.  Et  de  fait  il  existe  souvent 
entre  la  «  nasale  indéterminée  »  et  les  \'oyelles  nasalisées  un 
rapport  étroit.  Souvent  les  voyelles  nasalisées  ne  sont  pas 
des  phonèmes  indépendants,  mais  seulement  des  variantes 
combinatoires  du  groupe  <^  voyelle— nasale  indéterminée»  : 
c'est  par  ex.  le  cas  dans  la  grande  majorité  des  dialectes 
polonais,  où  la  nasale  indéterminée  (avec  réalisation  condi- 
tionnée extérieurement)  n'apparaît  que  devant  les  occlusives, 
tandis  que  les  voyelles  nasales  n'apparaissent  par  contre  que 
devant  les  fricatives.  D'autre  part,  dans  la  langue  écrite 
polonaise  (de  même  qu'en  portugais)  où  les  voyelles 
nasalisées  apparaissent  non  seulement  devant  les  fricatives, 
mais  aussi  en  finale,  ces  voyelles  («ç»,  «^»,  c'est-à-dire  è, 
ô)  paraissent  être  des  phonèmes  indépendants,  dont  les  groupes 
«  e,  o-j- nasale  (homorgane)  indéterminée  »  peuvent  être  consi- 
dérés comme  des  variantes  combinatoires  devant  les 
occlusives.  Là  où  les  nasales  faisant  syllabe  se  règlent  dans 
leur  réalisation  d'après  les  particularités  de  localisation  de 
la  consonne  suivante  (comme  c'est  le  cas  dans  de  nombreuses 
langues  africaines  et  dans  quelques  langues  américaines), 
on  peut  parler  aussi  bien  d'une  nasale  indéterminée  faisant 
syllabe  que  d'une  voyelle  nasalisée  indéterminée. 

Les  nasales  sont  toujours  des  sonantes,  c'est-à-dire  des 
consonnes  ayant  un  degré  minimum  d'obstacle,  même  si  dans 
leur  articulation  l'espace  buccal  est  tout  à  fait  fermé  : 
l'écoulement  de  l'air  par  le  nez,  rendu  possible  par  l'abaisse- 
ment du  voile  du  palais  «  dévalorise  »  pour  ainsi  dire 
l'occlusion  buccale.  Mais  il  y  a  des  langues  où  les  nasales 
avec  occlusion  buccale  complète  se  distinguent  phonolo- 
giquement  des  nasales  avec  occlusion  buccale  incomplète. 
Comme  on  le  sait,  c'est  ce  qui  est  admis  pour  l'ancien  irlan- 
dais où  m,  n  avec  occlusion  complète  se  distinguent  de  m,  n 
«  adoucis  »  à  occlusion  incomplète^.  En  tout  cas  ces  langues 

(1)  Dans  les  descriptions  de  langues  vivantes  que  nous  connaissons  des  cas 
de  ce  genre  ne  se  sont  pas  présentés.  En  yorouba  (Nigeria  méridionale),  les  y 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  195 

sont  rares.  Mais  dans  certaines  autres  langues  la  véritable 
corrélation  nasale  se  distingue  de  la  corrélation  de  senii- 
nasalité  ou  corrélation  de  nasalisation  consonantique.  Dans  ces 
langues,  aux  occlusives  normales  s'opposent  d'une  part  des 
nasales  normales  et  d'autre  part  des  occlusives  à  implosion 
nasalisée  et  à  explosion  non  nasalisée.  Ces  occlusives  semi- 
nasalisées  produisent  l'impression  acoustique  de  groupes 
formés  d'une  nasale  très  brève  et  d'une  occlusive  ;  elles  ne 
peuvent  exister  en  tant  que  phonèmes  particuliers  que  si 
dans  la  langue  donnée  elles  se  distinguent  phonologiquement 
d'une  part  des  occlusives  habituelles  (non  nasalisées]  et 
d'autre  part  des  groupes  «  nasale +occlusive  ».  Un  cas  de  ce 
genre  se  présente  par  ex.  dans  la  langue  peul  (foulfoulde) 
où  des  semi-nasalisées  6,  d,  g,  ]  s'opposent  en  tant  que 
phonèmes  indépendants  aux  non  nasalisées  6,  d,  g,  j,  aux 
véritables  nasales  m,  n.  d  et  n  et  aux  groupes  à  premier 
élément  nasal  mb,  nd,  log,  nj^.  Tandis  que  les  véritables 
nasales  sont  des  sonantes  et  par  suite  des  duratives,  les  semi- 
nasalisées  peuvent  être  considérées  comme  des  momentanées. 
Le  rapport  b  :  m  peut  être  comparé  au  rapport  «  momentanée- 
durative  »  et  dans  une  langue  où  un  tel  rapport  existe,  m,  n, 
©,  n  doivent  être  appelés  des  «  duratives  nasales  »  et  b,  d,  g,  J 
des  «  momentanées  nasales  ».  L'explosion  non  nasale  de  ces 
momentanées  nuit  aussi  peu  à  leur  caractère  phonologique 
de  nasales  que  le  dénouement  fricatif  des  affriqu-ées  à  leur 
caractère  d'occlusives.  En  chichevva  existent  non  seulement 


et  IV  nasalisés  paraissent  n'être  que  des  variantes  (facultatives  ?)  de  la  nasale 
palatale  et  de  la  nasale  labio-vélaire  :  voir  D.  Westermann  et  Ida  C.  Ward, 
t  Practical  Phonetics  for  Students  of  African  Languages  »,  London  1933,  168 
et  suiv.  Dans  certains  dialectes  Slovènes  il  existe  un  /  nasalisé  (provenant  de  la 
palatale  vieux-slave  n,  slovène  écrit  nj)  comme  phonème  autonome  (A.  Isacenko, 
«  Les  papiers  Slovènes  du  Podjunje  en  Carinthie  »,  Revue  des  Éludes  Slaves  XV, 
1935,  57),  mais  à  côté  de  ce  ],  les  dialectes  en  question  ne  contiennent  aucune 
nasale  palatale  à  occlusion  buccale  complète,  vis-à-vis  de  laquelle  /  se  trouverait 
dans  un  rapport  d'opposition  bilatérale. 

(1)  D.  Westermann,  «  Handbuch  der  Ful-Sprache  «  (Berlin  1909),  197  ; 
Henri  Gaden,  «Le  Poular,  dialecte  peul  du  Fouta  Sénégalais»  (=  Colleclion 
de  la  Revue  du  Monde  Musulman,  t.  I,  Paris  1913),  2.  —  Il  est  intéressant  qu'à 
la  jointure  de  morphèmes  la  rencontre  d'un  m  avec  un  b  ne  produise  ni  un  b, 
ni  un  groupe  mb,  mais  une  géminée  bb  (H.  Gaden,  op.  cil.,  8,  9,  15,  I)  ;  par 
contre  la  réunion  des  phonèmes  /,  d,  l,  b  avec  b,  d,  g,  ]  produit  les  groupes 
mb,  nd,  J9g,  nj  (ibidem.  8,  §  15,  G).  Après  les  nasales  l'opposition  b,  d,  "g,  J — b, 
d,  g,  j  est  neutralisée  (représentants  de  l'archiphonème  b,  d,  g,  /).  D'autre  part 
l'opposition  m,  n,  n,  n  —  b,  d,  g,  "J  est  neutralisée  devant  b,  d,  g,  j  (représentants 
de  l'archiphonème  :  m,  n,  n,     ). 


196  N.    s.    TROUBETZKOY 

des  semi-nasales  sonores  6,  d,  y,  3^  2^  mais  aussi  des  sourdes 
P,  L  4?  p5  £  ^^  d^^  fricatives  semi-nasales  y,  /,  z,  s,  de  sorte  que 
tous  les  degrés  d'obstacle  apparaissent  sous  une  forme  nasale 
et  sous  une  forme  non  nasale.  Dans  quelques  autres  langues 
africaines  des  rapports  de  ce  genre  sont  à  supposer  également^ 
mais  dans  la  mesure  où  aux  consonnes  semi-nasales  ne 
s'opposent  pas  phonologiquement  des  groupes  correspondants 
formés  d'une  nasale  normale  et  d'une  consonne  non  nasalisée^ 
il  ne  peut  pas  être  question  d'une  corrélation  de  nasalité 
consonantique.  , 

La  corrélation  nasale  ou  de  nasalité  paraît  être  la  seule 
corrélation  de  résonance  consonantique.  Dans  les  descriptions 
de  langues  ayant  diverses  «  corrélations  d'obscurcissement  » 
vocalique,  il  est  souvent  affirmé  que  les  différences  dans  la 
qualité  de  la  voix  existent  non  seulement  dans  les  voyelles^ 
mais  aussi  dans  les  consonnes.  Toutefois  dans  la  mesure  où 
l'on  peut  tirer  une  conclusion  de  ces  descriptions  il  paraît 
seulement  s'agir  de  variantes  combinatoires  des  phonèmes 
consonantiques  au  voisinage  des  «  voyelles  troubles  » 
correspondantes. 


5.    Les    caractéristiques   prosodigues 

A)  Les  centres  de  syllabe 

Dans  la  majeure  partie  des  langues  du  monde,  les  particu- 
larités prosodiques  distinctives  n'existent  que  dans  les 
voyelles.  Aussi  pourrait-on  être  tenté  de  ranger  ces  particu- 
larités parmi  celles  des  voyelles  et  d'en  traiter  en  même  temps 
que  des  degrés  d'aperture  et  des  classes  de  localisation.  De 
fait  l'auteur  de  ces  lignes  avait  suivi  cette  voie  dans  un  article 
précédent^.  Mais  cela  reposait  sur  une  erreur  :  les  particularités 
prosodiques  n'appartiennent  pas  aux  voyelles  en  tant  que 
telles,  mais  aux  syllabes.  Une  partie  des  phonèmes  dont  se 
compose  la  syllabe  peut  être  prosodiquement  sans  importance. 
Ordinairement  ces  phonèmes  sont  des  consonnes,  mais  ce 
peuvent  être  aussi  des  voyelles,  qui  dans  ce  cas  ne  forment 
pas  syllabe.  D'autre  part,  il  se  présente  dans  certaines  langues 
des  syllabes  qui  ne  contiennent  aucun  phonème  vocalique  de 

(1)   TCLP,  I,  50  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  197 

sorte  que  la  partie  prosodiquement  importante  est  occupée 
par  un  phonème  consonantique  :  dans  ce  cas  on  parle  de 
consonnes  «  faisant  syllabe  »,  Enfin  certaines  particularités 
prosodiques  déterminées  peuvent  appartenir  à  tout  un  groupe 
de  phonèmes,  de  valeur  polyphonématique  (soit  «voyelles- 
voyelle»,  soit  «  voyelle +consonne  »).  C'est  pourquoi  les 
particularités  prosodiques  ne  peuvent  être  traitées  comme 
particularités  des  voyelles  (au  même  titre  que  les  degrés 
d'aperture  ou  les  classes  de  localisation),  mais  comme  parti- 
cularités d'une  partie  déterminée  de  la  syllabe,  de  sorte  que 
cette  partie  de  la  syllabe  doit  être  définie  différemment  dans 
les  diverses  langues^. 

Toute  partie  de  la  syllabe  qui  selon  les  règles  de  la  langue 
en  question  est  détentrice  de  particularités  prosodiques 
distinctives  sera  appelée  «  centre  de  syllabe  ».  Suivant  la 
langue  un  centre  de  syllabe  peut  être  :  a)  une  voyelle,  b)  un 
groupe  polyphonématique  de  voyelles,  c)  une  consonne,  d)  un 
groupe  polyphonématique  «  voyelle +consonne  ».  //  n'y  a 
aucune  langue  dans  laquelle  les  voyelles  ne  fonclionneraieni  pas 
comme  cenlre  de  syllabe.  Dans  la  plupart  des  langues  du  monde 
les  voyelles  sont  les  seuls  centres  de  syllabe  possibles.  Dans  des 
langues  comme  le  grec  ancien,  outre  les  voyelles,  des  groupes 
polyphonématiques  de  voyelles  (grec  ancien  at.,  ot,  si,  au,  ou, 
eu,  ut)  peuvent  aussi  se  présenter  comme  centres  de 
syllabe  ;  en  serbo-croate  c'est  le  cas  des  voyelles  et  de  la 
liquide  r  ;  dans  beaucoup  de  langues  africaines  (par  ex.  en 
lamba,  en  éfik,  en  ibo)  des  voyelles  et  de  la  «  nasale  homor- 
gane  »  ;  en  zoulou  des  voyelles  et  de  la  nasale  m  (sauf  devant 
labiale)  ;  dans  les  dialectes  hanak  du  tchèque,  des  voyelles 
et  des  liquides  r,  /.  Les  voyelles,  certains  groupes  polyphoné- 
matiques de  voyelles  et  les  liquides  /,  r  se  présentent  comme 
centres  de  syllabe  en  slovaque  (et  moins  nettement  en 
tchèque).  Les  groupes  «  voyelle +  sonante  »  semblent  n'appa- 
raître comme  centres  de  syllabe  que  dans  les  langues  où  des 
groupes  polyphonématiques  de  voyelles  se  présentent  avec 
la  même  fonction,  par  ex.  en  danois,  en  lithuanien,  en  letton, 
en  siamois.  Les  quatre  types  possibles  de  centres  de  syllabe 
(voyelles,  consonnes,  groupes  polyphonématiques  de  voyelles 
et  groupes  «  voyelle +nasale  »)  apparaissent  tous  dans  certains 
dialectes  chinois,  par  ex.  dans  celui  de  Péking. 


(1)  Voira  ce  sujet  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Anleitung  zu  phonologischen  Besch- 
reibungen  »  (Brno  1935),  21  et  suiv. 


198  N.    s.    TROTBETZROY 

Il  faut  remarquer  que  parmi  les  consonnes  seules  celles 
qu'on  appelle  sonantes,  c'est-à-dire  les  nasales  et  les  liquides, 
entrent  en  ligne  de  compte  comme  centres  de  syllabe  indé- 
pendants ou  comme  termes  d'un  groupe  «  voyelle— consonne» 
servant  de  centre  de  syllabe.  La  question  de  savoir  si  une 
consonne  faisant  syllabe  au  point  de  vue  phonétique  doit 
être  considérée  comme  centre  de  syllabe  monophonématique 
dépend  principalement  du  fait  de  savoir  s'il  existe  dans  la 
langue  en  question  une  voyelle  indéterminée  dont  la  réalisation 
puisse  être  sentie  comme  l'élément  vocalique  lié  presque 
inévitablement  à  la  consonne  faisant  syllabe.  Nous  avons  déjà 
indiqué  plus  haut  que  c'est  sur  cela  que  repose  la  différence 
entre  le  ^  r  »  considéré  comme  monophonématique  dans 
le  serbo-croate  srce  et  le  (t  âr  »  considéré  comme  polyphoné- 
matique  dans  bulgare  sàrce  «  cœur  ».  Les  langues  qui 
emploient  les  consonnes  faisant  syllabe  comme  centres  de 
syllabe  monophonématiques  ne  possèdent  dans  leur  système 
phonologique  aucune  voyelle  indéterminée.  Cette  règle 
s'applique  à  toutes  les  langues  énumérées  ci-dessus  et  nous 
ne  lui  connaissons  pas  d'exceptions. 

Tandis  que,  dans  le  dialecte  chinois  de  Péking.  le  centre  de  syllabe  de  mots 
comme  l*  «  deux  •  est  sûrement  une  liquide  (qu'on  peut  avec  Henri  Frei*  consi- 
dérer comme  l),  le  centre  de  syllabe  de  mots  comme  s*  «  quatre  »,  s*  «pierre  », 
z*  «jouri,  s*  0  dix  »  fait  difficulté.  Phonétiquement  il  y  a  dans  une  pronon- 
ciation particulièrement  soignée  une  sorte  de  voyelle  ayant  un  degré  d'aperture 
très  petit  et  un  point  d'articulation  beaucoup  plus  en  avant  que  celui  de  i 
par  exemple,  de  sorte  que  dans  son  émission  on  entend  un  bruit  fricatif  semblable 
à  un  bourdonnement.  Comme  variante  facultative  apparaît  à  sa  place  un  z 
ou  un  z  faisant  syllabe  :  assez  souvent  (notamment  en  finale  atone)  il  n'a  en 
somme  pas  de  réalisation.  A  Péking  ce  phonème  apparaît  exclusivement  après 
sifflantes  :  c,  c^,  s.  c,  c^,  s  et  f.  On  le  transcrit  d'habitude  par  l  :  Henri  Frei 
l'appelle  <  voyelle  zéro  »  (128)  et  Ton  pourrait  être  tenté  de  poser  dans  un  mot 
comme  si  «  quatre  .■<  un  s  faisant  syllabe.  Mais  comme  à  Péking  la  rencontre 
d'une  sifflante  et  d'un  i  normal  ne  se  présente  pas,  on  pourrait  plutôt  considérer  l 
comme  une  variante  combinatoire  de  /  après  sifflante.  Dans  d'autres  dialectes 
chinois  cette  voyelle  «  bourdonnante  »  gingivale  n'apparaît  pas  seulement 
après  sifflantes  ;  quelques  dialectes,  par  ex.  celui  de  Hsiang-Hsiang,  province 
du  Honang,  distinguent  même  deux  voyelles  de  ce  genre  :  l'une  antérieure, 
l'autre  postérieure.  Mais  sa  réalisation  dépend  toujours  de  la  consonne  précé- 


(n  Dans  t  Bullelin  de  la  Maison  Franco-Japonaise^  VIII  (1936),  n"  1, 
126  et  suiv.  Des  cas  comme  chinois  de  Péking  /*  =  deux  "  s'opposent  nette- 
ment au  point  de  vue  mentionné  ci-dessus  de  L.  Hjelmslev  (vers  lequel  B.  Trnka, 
TCLP  VI,  62,  paraît  pencher,  d'après  lequel  un  mot  monophonématique  ne 
peut  consister  qu'en  une  voyelle  :  à  la  différence  d'allemand  s.',  français  rrr!, 
russe  s!,  d,  chinois  Z*  n'est  pas  une  interjection,  mais  un  nom  de  nombre  tout 
à  fait  normal. 


PRINCIPES  DE   PHONOLOGIE  199 

dente  et  elle  peut  dans  ces  dialectes  être  considérée  comme  «  voyelle  indéter- 
minée ».  Il  est  significatif  que  des  parlers  de  ce  genre  ne  paraissent  pas  connaître 
les  liquides  faisant  syllabe. 

Un  seul  et  même  phonème  peut,  dans  une  langue  donnée, 
apparaître  tantôt  comme  centre  de  syllabe,  tantôt  comme  ne 
faisant  pas  syllabe.  La  plupart  du  temps  ces  deux  fonctions 
sont  conditionnées  par  le  contexte.  En  tchèque  par  ex.  /  et  r 
forment  syllabe  s'ils  se  trouvent  après  une  consonne  et  si 
aucune  voyelle  ne  les  suit.  Dans  toutes  les  autres  positions  ils 
ne  font  pas  syllabe.  Mais  il  y  a  des  langues  où  le  fait  de 
«  former  syllabe  »  est  une  particularité  distinctive,  c'est-à-dire 
où  il  n'est  pas  complètement  conditionné  par  l'entourage 
phonique.  Telle  est  par  ex.  la  langue  écrite  serbo-croate,  où 
r  et  i  entre  une  consonne  et  une  voyelle  font  syllabe  dans 
une  partie  des  mots  et  ne  la  font  pas  dans  d'autres  mots  :  par 
ex.  groce  (3  syllabes)  «  petit  gosier  »  —  groza  (2  syllabes) 
«frisson  d'horreur»;  piem  (écrit  pijem)  «je  bois»  —  pièna 
(écrit  pjena)  «  écume  ».  Le  même  fait  peut  être  observé  aussi 
entre  voyelle  et  consonne.  Mais  ici  tout  dépend  de  savoir 
si  entre  la  voyelle  et  r  existe  une  limite  morphologique  : 
zardali  «  se  rouiller  »  —  varnica  «  étincelle  »,  zaimaii  «  prendre  à 
crédit  »  —  zàjmiii  «  prêter  ».  En  vieux-tchèque  r,  /  entre  deux 
consonnes  faisaient  syllabe  dans  quelques  mots  et  ne  la 
faisaient  pas  dans  d'autres  :  en  vers  des  mots  comme  mrtuy 
«  mort  »,  plny  «  plein  »  sont  traités  comme  dissyllabes,  et  des 
mots  comme  hrvi  «  au  sang  »,  slza  «  larme  »  comme  mono- 
syllabes. Dans  des  cas  de  ce  genre  on  peut  parler  d'une 
corrélation  de  syllabisation  particulière.  Toutefois  ces  cas  sont 
extrêmement  rares  et  la  plupart  du  temps  le  fait  pour  un 
phonème  de  faire  ou  de  ne  pas  faire  syllabe  est  automatique- 
ment réglé  par  l'entourage  phonique. 

Là  où  le  fait  pour  un  phonème  de  faire  ou  de  ne  pas  faire 
syllabe  est  conditionné  extérieurement,  il  en  résulte  diverses 
circonstances  spéciales.  En  allemand  écrit  i  n'apparaît  pas 
devant  voyelles,  /  par  contre  se  présente  exclusivement  devant 
voyelles.  Par  conséquent  i  et  /  ne  sont  pas  ici  deux  phonèmes 
différents,  mais  seulement  deux  variantes  combinatoires  d'im 
même  phonème ^  Certes  il  y  a  aussi  bien  un  /  bref  qu'un  i  long, 

(1)  Mais  cela  ne  vaut  que  pour  la  langue  écrite  dans  sa  prononciation 
scénique.  Dans  les  dialectes  et  dans  une  prononciation  de  la  langue  écrite 
teintée  de  dialectisme,  i  et  /  sont  des  phonèmes  différents.  Il  en  est  ainsi  par 
ex.  dans  les  dialectes  où  ù  est  devenu  i  et  où  par  suite  le  groupe  //  est  admis  : 


200  N.   s.   TROUBETZKOY 

et  même  cette  opposition  est  distinctive  {Mitte  «  moitié  »  — 
Miete  «  loyer  »,  ivirr  «  embrouillé  «  —  wir  «  nous  »,  Biss 
«  déchirement  »  —  Ries  «  rame  de  (papier)  »,  etc.)  —  tandis 
que  /  est  toujours  bref.  Par  conséquent  l'opposition  de 
quantité  est  neutralisée  pour  i  devant  voyelle.  La  même  chose 
a  lieu  aussi  dans  d'autres  langues  où  le  fait  pour  certains 
phonèmes  de  faire  syllabe  est  réglé  extérieurement  :  ces 
phonèmes  possèdent  des  particularités  prosodiques  seulement 
dans  les  positions  où  ils  apparaissent  comme  centres  de 
syllabe.  Un  cas  compliqué  existe  en  bulgare  :  entre  deux 
voyelles  il  ne  peut  pas  y  avoir  un  i  faisant  syllabe,  mais 
seulement  un  /;  après  consonne  /  n'apparaît  pas,  mais  seule- 
ment I,  qui  peut  être  soit  accentué,  soit  inaccentué  :  par  ex. 
zîvolo  «  le  vivant  »  —  zivàiài  «  la  vie  »,  nie  «  nous  »  —  cèrniial 
«le  noir»,  vàrvi  «cela  va»  —  kràvi  «vaches»;  à  l'initiale 
devant  voyelle  on  n'admet  que  /  à  l'exclusion  de  i,  tandis  que 
devant  consonne  ce  n'est  pas  /  qui  est  admis,  mais  seulement 
i.  qui  peut  être  soit  accentué,  soit  inaccentué  :  par  ex.  imam 
«j'ai»  —  imàne  «bien,  avoir».  Mais  après  une  voyelle  en 
finale  ou  entre  une  voyelle  et  une  consonne,  il  peut  y  avoir 
soit  un  /',  soit  un  i  accentué,  le  /  inaccentué  étant  exclu  en 
cette  position  :  par  ex.  moj  «  mon  »  —  moi  «  mes  »,  dvôjka 
«paire»  —  dvoica  «nombre  deux».  En  cette  position 
phonique  l'opposition  d'accentuation  est  donc  remplacée 
par  l'opposition  de  syllabisation.  Par  conséquent  i  et  / 
bulgares  doivent  être  considérés  comme  deux  phonèmes  qui 
se  trouvent  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport  d'opposi- 
tion neutralisable^. 


jinar  =  jûnger,  jidis  =  jûdisch  ;  ou  en  allemand  du  nord  où  /  n'est  qu'une 
variante  combinatoire  de  la  spirante  y  (devant  les  voyelles  antérieures  ou  après 
les  voyelles  non  postérieures). 

(1)  Dans  les  langues  où  les  centres  de  syllabe  sont  des  phonèmes  vocaliques 
de  valeur  exclusivement  monophonématique,  l'opposition  entre  voyelle  et 
consonne  peut  être  définie  de  la  façon  suivante  :  les  voyelles  sont  des  phonèmes 
qui  peuvent  fonctionner  comme  centres  de  syllabe,  les  consonnes  sont  au 
contraire  des  phonèmes  qui  n'apparaissent  pas  comme  centres  de  syllabe.  On 
pourrait  tenter  d'aller  encore  plus  loin  dans  cette  direction  :  comme  il  n'y  a 
aucune  langue  où  les  voyelles  n'apparaissent  pas  comme  centres  de  syllabe,  on 
pourrait  définir  les  voyelles  comme  des  phonèmes  qui,  soit  dans  leur  variante 
fondamentale,  soit  comme  terme  marqué  d'une  corrélation  de  syllabisation, 
fonctionnent  comme  centres  de  syllabe  — •  et  les  consonnes  comme  des 
phonèmes  qui  dans  leur  variante  fondamentale  ou  comme  termes  non  marqués 
de  la  corrélation  de  syllabisation  ne  forment  pas  syllabe.  Cette  définition  est 
défendue  par  R.  Jakobson.  Mais  on  peut  y  objecter  plusieurs  choses  :  d'abord 
la  variante  fondamentale  ne  se  laisse  pas  toujours  déterminer  objectivement  ; 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  201 


B)  Syllabe  et  more 

Inierpréiation  phonologique   de  la   quanlilé 

De  la  revue  des  centres  de  syllabe  possibles  que  nous  venons 
de  passer,  il  résulte  que  ceux-ci  peuvent  être  monophoné- 
matiques  ou  polyphonématiques.  Il  y  a  des  langues  qui  ne 
possèdent  que  des  centres  de  syllabe  monophonématiques  et 
d'autres  qui,  à  côté  des  centres  de  syllabe  monophonématiques, 
en  présentent  aussi  qui  sont  polyphonématiques.  Mais  on 
peut  se  demander  si  les  centres  de  syllabe  dits  «  longs  »  ne 
doivent  pas  être  considérés  comme  redoublés  ou  géminés. 
Une  réponse  unique  ne  peut  être  donnée  pour  toutes  les 
langues  :  le  problème  doit  plutôt  être  examiné  séparément 
dans  chacune  d'elles.  On  peut  bien  entendu  poser  certains 
types  1. 

a)  Doivent  être  considérés  comme  sûrement  polyphoné- 
matiques (c'est-à-dire  comme  centres  de  syllabe  redoublés, 
géminés)  les  centres  de  syllabe  longs  dans  les  langues  où  entre 
le  début  et  la  fin  de  tels  centres  de  syllabe  peut  se  placer  une 
limite  morphologique.  Par  ex.  en  finnois  le  «  partitif  »  a  la 
terminaison  a  ou  a  :  talo  «cour  »  —  taloa;  dans  les  mots  qui 
finissent  en  a,  a,  au  lieu  de  cela,  la  voyelle  finale  est  allongée  : 
Icukka  «  fleur  «  —  kukkaa^  leipà  «  pain  »  —  leipâd.  La  termi- 
naison d'illatif  est  généralement  n  avec  allongement  de 
la  voyelle  qui  termine  le  thème  :  ialo  «  cour  »  —  taloon  «  vers 
la  cour  »,  kylà  «  village  »  —  kyldàn  «  vers  le  village  ».  En 
lakke  (Caucase  oriental)  mayi  «  toit  »  fait  au  pluriel  mayiiiy 

ensuite  on  ne  peut  en  somme  parler  de  centres  de  syllabe  que  dans  les  langues 
où  existent  des  particularités  prosodiques  distinctives.  Dans  des  langues  comme 
le  géorgien  ou  l'arménien  où  n'existe  absolument  aucune  particularité  prosodi- 
que, la  «  syllabe  »  n'est  pas  un  concept  phonologique,  mais  phonétique,  qui  ne 
peut  être  défini  qu'avec  le  secours  du  concept  de  «  voyelle  »  —  alors  que  la 
définition  de  la  voyelle  ne  peut  aucunement  être  prise  pour  base.  C'est  pourquoi 
la  définition  donnée  ci-dessus  (p.  97-98)  de  l'opposition  entre  «voyelle»  et  «con- 
sonne »  devra  être  maintenue.  Note  du  traducleur  :  comp.  A.  Martinet,  BSL 
XLII  (1942-45),  fasc.  2,  p.  29. 

(1)  Voir  à  ce  sujet  N.  S.  Troubelzkoy,  «  Die  phonologischen  Grundlagen  der 
sogenannten  Quantitàt  in  den  verschiedenen  Sprachen  «  dans  Scritti  in  onore 
di  Alfredo  TrombeUi  (Milano  1936),  155  et  suiv.  ;  du  même  auteur  »  Die  Quan- 
titàt als  phonologisches  Problem  »  [Actes  du  IV^  Congrès  international  de  Lin- 
guistes, Copenhague,  1938,  pp.  117-122)  ;  comp.  également  R.  Jakobson, 
«  Uber  die  Bescliaffenheit  der  prosodischen  Gegensâtze  »,  Mélanges  offerts  à- 
J.  van  Ginneken  (Paris  1937),  25  et  suiv. 


202  N.   s.   TROLBETZKOY 

mais  zunîtu  «montagne  »  fait  au  pluriel  zuniû ;  du  verbe  iian 
«  laisser  »  on  forme  un  parfait  avec  objet  de  1^^  et  de  3^  classe 
iuira,  de  qaqan  «  sécher  »  qauqra,  mais  de  uian  «  placer  » 
iitra,  etc.  Dans  tous  les  cas  de  ce  genre,  les  voyelles  longues 
doivent  être  considérées  comme  la  somme  de  deux  voyelles 
brèves  semblables  et  cette  valeur  peut  ensuite  être  étendue 
également  à  toutes  les  voyelles  longues  de  la  même  langue. 

ù)  Cette  même  valeur  des  centres  de  syllabe  longs,  à  savoir 
celle  de  «  groupe  monosyllabique  de  deux  centres  de  syllabe 
semblables  »  existe  aussi  dans  les  langues  où  les  centres  de 
syllabe  longs  reçoivent,  dans  le  fonctionnement  du  système, 
le  même  traitement  que  des  diphtongues  polyphonématiques. 
Dans  certains  dialectes  de  la  Slovaquie  centrale  et  dans  la 
langue  écrite  slovaque  existe  ce  qu'on  appelle  la  «  loi 
rythmique  »  en  vertu  de  laquelle  les  centres  de  syllabe  longs 
sont  abrégés  immédiatement  après  une  syllabe  longue.  Cet 
abrègement  n'a  pas  lieu  seulement  après  les  syllabes  à  voyelle 
longue  ou  à  liquide  longue,  mais  aussi  après  les  syllabes  à 
diphtongues  te,  uo  (écrit  o),  ia,  iii.  Ces  diphtongues  de  leur 
côté,  après  une  syllabe  à  centre  de  syllabe  long  (ou  à 
diphtongue)  sont  remplacées  par  des  voyelles  brèves  mono- 
phtongues^.  Ainsi  les  voyelles  longues  et  les  diphtongues 
polyphonématiques  ie,  uo,  ia,  iu  sont  dans  ce  cas  traitées  d'une 
façon  tout  à  fait  semblable  ;  il  s'en  suit  que  les  centres  de 
syllabe  longs  possèdent  la  valeur  de  groupes  monosyllabiques 
de  deux  voyelles  semblables. 

c)  Cette  même  valeur  des  centres  de  syllabe  longs  existe 
aussi  dans  les  langues  où,  pour  la  délimitation  du  mot  (voir 
plus  loin),  les  longues  sont  traitées  suivant  la  formule  «une 
longue  =  deux  brèves  ».  Comme  exemple  bien  connu  on  peut 
citer  le  latin  de  l'époque  classique  :  l'accent  délimitant  le 
mot  ne  peut  frapper  sa  dernière  syllabe,  mais  se  place  toujours 
sur  l'avant-dernière  «  more  »  avant  la  dernière  syllabe, 
c'est-à-dire  soit  sur  l'avant-dernière  syllabe  (ou  pénultième) 
si  celle-ci  est  longue,  soit  sur  l'antépénultième,  si  la  pénul- 

(1)  Par  contre  les  diphtongues  d'aperture  décroissante  sont  en  slovaque  trai- 
tées autrement  :  seule  la  première  voyelle  a  chez  elles  valeur  de  centre  de  syllabe 
et  n'est  soumise  à  l'action  de  la  loi  r^i^hmique  que  si  elle  est  longue.  Les  diphton- 
gues décroissantes  à  1^«  voyelle  brève  (par  ex.,  ay,  au)  sont  considérées  comme 
des  groupes  «  voyelle  brève  +  consonne  »  et  n'occasionnent  par  conséquent  aucun 
abrègement  de  la  voyelle  longue  de  la  syllabe  suivante.  \'oir  R.  Jakobson, 
«Z  fonologie  spisovné  slovenstiny  »,  Slovenskà  miscellanea  (Bratislava  1931), 
156  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHOjNOLOGIE  203 

tième  est  brève.  En  outre  une  syllabe  terminée  par  une  con- 
sonne est  considérée  comme  longue.  Une  voyelle  longue  vaut 
donc  deux  voyelles  brèves  ou  «une  voyelle  brève +une 
consonne  ». 

Des  règles  semblables  existent  aussi  en  moyen  indien,  sans  cependant  qu'il 
y  ait  restriction  aux  dernières  syllabes  du  mot  :  la  dernière  syllabe  est  toujours 
atone  et  l'accent  repose  sur  la  syllabe  longue  la  plus  proche  de  la  fin  du  mot,  étant 
considérées  comme  longues  non  seulement  les  syllabes  dont  le  centre  de  syllabe 
est  long,  mais  encore  celles  qui  contiennent  un  groupe  «voyelle  brève+con- 
sonne  ».  En  arabe  vulgaire  l'accent  ne  repose  sur  la  dernière  syllabe  que  si 
elle  se  termine  par  une  voyelle  longue  +  consonne  ou  par  une  voyelle  brève + 
deux  consonnes,  d'où  il  résulte  que  les  voyelles  longues  ont  la  valeur  prosodique 
d'un  groupe  «voyelle  brève  +  consonne  »^.  — •  En  polabe  l'accent  repose  sur  la 
syllabe  qui  contient  l'avant-dernière  more  du  mot,  c'est-à-dire  soit  sur  la 
dernière  syllabe  du  mot  si  elle  est  longue,  soit  sur  l'avant-dernière  syllabe  si  la 
dernière  est  brève  ;  en  outre  sont  seules  comptées  comme  longues  les  syllabes 
qui  renferment  un  centre  de  syllabe  long  ou  une  diphtongue  biphonématique 
ou,  au,  ai,  ai^.  —  En  païoute  méridional  (groupe  shoshon  de  la  famille  outo- 
aztèque)  le  ton  principal  repose  sur  la  deuxième  more  du  mot  (si  cette  more 
n'appartient  pas  à  la  syllabe  finale)  et  un  ton  secondaire  sur  toutes  les  mores 
paires  du  mot  (c'est-à-dire  sur  les  mores  quatrième,  sixième,  etc.),  de  sorte  que 
les  voyelles  longues  et  les  diphtongues  comptent  comme  centres  de  syllabe  à 
4eux  mores  et  les  voyelles  brèves  comme  centres  de  syllabe  à  une  more*.  — 
En  tubatoulabal  (famille  outo-aztèque)  le  ton  principal  repose  sur  la  dernière 
more  du  mot  et  un  ton  secondaire  sur  les  mores  seconde,  quatrième,  etc.,  à 
partir  de  la  fin  de  mot,  selon  un  rythme  ïambique*.  Dans  le  dialecte  nord-est 
du  maïdou  (groupe  californien  de  la  famille  pénoutia)  le  ton  principal  paraît 
toujours  reposer  sur  la  deuxième  more  du  mot,  et  en  outre  les  syllabes  avec 
voyelle  longue  ou  diphtongue  et  les  syllabes  fermées  à  voyelle  brève  comptent 
pour  deux  mores,  tandis  que  les  syllabes  ouvertes  à  voyelle  brève  comptent 
pour  une  more*.  Dans  tous  ces  cas  un  centre  de  syllabe  long  égale  deux  centres 
de  syllabe  brefs. 

(1)  H.  \V.  T.  Gairdner,  «  The  Phonetics  of  Arabie  »,  The  American  Universiiy 
of  Cairo  Oriental  Sludies,  1925,  71. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Polabische  Studien  »,  Sitzungsber.  Akad.  Wien 
CCXI,  126  et  suiv. 

(3)  Edward  Sapir,  «  Southern  Paiute,  a  Shoshonean  Language  »,  Proceedings 
of  Ihe  American  Academy  of  Arts  and  Sciences,  65,  no^  1-3^  37  et  suiv. 

(4)  Charles  F.  Voegelin,  «  Tûbatulabal  Grammar  »,  Univ.  of  California 
Publ.  in  Amer.  Archeol.  and  Elhnol.,  34,  n»  2,  75  et  suiv.  En  outre  dans  les 
syllabes  longues  seule  la  première  more  peut  être  accentuée.  D'après  la  loi 
du  rythme  ïambique,  si  un  ton  secondaire  tombe  sur  la  deuxième  more  d'une 
voyelle  longue,  il  est  transporté  sur  la  première  more  de  cette  voyelle  —  mais 
alors  les  accents  secondaires  qui  suivent  sont  eux  aussi  déplacés  d'une  more. 

(5)  Cela  peut  être  déduit  des  matériaux  publiés  par  Roland  B.  Dixon  dans 
Handbook  of  American  Indian  Languages  I,  683  et  suiv.  (les  rares  exceptions 
à  la  règle  se  laissent  expliquer  sans  difficulté).  A  ce  qu'il  semble  les  accents 
secondaires  sont  répartis  en  maïdou  selon  le  même  principe  qu'en  païoute  : 
là  où  R.  B.  Dixon  marque  dans  un  mot  deux  accents,  le  second  tombe  toujours 
sur  une  more  paire  (par  ex.  kûlû'nanamaâ't  «  sur  le  soir  »,  basa'kômoscû'mdi 


204  N.    s.    TROUBETZKOY 

d)  La  division  en  deux  termes  des  centres  de  syllabe  longs 
est  encore  nettement  reconnaissable  dans  les  langues  qui 
distinguent  phonologiquement  deux  sortes  d'accent  dans 
ces  centres  de  syllabe  longs.  En  outre  la  nature  phonétique 
de  ces  accents  n'est  pas  essentielle.  Ce  qui  est  bien  plutôt 
essentiel,  c'est  que  le  début  et  la  fm  du  centre  de  syllabe 
long  sont  traités  différemment  au  point  de  vue  prosodique, 
de  sorte  que  cette  dilïérence  de  traitement  possède  une  valeur 
distinctive  :  peu  importe  qu'il  s'agisse  de  la  mise  en  relief 
musicale  ou  expiratoire  (ou  au  contraire  de  la  non-mise  en 
relief)  du  début  par  une  sorte  d'accent  et  de  la  fm  par  une  autre 
sorte  d'accent.  A  ce  type  appartiennent  par  ex.  le  lithuanien, 
le  Slovène,  etc.  Très  souvent  dans  des 'langues  de  ce  genre 
ces  deux  mêmes  espèces  d'accent  apparaissent  aussi  dans  les 
centres  de  syllabe  polyphonématiques  (diphtongues,  groupes 
de  voyelles  et  de  sonantes),  de  sorte  que  les  centres  de  syllabe 
longs  sont  expressément  identifiés  avec  les  groupes  de  deux 
phonèmes,  par  ex.  en  lithuanien,  en  siamois,  en  japonais,  etc. 
Sans  aucun  doute  une  telle  assimilation  entre  les  centres  de 
syllabe  longs  et  ceux  qui  sont  diphonématiques  n'a  pas 
toujours  nécessairement  lieu.  Dans  le  chinois  du  nord  on 
distingue  des  syllabes  brèves  et  des  syllabes  longues  :  les 
brèves  sont  soit  aiguës,  soit  graves  ;  les  longues  ont  leur 
dernière  partie  soit  aiguë,  soit  grave.  Mais  en  outre  les 
monophtongues  et  les  diphtongues  sont  traitées  pareillement, 
non  seulement  dans  les  syllabes  longues,  mais  aussi  dans  les 
syllabes  brèves.  Si  l'on  considère  les  syllabes  longues  du 
chinois  septentrional  comme  valant  deux  mores  et  les  brèves 
une  more,  on  doit  accorder  que  dans  ce  système  phonologique, 
il  y  a  aussi  des  diphtongues  polyphonématiques  valant  une 
naore.  Il  existe  donc  ici  un  certain  désaccord  entre  la  structure 
prosodique  et  la  structure  phonématique  de  la  syllabe^.  En 


«  au  bout  du  bâton  »,  etc.).  Dans  quelques  cas,  R.  B.  Dixon  n'a  entendu  que 
ce  ton  secondaire  (comp.  des  graphies  comme  ûnVdi,  âkâ'nas,  âlsoia,  ââ'nkano, 
sâmô'eslodi,  etc.).  On  remarquera  incidemment  que  le  dialecte  nord-est  du 
maïdou  est  géographiquement  limitrophe  du  païoute. 

(1)  Dans  de  nombreux  dialectes  du  nord  de  la  Chine,  le  ton  «bref  grave  » 
est  en  outre  réalisé  en  descendant,  le  ton  «  bref  aigu  »  est  par  contre  réalisé  en 
montant.  De  la  même  manière  le  ton  «  long  à  dernière  partie  aiguë  »  est  à  deux 
sommets  (c'est-à-dire  descendant  puis  montant),  tandis  que  le  ton  «  long  à 
dernière  partie  grave  »  est  au  contraire  montant  puis  descendant,  de  sorte  que 
les  syllabes  longues  doivent  être  assimilées  du  point  de  vue  prosodique  à  un 
groupe   de   deux   syllabes  brèves.   Comp.    E.    D.   Polivanov   i   Popov-Tativa, 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  205 

ce  qui  concerne  le  birman  où  se  rencontrent  de  même  des 
diphtongues  dans  des  syllabes  \  alant  une  more,  la  situation 
n'est  pas  tout  à  fait  claire,  car  le  caractère  polyphonématique 
des  diphtongues  ne  peut  être  démontré. 

e)  Ce  qui  vient  d'être  dit  sur  les  langues  dont  les  centres 
de  syllabe  longs  possèdent  deux  sortes  d'accentuation  peut 
être  également  répété  à  propos  des  langues  où  les  centres  de 
syllabe  longs  présentent  ce  qu'on  appelle  le  «  coup  de  glotte  » 
{danois  siôd).  Que  ce  coup  de  glotte  consiste  en  une  fermeture 
complète  de  la  glotte  ou  en  un  fort  rétrécissement  de  celle-ci, 
cela  n'est  pas  essentiel.  Ce  qui  est  important,  c'est  que  par 
cette  articulation  le  centre  de  syllabe  long  est  séparé  en  deux 
parties^.  Le  fait  que  dans  les  langues  en  question  les  centres 
de  syllabe  longs  se  divisent  en  deux  groupes  :  l'un  ayant  une 
interruption  entre  le  début  et  la  fin,  et  l'autre  n'ayant  pas 
d'interruption  de  cette  sorte,  tandis  que  cette  opposition  n'a 
pas  lieu  dans  les  centres  de  syllabe  brefs,  ce  fait  montre  claire- 
ment que  l'existence  dans  ces  langues  d'un  début  et  d'une 
fin  comme  deux  moments  distincts  est  quelque  chose 
d'essentiel,  mais  seulement  pour  les  centres  de  syllabe  longs. 
Dans  les  langues  qui  connaissent  l'opposition  «  avec  coup  de 
glotte-sans  coup  de  glotte  »  pour  les  centres  de  syllabe  longs, 
la  même  opposition  apparaît  aussi  pour  les  diphtongues  et 
pour  les  groupes  «  voyelle -f-sonante  »,  ce  par  quoi  le  caractère 
double  des  centres  de  syllabe  longs  est  clairement  démontré. 
A  ce  type  appartiennent  par  ex.  le  danois,  le  letton,  etc. 

Dans  toutes  les  langues  mentionnées  jusqu'ici  les  centres  de  syllabe  longs 
peuvent  être  considérés  comme  «  redoublés  »  ou  «  géminés  ».  Leur  longueur  ou 
plus  précisément  leur  extensibilité,  en  opposition  avec  l'inextensibilité  des 
centres  de  syllabe  «brefs»,  est  l'expression  externe  de  leur  caractère  double, 
c'est-à-dire  du  fait  que  leur  début  et  leur  fin  ne  coïncident  pas  en  un  point, 
mais  sont  sentis  comme  deux  moments  distincts.  D'après  R.  Jakobson  qui 
résume  les  conditions  de  ce  caractère  double,  il  faut  poser  cette  valeur  des 
centres  de  syllabe  longs  en  général  pour  toutes  les  langues  dans  lesquelles  se 
rencontrent  des  diphtongues  longues  —  même  si  ces  langues  ne  peuvent  être 
rangées  dans  l'un  des  cinq  types  énumérés  ci-dessus.  L'existence  de  diphtongues 
monosyllabiques  à  valeur  diphonématique  serait  justement  le  sixième  critère 
capable  d'établir  le  caractère  double  des  centres  de  syllabe  longs*.  Cette  hypo- 
thèse nous  paraît  quelque  peu  douteuse  :  la  seule  présence  de  diphtongues 
polyphonématiques  ne  suffit  pas  à  prouver  que  les  monophtongues  longues 

«  Posobije  po  kitajskoj  transkripcii  »  (Moskva  1928),  90  et  suiv.,  et  aussi  E.  Poli- 
vanov,  «  Vvedenije  v  jazykoznanije  dl'a  vostokovednych  vuzov  »  (Leningrad 
1928),  118  et  suiv. 

(1)  R.  Jakobson  dans  TCLP  IV,  180  et  suiv. 

(2)  Mélanges  van  Ginneken,  32  et  suiv. 


206  N.    s.    TROUBETZKOY 

doivent  elles  aussi  être  considérées  comme  des  groupes  monosyllabiques  formés 
de  deux  voyelles  brèves  identiques.  Une  telle  valeur  ne  peut  être  considérée 
comme  prouvée  objectivement  que  si  les  monophtongues  longues  sont  dans 
la  langue  en  question  traitées  réellement  tout  à  fait  de  la  même  manière  que 
les  diphtongues  poK^phonématiques  (notre  type  b\  Là  où  ce  n'est  pas  le  cas, 
il  n'existe  aucune  raison  objective  pour  attribuer  aux  centres  de  syllabe  longs 
la  valeur  de  géminées.  Dans  la  langue  courante  tchèque  (moyenne  Bohème) 
les  voyelles  longues  ne  sont  pas  admises  à  Tinitiale,  tandis  que  la  diphtongue 
ou  peut  se  présenter  en  cette  position  :  oiirad  «  autorité,  oucel  «  compte  »,  etc.)  ; 
dans  la  langue  tchèque  écrite  les  voyelles  longues  sont  au  contraire  admises  à 
l'initiale  (par  ex.  ùl  »  ruche  »),  mais  les  diphtongues  ne  sont  pas  admises.  Dans 
le  système  phonologique  du  tchèque,  rien  ne  paraît  démontrer  que  ou  doive 
être  assimilé  aux  voyelles  longues. 

Il  y  a  donc  des  langues  où  les  centres  de  syllabe  longs  sont 
sentis  comme  des  groupes  monosyllabiques  formés  de  deux 
centres  de  syllabe  brefs  qualitativement  semblables.  Dans 
ces  langues  l'extensibilité  des  centres  de  syllabe  longs  n'est 
qu'une  expression  de  leur  caractère  double.  Mais  ce  caractère 
double  (ou  plus  généralement  multiple)  peut  aussi  être 
exprimé  autrement.  Dans  beaucoup  de  langues  africaines  et 
américaines  plusieurs  registres  de  voix  sont  employés  comme 
procédé  distinctif.  Habituellement  chaque  syllabe  a  une 
hauteur  musicale  déterminée.  Mais  souvent  le  début  d'une 
syllabe  n'a  pas  la  même  hauteur  que  sa  fin,  la  hauteur  se 
modifiant  à  l'intérieur  de  la  syllabe,  de  sorte  qu'il  existe  des 
syllabes  musicalement  montantes,  descendantes,  descen- 
dantes-montantes, etc.,  et  qu'en  outre  tous  ces  modes  proso- 
diques possèdent  une  valeur  distinctive.  Pour  quelques 
langues  ayant  un  système  prosodique  de  ce  genre,  les  obser- 
vateurs déclarent  expressément  que  les  syllabes  n'ayant  pas 
la  même  hauteur  musicale  au  début  et  à  la  fm  sont  plus 
longues  que  les  syllabes  ayant  une  hauteur  stable  et  «  plate  » 
(ainsi  par  ex.  en  éfik^).  Dans  la  plupart  des  cas  cela  n'est 
pas  indiqué  par  les  observateurs  et  il  n'est  pas  impossible 
que  leur  silence  soit  simplement  attribuable  à  leur  négligence. 
Mais  on  pourrait  plutôt  supposer  que  dans  beaucoup  de 
langues  ayant  un  «  système  de  tons  »  développé  la  pluralité 
prosodique  d'un  centre  de  syllabe  ne  serait  pas  exprimé  par 
sa  durée,  mais  exclusivement  par  les  variations  de  hauteur 
à  l'intérieur  de  ce  centre  de  syllabe.  Il  peut  même  se  faire 
que  dans  une  langue  de  ce  type,  deux  réalisations  phonétiques 


(1)  Ida  C.  Ward,  «The  Phonetic  and  Tonal  Structure  of  Efik  »  (Cambridge 
1933),  29  :  «une  voyelle  sur  un  ton  montant  ou  descendant  est  généralement 
plus  longue  que  sur  un  ton  uni,  haut  ou  bas  ». 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  207 

différentes  de  la  «  pluralité  »  existent  l'une  à  côté  de  l'autre  : 
tandis  que  les  centres  de  syllabe  géminés  ayant  une  même 
hauteur  musicale  dans  leurs  deux  parties  sont  réalisés  par 
des  voyelles  (ou  des  sonantes  faisant  syllabe)  longues  et  à  ton 
plat,  au  contraire  les  centres  de  syllabe  géminés  qui  ont  une 
hauteur  musicale  différente  dans  leurs  deux  parties  sont 
réalisés  par  des  voyelles  (ou  des  sonantes  faisant  syllabe)  brè- 
ves et  à  ton  variable  (c'est-à-dire  descendant  ou  montant)^. 

La  valeur  de  géminées  ou  plus  généralement  de  phonèmes 
multiples  attribuée  aux  centres  de  syllabe  longs  peut  être 
appelée  «  traitement  arithmétique  de  la  quantité  »  et  les 
langues  dans  lesquelles  ce  traitement  apparaît  peuvent  être 
appelées  «  langues  qui  comptent  les  raiores  »,  puisque  chez  elles 
la  plus  petite  unité  prosodique  ne  coïncide  pas  toujours  avec 
la  syllabe. 

A  ces  langues  s'opposent  celles  qui  «  comptent  les  syllabes  » 
dans  lesquelles  les  unités  prosodiques  coïncident  toujours 
avec  les  syllabes  et  dans  lesquelles  les  centres  de  syllabe 
longs  (si  toutefois  il  en  existe)  sont  considérés  comme  des 
unités  à  part,  et  nullement  comme  la  somme  de  plusieurs 
unités  plus  petites.  A  ce  type  appartiennent  avant  tout  les 
langues  ayant  des  centres  de  syllabe  exclusivement  mono- 
phonématiques,  comme  par  ex.  le  hongrois,  les  dialectes 
hanak  du  tchèque,  le  tchétchène  (dont  les  diphtongues  sont 
pour  partie  monophonématiques,  pour  partie  à  considérer 
comme  «  voyelle  +//  ou  w  »,  et  où  en  outre  seules  les  voyelles 
apparaissent  comme  centres  de  syllabe,  y  et  w  étant  des 
phonèmes  différents  de  i  et  u).  Nous  comptons  aussi  dans  ce 
groupe  des  langues  où  existent  il  est  vrai  des  diphtongues 
polyphonématiques,  mais  où  ces  diphtongues  n'ont  pas  le 
même  traitement  que  les  centres  de  syllabe  longs  :  par  ex. 
le  tchèque  commun  et  écrit.  Enfin  des  langues  comme 
l'allemand,  l'anglais  et  le  hollandais  doivent  aussi  être 
rangées  parmi  celles  qui  comptent  les  syllabes  (voir  ci-dessous). 

Le  rapport  d'opposition  entre  centres  de  syllabe  longs  et 
brefs  est  toujours  logiquement  privatif.  Dans  la  mesure  où 


(1)  Ce  cas  se  présente  peut-être  dans  le  dialecte  gê  de  l'éhwé.  Les  syllabes 
«  à  ton  inégal  »  paraissent  y  être  toujours  brèves,  même  là  où  elles  résultent 
d'une  contraction,  par  ex.  dans  .eléy.i  «  il  vient  »  (de  .e.le,  'ey.i),  tandis  que  les 
syllabes  longues  paraissent  toujours  de  ton  égal.  C'est  du  moins  l'impression 
qu'on  a  en  lisant  la  description  de  ce  dialecte  dans  D.  Westermann  et  Ida  C. 
Ward,  «  Practical  Phonetics  for  Students  of  African  Languages  »,  158-166, 
ainsi  que  les  exemples  et  les  textes  qui  y  sont  cités. 


208  N.    s.    TROL'BETZKOY 

ce  rapport  se  transforme,  par  le  fait  de  pouvoir  être 
neutralisé,  en  un  rapport  effectivement  privatif,  les  centres 
de  syllabe  brefs  apparaissent  toujours,  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores,  comme  non  marqués,  et  les  centres  de 
syllabe  longs  comme  marqués.  En  slovaque  plus  précisément 
en  slovaque  écrit  et  dans  certains  dialectes  de  la  Slovaquie 
centrale)  il  ne  peut  y  avoir  après  un  centre  de  syllabe  long  ou 
une  diphtongue  qu'un  centre  de  syllabe  bref;  en  finnois  il 
ne  peut  y  avoir  devant  voyelle  qu'une  voyelle  brève  (par  ex. 
sing.  puu  «arbre  »  —  part.  plur.  puiia)  ;  en  latin  il  ne  peut 
y  avoir  devant  consonne  finale,  sauf  s,  qu'une  voyelle  brève  ; 
en  prâkrit  (c'est-à-dire  en  moyen  indien)  il  ne  peut  y  avoir 
en  syllabe  fermée  que  des  voyelles  brèves  ;  dans  le  dialecte 
croate-cakave  de  Novi  il  ne  peut  y  avoir  avant  une  syllabe  à 
accent  long  décroissant  qu'une  voyelle  brève  ;  en  slovène 
(et  en  arabe  vulgaire  d'Egypte)  il  ne  se  présente  dans  les 
syllabes  atones  que  des  voyelles  brèves  ;  en  lamba  (langue 
bantoue  de  la  Rhodésie  septentrionale)  et  en  ganda  (Est 
Africain)  il  ne  peut  y  avoir  en  finale  que  des  voyelles  brèves, 
etc.  On  peut  donc  considérer  dans  ces  langues  la  gémination 
des  centres  de  syllabe  comme  marque  de  corrélation. 

Les  langues  qui  comptent  les  syllabes  n'offrent  pas  à  ce 
point  de  vue  une  semblable  unité.  En  tchèque  où  (spéciale- 
ment dans  la  langue  courante  de  la  moyenne  Bohème)  il  n'y 
a  à  l'initiale  que  des  voyelles  brèves,  on  pourrait  considérer 
les  centres  de  syllabe  brefs  comme  non  marqués  et  l'on 
pourrait  regarder  comme  marque  de  corrélation  la  longueur 
(ou  l'extensibilité)  des  centres  de  syllabe  longs.  Toutefois  si 
l'on  met  en  ligne  de  compte  le  fait  que  la  longueur  est  un 
«  facteur  d'intensité  »  et  qu'en  tchèque  (comme  dans  d'autres 
langues  de  ce  type,  par  ex.  en  hongrois,  en  tchétchène,  etc.) 
aucun  autre  facteur  d'intensité  ne  possède  de  valeur  distinc- 
tive^,  on  inclinera  plutôt  à  considérer  l'intensité  comme 
marque  de  corrélation,  et  au  contraire  la  longueur  (ou 
l'extensibilité)  comme  une  sorte  de  réalisation  de  l'intensité. 

Tout  autre  est  l'aspect  qu'offrent  des  langues  comme 
l'allemand,  le  hollandais  et  l'anglais.  L'intensité  est  réalisée 
par  un  accent  expiratoire  ("■  dynamique  A  libre.  L'opposition 
de  cjuantité  est  neutralisée  en  finale.  En  outre,  il  ne  peut  y 


(1)  Dans  ces  langues  le  renforcement  expiratoire  (l"  accent  djTiamique  ») 
est  lié  à  la  première  syllabe  du  mot  et  ne  possède  aucune  valeur  distinctive,  mais 
seulement  un  rôle  délimitatif. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  209 

avoir  dans  les  syllabes  finales  ouvertes  accentuées  que  des 
phonèmes  vocaliques  longs.  C'est  pourquoi  ce  ne  sont  pas  les 
centres  de  syllabe  brefs,  mais  les  longs  qui  doivent  être 
considérés  comme  les  termes  non  marqués  de  la  corrélation. 
Il  ne  peut  donc  s'agir  ici  que  d'une  opposition  entre  d'une 
part  des  voyelles  normales,  se  déroulant  complètement,  et 
d'autre  part  des  voyelles  tronquées,  interrompues  dans  leur 
déroulement  par  l'attaque  de  la  consonne  suivante,  de  sorte 
que  la  «  coupe  brusque  de  syllabe  »  est  la  marque  de  corréla- 
tion. Dans  cette  «  corrélalion  de  coupe  de  syllabe  »  la  longueur 
n'est  que  l'expression  du  déroulement  complet  et  sans  entra- 
ves de  la  voyelle,  et  la  brièveté  que  l'expression  de  l'entrave 
apportée  au  déroulement  de  la  voyelle  par  la  consonne 
suivante. 

D'ailleurs  une  langue  ayant  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  n'est  pas 
nécessairement  une  langue  qui  compte  les  syllabes.  Un  type  très  particulier 
d'association  entre  cette  corrélation  et  la  corrélation  de  gémination  prosodique 
existe  dans  la  langue  hopi  (spécialement  dans  le  dialecte  du  village  de  Mishon- 
gnovi  dans  l'Arizona),  langue  qui  appartient  à  la  famille  Uto-aztèque.  Nous 
extrayons  ces  renseignements  d'une  lettre  privée  de  Benjamin  L.  Whorf,  dont 
nous  le  remercions  cordialement.  Le  hopi  ne  connaît  ni  diphtongues,  ni  groupes 
])Olysyllabiques  de  voyelles,  ni  différences  distinctives  dans  le  déroulement 
tonique,  ni  possibilité  de  découpage  morphologique  des  voyelles  longues.  La  loi 
selon  laquelle  le  ton  principal  doit  reposer  sur  la  seconde  more  du  mot  (si  toute- 
fois cette  more  n'appartient  pas  à  la  syllabe  finale)  n'a  plus  aujourd'hui  qu'une 
signification  historique,  étant  donné  qu'actuellement  elle  ne  vaut  plus  pour 
toutes  les  catégories  grammaticales  et  qu'on  ne  distingue  plus  parmi  les  syllabes 
atones  celles  qui  primitivement  n'avaient  qu'une  more  et  celles  qui  en  avaient 
plusieurs.  Au  point  de  vue  de  l'état  actuel  du  hopi  les  rapports  prosodiques 
•doivent  être  conçus  tout  autrement.  Ce  qui  est  particulier  dans  cette  langue, 
c'est  l'existence  pour  les  voyelles  (qui  sont  les  seuls  centres  de  syllabe)  de  trois 
degrés  quantitatifs  et  cela  avec  valeur  distinctive  :  par  ex.  pas  «  très  »  —  pas 
«  champ  »  —  pas  «  tranquille  »  (de  même  iêva  «  noix  »  —  leva  «  lancer  qc.  », 
^àla  •<  tranchant  »  —  qâla  «  rat  »,  sive  «  réservoir  »  — •  sïve  «  charbon  de  bois  »,  etc.). 
Là  où  les  oppositions  de  quantité  sont  neutralisées  (à  savoir  devant  les  occlu- 
sives dites  «  préaspirées  »  ^p,  ^t,  ^k,  ^k,  ^q,  ^c)  ce  qui  apparaît  comme  repré- 
sentant de  l'archiphonème  ce  n'est  ni  le  degré  quantitatif  bref,  ni  le  degré  quan- 
titatif long,  mais  le  degré  moyen.  11  s'en  suit  que  dans  une  série  d'oppositions 
telle  que  â-a-â  il  ne  s'agit  pas  de  deux  oppositions  graduelles,  mais  de  deux 
oppositions  privatives  dont  le  terme  non  marqué  est  la  voyelle  de  durée  moyenne. 
Cela  est  aussi  confirmé  par  les  cas  où  non  pas  les  deux,  mais  une  seule  des 
deux  oppositions  est  neutralisée.  L'opposition  â-a  est  neutralisée  dans  les 
syllabes  finales  ouvertes  accentuées  (plus  précisément  marquées  d'un  accent 
secondaire)  et  dans  cette  position  â  n'est  pas  admis.  En  d'autres  termes  en  hopi 
—  de  même  qu'en  allemand,  en  hollandais  et  en  anglais  — -  il  ne  peut  y  avoir 
de  voyelles  brèves  que  devant  consonnes.  Cela  paraît  de  plus  démontrer  que  les 
brèves  en  hopi  ne  sont  qu'une  expression  de  la  «  coupe  brusque  de  syllabe  » 
■et  que  les  paires  â-a,  è-e,  etc.,  forment  en  hopi  une  corrélation  de  coupe  de 


210  N.   s.   TROUBETZKOY 

syllabe*.  Quant  à  l'opposition  a-â,  e-é,  etc.,  elle  n'existe  dans  les  mots  polysyl- 
labiques qu'en  syllabe  ouverte,  et  aussi  bien  à  l'intérieur  du  mot  qu'en  finale 
(plus  rarement  il  est  vrai)*.  Dans  les  syllabes  fermées  des  mots  polysyllabiques 
cette  opposition  est  au  contraire  neutralisée  et  en  outre  le  représentant  de 
l'archiphonème  qui  apparaît  dans  ces  syllabes  est  la  voyelle  de  durée  moyenne. 
Une  telle  restriction  ne  nous  est  d'ordinaire  connue  que  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores  (japonais,  moyen-indien,  etc.)  :  elle  repose  sur  l'assimi- 
lation d'une  consonne  fermant  une  syllabe  à  une  more  prosodique  :  â  =  al,  et  sur 
la  fixation  d'un  nombre  maximum  de  mores  qui  ne  peut  être  dépassé  dans 
une  syllabe*.  C'est  pourquoi  l'opposition  entre  voyelles  moyennes  et  voyelles 
longues  doit  être  considérée  comme  une  opposition  de  gémination  prosodique. 
Phonologiquement  les  voyelles  «  longues  »  valent  dans  cette  langue  deux  mores 
et  les  voyelles  «  moyennes  »  une  more,  de  sorte  qu'entre  â  et  a  (ou  entre  î  et 
/,  etc.)  existe  une  différence  dans  le  nombre  des  mores  ;  au  contraire  l'opposition 
entre  les  voyelles  «  brèves  »  et  les  voyelles  «  moyennes  »  du  hopi  réside  non  dans 
le  nombre  des  mores  (car  ces  deux  types  de  voyelles  valent  une  more),  mais 
dans  la  coupe  de  syllabe  (c'est-à-dire  dans  le  mode  de  liaison  aux  consonnes 
suivantes).  Ainsi  donc  il  existe  en  hopi  une  association  particulière  de  la  corré- 
lation de  coupe  de  syllabe  et  de  la  corrélation  de  gémination  prosodique*. 

(1)  Avec  cela  cadrerait  encore  une  particularité  de  la  réalisation  des  voyelles 
en  hopi.  Il  a  déjà  été  démontré  (dans  la  discussion  du  vocalisme  de  l'anglais, 
p.  127-129  et  suiv.)  que  les  langues  ayant  une  corrélation  de  coupe  de  syllabe 
ont  une  tendance  particulière  à  réaliser  les  phonèmes  vocaliques  à  déroulement 
complet  par  des  diphtongues.  Quelque  chose  de  ce  genre  paraît  exister  aussi 
en  hopi  :  la  voyelle  la  plus  sombre  et  la  plus  fermée  est  réalisée  dans  les  syllabes 
moyennes  et  longues  par  ou,  et  au  contraire  par  U  dans  les  syllabes  brèves. 

(2)  Les  voyelles  longues  sont  rares  en  cette  position,  mais  se  rencontrent 
pourtant.  M.  B.  L.  Whorf  nous  écrit  :  « ...  les  trois  longueurs  n'apparaissent 
pas  dans  une  voyelle  finale  de  mot...  Si  une  telle  voyelle  est  accentuée  sa  lon- 
gueur est  moyenne  ;  dans  un  très  petit  nombre  de  cas  elle  est  longue  »  (souligné 
par  nous). 

(3)  D'ailleurs  la  neutralisation  de  l'opposition  entre  voyelles  longues  et 
voyelles  moyennes  dans  les  syllabes  fermées  est  affectée  en  hopi  de  certaines 
restrictions  :  Primo  les  syllabes  fermées  par  y  ou  w  sont  traitées  comme  ouvertes 
(c'est-à-dire  que  devant  y  ou  w  fermant  la  syllabe  les  trois  quantités  de  la 
voyelle  sont  distinguées  les  unes  des  autres)  ;  seconde  dans  les  mots  monosyl- 
labiques du  type  «consonne-f  voyelle -f  consonne  »  les  trois  quantités  sont 
admises.  On  pourrait  il  est  vrai  supposer  qu'en  hopi  y  et  w  fermant  la  syllabe 
sont  considérés  comme  des  syllabes  particulières  (yi,  au?)  et  que  les  mots 
monosyllabiques  (comme  pas  «  très  »,  pas  «  champ  »,  pas  «  tranquille  »  cités 
plus  haut)  sont  eux  aussi  interprétés  comme  dissyllabiques. 

(4)  En  ce  qui  concerne  l'accent  expiratoire,  il  repose  en  hopi,  comme  accent 
principal,  sur  la  première  syllabe  du  mot  dans  les  dissyllabes,  et  sur  la  première 
ou  la  seconde  syllabe  dans  les  mots  de  plus  de  deux  syllabes.  Le  premier  accent 
secondaire  repose  soit  sur  la  syllabe  qui  suit  immédiatement  l'accent  principal,, 
soit  sur  la  seconde  après  lui  (selon  les  catégories  grammaticales),  et  les  autres 
accents  secondaires  suivent  à  intervalle  d'une  syllabe.  Dans  les  syllabes  tout 
à  fait  atones  (c'est-à-dire  qui  n'ont  ni  accent  principal,  ni  accent  secondaire) 
les  corrélations  de  coupe  de  syllabe  et  de  gémination  sont  neutralisées,  de  sorte 
que  les  voyelles  inaccentuées  ont  une  durée  un  peu  plus  faible  que  les  voyelles 
moyennes  accentuées. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  211 

Pour  quelques  autres  langues  sont  également  indiqués,  mais  à  tort,  trois 
degrés  quantitatifs  des  centres  de  syllabe  (ou  même  davantage),  à  valeur 
distinctive.  Il  s'agit  la  plupart  du  temps  d'une  confusion  entre  la  quantité  et 
les  variations  toniques.  Ainsi  un  grammairien  croate,  è.  Stanevic,  au  début 
du  xix«  siècle,  assurait  que  sa  langue  maternelle  possédait  trois  degrés  quan- 
titatifs des  syllabes  accentuées  :  en  dehors  de  r«  accent  bref  »  l'illyrien  (comme 
on  appelait  alors  le  croate)  aurait  encore  possédé  un  accent  »  quelque  peu 
allongé  »  et  un  accent  «  tout  à  fait  allongé  ».  Mais  si  l'on  vérifie  les  exemples 
allégués  par  S.  Starrevic,  on  voit  qu'il  appelle  accent  «  quelque  peu  allongé  » 
l'accent  long  descendant  et  par  accent  «  tout  à  fait  allongé  »  l'accent  long 
montant  du  serbo-croate*.  Il  avait  donc  interprété  l'opposition  de  variation 
tonique  (descendant-montant)  comme  une  opposition  quantitative  (bref-long) 
ou,  pour  mieux  dire,  tenu  pour  essentiel  un  phénomène  accessoire,  non  essentiel 
du  point  de  vue  phonologique  (à  savoir  la  durée  quelque  peu  plus  longue  d'une 
syllabe  à  intonation  montante)^.  Les  choses  paraissent  se  présenter  de  la  même 
façon  en  albanais  du  nord  (guègue)  où  l'on  admet  d'habitude  trois  quantités 
de  la  voyelle  accentuée  (brève,  longue  et  ultra-longue)*  et  où  existe  en  réalité 
entre  longues  et  ultra-longues  une  opposition  de  variation  tonique  qui  doit 
être  considérée  comme  le  fait  essentiel  du  point  de  vue  phonologique*.  En 
esthonien  existent  quatre  quantités  de  la  voyelle  de  la  première  syllabe  de  sorte 
que  la  syllabe  radicale  de  beaucoup  de  substantifs  (par  ex.  piima  «  lait  »,  îuuî 
«venf»,  etc.)  présente  au  génitif  le  second  degré  de  quantité,  au  partitif  le 
troisième,  à  l'illatif  le  quatrième.  Mais  en  y  regardant  de  plus  près,  il  apparaît 
que  parallèlement  au  degré  quantitatif,  le  déroulement  tonique  du  centre  de 
syllabe  se  modifie  lui  aussi  :  le  second  degré  quantitatif  présente  une  accen- 
tuation nettement  descendante,  le  troisième  une  accentuation  plate  (avec  une 
forte  et  brusque  chute  de  hauteur  musicale  sur  la  syllabe  suivante),  le  quatrième 
une  accentuation  descendante-montante  (avec  intensité  sur  la  partie  montante). 
Et  comme  les  syllabes  radicales  diphtonguées  (par  ex.  dans  poeg  o  fils  »)  ne 
présentent  dans  les  formes  en  question  aucune  distinction  de  quantité,  mais 
seulement  les  distinctions  de  déroulement  tonique  qui  leur  correspondent 
(descendant,  plat,  descendant-montant)',  on  peut  supposer  que  ces  distinctions 
de  déroulement  tonique  sont  l'essentiel  au  point  de  vue  phonologique,  les  distinc- 
tions de  quantité  n'étant  au  contraire  que  des  phénomènes  phonétiques  acces- 

(1)  Stjepan  Ivsic  dans  Bad.  Jugoslov.  Akad.  CXCIV,  67-68. 

(2)  R.  Jakobson  dans  TCLP  IV,  168. 

(3)  Ainsi  dernièrement  G.  S.  Lowman,  «  The  Phonetics  of  Albanian  »,  Lan- 
guage  VIII  (1932),  286. 

(4)  Boh.  Havrânek,  «  Zur  phonologischen  Géographie  »,  Archives  Néerlan- 
daises de  Phonétique  Expérimentale  VIII-IX  (1933),  29,  n.  7. 

(5)  Une  bonne  description  de  la  situation  phonétique  en  esthonien  a  été 
donnée  par  E.  D.  Polivanov,  «  Vvedenije  v  jazykoznanije  dl'a  vostokovednych 
vuzov  1)  (Leningrad  1928),  197-202.  En  ce  qui  concerne  les  cas  où  le  génitif,  le 
partitif  et  l'illatif  sont  différenciés  par  des  degrés  quantitatifs  différents  de 
la  consonne  finale  du  radical  (par  ex.  lykk  «  morceau  »,  gén.  iykke  avec  le  deuxième 

'  degré  quantitatif  du  k  long,  part,  lykki  avec  le  troisième  degré,  et  illat.  iykki 
avec  le  quatrième  degré),  il  faut  remarquer  qu'ici  également  ce  n'est  pas  la 
quantité  seule,  mais  encore  d'une  part  la  distribution  de  l'intensité  consonan- 
tique  (géminée  «  descendante  »,  «  plate  »  et  «  montante  »),  et  d'autre  part  le 
rapport  de  hauteur  musicale  entre  la  syllabe  radicale  et  la  syllabe  finale  qui 
coopèrent  à  ce  résultat. 


212  N.    s.    TROUBETZKOY 

soires*.  Différent?  observateurs  indiquent  aussi  dans  quelques  dialectes  lapons 
plus  de  deux  degrés  quantitatifs  des  centres  de  syllabe.  En  réalité  le  lapon 
est  une  «  langue  à  mores  »  (car  les  voyelles  longues  apparaissent  seulement  dans 
les  mêmes  positions  que  les  diphtongues  nettement  diphonématiques)  et  ne 
connaît  que  l'opposition  phonologique  entre  les  centres  de  syllabe  valant  une 
more  et  ceux  qui  en  valent  deux.  Mais  comme  il  a  déjà  été  indiqué  (p.  188)  il 
existe  en  lapon  ime  combinaison  en  faisceau  de  la  corrélation  de  gémination 
consonantique  et  de  la  corrélation  d'intensité  consonantique,  de  sorte  que  les 
consonnes  géminées  sont  plus  longiies  que  les  non  géminées,  et  les  consonnes 
lourdes  plus  longues  que  les  consonnes  légères  (dialectalement  les  géminées 
descendantes  sont  plus  longues  que  les  géminées  montantes).  Et  comme  la 
durée  phonétique  des  voyelles  est  dans  un  rapport  inverse  à  la  durée  phonétique 
des  consonnes  suivantes,  il  en  résulte  dans  les  divers  dialectes  lapons  cinq  à 
huit  degrés  différents  de  durée  vocalique.  Mais  cela  n'est  qu'un  phénomène 
phonétique  :  phonologiquement  il  n'existe  devant  chaque  type  de  consonnes 
que  deux  types  distinctifs  de  centres  de  syllabe  :  ceux  qui  valent  une  more  et 
ceux  qui  en  valent  deux  ;  en  outre  dans  quelques  dialectes  cette  opposition 
est  neutralisée  devant  les  consonnes  géminées  lourdes. 

Tous  les  cas  où  l'on  prétend  distinguer  dans  les  centres  de  syllabe  trois  degrés 
quantitatifs  ou  davantage  se  trouvent  donc  être  des  erreurs  d'interprétation  — 
mis  à  part  le  cas  tout  à  fait  isolé  du  hopi  où  existe  une  combinaison  particulière 
de  la  corrélation  de  gémination  prosodique  et  de  la  corrélation  de  coupe  de 
syllabe.  Dans  certaines  langues  qui  comptent  les  mores  et  qui  ont  en  même 
temps  des  différences  distinctives  de  registre  il  se  présente  toutefois,  en  dehors 
des  centres  de  syllabe  à  une  more  et  à  deux  mores,  d'autres  qui  ont  trois  et 
quatre  mores.  Le  nombre  de  mores  est  alors  exprimé  principalement  par  la 
répartition  des  hauteurs  musicales  à  l'intérieur  de  la  syllabe  —  mais  il  est 
possible  que  dans  quelques-unes  de  ces  langues  le  nombre  plus  grand  de  mores 
que  comporte  une  syllabe  soit  aussi  indiqué  par  sa  durée  plus  grande  — -  de  sorte 
que  cela  doit  être  évidemment  considéré  comme  un  phénomène  accessoire 
phonologiquement  non  pertinent. 


C)  Les  particularités 

DE    DIFFÉRENCIATION    PROSODIQUE 

a)   Classificaiion 

L'étude  des  rapports  de  quantité  prosodique  conduit 
donc  à  établir  que  la  plus  petite  unité  prosodique  est  dans 
certaines  langues  la  syllabe  (plus  précisément  le  centre  de 
syllabe)  et  dans  d'autres  la  more;  en  conséquence  les  langues 
peuvent  être  divisées  en  langues  qui  comptent  les  syllabes  et 
en  langues  qui  comptent  les  mores.  Nous  appelons  prosodème 
la  plus  petite   unité   prosodique   de   la   langue  en   question, 

(1)  Seule  l'opposition  entre  voyelles  brèves  (c'est-à-dire  à  une  more)  et  non 
brèves  (c'est-à-dire  à  deux  mores)  peut  être  considérée  en  esthonien  comme 
réellement  «  quantitative  r>  (au  sens  arithmétique). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  213 

autrement  dit  la  syllabe  dans  les  langues  qui  comptent  les 
syllabes  et  la  more  dans  les  langues  qui  comptent  les  mores. 

Les  particularités  prosodiques  peuvent  être  divisées  en 
particularités  de  différenciation  et  en  particularités  de  mode 
de  liaison.  Par  les  particularités  de  différenciation  les  proso- 
dèmes  sont  distingués  les  uns  des  autres,  tandis  que  par  les 
particularités  de  mode  de  liaison  ce  ne  sont  pas  les  prosodèmes 
eux-mêmes,  mais  seulement  la  manière  dont  ils  se  lient  à 
l'élément  phonétique  suivant  qui  est  indiquée  de  façons 
variées. 

La  différenciation  des  prosodèmes  se  fait  dans  les  langues 
qui  comptent  les  syllabes  par  l'intensité,  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores  par  la  hauteur  de  l'accent  musical.  Là 
où  la  différenciation  des  prosodèmes  n'exerce  qu'une  fonction 
distinctive  (différenciant  des  significations),  chaque  prosodème 
possède  sa  propre  particularité  de  différenciation,  de  sorte 
que  dans  un  mot  qui  contient  plusieurs  prosodèmes,  tous  les 
prosodèmes  peuvent  être  semblables  à  ce  point  de  vue  ou 
encore  des  prosodèmes  dissemblables  peuvent  se  suivre  en 
ordre  différent.  Autrement  dit  dans  une  langue  de  ce  type 
qui  compte  les  syllabes  toutes  les  syllabes  d'un  mot  poly- 
syllabique peuvent  être  intenses  (par  ex.  tchèque  fikdni 
«  propos  )))  ou  toutes  non  intenses  (par  ex.  tchèque  lopaia 
«  pelle  »)  ou  encore  intenses  et  non-intenses  dans  différents 
ordres  de  succession  (par  ex.  tchèque  kabàtek  «  tunique  », 
zdsada  «  principe  »,  znameni  «  signe  »,  màmeni  «  déception  », 
pofàdny  «  en  ordre  »,  bidàci  «  les  malheureux  »,  etc.).  De  même 
dans  une  langue  de  ce  type  qui  compte  les  mores,  des  mores 
de  diverses  hauteurs  musicales  apparaissent  à  l'intérieur  d'un 
mot  dans  différents  ordres  de  succession  :  par  ex.  ibo  'o'si'si 
«  bâton  »,  ~n'ke-la  «  chien  »,  'i-ji-ji  «  mouche  »,  ~n-kala 
«  dialogue  »,  -o-lo'ma  «  orange  »,  'an'iven-ia  «  moustique  », 
'n-ne-ne  «  oiseau  »,  -o-io-bo  «  hippopotame  »,  -n'de'de  «  râpe  », 
-t'ii-li  «médian»,  -u' do-do  «araignée»,  etc.^.  —  Mais  dans 
les  langues  où  la  différenciation  des  prosodèmes  n'exerce  pas 
qu'une  fonction  distinctive  (c'est-à-dire  différenciant  des 
significations),  les  prosodèmes  sont  répartis  de  telle  sorte  que 
dans  chaque  mot  il  n'y  ait  qu'un  seul  prosodème  qui  domine 
tous  les  autres  par  une  particularité  de  différenciation, 
tandis  que  les  autres  prosodèmes  du  même  mot  présentent 


(I  )   Ida  C.  Ward,  «  An  Introduction  to  the  Ibo  Language  »  (Cambridge  1935), 
38-11. 


214  N.   s.   TROUBETZKOT 

tous  la  propriété  difîérenciative  opposée  :  par  ex.  dans  une 
langue  qui  compte  les  syllabes,  le  russe  par  ex.,  dans  un  mot 
comme  sàmàvar  «  samovar  »  seule  la  troisième  syllabe  est 
intense,  dans  bûmagà  «  papier  »  seule  la  seconde,  dans  palàkà 
«  sirop  »  seule  la  première  le  sont,  tandis  que  toutes  les  autres 
syllabes  de  ces  mots  sont  sans  intensité.  Dans  une  langue  qui 
compte  les  mores,  le  lithuanien  par  ex.,  dans  le  mot  lova 
(•lo.ova)  «  lit  »  seule  la  première  more  de  la  première  syllabe 
est  aiguë,  dans  lôslas  (.lo'oslas)  «  famille,  race  »  seule  la 
seconde  more  de  la  première  syllabe,  dans  loséjas  f.loo'se.ejas) 
«  joueur  »  seule  la  première  more  de  la  seconde  syllabe,  dans 
lovys  f.loovi'is)  «auge  »  seule  la  seconde  more  de  la  seconde 
syllabe  le  sont,  tandis  que  toutes  les  autres  mores  de  ces 
mêmes  mots  sont  graves.  Dans  des  cas  de  ce  genre  la  différen- 
ciation des  prosodèmes  se  manifeste  en  principe  par 
l'allongement  de  la  syllabe  culminante  dans  les  langues  qui 
comptent  les  syllabes  et  par  l'élévation  du  ton  sur  la  more 
culminante  dans  les  langues  qui  comptent  les  mores  ;  mais 
en  outre  d'autres  facteurs  s'ajoutent  à  cela  :  avant  tout  le 
renforcement  expiratoire  du  prosodème  culminant,  renforce- 
ment avec  lequel  très  souvent  apparaît  parallèlement  une  élé- 
vation du  ton  de  la  syllabe  culminante  ou  un  allongement  de 
la  more  culminante.  Au  point  de  vue  phonologique  il  n'y  a  ici 
d'essentiel  que  la  mise  en  relief  générale  du  prosodème  culmi- 
nant, autrement  dit  le  fait  que  ce  prosodème  domine  tous  les 
autres,  tandis  que  les  moyens  par  lesquels  cette  mise  en  relief 
est  obtenue  appartiennent  au  domaine  de  la  phonétique. 
La  mise  en  relief  culminative  est  habituellement  appelée 
«  ton  »  ou  «  accent  »  et  il  n'y  a  aucun  motif  pour  remplacer 
cette  désignation  par  une  autre.  L'opposition  corrélative 
entre  prosodèmes  «  accentués  »  et  «  inaccentués  »  sera  appelée 
par  nous  «  corrélation  d'accentuation  »,  et  l'opposition  corré- 
lative créée  spécialement  dans  les  langues  qui  comptent  les 
mores  par  l'accentuation  ou  la  non  accentuation  de  l'une  des 
mores  d'un  centre  de  syllabe  à  deux  mores  sera  appelée 
«  corrélation  de  variation  tonique  »  (telle  est  par  exemple 
l'opposition  entre  l'intonation  rude  et  l'intonation  douce  en 
lithuanien,  etc.). 

Ainsi  les  oppositions  de  différenciation  prosodique  peuvent 
être  classées  en  culminatives  et  en  non  culminatives.  Aux 
oppositions  culminatives  appartiennent  la  corrélation  d'accen- 
tuation et  la  corrélation  de  variation  tonique  qui  en  est  en 
quelque  sorte  un  sous-genre.  Aux  oppositions  de  différencia- 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  215 

tion  non  culminatives  appartiennent,  dans  les  langues  qui 
comptent  les  syllabes,  la  corrélation  d'intensité  prosodique, 
et  dans  les  langues  qui  comptent  les  mores,  la  corrélation 
tonique  ou  de  registre.  Cette  classification  découle  tout 
entière  de  la  notion  de  prosodème.  Dans  les  langues  qui 
comptent  les  syllabes,  langues  où  le  prosodème  se  confond 
avec  le  centre  de  syllabe,  la  difïérenciation  des  prosodèmes 
ne  peut  se  faire  que  sous  deux  formes  :  l'accentuation  ou 
l'allongement  ^  Mais  dans  les  langues  qui  comptent  les  mores, 
à  la  corrélation  d'accentuation,  à  la  corrélation  de  variation 
tonique  et  à  la  corrélation  de  registre  s'ajoute  une  opposition 
de  difïérenciation,  à  savoir  la  corrélation  de  gémination 
prosodique,  c'est-à-dire  la  distinction  entre  les  centres  de 
syllabe  à  une  more  et  ceux  à  deux  mores.  Cette  corrélation 
est  une  caractéristique  obligatoire  des  langues  qui  comptent 
les  mores  et  elle  peut  se  combiner  avec  les  autres  particularités 
de  difïérenciation.  Là  où  elle  existe  seule  (c'est-à-dire  sans 
corrélation  de  registre,  d'accentuation  ou  de  variation 
tonique)  elle  peut  facilement  se  confondre  avec  la  corrélation 
d'intensité  prosodique,  comme  du  reste  aussi  la  corrélation 
de  redoublement  consonantique  qui  souvent  ne  peut  être 
distinguée  qu'avec  peine  de  la  corrélation  d'intensité  conso- 
nantique. 


b)  Corrélations  d'intensité  el  de  gémination  prosodiques 

Il  a  déjà  été  question  ci-dessus  des  corrélations  prosodiques 
d'intensité  et  de  gémination.  On  a  énuméré  les  cinq  carac- 
téristiques qui  prouvent  que  les  centres  de  syllabe  longs 
valent  deux  mores  et  que  par  suite  l'opposition  entre  centres 
de  syllabe  longs  et  brefs  constitue  la  corrélation  de  gémination 
prosodique.  Là  où  ces  caractéristiques  manquent  il  n'y  a  aucun 
fondement  pour  interpréter  les  centres  de  syllabe  longs 
comme  valant  deux  mores  et  dans  ce  cas  l'opposition  entre 
les  centres  de  syllabe  longs  et  brefs  doit  être  considérée  comme 
une  corrélation  d'intensité.  On  peut  remarquer  que  la  corréla- 
tion d'intensité  (non  culminative)  est  un  phénomène  relative- 
ment rare  ;  en  tout  cas  la  corrélation  prosodique  de  gémina- 

(1)  Noie  du  Iraducleur.  On  a  plusieurs  fois  affirmé  que  pour  cette  raison  la 
corrélation  d'accentuation  et  la  corrélation  de  quantité  étaient,  dans  ces  lan- 
gues, incompatibles.  Il  y  a  cependant  des  exemples  du  contraire  :  A  Martinet, 
BSL  XL II  (1942-45),  fasc.  2,  p.  33. 


216  N.    s.    TROLBKTZKOY 

tion  se  présente  beaucoup  plus  souvent  la  même  situation 
existe  du  reste  aussi  entre  la  corrélation  consonantique 
d'intensité  et  la  corrélation  consonantique  de  gémination). 

Il  a  déjà  été  mentionné  aussi  que  la  longueur  n'est  pas  la 
seule  expression  phonétique  possible  de  la  gémination 
prosodique  (autrement  dit  de  l'existence  de  deux  mores)  et 
que  dans  certaines  langues  le  nombre  des  mores  dans  un  centre 
de  syllabe  est  exprimé  non  pas  par  la  durée  mais  par  les  varia- 
tions toniques  à  l'intérieur  du  centre  de  syllabe. 


c)  Corrélation  de  registre 

Les  oppositions  distinctives  de  registre  constituent  un 
phénomène  prosodique  qui  est  tout  à  fait  étranger  aux 
langues  d'Europe,  mais  qui  est  assez  largement  développé 
dans  les  langues  non  européennes.  On  ne  peut  pas  la 
confondre  avec  ce  qu'on  appelle  (<  l'accentuation  musicale  ». 
Dans  les  langues  qui  connaissent  les  oppositions  distinctives 
de  registre,  chaque  syllabe,  ou  pour  mieux  dire  chaque  more 
(car  toutes  ces  langues  comptent  les  mores)  est  caractérisée 
non  pas  seulement  par  ses  phonèmes,  mais  aussi  par  une 
hauteur  musicale  relative  bien  déterminée,  autrement  dit 
par  un  registre.  Tandis  que  dans  les  langues  ayant  ce  qu'on 
appelle  «  l'accent  musical  »  chaque  mot  doit  contenir  un 
sommet  musical,  cela  n'est  pas  du  tout  nécessaire  dans  les 
langues  ayant  de?  oppositions  de  registre  :  un  mot  polysylla- 
bique peut  ne  consister  qu'en  mores  toutes  musicalement 
aiguës  ou  en  mores  toutes  musicalement  graves  ou  encore  en 
mores  graves  et  aiguës  dans  n'importe  quel  ordre.  La  hauteur 
musicale  de  chaque  more  ne  dépend  que  de  la  signification. 
Par  ex.  en  lonkundo  Congo  belge)  on  a  -bj-kj-jigj  «  dos  » 
co  -bo-ko'ngD  «  sable  »  w  -bD'ko'ngj  nom  de  personne,  -lo-ko-lo 
«  fruit  de  palmier  «  <\>  -lo'ko'lo  «  conjuration,  exorcisme  », 
etc^.  De  même  que.  dans  d'autres  langues,  différentes  formes 
grammaticales  du  même  mot  peuvent  être  distinguées  par  des 
changements  de  phonèmes  (par  ex.  allemand  sieli!  «vois  »  eu 
sah  ((  'il)  vit  »,  verhinden  «  se  réunir  »  w  verhanden  «  (ils)  se 
réunirent  »  w  verhunden  «  réunis  »,  français  allez  w  allait  ^ 
alla,  russe  nom.  vîno  «vin»  w  gén.  abl.  vîna  w  dat.  vïnu  ~ 
loc,  vîne.  /'aA'e place-toi  »ro  Vok  «.\\  se  plaça  »,  nom.  pi.  Adrorr«les 

(1)  G.  Hulstaert,  «  Les  tons  en  lonkundo  (Congo  Belge)  »,  Anlhropos  XXIX. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  217 

vaches  »  w  dat.  sg.  kàrov'ï  «  à  la  vache  »,  etc.),  de  même  dans 
les  langues  à  variation  tonique  distinctive  les  différences  gram- 
maticales ne  dépendent  souvent  que  de  la  hauteur  musicale  des 
diverses  mores  :  lonkundo  -a'ta-o-ma  «  tu  n'as  pas  tué 
aujourd'hui  »  co  -aia-o'ma  «  tu  n'as  pas  tué  hier  »  ;  en  éfik^ 
les  racines  verbales  ont  toujours  deux  mores,  de  sorte  qu'où 
bien  les  deux  mores  sont  aiguës  ou  bien  les  deux  sont  graves 
ou  bien  enfm  la  première  est  grave  et  la  seconde  aiguë  (par  ex. 
aoriste  1^^  sing.  'N'ke're  «je  pense»,  ~N-do-ri  «je  place», 
'N-fe'he  «  je  cours  »),  mais  au  subjonctif  toutes  les  racines  ont 
leur  première  more  aiguë  et  la  seconde  grave  (l^"^  sing,  'N'ke- 
-re,  'N'do-ri,  'N~fe-he)  ;  en  ibo  ^  le  rapport  entre  le  déterminant 
et  le  déterminé  (par  ex.  substantif-adjectif,  verbe-objet,  etc.) 
est  exprimé  par  le  fait  que  la  dernière  more  du  déterminé  et  la 
première  more  du  déterminant  sont  plus  hautes  que  les  autres, 
etc. 

Si  l'on  examine  de  plus  près  les  langues  qui  ont  des  varia- 
tions toniques  distinctives,  on  remarque  que  ces  langues 
distinguent  phonologiquement  deux  ou  trois  registres.  Ne 
présentent  que  deux  registres  par  ex.  le  lonkundo  (Congo 
belge),  l'achumawi^  (Amérique  du  Nord)  ;  en  ont  trois  par 
ex.  l'éfik,  l'ibo,  le  lamba'*,  etc. 

Quand  sont  indiqués  plus  de  trois  registres,  cela  se  trouve  être,  quand  on  y 
regarde  de  plus  près,  une  erreur  — •  au  moins  du  point  de  vue  phonologique. 
Ainsi  Ethel  G.  Aginsky  assure  que  la  langue  mende  décrite  par  elle^  possède 

4  registres.  Elle  ajoute  il  est  vrai  que  le  plus  grave  de  ces  registres  (désigné 
par  1)  peut  être  à  volonté  abaissé,  selon  le  degré  de  force  recherché.  Mais  en 
examinant  de  plus  près  les  matériaux  présentés  par  M""^  Aginsky,  on  reconnaît 
que  le  «  premier  »  registre  (c'est-à-dire  le  plus  grave)  apparaît  dans  les  formes 
verbales,  mais  non  dans  les  substantifs,  pronoms  et  adjectifs,  tandis  que  tout 
au  contraire  le  «  quatrième  »  (c'est-à-dire  le  plus  aigu)  apparaît  très  fréquemment 
dans  les  substantifs,  pronoms  et  adjectifs,  mais  jamais  dans  les  formes  verbales. 
La  solution  de  cette  énigme  est  apportée  par  le  texte  édité  à  la  fin  de  la  gram- 
maire :  le  premier  registre  y  apparaît  neuf  fois,  et  les  neuf  fois  en  fin  de  phrase, 
avant  un  point  :  (38)  ve^la^.  (61)  li^la^  Oj.  (77)  ye^e^.  (167)  na^.  «là»,  comp. 
na^  «là  »  (81)  à  l'intérieur  de  la  phrase,  (176)  ghese^TagOi.  (189)  =  (224)  hûi. 
«  dans  ).,  comp.  (87)  hû^  (142)  hû^  (175)  /iû,  (197)  hù^  (203)  hû^  (214)  hûi  «  dans, 

(1)  Ida  C.  Ward,  «The  phonetic  and  tonal  System  of  Efik  »  (Cambridge 
1933). 

(2)  Ida  C.  Ward,  «  An  Introduction  to  the  Ibo  Language  »  (Cambridge  1935). 

(3)  H.  J.  Uldall,  «  A  Sketch  of  Achumawi  Phonetics  »,  Internat.  Jour,  for 
American  Linguislics  VI II  (1933),  73  et  suiv. 

(4)  Clément  M.  Doke,  «A  study  of  Lamba  »,  Banlu  Studies,  July  1928, 

5  et  suiv. 

(5)  Ethel  G.  Aginsky,  «  A  Grammar  of  the  Mende  Language  »,  Language 
Dissertations  publ.  by  the  Linguistic  Soc.  of  America,  n°  20,  10. 


218  N.    s.    TROUBETZKOY 

à  l'intérieur  de  >  au  lours  de  la  phrase.  Il  est  donc  à  supposer  qu'en  mende 
comme  en  éhwé,  éfik,  ibo,  etc.,  il  n'existe  que  trois  registres  distinctifs,  mais 
qu'en  fin  de  phrase  la  hauteur  musicale  de  tous  les  mots  s'abaisse,  de  sorte  qu'en 
cette  position  tous  les  registres  diminuent  d'un  degré  (sans  que  toutefois  leur 
hauteur  relative  à  l'intérieur  du  mot  soit  modifiée)  et  le  registre  le  plus  grave 
atteint  alors  un  degré  de  gravité  d'ordinaire  inhabituel.  Les  formes  verbales 
sont  atteintes  par  ce  ton  grave,  puisque  en  règle  générale  elles  se  trouvent  en 
fin  de  phrase^.  — ■  Pour  le  zoulou  l'éminent  spécialiste  des  langues  sudafrioaines. 
Clément  M.  Doke*  indique  neuf  registres.  Mais  il  semble  que  la  hauteur  musicale 
des  centres  de  syllabe  soit  bien  des  fois  influencée  par  l'entourage  consonantique 
comme  par  la  hauteur  musicale  des  syllabes  voisines.  Il  est  très  difficile  d'éliminer 
ces  influences  extérieures  et  de  déterminer  le  nombre  des  registres  distinctifs 
dans  chaque  position  phonique.  C.  M.  Doke  lui-même  s'en  est  malheureusement 
abstenu  et  comme  il  n'a  ajouté  à  son  travail  aucun  index  de  vocabulaire,  il 
est  impossible  pour  le  lecteur  d'accomplir  cette  tâche.  Mais  des  matériaux  de 
C.  M.  Doke  il  résulte  que  le  nombre  des  registres  distinctifs  en  zoulou  n'est  pas 
de  neuf,  mais  que  selon  toute  vraisemblance  il  doit  être  réduit  à  trois.  C.  M.  Doke 
discerne  divers  «  types  de  ton  d  (nucleus)  dans  les  mots.  Les  mots  trisyllabiques 
se  répartissent  par  exemple  entre  six  de  ces  «types  de  ton  ».  Les  types  I,  II, 
III  et  VI  sont  caractérisés  par  le  registre  grave  («  9°  s)  de  la  dernière  syllabe, 
tandis  que  dans  le  IV«  et  le  V»  type  la  dernière  syllabe  présente  un  registre 
moyen.  Dans  le  type  I  la  première  syllabe  est  plus  grave  que  la  seconde  (éven- 
tuellement la  première  syllabe  peut  être  décroissante  et  la  seconde  croissante) 
mais  toutes  les  deux  sont  plus  aiguës  que  la  troisième.  Dans  le  type  II  la 
deuxième  syllabe  est  soit  aussi  grave  que  la  troisième,  soit  un  peu  plus  aiguë 
à  son  début  seulement  (c'est-à-dire  décroissant  du  registre  8  au  registre  9), 
tandis  que  la  première  syllabe  est  beaucoup  plus  aiguë  que  les  deux  autres. 
Le  type  III  est  caractérisé  par  une  variation  tonique  rapidement  décroissante 
(éventuellement  montante-décroissante)  dans  la  seconde  syllabe  et  par  une 
première  syllabe  relativement  plus  aiguë.  Dans  le  type  \1  la  première  syllabe 
est  plus  aiguë  que  la  seconde,  mais  toutes  deux  sont  beaucoup  plus  aiguës 
que  la  troisième.  Dans  le  type  IV  la  première  et  la  troisième  syllabes  présentent 
à  peu  près  la  même  hauteur  moyenne,  tandis  que  la  seconde  est  décroissante 
(2-4,  3-5).  Dans  le  tjT)e  V  la  première  syllabe  est  plus  aiguë  que  la  troisième  et 
toutes  deux  sont  plus  aiguës  que  la  seconde.  Des  types  toniques  analogues 
sont  aussi  indiqués  pour  les  mots  à  deux  syllabes,  à  quatre  syllabes,  etc.  Des 
listes  assez  longues  de  paires  de  mots  exclusivement  différenciés  par  la  hauteur 
musicale  (ou  la  variation  tonique)  des  syllabes,  que  C.  M.  Doke  a  établies,  il 
découle  que  les  mots  en  question  appartiennent  toujours  à  des  types  toniques 
différents.  Par  ex.  un  mot  dont  les  trois  syllabes  présentent  les  registres  "  5  », 
«  3  1  et  1  9  ^  (t>T)^  tonique  I)  peut  se  différencier  d'un  autre  mot  ayant  les 
mêmes  phonèmes  et  les  registres  <i2»,  «7»  et  «4»  (type  tonique  V)  ou  «S  », 
«3ià«8»,  «9»  (tj-pe  tonique  IIP,  mais  non  d'un  mot  ayant  les  registres  «  4  », 
t  2  »  et  «  9  »,  car  un  tel  mot  appartiendrait  au  type  tonique  I.  En  autres  termes 
en  zoulou  le  pouvoir  distinctif  appartiendrait  non  pas  aux  neuf  registres,  mais 

(1)  Lauteur  parait  insinuer  justement  cela,  quand  à  la-p.  105,  dans  l'analyse 
du  tex-te,  à  propos  du  mot  (77)  j/ejCi  elle  dit  que  ce  radical  doit  en  réalité  être 
prononcé  yCte.  :  «le  type  tonique  plus  bas  est  dû  ici  à  la  position  en  fin  de 
phrase  ^. 

(2)  Clément  M.  Doke,  <^  The  Phonetics  of  Zulu  Language  »,  Banlu  Sludie.-/  II, 
juillet  1926,  numéro  spécial. 


PRINCIPES    DE   PHOVOTOOIE  219 

seulement  aux  types  toniques.  Mais  les  types  toniques  ne  sont  que  des  combi- 
naisons déterminées  de  trois  degrés  de  hauteur  musicale.  Ainsi  on  obtient 
également  pour  le  zoulou  un  système  de  trois  degrés  toniques  ou  registres 
distinctifs.  —  Et  maintenant  encore  un  exemple  :  la  langue  gwéabo  dans  le 
Libéria  (déjà  plusieurs  fois  mentionnée)  doit  d'après  les  indications  de  Ed.  Sapir 
posséder  quatre  registres  distinctifs*.  Qu'il  s'agisse  ici  d'unités  réellement 
distinctives  (et  non  de  variantes  phonétiques  comme  pour  les  neuf  registres 
du  zoulou),  cela  résulte  nettement  des  exemples  allégués  par  Ed.  Sapir.  Mais 
p.  35  on  découvre  que  le  gwéabo  possède  une  corrélation  de  résonance  parti- 
culière, de  sorte  que  les  voyelles  «  pures  »  présentent  le  registre  «  second  »  ou 
«  normal  »,  tandis  que  les  trois  autres  registres  sont  caractéristiques  des  voyelles 
«  rauques  »  ou  «  troubles  ».  Comme  la  différence  purement  musicale  entre  le 
second  registre  («  normal  »)  et  le  troisième  («  moyen  »)  ne  doit  pas  être  très 
importante  et  que  le  registre  «  normal  »  est  toujours  lié  à  la  phonation  pure, 
tandis  que  le  registre  «moyen  »  est  toujours  lié  par  contre  à  la  phonation  trouble, 
on  pourra  considérer  l'opposition  entre  le  registre  «  normal  »  et  le  registre 
«  moyen  »  comme  une  manifestation  secondaire  et  non  pertinente  de  l'opposition 
entre  la  phonation  pure  et  la  phonation  trouble.  D'autre  part  aussi  bien  le 
registre  «  aigu  n  que  le  registre  «grave  »  sont  toujours  liés  en  gwéabo  à  la  phona- 
tion trouble  de  sorte  que  celle-ci  est  pour  les  registres  extrêmes  quelque  chose 
de  naturel,  non  pertinent  au  point  de  vue  phonologique.  Le  gwéabo  n'a  donc 
pas  quatre,  mais  trois  registres  toniques  distinctifs  :  un  aigu,  un  moyen  et  un 
grave  —  et  il  connaît  en  outre  pour  les  voyelles  du  registre  moyen  la  corrélation 
de  trouble,  de  sorte  que  les  voyelles  pures  ont  un  ton  quelque  peu  plus  aigu 
que  les  voyelles  troubles  correspondantes.  Ainsi  nous  ne  connaissons  jusqu'à 
maintenant  aucun  exemple  sûr  de  langues  qui  posséderaient  plus  de  trois 
registres  toniques  distinctifs*. 

L'explication  de  ce  fait  doit  être  cherchée  dans  la  nature  même  des  opposi- 
tions de  registre.  Il  est  clair  que  la  hauteur  musicale  absolue  n'y  joue  aucun 
rôle,  car,  comme  le  remarque  tout  à  fait  justement  O.  Gjerdraann^,  le  langage 
n'est  pas  fait  que  pour  des  hommes  à  l'ouïe  parfaite.  Mais  la  notion  de  hauteur 
musicale   relative   doit   aussi,   comme   l'a  vu   également   O.   Gjerdmann,   être 


(1)  Language  VII  (19.31),  33  et  suiv. 

(2)  Cela  n'est  pas  contredit  par  des  systèmes  de  registres  comme  celui  du 
hottentot,  dialecte  nama  (comp.  D.  M.  Beach,  «  The  Phonetics  of  the  Hottentot 
Language  >,  chap.  IX,  124-143)  où  existent  aussi  il  est  vrai  trois  registres,  mais 
où  dans  chaque  registre  sont  distingués  des  «  tons  »  montants  et  descendants. 
Un  ton  aigu  montant  suppose,  semble-t-il,  un  mouvement  partant  du  registre 
aigu  vers  un  autre  encore  plus  aigu,  et  de  même  un  ton  grave  descendant  (qui 
du  reste  en  nama  n'est  réellement  décroissant  que  dans  les  mots  dissyllabiques, 
et  qui  autrement  est  «  plat  »)  suppose  un  mouvement  partant  du  registre  grave 
vers  un  autre  encore  plus  grave.  En  réalité  on  ne  doit  pas  se  représenter  chaque 
registre  comme  un  point,  mais  comme  ime  étendue  à  l'intérieur  de  laquelle  ont 
lieu  en  nama  les  deux  mouvements  toniques.  Il  est  également  significatif  que 
ces  mouvements  n'embrassent  que  de  tous  petits  inter\'alles  :  le  ton  aigu  mon- 
tant et  le  ton  moyen  descendant  un  ton,  le  ton  grave  montant  et  le  ton  aigu 
descendant  un  demi-ton  (voir  les  tables  de  D.  M.  Beach,  ibid.,  p.  131  et  141)  ; 
seul  le  ton  montant  vaut  une  tierce  (quatre  demi-tons)  et  constitue  en  réalité 
un  mouvement  allant  du  registre  moyen  au  registre  aigu. 

(3)  O.  Gjerdmann,  ■  Critical  Remarks  on  Intonation  Research  »,  Bullelin 
of  Ihe  School  of  Oriental  Studies  III,  p.  495  et  suiv. 


220  N.   s.   TROUBETZKOY 

fortement  limitée  :  car  ce  qui  pour  une  voix  de  femme  est  «  grave  »  est  «  aigu  » 
pour  une  voix  d'homme  —  et  malgré  cela  les  oppositions  de  registre  existent 
chez  tous  les  membres  de  la  communauté  linguistique  en  question,  et  chaque 
auditeur  comprend  immédiatement  quel  «  ton  »  le  sujet  parlant  veut  émettre  — 
même  s'il  n'a  jamais  entendu  auparavant  ce  sujet  parlant.  Enfin  0.  Gjerdmann 
souligne  avec  raison  que  le  langage  n'est  pas  fait  seulement  pour  la  parole  à 
haute  voix,  mais  aussi  pour  le  chuchotement.  De  tout  cela  le  phonéticien  suédois 
déduit  avec  raison,  à  mon  avis,  que  dans  les  oppositions  de  registre  les  modi- 
fications de  la  qualité  de  la  voyelle  et  de  la  voix  liées  à  la  variation  de  hauteur 
musicale  constituent  l'essentiel.  Si  l'on  admet  cette  hypothèse,  on  en  tirera 
peut-être  aussi  une  explication  du  principe  phonologique  qu'il  n'y  a  des  opposi- 
tions de  registre  qu'à  deux  ou  trois  degrés.  En  effet  la  différenciation  précise 
de  nombreuses  hauteurs  musicales,  à  moins  que  ce  ne  soit  à  l'aide  de  nuances 
de  la  phonation,  qualitatives  et  accessoires,  n'est  pas  possible  dans  le  chucho- 
tement et  n'est  accessible  dans  la  parole  à  haute  voix  qu'à  des  gens  spécialement 
musiciens.  Par  contre  chacun  peut  immédiatement  reconnaître  par  la  qualité 
des  voyelles  et  de  la  voix  d'un  sujet  parlant,  si  cette  personne  parle  dans  son 
registre  normal  («  moyen  »)  ou  bien  si  elle  prend  une  voix  plus  aiguë  ou  plus 
grave  que  sa  voix  normale  :  ainsi  seraient  créés  au  maximum  trois  registres. 

Parfois  il  n'est  pas  facile  de  déterminer  si  dans  un  cas 
donné  on  a  affaire  à  la  corrélation  de  registre  ou  à  la  corrélation 
de  variation  tonique.  Quand  une  syllabe  grave  se  trouve 
entre  deux  syllabes  aiguës  du  même  mot  (comme  dans  le 
type  V  trisyllabique  du  zoulou  ou  comme  dans  le  mot  cité 
ci-dessus  du  lonkundo  -ala-o'ma)  on  ne  peut  pas  douter 
qu'il  s'agisse  de  la  corrélation  de  registre,  car  la  corrélation 
de  variation  tonique  suppose  l'accentuation  du  mot,  c'est-à- 
dire  un  état  de  chose  tel  que  dans  chaque  mot  une  syllabe 
ou  une  more  quelconque  domine  les  autres.  Mais  dans  les 
langues  où  les  mots  ne  peuvent  pas  en  principe  comporter 
plus  de  deux  mores,  ce  critérium  n'existe  plus.  Toutefois 
dans  la  pratique  ces  langues  elles-mêmes  fournissent  certains 
indices  qui  permettent  de  décider  sans  équivoque.  Le  chinois 
méridional  (par  ex.  le  dialecte  de  Canton)  distingue  dans  les 
centres  de  syllabe  à  deux  mores  six  «  tons  »,  à  savoir  le  ton 
grave  égal,  le  ton  aigu  égal,  le  ton  grave  décroissant,  le  ton 
aigu  décroissant,  le  ton  grave  montant  et  le  ton  aigu  montant^. 
Il  est  clair  que  cette  situation  ne  peut  pas  être  expliquée 
autrement  que  par  la  supposition  d'un  système  à  3  registres  : 
c'est  ainsi  par  ex.  que  la  syllabe  fan,  qui,  selon  le  «ton», 
a   six  sens,  serait  à  interpréter  ainsi   :  fan  «  portion  »,  fan 


(I)  Daniel  Jones  et  Kwing  Tong  Woo,  «A  Cantonese  Phonetic  Reader» 
(Univ.  of  London  Press),  de  même  que  Liou  Fou,  «  Études  expérimentales  sur 
les  tons  du  chinois  »,  Paris-Péking  1925  ;  en  outre  Jaime  de  Angulo  dans  Le 
Mailre  Phonétique,  3^  série,  n»  60  (1937),  G9. 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE 


221 


«  dormir  »,  fan  «  poudre  »,  fan  «  se  fâcher  »,  fàn  «  partager  », 
fan  «  brûler  ».  C'est  ainsi  également  que  dans  cette  langue 
les  deux  «  tons  brefs  »  (à  une  more)  ne  doivent  pas  être 
considérés  comme  accentué  et  inaccentué,  mais  comme  aigu 
et  grave.  Par  contre,  dans  le  chinois  du  nord,  qui  ne  connaît 
que  quatre  «  tons  »  (deux  longs,  c'est-à-dire  à  deux  mores,  et 
deux  brefs,  c'est-à-dire  à  une  more),  la  supposition  de  registres 
n'est  pas  nécessaire  :  il  n'y  existe  qu'une  «  accentuation  » 
qui,  dans  les  mots  à  deux  mores,  met  en  relief  soit  la  première, 
soit  la  seconde  more,  et  qui,  dans  les  mots  à  une  more,  existe 
ou  manque. 

d)    Corrélation   d'accentuation 

Dans  ce  chapitre,  consacré  aux  fonctions  phoniques 
distinctives,  il  ne  peut  naturellement  être  question  que  de 
l'accentuation  dite  «libre»,  c'est-à-dire  seulement  d'une 
accentuation  dont  la  place  dans  le  mot  n'est  pas  conditionnée 
extérieurement  et  qui  éventuellement  peut  différencier  des 
significations  du  mot  (par  ex.  russe  mùkà  «  tourment, 
supplice»  —  mûkà  «farine»).  L'accentuation  peut  être 
définie  comme  étant  la  mise  en  relief  culminative  d'un  proso- 
dème.  Phonétiquement  cette  mise  en  relief  peut  être  réalisée 
de  différentes  façons  :  par  renforcement  expiratoire,  par 
élévation  de  la  hauteur  musicale,  par  allongement,  par  une 
articulation  plus  nette  et  plus  énergique  des  voyelles  ou  des 
consonnes  en  question.  Ce  qui  est  phonologiquement  essentiel 
pour  les  langues  à  accentuation  libre,  c'est  premièrement  que 
cette  mise  en  relief  n'a  lieu  dans  chaque  mot  qu'à  une  seule 
place,  de  sorte  que  le  prosodème  (ou  la  partie  du  mot)  en 
question  domine  tous  les  autres  prosodèmes  du  même  mot  et 
n'est  dominé  par  aucun  des  prosodèmes  de  ce  mot,  et 
deuxièmement  que,  dans  les  mots  ayant  le  môme  nombre  de 
prosodèmes,  la  mise  en  relief  n'affecte  pas  toujours  le  même 
prosodème,  de  sorte  qu'il  peut  exister  des  paires  de  mots  qui 
se  distinguent  l'un  de  l'autre  uniquement  par  la  place  du 
sommet   accentuel. 

L'accentuation  libre  présente  dans  les  diverses  langues 
des  formes  très  variées.  Très  importante  est  ici  la  distinc- 
tion entre  langues  qui  comptent  les  syllabes  et  langues  qui 
comptent  les  mores.  Les  choses  se  présentent  sous  l'aspect 
le  plus  simple  dans  les  langues  qui  comptent  les  syllabes  et 
où    la    corrélation    d'accentuation    est    la    seule    corrélation 


900 


N.    S.   TROUBETZKOY 


prosodique  :  en  Europe  appartiennent  à  ce  type  le  portugais, 
l'espagnol,  l'italien,  le  grec  moderne,  le  bulgare,  le  roumain, 
l'ukrainien,  le  russe.  Dans  quelques-unes  de  ces  langues  les 
voyelles  accentuées  sont  allongées,  les  voyelles  inaccentuées 
par  contre  sont  réduites  tant  au  point  de  vue  quantitatif 
qu'au  point  de  vue  articulatoire.  Plus  compliqué  est  l'état  des 
choses  dans  les  langues  qui  comptent  les  syllabes  et  qui 
outre  l'accentuation  libre  possèdent  encore  une  corrélation 
de  mode  de  liaison  prosodique  ,  à  savoir  la  corrélation  de 
coupe  de  syllabe  :  ainsi  par  ex.  en  allemand,  en  hollandais, 
en  anglais.  Dans  ces  langues  se  croisent  deux  corrélations 
prosodiques  qui  toutes  deux  dans  leur  réalisation  phonétique 
présentent  un  certain  rapport  avec  la  quantité,  car  un  centre 
de  syllabe  accentué  est  plus  long  qu'un  centre  inaccentué  et  un 
centre  de  syllabe  à  déroulement  complet  plus  long  qu'un 
autre  dont  le  déroulement  est  interrompu.  A  cela  s'ajoute 
encore  l'existence  d'accents  secondaires  conditionnés  gramma- 
ticalement, ce  qui  semble  n'être  jamais  le  cas  dans  les  langues 
qui  comptent  les  syllabes  et  qui  n'ont  pas  de  corrélation  de 
coupe  de  syllabe  ;  ces  accents  secondaires  compliquent 
particulièrement  la  ligne  prosodique. 

Dans  les  langues  qui  comptent  les  mores  et  qui  ont  une 
accentuation  libre,  le  sommet  du  mot  peut  être  formé  soit 
par  une  syllabe  à  une  more,  soit  par  la  première  more  d'une 
syllabe  à  deux  mores,  soit  enfm  par  la  dernière  more  d'une 
syllabe  à  deux  mores.  Ainsi  les  syllabes  «brèves  »,  c'est-à-dire 
à  une  more,  se  répartissent  en  accentuées  et  en  inaccentuées 
et  les  syllabes  «longues»,  c'est-à-dire  à  deux  mores,  se 
répartissent  en  accentuées  descendantes,  en  accentuées 
montantes  et  en  inaccentuées.  On  dit  habituellement  dans 
ce  cas  que  les  brèves  ne  présentent  qu'un  accent,  tandis  que 
les  longues  ont  deux  types  d'accent.  L'opposition  entre  les 
deux  types  d'accent  que  peuvent  porter  les  syllabes  à  deux 
mores  peut  être  appelée  opposition  de  variation  tonique  ou 
corrélation  de  variation  tonique.  Il  s'agit  d'une  opposition 
privative.  Par  conséquent  un  des  deux  types  de  variation 
tonique  est  «  non  marqué  »  et  peut  à  côté  de  sa  réalisation 
nettement  dissymétrique  (descendante  ou  montante)  présenter 
aussi  comme  variante  facultative  un  «ton  plat».  Quant  à 
savoir  lequel  de  ces  deux  types  de  variation  est  non  marqué, 
cela  dépend  exclusivement  de  la  langue  dont  il  s'agit. 

Outre  les  langues  à  cinq  types  de  syllabe  (à  une  more  accen- 
tuée, à  une  more  inaccentuée,  à  deux  mores  inaccentuées,  et 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  223 

deux  types  de  syllabes  accentuées  à  deux  mores),  il  existe  aussi 
des  langues  qui  n'ont  que  quatre  types  de  syllabes,  soit  que 
toutes  les  syllabes  accentuées  aient  deux  mores  (par  ex.  dans  le 
dialecte  slovince  du  kachoube)^  soit  que  toutes  les  syllabes 
inaccentuées  aient  une  more  (par  ex.  en  slovène).  Cela  a  lieu 
de  la  façon  suivante  :  dans  le  second  cas  on  a  un  système 
formé  de  syllabes  graves  à  une  more,  de  syllabes  aiguës  à 
une  more,  de  syllabes  à  deux  mores  et  à  variation  tonique 
positive,  et  enfin  de  syllabes  à  deux  mores  et  à  variation 
tonique  négative  ;  dans  le  premier  cas  on  a  un  système  formé 
de  syllabes  à  une  more  (toujours  inaccentuées),  de  syllabes 
à  deux  mores  avec  mise  en  relief  d'une  des  deux  parties  (la 
première  ou  la  seconde),  de  syllabes  à  deux  mores  avec  mise 
en  relief  de  l'autre  partie,  et  de  syllabes  à  deux  mores  sans 
mise  en  relief  d'aucune  des  deux  parties.  Il  est  clair  que  la 
non-mise  en  relief  des  deux  parties  d'une  syllabe  à  deux 
mores  équivaut  au  fond  à  la  mise  en  relief  symétrique  des 
deux  parties  d'une  syllabe  à  deux  mores  :  l'inventaire  proso- 
dique du  slovince  est  par  suite  identique  en  principe  à  celui 
de  l'esthonien  décrit  ci-dessus  (comp.  p.  211).  Mais  il  peut 
arriver  aussi  qu'une  syllabe  à  deux  mores  avec  mise  en  relief 
symétrique  des  deux  mores  s'oppose  d'une  façon  distinctive 
à  une  syllabe  à  deux  mores  sans  mise  en  relief  d'aucune  des 
deux  mores,  et  de  telle  sorte,  il  est  vrai,  que  ces  deux  types 
de  syllabe  se  trouvent  en  rapport  d'opposition  distinctive 
avec  les  syllabes  à  deux  mores  à  accentuation  montante  et 
à  accentuation  descendante.  De  cette  manière  se  forment 
des  systèmes  à  six  types  de  syllabes  prosodiquement 
différents  :  ils  se  présentent  dans  certains  dialectes  chinois. 

La  corrélation  de  variation  tonique  n'a  pas  besoin  d'exister 
inconditionnellement  dans  toutes  les  langues  qui  comptent 
les  mores  et  qui  ont  une  accentuation  libre.  Il  y  a  des  langues 
qui  comptent  les  mores,  où  existe  une  accentuation  libre  et 
où  malgré  cela  n'existe  dans  les  centres  de  syllabe  longs  à 
deux  mores  qu'un  seul  type  d'accent.  Les  exemples  les  plus 
sûrs  que  nous  connaissions  sont  d'une  part  le  danois  et  d'autre 
part  le  hopi  mentionné  ci-dessus.  Ce  n'est  peut-être  pas  un 
hasard  que  dans  ces  deux  langues  l'accentuation  libre  coexiste 
avec  une  corrélation  prosodique  de  mode  de  liaison  (la  corré- 
lation de  coup  de  glotte  en  danois  et  la  corrélation  de  coupe 
de  syllabe  en  hopi). 


(1)  F.  Lorentz,    «  Slovinzische    Grammatik  »    (St.    Petersbourg,    Acad.    des 
Sciences  1903)  ;  N.  S.  Troubelzkoy  dans  TCLP  I,  64. 


224  N.   s.   TROUBETZKOY 

Comme  il  a  déjà  été  indiqué  la  mise  en  relief  culminative 
peut  affecter  les  deux  mores  d'une  syllabe  à  deux  mores. 
Dans  quelques  cas  (d'ailleurs  très  rares)  la  mise  en  relief 
culminative  peut  s'étendre  à  tout  un  groupe  de  mores  consé- 
cutives, sans  égard  pour  les  limites  de  syllabes.  Des  cas  de 
ce  genre  existent  dans  les  dialectes  occidentaux  du  japonais^. 
Dans  le  dialecte  de  Kyoto  une  telle  série  de  syllabes  (ou  de 
mores)  aiguës  ne  peut  apparaître  qu'au  début  d'un  mot, 
c'est-à-dire  qu'elle  ne  peut  comprendre  que  le  radical  et 
éventuellement  le  suffixe  qui  en  dépend  au  point  de  vue 
prosodique  et  qui  s'y  lie  immédiatement,  par  ex.  lisi  «  vache  », 
nom.  lisigà  (mais  limitatif  ûsimade).  Toutefois,  dans  le  dialecte 
de  Tosa  une  telle  suite  de  mores  aiguës  peut  occuper 
n'importe  quelle  place  dans  le  mot  :  par  ex.  asàgà  «  chanvre  ». 
Des  textes  de  japonais  occidental  présentés  par  E.  D.  Poli- 
vanov  [op.  cit.,  135  et  suiv.)  il  résulte  que  de  telles  séries  de 
mores  aiguës  peuvent  parfois  être  assez  longues  (jusqu'à 
7  mores)  ^.  De  semblables  sommets  de  mots  consistant  en 
plusieurs  unités  prosodiques  ne  sont  d'ailleurs  attestés  que 
dans  un  très  petit  nombre  de  langues  du  monde.  Ils  sont  en 
tout  cas  inimaginables  dans  les  langues  qui  comptent  les 
syllabes. 

Si  la  mise  en  relief  culminative  peut  parfois,  comme  on  vient  de  le  montrer, 
comprendre  plusieurs  mores  consécutives,  on  peut  se  demander  si  elle  ne  peut 
pas  aussi  ne  comprendre  au  contraire  qu'un  fragment,  qu'une  partie  déterminée 
d'une  more.  Dans  l'accentuation  libre  des  dilTérences  de  variation  tonique 
distinctives  portant  sur  une  seule  more  sont-elles  possibles  ?  A  cette  question 
nous  croyons  pouvoir  répondre  par  la  négative.  Là  où  de  telles  oppositions  de 
variation  tonique  portant  sur  une  seule  more  ont  été  obser\'ées,  elles  se  trouvent 
être  des  réalisations  de  l'opposition  entre  more  accentuée  et  more  inaccentuée. 
Les  deux  exemples  suivant  sont  particulièrement  caractéristiques  :  Le  dialecte 
japonais  occidental  de  Kyoto,  mentionné  ci-dessus,  distingue  une  accentuation 
égale  de  la  more  toute  entière  (que  E.  D.  Polivanov  note  par  [  à  gauche  de  la 
more  en  question)  et  une  accentuation  descendante  portant  sur  une  more 
(que  E.  D.  Polivanov  note  par  '^  sur  la  voyelle  en  question),  par  ex.  [a^sa 
«  chanvre  »  —  [asâ  «  soir  »,  [ka\me  «  vase  »  —  [kamê  «  tortue  »,  [kulsu  «  fatras  » 
—  [kul3ù  «  farine  »,  etc.  Mais  il  se  trouve  que  la  mise  en  relief  égale  d'une 
more  apparaît  dans  ce  dialecte  ou  bien  au  début  du  mot,  de  sorte  qu'elle 
peut  affecter  soit  seulement  la  première  more  du  mot,  soit  toute  une  série  de 
mores,  ou  bien  sur  la  dernière  more  du  mot,  auquel  cas  elle  peut  disparaître 
devant  un  mot  commençant  par  une  more  accentuée;  cette  mise  en  relief  peut 
aussi  affecter  facultativement  la  syllabe  finale  d'un  mot  assez  long  dont  la 
première  syllabe  est  accentuée  (voir  E.  D.  Polivanov,  op.  cit.,  p.  136,  n.  16  et  20 

(1)  E.  D.  Polivanov,  «  Vvedenije  v  jazykoznanije  dl'a  vostokovednych^ 
vozov  s  (Leningrad  1928),  120  et  suiv. 

(2)  R.  Jakobson  dans  TCLP  IV,  172  et  suiv. 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE 


225 


à  propos  de  \a[îamani\œa  et  de  \koku][mocal\wo).  Une  telle  accentuation 
égale  est  obligatoire  sur  la  dernière  more  d'un  radical  sans  accentuation  initiale 
quand  on  y  annexe  un  suffixe  dit  grave  (par  ex.  le  suffixe  -mo  de  l'additif,  comp. 
les  formes  [âot\to[mo  ki  :  \de[mo,  nanide[mo,  dans  le  texte  présenté  par  E.  Poli- 
vanov,  loc.  cil.).  Dans  l'annexion  d'un  suffixe  prosodiquement  neutre  à  un 
radical  sans  accent  initial,  l'accentuation  égale  est  au  contraire  transportée  sur 
la  syllabe  finale  (c'est-à-dire  sur  la  syllabe  suffîxale)  du  mot  complet  :  par  ex. 
[a\sa  «  chanvre  »  —  nominat.  [asaf  raa.  Tous  ces  faits  prouvent  que  l'accentua- 
tion égale  n'a  une  valeur  réellement  distinctive  que  sur  la  première  more  (ou 
suite  de  mores)  d'un  mot  et  que  dans  les  autres  positions  elle  n'a  qu'une  fonction 
délimitative.  Par  contre  l'accentuation  descendante  sur  une  seule  more  n'existe 
jamais  que  sur  la  seconde  syllabe  de  certains  radicaux  et  conserve  sa  place 
sans  égard  au  suffixe  annexé  (comp.  dans  le  texte  cité  ci-dessus  des  mots  comme 
madôivo,  ardsirnahew,  haijêsimahera).  En  d'autres  termes,  cet  accent  remplit  sur  la 
seconde  syllabe  exactement  la  même  fonction  qui  est  remplie  sur  la  première  sylla- 
be du  mot  par  l'accentuation  égale.  C'est  pourquoi  l'accent  bref  descendant  fieut 
dans  le  dialecte  de  Kyoto  être  considéré  comme  une  simple  variante  combinatoire 
du  ton  aigu  distinctif  portant  sur  la  more  non  initiale  d'un  mot.  Au  contraire 
l'accent  égal  portant  sur  une  seule  more  non  initiale  (à  condition  qu'elle  ne 
soit  pas  la  dernière  partie 'd'un  sommet  polysyllabique  de  mot)  doit  être  con- 
sidéré comme  une  variante  combinatoire  de  l'absence  d'accent,  avec  la  fonction 
d'un  indice  de  limite  :  il  marque  la  limite  entre  une  unité  morphologique  non 
accentuée  et  une  autre  unité  consécutive,  commençant  par  une  more  non 
accentuée.  Dans  le  dialecte  chinois  de  Kin-chow-fou  les  deux  tons  dits  «  plus 
brefs  »  du  chinois  septentrional  sont  réalisés  de  telle  sorte  que  le  «  IP  »  soit 
montant  et  le  «  IV«  »  descendant.  Qu'il  s'agisse  ici  seulement  de  la  «  mise  en 
relief  d'une  seule  more  »  et  de  la  «  non  mise  en  relief  d'une  seule  more  »,  c'est 
ce  que  prouve  le  fait  que,  dans  le  même  dialecte,  le  ton  «  I  »  portant  sur  deux 
mores  et  ayant  généralement  son  début  mis  en  relief  et  sa  fin  non  mise  en 
relief,  est  réalisé  comme  montant-descendant,  tandis  que  le  «  IIP  »  ton,  qui 
est  d'habitude  caractérisé  par  la  mise  en  relief  de  sa  fin  et  la  non  mise  en  relief 
de  so"n  début,  est  prononcé  comme  descendant-montant*. 

La  «  liberté  »  de  l'accentuation  n'est  pas  toujours  sans 
limitation.  L'accentuation  libre  comporte  des  limites  aussi 
bien  dans  les  langues  qui  comptent  les  syllabes  que  dans 
celles  qui  comptent  les  mores.  En  kurine  (lesghe),  en  artchine 
et  dans  certaines  autres  langues  du  Caucase  oriental  qui 
comptent  les  syllabes,  l'accent  ne  peut  reposer  que  sur  la 
première  ou  sur  la  seconde  syllabe  d'un  mot,  et  cette  limitation 
vaut  aussi  pour  une  langue  qui  compte  les  mores  comme  le 
hopi.  En  grec  moderne  comme  en  italien  (qui  font  partie  des 
langues  qui  comptent  les  syllabes)  l'accent  ne  peut  reposer 
que  sur  une  des  trois  dernières  syllabes  du  mot.  En  grec 
ancien  (ionien-attique)  l'accent  ne  pouvait  également  reposer 
que  sur  une  des  trois  dernières  syllabes  du  mot.  Mais  comme 

(1)  E.  D.  Polivanov,  op.  cit.,  118  et  suiv.,  de  même  que  E.  D.  Polivanov 
et  N.  Popov-Tativa,  «  Posobije  po  kitajskoj  transkripcii  »  (Moskva  1928)^ 
90  et  suiv. 


2"2G  N.    ?.    THOLBKTZKOY 

c'était  une  langue  qui  compte  les  mores,  la  formule  était  en 
réalité  un  peu  plus  compliquée  ;  R.  Jakobson  formule  ainsi 
la  règle  de  Taccent  attique  :  l'intervalle  entre  la  more  accentuée 
et  la  more  finale  du  mot  ne  peut  pas  dépasser  la  limite  d'une 
syllabe^.  C'est  pourquoi  des  combinaisons  comme  'juu{(jTé<px\>oç) 
et  -j-j  8é5coxa)  sont  possibles,  mais  la  combinaison  C'j-  (dans 
laquelle  entre  la  more  accentuée  et  la  more  finale  il  y  a  une 
syllabe— une  more)  est  impossible.  En  letton  la  première 
syllabe  est  toujours  accentuée,  mais  de  sorte  que  les  centres 
de  syllabe  longs  présentent  en  cette  position  une  corrélation 
de  variation  tonique  :  en  d'autres  termes  seule  l'une  des  deux 
premières  mores  d'un  mot  peut  être  mise  en  relief,  si  elle 
appartient  à  la  première  syllabe-.  En  esthonien  où,  comme  il 
a  déjà  été  dit,  on  distingue,  en  dehors  de  l'accent  bref,  trois 
accents  longs  \^ou  degrés  de  longueur)  :  l'accent  descendant, 
l'accent  égal  et  l'accent  montant,  on  retrouve,  à  proprement 
parler  la  même  règle  qu'en  letton.  Mais  ici  dans  quelques  l 
mots  étrangers  à  première  syllabe  brève,  c'est  la  seconde  qui 
est  aicentuée  de  sorte  qu'au  point  de  vue  de  la  langue  actuelle 
la  mise  en  relief  peut  affecter  non  pas  seulement  les  deux 
mores  de  la  première  syllabe,  mais  en  général  une  des  deux 
premières  mores  du  mot,  qu'elles  appartiennent  à  la  même 
syllabe  ou  à  des  syllabes  différentes.  Dans  les  langues  dites 
monosyllabiques  où  le  mot  (plus  exactement  le  morphème)^ 
ne  peut  pas  présenter  moins  d'une  more  et  pas  plus  de  deux 
mores  à  l'intérieur  d'une  syllabe,  on  rencontre  aussi  la  limita- 
tion de  l'accentuation  libre,  dans  la  mesure  où  une  telle 
accentuation  existe  en  général  dans  ces  langues  :  à  ce  type 
appartiennent  le  chinois  du  nord*,  le  siamois,  le  birman,  etc. 
Les  langues  dans  lesquelles  existe  une  corrélation 
d'accentuation  libre  distinctive  n'ont  pas  besoin  d'accentuer 
dans  chaque  mot  un  prosodème  déterminé.  Mis  à  part  les 
petits  mots  atones,  proclitiques  et  enclitiques,  qui  existent 
dans  presque  chaque  langue  et  qui  sont  également 
«dépendants  )>  à  cause  de  leur  fonction  grammaticale,  il  y  a 


(1)  R.  Jakobson,  t  Z  zagadnien  prozodji  îtarogreckiej  »  dan?  Prace  ofiaroivane 
Kaz.  Wôycickiemu  (Wilno  1937),  73-88. 

(2;  Note  du  iraducfeur  :  voir  les  objections  de  A.  Martinet,  BSL  XL II 
(1942-45),  fasc.  2,  p.  31. 

(3,i  A.  Ivanov  et  E.  Polivanov,  <■  Grammatika  sovremennogo  kitaj>kogo 
jazyka  (Moskva  1930). 

(4)  Mais  pas  le  chinois  du  sud.  Voir  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus,  p.  220-221, 
sur  le  dialecte  de  Canton. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE 


227 


dans  beaucoup  de  laii^^ues  des  mots  grammaticaleriienL 
«  normaux  »  et  indépendants  qui  ne  contiennent  aucune 
syllabe  accentuée.  Ce  n'est  que  facultativement  que  de  tels 
mots  peuvent  recevoir  dans  l'inLérieur  de  la  phrase  un  accent 
particulier  qui  doit  être  considéré  comme  une  variante 
combinatoire  de  l'absence  d'accent,  avec  valeur  délimitative. 
Ainsi  par  ex.  en  grec  ancien  était  réalisé  r«  accent  aigu  »  sur 
la  dernière  more  d'un  mot  dans  certains  groupes  de  mots  et 
en  certaines  positions  dans  la  phrase  ;  dans  tous  les  autres 
cas  il  était  remplacé  par  r«  accent  grave  »,  c'est-à-dire  par 
l'absence  d'accent.  De  môme  dans  le  dialecte  japonais  de 
Kyoto  l'accentuation  égale  de  la  dernière  more  d'un  mot 
polysyllabique  n'est  qu'une  variante  combinatoire  de 
l'absence  d'accent  (voir  ci-dessus,  p.  224).  En  slovène  écrit, 
dans  les  mots  qui  n'ont  aucune  syllabe  à  deux  mores,  la 
dernière  syllabe  à  une  more  est  accentuée  ;  si  elle  est  ouverte 
l'accent  peut  facultativement  être  reporté  sur  l'avant-dernière 
syllabe  (pareillement  à  une  more).  La  statistique  de  la  réparti- 
tion de  l'accent  dans  les  poésies  Slovènes  enseigne  toutefois  que 
les  syllabes  brèves  accentuées  sont  traitées  comme 
inaccentuées^  et  cela  est  la  conséquence  naturelle  du  fait  que 
la  place  des  syllabes  brèves  accentuées  dans  le  mot  n'est  pas 
libre,  mais  qu'elle  est  réglée  extérieurement,  de  sorte  qu'elle 
ne  possède  pas  la  possibilité  de  distinguer  deux  mots  ayant 
la  même  structure  quantitative^. 

De  la  même  façon  peuvent  être  compris  les  rapports  d'accentuation  dans 
les  dialectes  ëtokaves  qui  sont  à  la  base  de  la  langue  écrite  serbo-croate. 
L'existence  de  deux  espèces  d'accents  brefs  dans  ces  dialectes  est  déjà  surpre- 
nante. Nous  savons  en  effet  que  partout  où  les  centres  de  syllabe  brefs  présentent 
des  différences  de  variation  tonique,  l'un  des  deux  accents  brefs  doit  être 
considéré  comme  une  réalisation  (combinatoire  ou  non  combinatoire)  de 
l'absence  d'accent,  de  l'inaccentuation^.  Dans  la  langue  écrite  serbo-croate  les 
choses  se  présentent  de  telle  sorte  que  l'accent  réellement  libre  est  musicalement 
montant  sur  les  syllabes  brèves  comme  sur  les  syllabes  longues,  si  bien  que  le 
début  de  la  syllabe  suivante  présente  la  même  hauteur  musicale  que  la  fin 
de  la  syllabe  accentuée.  Cette  contamination  de  la  syllabe  suivante  est  abso- 
lument nécessaire  pour  la  réalisation  phonétique  de  l'accent  libre  en 
serbo-croate  et  c'est  pourquoi  la  liberté  de  l'accent  est  limitée  par  le  fait  qu'il 
ne  peut  reposer  sur  la  dernière  syllabe  d'un  mot.  D'une  façon  générale,  dans 
les  mots  polysyllabiques  l'accent  libre  «  montant  »  peut  occuper  n'importe 
quelle  place,  aussi  bien  sur  les  syllabes  brèves  que  sur  les  syllabes  longues. 

(1)  A.  V.  Isaôenko,  «  Der  slovenisclie  funffussige  Jambus  <-,  Slavia  XIV, 
45  et  suiv.  (en  particulier  53). 

(2)  R.  Jakobson  dans  TCLP  IV,  173  et  suiv. 

(3)  R.  Jakobson,  op.  cil.,  174. 


228  N.   s.    TROUBETZKOT 

Beaucoup  de  doublets  ne  sont  différenciés  que  par  la  place  de  cet  accent  :  par  ex.. 
màlina  «  framboise  »  —  malina  «  petit  nombre  ",  pjèuaâica  «  coucou  »  —  pjevà- 
cica  «  chanteuse  »,  rùzlozili  «  juger  de,  raisonner  »  —  razlàzili  «  découper  », 
imânje  «  avoir,  crédit  »  —  imànje  «  propriété  »,  etc.  De  plus  la  place  de  cet 
accent  dans  le  mot  est  tout  à  fait  indépendante  des  rapports  syntaxiques  ; 
il  en  va  tout  autrement  des  accents  descendants  dits  brefs  et  longs.  En  oppo- 
sition avec  l'accent  montant,  qui  est  caractérisé  presque  uniquement  par  ses 
propriétés  musicales  et  qui  (autant  qu'il  n'affecte  pas  la  première  syllabe  du 
mot)  n'est  lié  à  aucun  renforcement  expiratoire,  l'accent  descendant  est  surtout 
expiratoire.  Le  mouvement  musical  descendant  n'est  plus  ou  moins  nettement 
perceptible  que  si  la  syllabe  affectée  par  cet  accent  est  longue  ;  l'accent  «  bref 
descendant  »  n'est  par  contre  très  souvent  réalisé  que  comme  un  renforcement 
expiratoire  avec  une  variation  tonique  musicalement  plate  sur  un  registre 
relativement  bas.  Tandis  que  les  syllabes  qui  suivent  l'accent  «  montant  » 
sonnent  assez  haut,  celles  qui  viennent  après  l'accent  «  descendant  »  sont  dites 
avec  une  voix  tout  à  fait  basse,  presque  murmurée,  ce  qui  met  en  relief  nette- 
ment l'intensité,  c'est-à-dire  la  force  expiratoire  de  l'accent  descendant.  Mais 
ce  qui  caractérise  particulièrement  l'accent  «  descendant  »  dans  son  opposition 
avec  l'accent  «  montant  »,  c'est  que  sa  place  n'est  pas  libre.  L'accent  «  descen- 
dant »  de  la  langue  serbo-croate  écrite  ne  peut  reposer  que  sur  la  première 
syllabe  d'un  mot  ou  d'un  groupe  de  mots  étroitement  liés.  Tandis  que  l'accent 
«  montant  »  garde  toujours  sa  place  dans  le  mot  indépendamment  des  rapports 
syntaxiques,  l'accent  «  descendant  »  quitte  la  première  syllabe  du  mot  dès  que 
ce  mot  entre  en  liaison  étroite  avec  un  mot  précédent  :  jàrica  «  froment  de 
mars  »  —  za  jàricu  «  pour  le  froment  de  mars  »,  mais  jàrica  «  jeune  chèvre  »  — 
zà  jaricu  «  pour  la  jeune  chèvre  »,  prèdali  «  remettre,  confier  »  —  ne  prèdali 
«  ne  pas  confier  »,  mais  prèdali  «  effrayer  »  —  ne  prèdali  «  ne  pas  effrayer  ». 
Ainsi  l'accent  «  descendant  »  de  la  langue  serbo-croate  (et  aussi  bien  l'accent 
bref  que  l'accent  long)  n'est  qu'une  variante  combinatoire  de  l'absence  d'accent, 
avec  fonction  délimitative  :  il  indique  que  le  mot  sur  la  première  syllabe  duquel 
il  repose  ne  forme  pas  avec  le  mot  précédent  un  groupe  unique,  étroitement 
lié.  Ainsi  s'explique  que  les  premiers  grammairiens  serbo-croates  ne  notaient 
pas  du  tout  l'accent  «  bref  descendant  »  et  que  pour  l'accent  «  long  descendant  » 
ils  employaient  le  même  signe  que  pour  les  longues  inaccentuées*. 

Dans  les  cas  mentionnés  ci-dessus  des  mots  sans  accent 
distinctif  s'opposent  à  des  mots  ayant  un  accent  distinctif 
sur  une  syllabe  ou  une  more  quelconque.  D'autre  part  il  a 
été  établi  que  dans  quelques  langues  (par  ex.  dans  les  dialectes 
japonais  occidentaux)  la  mise  en  relief  accentuelle  peut 
embrasser  toute  une  suite  de  prosodèmes  consécutifs,  de  sorte 
que  cette  série  de  prosodèmes  mise  en  relief  peut  éventuelle- 
ment former  un  mot  tout  entier  (par  ex,  dans  le  dialecte  de 
Kyoto  \usiga^^  «  la  vache  »,  nom.  et  gén.).  On  pourrait  même 
concevoir  une  langue  où  il  n'existerait  que  deux  types  de 
mots  :  les  uns  avec  mise  en  relief  de  tous  les  prosodèmes,  les 

(1)  Pour  plus  de  détails  à  ce  sujet  voir  l'étude  (qui  ouvre  une  voie  nouvelle) 
de  R.  Jakobson,  «  Die  Betonung  und  ihre  Rolle  in  der  Wort-  und  Syntagma- 
phonologie  »,  TCLP  IV,  164  et  suiv.  (en  particulier  176  et  suiv,). 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  229 

autres  sans  mise  en  relief  des  prosodèmes.  De  telles  langues 
semblent  effectivement  exister  :  à  notre  avis  le  parler  du 
village  japonais  de  Mie  (préfecture  de  Nagasaki)  décrit  par 
E.  D.  Polivanov  doit  être  rangé  dans  cette  catégorie^.  A  la 
vérité  E.  D.  Polivanov  lui-même  ne  parle  pas  de  mots  mis  en 
relief  et  de  mots  non  mis  en  relief,  mais  de  mots  ox\'tons  et 
de  mots  bar^i:ons  :  il  considère  comme  essentiel  pour  les 
premiers  la  variation  tonique  musicalement  montante  et 
pour  les  seconds  la  variation  tonique  musicalement  descen- 
dante. Mais  de  sa  description  il  ressort  que  les  voyelles  (en 
particulier  i  et  e)  sont  très  souvent  réalisées  sourdes  dans  les 
mots  polysyllabiques  barytons  et  qu'en  finale  elles  tombent 
souvent  {kjia  «  nord  »,  kikii,  kikii  «  (il)  entend  »,  hasi,  has 
«  pont  »),  tandis  que  cela  ne  peut  jamais  être  le  cas  dans  les 
mots  oxytons  ;  en  outre  que  le  mouvement  musicalement 
montant  n'embrasse  pas  toujours  la  toute  dernière  more  des 
mots  oxytons,  que  cette  more  se  termine  souvent  par  un 
mouvement  descendant  et  que  par  emphase  (par  ex.  à 
l'impératif  ou  à  la  forme  d'appel)  elle  est  même  plus  grave 
que  l'avant-dernière  more.  C'est  pourquoi  nous  croyons  que 
dans  le  dialecte  de  Mie  pour  ces  deux  types  de  mots 
l'essentiel  au  point  de  vue  phonologique  n'est  pas  l'opposition 
de  variation  tonique,  mais  l'opposition  entre  la  mise  en  relief 
générale  et  la  non  mise  en  relief  générale  du  mot  tout  entier. 
Cette  opposition  existe  ici  aussi  bien  dans  les  mots  mono- 
syllabiques que  dans  les  mots  polysyllabiques. 

Si,  comme  il  a  été  démontré  plus  haut,  quelques  langues  à 
intonation  libre  peuvent  parfois  posséder  des  mots  sans 
syllabe  accentuée,  d'autre  part  certaines  autres  langues 
présentent  dans  quelques  mots  plusieurs  syllabes  accentuées  : 
naturellement  une  seule  de  ces  syllabes  peut  être  considérée 
comme  sommet  du  mot  ;  les  autres  ne  sont  que  des  tons  ou 
des  accents  secondaires.  Il  n'est  évidemment  question  ici  que 
des  accents  secondaires  ayant  une  importance  phonologique. 
Dans  les  langues  à  accentuation  libre,  les  syllabes  inaccentuées 
ne  sont  pas  toutes  également  faibles  ou  musicalement  graves. 
Mais  dans  la  plupart  des  langues  l'alternance  djTiamique  ou 
chromatique  des  syllabes  inaccentuées  est  réglée  d'une  façon 
tout  à  fait  automatique  selon  un  rv'thme  déterminé  —  la 
plupart  du  temps  de  sorte  que  les  prosodèmes  pairs  comptés 


(1)  E.    D.    Polivanov,    «  Vvedenije   v   jazykoznanije    dra   vostokovednych 
vuzov  »,  70  et  suiv. 


230  >".    s.    TROUBETZKOY 

à  partir  du  prosodi-me  culminant  en  avant  ou  en  arrière  soient 
un  peu  plus  mis  en  relief  que  les  prosodèmes  impairs  — -  ou 
bien  de  sorte  que  la  première  ou  la  dernière  syllabe  du  mot 
reçoive  un  ictus  secondaire,  etc.  Tous  ces  phénomènes  n'ont 
aucune  valeur  distinctive.  Mais  il  y  a  des  langues  où  la  place 
des  accents  secondaires  est  réglée  non  pas  automatiquement, 
mais  «  étymologiquement  »  et  par  suite  possède  une  valeur 
distinctive.  Ainsi,  par  ex.  en  allemand  les  mots  composés 
présentent,  outre  un  accent  principal,  un  accent  secondaire 
sur  chaque  syllabe  radicale  [Eisenbàhn  <'  chemin  de  fer  », 
Hûchschùle  école  supérieure  »_ ,  de  sorte  que  certains  préfixes 
et  suffixes  sont  traités  aussi  comme  syllabes  radicales 
[ùniernéhmen  «entreprendre»,  Jûdeniùm  «  judaïsme  »,  Bôt- 
schàft  message  ».  etc.).  Dans  la  mesure  où  en  allemand 
l'accent  est  libre,  c'est-à-dire  dans  la  mesure  où  la  place  de 
l'accent  principal  peut  différencier  deux  mots,  il  ne  s'agit 
jamais  que  de  l'opposition  :  '■  accent  principal  »  —  «  accent 
secondaire  »  par  ex.  ûbersèlzen  ■  passer  de  l'autre  côté  »  — 
ûbersétzen  traduire  »\  Des  faits  semblables  apparaissent  dans 
les  autres  langues  germaniques  'dans  la  mesure  où  elles 
possèdent  l'accentuation  libre),  tandis  que  les  langues 
romanes,  slaves  et  baltiques,  quoique  ayant  une  accentuation 
libre,  ignorent  les  accents  secondaires  étymologiques.  Ces 
accents  sont  également  inconnus  des  langues  du  Caucase 
oriental  à  accentuation  libre.  Par  contre,  ce  phénomène  est 
largement  répandu  dans  certaines  langues  américaines  (par 
ex.  en  hopi.  en  taos.  etc.'.  Comme  les  langues  germaniques  sont 
de  toutes  les  langues  indo-européennes  modernes  celles  qui 
montrent  la  plus  grande  préférence  pour  les  mots  composés 
et  que  d'autre  part  les  langues  américaines  sont  bien  connues 
pour  leur  -  polys\Tithétisme  ».  on  pourra  considérer  l'utilisa- 
tion plus  importante  de  la  composition  radicale  comme  la 
condition  préalable  de  l'accentuation  secondaire  distinctive. 
Le  phénomène  tout  entier  doit  être  envisagé  dans  ses  rapports 
avec  la  fonction  phonique  culminative. 

Terminon?  par  quelque;  remarques  sur  la  question  de  la  réalisation  phoné- 
tique de  laceentuation.  En  principe  raccentuation  est  liée  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores  à  rélévation  de  la  hauteur  musicale,  et  dans  les  langues 
qui  comptent  les  syllabes  à  l'allongement.  Toutefois  d'une  part  la  hauteur 
musicale  de  la  syllabe  accentuée  apparaît  aussi  dan;  beaucoup  de  langues  qui 
comptent  les  syllabes  à  côté  de  l'allongement  et  du  renforcement  expiratoire  ; 
bien  plus  dans  beaucoup  de  langues  qui  comptent  les  syllabes  il  n'existe 
presque  pas  de  différence  de  durée  entre  les  syllabes  accentuées  et  inaccen- 
tuées. Inversement  dans  quelques  langues  qui  comptent  les   mores   la  diffé- 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  231 

rence  de  variation  tonique  est  dans  les  syllabes  accentuées  de  nature  plus 
expiratoire  que  musicale  et  beaucoup  de  ces  langues  allongent  la  syllabe  ou 
la  more  accentuée.  En  kachoube  septentrional  et  en  lithuanien  les  centres  de 
syllabe  à  deux  mores  et  inaccentués  sont  réalisés  plus  brefs  que  ceux  qui  sont 
accentués  (demi-longs).  En  ce  qui  concerne  les  centres  de  syllabe  diphtongues 
du  lithuanien,  dans  l'accent  descendant  (ou  «  détaché  »)  le  premier  élément 
est  plus  long  que  le  second,  tandis  que  dans  l'accent  montant  (ou  «lié  »)  il  est 
au  contraire  plus  bref  que  le  second.  En  esthonien  la  réalisation  des  dilTérences 
de  variation  tonique  est,  dans  les  centres  de  syllabe  monophtongues,  liée  à  une 
alternance  quantitative.  Tous  ces  exemples  montrent  que  la  réalisation  de  la 
mise  en  relief  culminative  des  prosodèmes  ne  coïncide  pas  inconditionnellement 
avec  les  oppositions  servant  à  la  différenciation  non  culminative  des  prosodèmes, 
oppositions  d'après  lesquelles  la  différenciation  résulte  pour  les  mores  de  la 
hauteur  musicale,  pour  les  syllabes  de  l'intensité.  Une  seule  règle  peut  être 
posée  ici  :  si  dans  une  langue  l'accentuation  libre  existe  à  côté  de  la  différen- 
ciation non  culminative  des  prosodèmes  on  ne  peut  pas  utiliser  pour  la  réali- 
sation de  l'accent  le  même  procédé  que  pour  la  différenciation.  Par  cette  règle 
s'explique  la  situation  prosodique  de  la  langue  écrite  serbo-croate.  De  la  descrip- 
tion donnée  ci-dessus  il  résulte  que  l'accentuation  libre  dans  cette  langue  est 
réalisée  presque  exclusivement  par  l'élévation  musicale  de  la  syllabe  accentuée i. 
Mais  d'autre  part  la  langue  serbo-croate  n'est  pas  une  langue  qui  compte  les 
mores  :  elle  ne  possède  aucune  des  six  caractéristiques  auxquelles  on  reconnaît 
une  langue  qui  compte  les  mores.  L'existence  de  différences  de  variation  tonique 
comme  vrâla  «  du  cou  »  —  vrdia  «  porte  »  ne  prouve  rien,  car  la  même  différence 
existe  aussi  dans  les  centres  de  syllabe  brefs  :  jàrica  «  jevme  chèvre  >  —  jàrica 
«■  froment  de  mars  n.  C'est  pourquoi  elle  doit  être  considérée  comme  une  langue 
qui  compte  les  syllabes.  Et  comme  l'accentuation  libre  est  réalisée  dans  cette 
langue  d'une  façon  presque  exclusivement  musicale,  il  en  résulte  qu'à  côté  de 
l'accentuation  libre  il  existe  en  outre  en  serbo-croate  une  différenciation  non 
culminative  des  prosodèmes  (ou  des  centres  de  syllabe),  différenciation  qui, 
comme  dans  les  langues  qui  comptent  les  syllabes,  est  réalisée  par  la  corré- 
lation prosodique  d'intensité.  D'ailleurs  d'autres  exemples  de  l'existence  côte 
à  côte  de  l'accentuation  libre  et  d'une  corrélation  de  différenciation  non  culmi- 
native ne  nous  sont  pas  connus. 


D)   Oppo.sition  prosodique  de  mode  de  liaison 

a)  La  corrélation  de  coup  de  çjlotle 

Les  oppositions  prosodiques  de  mode  de  liaison  sont  de 
deux  sortes  :  la  corrélation  de  fracture  tonique,  plus  exacte- 
ment nommée  corrélation  de  coup  de  glotte,  et  la  corrélation 

(I)  Le  fait  que  la  syllabe  accentuée  n'est  pas  simplement  plus  aiguë,  mais, 
au  moins  dans  la  plupart  des  cas,  musicalement  montante,  pourrait  avoir  son 
principe  dans  la  (phonologie  des  syntagmes  )>,  et  notamment  dans  la  tendance 
à  distinguer  le  plus  nettement  possible  l'accentuation  libre  de  l'accent  délimi- 
tatif. Pour  te  dernier  l'intensité  expiratoire  est  certes  l'essentiel,  mais,  dans 
la  mesure  où  il  a  un  côté  musical,  il  est  descendant. 


232  N.    s.    TROUBETZKOY 

de  coupe  de  syllabe.  Toutes  deux  ont  déjà  été  mentionnées 
ci-dessus  (p.  205  et  209)  à  propos  d'autres  questions,  mais 
elles  doivent  être  examinées  ici  d'un  peu  plus  près. 

Avant  tout  on  doit  éviter  de  confondre  la  corrélation  de 
coup  de  glotte  avec  quelques  phénomènes  phonétiquement 
analogues,  mais  tout  différents  phonologiquement.  N'importe 
quel  groupe  «  voyelle +occlusion  glottale  complète  ou 
incomplète»  ne  peut  pas  être  considérée  comme  «voyelle  à 
coup  de  glotte  ».  Dans  les  langues  où  l'occlusive  glottale  existe 
comme  phonème  particulier  un  tel  groupe  a  simplement  la 
valeur  d'un  groupe  de  phonèmes,  c'est-à-dire  qu'il  est  bipho- 
nématique.  La  suite  phonique  ad  a  vaut  dans  une  langue  de  ce 
genre  deux  syllabes.  Aucune  corrélation  de  coup  de  glotte 
n'existe  non  plus  dans  des  langues  comme  l'achumawi  où 
une  sorte  de  coup  de  glotte  («  réarticulation  »)  intervient 
toujours  quand  la  deuxième  more  d'une  voyelle  à  deux 
mores  ne  présente  pas  le  même  registre  que  la  première  more^  : 
dans  ce  cas  le  coup  de  glotte  n'est  qu'une  manifestation 
accessoire  du  changement  de  registre  à  l'intérieur  d'un  support 
de  syllabe  à  deux  mores.  Également  dans  des  langues  comme 
le  birman  il  n'existe  aucune  vraie  corrélation  de  coup  de 
glotte  :  ici,  en  opposition  avec  les  deux  «  tonèmes  »  longs,  les 
deux  «  tonèmes  »  brefs  (c'est-à-dire  à  une  more)  finissent  par 
une  occlusive  glottale  qui,  dans  le  ton  bref  aigu,  est  plus  éner- 
gique que  dans  le  grave  ^  et  qui  doit  être  considéré  simplement 
comme  un  signal  accessoire  de  l'existence  d'une  seule  more. 

Quand  on  a  écarté  tous  les  cas  de  ce  genre,  il  reste  encore 
un  nombre  considérable  de  langues  et  de  dialectes  ayant  une 
véritable  corrélation  prosodique  de  coup  de  glotte.  Il  y  a  des 
langues  où  cette  corrélation  n'apparaît  que  dans  les  centres 
de  syllabe  à  deux  mores,  et  des  langues  où  elle  se  présente 
aussi  bien  dans  les  centres  de  syllabe  à  deux  mores  que  dans 
ceux  à  une  more.  Mais  il  semble  qu'il  n'y  ait  aucune  langue 
où  la  corrélation  de  coup  de  glotte  existe  seulement  dans  les 
centres  de  syllabe  brefs  (ou  à  une  more)  et  n'existe  pas 
également  dans  les  centres  de  syllabe  longs  (ou  à  deux  mores). 
De  même  nous  ne  connaissons  pas  de  langues  ayant  une 
corrélation  de  coup  de  glotte  et  qui  n'aient  pas  aussi  des 


(1)  H.  J.  Uldall,  «A  Sketch  of  Achumawi  Phonetics  »,  Inlern.   Journ.  f. 
Amer.  Lingu.  VIII  (1933),  75  et  77. 

(2)  J.   R.  Firth,  «  Notes  on  the  Transcription  of  Burmese  »,  Bull,  of  the 
■School  of  Orient.  Stud.  VII,  137  et  suiv. 


PRINCIPES   DE    PHO.NOI.OGIE  233- 

différences  prosodiques  de  quantité.  Et  comme  les  différences 
de  quantité  liées  à  la  corrélation  de  coup  de  glotte  doivent 
être  interprétées  comme  une  corrélation  prosodique  de 
gémination,  il  en  résulte  que  la  corrélation  de  coup  de  glotte 
ne  se  présente  que  dans  les  langues  ayant  une  corrélation 
prosodique  de  gémination,  c'est-à-dire  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores. 

Pour  les  centres  de  syllabe  à  deux  mores  la  corrélation  de 
coup  de  glotte  signifie  une  opposition  dans  le  mode  de 
liaison  des  mores.  Dans  les  centres  de  syllabe  avec  coup  de 
glotte  la  première  partie  est  séparée  de  la  seconde  par  une- 
occlusion  (complète  ou  incomplète)  des  cordes  vocales,  de 
sorte  que  l'impression  acoustique  est  celle  de  deux  sons 
consécutifs,  ou  celle  d'un  brusque  passage  de  la  voix  normale 
à  la  voix  murmurée  ou  chuchotée  à  l'intérieur  du  même  son^ 
Dans  les  centres  de  syllabe  sans  coup  de  glotte  le  passage  de 
la  partie  initiale  à  la  partie  finale  se  fait  graduellement,  sans 
intermédiaire,  et  sans  interruption  perceptible  d'aucune 
sorte.  En  ce  qui  concerne  les  centres  de  syllabe  brefs,  la 
corrélation  de  coup  de  glotte  signifie  pour  eux  une  opposition 
dans  le  mode  de  liaison  du  centre  de  syllabe  avec  la  consonne 
suivante  :  ou  bien  le  centre  de  syllabe  à  une  more  (c'est-à-dire- 
normalement  une  voyelle  brève)  est  séparé  de  la  consonne 
suivante  par  une  occlusion  complète  des  cordes  vocales  (et 
par  suite  par  une  pause  complète  de  la  voix),  ou  bien  la  voyelle 
brève  se  lie  sans  intermédiaire  à  la  consonne  suivante^.  Le 
coup  de  glotte  tombe  donc,  dans  les  centres  de  syllabe  à  deux 
mores,  à  l'intérieur  du  centre  de  syllabe,  tandis  que  dans  les 

(1)  De  telles  voyelles  brèves  avec  coup  de  glotte  existent  entre  autres  dans 
certains  dialectes  danois  et  le  prof.  Dr.  Christen  Môller  (Aarhus)  dont  le  propre 
dialecte  possède  cette  particularité,  a  été  assez  aimable  pour  prononcer  quelques 
mots  devant  moi.  J'ai  eu  l'impression  que  la  durée  totale  de  la  voyelle  brève 
et  de  la  pause  qui  suit  la  fermeture  des  cordes  vocales  correspond  à  peu  près  à 
la  durée  d'une  longue  normale.  Dans  les  centres  de  syltebe  à  deux  mores  avec 
coup  de  glotte,  on  ne  peut,  dans  la  prononciation  du  prof.  Christen  Môller,  enten- 
dre aucune  pause  de  la  voix,  mais  le  centre  de  syllabe  se  décompose  nettement 
en  deux  parties  :  ime  haute  et  une  basse,  de  sorte  que  la  limite  entre  elles  deux 
est  très  nettement  marquée.  Leur  durée  totale  est  de  même  à  peu  près  analogue 
à  celle  d'une  longue  normale  (c'est-à-dire  sans  coup  de  glotte).  Un  type  sem- 
blable est  indiqué  également  par  Lauri  Kettunen  pour  le  letton  {"■  Untersuchun- 
gen  ûber  die  livische  Sprache  »,  Ada  et  Commentationes  U niversitatis  Dorpa- 
tensis  \1I,  .3,  Tartu  1925,  4  et  suiv.,  et  en  particulier  les  kymogrammes  publiés). 
Également  instructives  sont  les  remarques  de  R.  Ekblom  sur  le  coup  de  glotte 
letton  ("Die  lettischen  Akzentarten  »,  Uppsala  1933,  en  particulier  23  et  suiv.^ 
42,  47  et  suiv.i. 


234  N.   s.   TROUBETZKOY 

centres  de  syllabe  à  une  more,  il  n'apparaît  qu'après  la  fin 
du  centre  de  syllabe  ;  dans  les  deux  cas,  aux  centres  de  syllabe 
accompagnés  de  coup  de  glotte  s'opposent  ceux  qui  ont  un 
déroulement  uniforme,  c'est-à-dire  sans  aucune  coupure  de 
la  voix,  ni  au  milieu,  ni  à  la  fin  de  la  voyelle.  Il  s'agit 'donc 
toujours  du  mode  de  liaison  d'une  more  avec  l'élément 
suivant  :  soit  avec  la  deuxième  more  d'un  centre  de  syllabe 
à  deux  mores  (c'est-à-dire  d'une  voyelle  longue,  d'une 
diphtongue,  ou  d'un  groupe  «  voyelle +sonante  »),  soit  avec 
la  consonne  qui  suit  sans  faire  partie  du  centre  de  syllabe  : 
cette  liaison  peut  se  faire  sans  intermédiaire  ou  être  marquée 
par  un  coup  de  glotte  brusque,  par  une  coupure  brutale. 

b)  'La  corrélation  de  coupe  de  syllabe 

Il  est  clair  que  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  est  aussi 
une  opposition  de  mode  de  liaison  prosodique.  Elle  n'est  à 
vrai  dire  rien  d'autre  qu'une  opposition  entre  la  liaison  dite 
«  ferme  »  et  la  liaison  dite  «  lâche  »  d'un  centre  de  syllabe 
vocalique  à  une  consonne  suivante.  Qu'en  outre  la  voyelle  à 
liaison  ferme  soit  plus  brève  que  la  voyelle  à  liaison  lâche, 
cela  n'est  qu'un  phénomène  phonétique  accessoire.  Dans  la 
liaison  ferme  la  consonne  commence  à  un  instant  tel  que  la 
voyelle  n'a  pas  encore  dépassé  le  sommet  de  son  déroulement 
(qui  est  normalement  montant,  puis  descendant).  Dans  la 
liaison  lâche  au  contraire  la  voyelle  se  déroule  dans  sa  totalité 
avant  le  commencement  de  la  consonne.  La  liaison  «  ferme  » 
tranche  pour  ainsi  dire  la  fin  de  la  voyelle  et  c'est  pourquoi  la 
voyelle  ainsi  tranchée  doit  être  plus  courte  que.  la  voyelle 
normale,  non  tranchée.  La  corrélation  de  coupe  de  syllabe 
repose  donc  sur  une  opposition  privative,  dont  le  terme  non 
marqué  est  la  voyelle  à  déroulement  complet,  non  tranchée, 
sans  liaison  ferme  à  une  consonne  suivante.  Par  là  s'expliquent 
aussi  les  effets  de  la  neutralisation  de  cette  corrélation  :  elle 
est  neutralisée  en  finale  ou  devant  voyelle,  de  sorte  que  dans 
la  position  de  neutralisation  ne  se  trouvent  naturellement 
que  des  phonèmes  vocaliques  à  déroulement  complet  (phoné- 
tiquement des  longues  ou  des  demi-longues)  :  ainsi  en  anglais, 
hollandais,  allemand,  norvégien,  suédois,  gaélique  d'Ecosse, 
en  hopi,  etc.  Que  la  longueur  de  la  voyelle  soit  ici  non 
essentielle  au  point  de  vue  phonologique,  on  en  jugera  par 
les  cas  où  l'archiphonème  est  réalisé  par  une  voyelle  brève 
avec  liaison  lâche  :  par  ex.  dans  les  syllabes    inaccentuées 


PRINCIPES   DE   PHO-NOLOGIE  235 

de    l'allemand   :   le-béndig    «  vivant  »,    Ilo-lûnder    «  sureau  », 
spa-zteren  «  se  promener  »,  Ka-pi-ian  «  capitaine  »,  etc. 

Tandis  que  la  corrélation  de  coup  de  glotte  ne  se  présente 
que  dans  les  langues  qui  comptent  les  mores,  le  rapport  de 
la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  avec  la  distinction  des 
langues  en  langues  qui  comptent  les  mores  et  en  langues  qui 
comptent  les  syllabes  est  moins  significatif.  L'allemand,  le 
hollandais  et  l'anglais,  où  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe 
joue  dans  les  syllabes  accentuées  principales  et  secondaires, 
sont  évidemment  des  langues  qui  comptent  les  syllabes,  car 
«lies  n'ont  aucun  des  signes  caractéristiques  des  langues  qui 
comptent  les  mores.  Par  contre  le  hopi,  où  la  corrélation  de 
coupe  de  syllabe  apparaît  aussi  dans  les  syllabes  à  accent 
principal  ou  secondaire,  est  une  langue  qui  compte  les  mores. 
Mais  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  n'y  existe  que  dans  le 
centres  de  syllabe  (ou  voyelles)  à  une  more  (et  à  accent  prin- 
cipal ou  secondaire),  tandis  que  les  centres  de  syllabe  à  deux 
mores  sont  en  dehors  de  cette  corrélation  —  de  sorte  que  la 
corrélation  de  coupe  de  syllabe  et  la  corrélation  prosodique  de 
gémination  forment  dans  cette  langue  un  faisceau  à  trois 
termes  :  «  à  une  more  avec  liaison  ferme  »  —  «  à  une  more 
sans  liaison  ferme  »  —  «  à  deux  mores  (sans  liaison  ferme)  ». 
Dans  les  syllabes  inaccentuées,  tout  le  faisceau  est  neutralisé. 

Une  combinaison  en  faisceau  de  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  et  de  la 
corrélation  prosodique  de  gémination  semble  apparaître  aussi  en  norvégien  et 
en  suédois.  A  la  vérité  Cari  H.  Borgstrôm  à  qui  nous  devons  une  excellente 
description  phonologique  de  la  langue  écrite  norvégienne^  affirme  «  que  la  langue 
écrite  norvégienne  ne  connaît  pas  la  division  des  centres  de  syllabe  en  mores  » 
[op.  cil.,  261),  mais  nous  pensons  que  cette  affirmation  peut  être  mise  en  doute. 
L'existence  d'oppositions  distinctives  de  variation  tonique  en  norvégien  (par  ex. 
ly'se  «lumière»  avec  ton  montant  —  hj'se  «éclairer»  avec  ton  descendant- 
montant)  parle  en  faveur  d'une  langue  qui  compte  les  mores.  Il  est  vrai  que 
cette  corrélation  de  variation  tonique  n'existe  pas  seulement  dans  les  voyelles 
longues,  mais  aussi  dans  les  voyelles  brèves,  ce  qui  parait  être  le  fondement 
principal  de  l'affirmation  de  Cari  H.  Borgstrôm  mentionnée  ci-dessus  —  mais 
cet  obstacle  se  laisse  facilement  écarter.  Cari  H.  Borgstrôm  a  reconnu  à  juste 
titre  que  les  centres  de  syllabe  accentués  du  norvégien  sont  régis  par  la  corré- 
lation de  coupe  de  syllabe,  et  qu'en  norvégien  les  syllabes  accentuées  sont 
objectivement  toujours  longues  «  car  elles  contiennent  ou  bien  une  voyelle  brève 
et  une  consonne  longue,  ou  bien  une  voyelle  longue  et  une  consonne  brève  » 

(1)  Cari  Borgstrôm,  «  Zur  Phonologie  der  norwegischen  Schriftsprache  », 
Norsk  Tidsiirifl  for  Sproguidenskap  IX  (1937),  250  et  suiv.  Parmi  les  descriptions 
phonétiques  du  système  prosodique  du  norvégien  sud-oriental,  il  faut  citer 
tout  particulièrement,  à  cause  de  sa  clarté  et  de  sa  précision  vraiment  exem- 
plaires, l'exposé  de  Olaf  Broch,  «  Rhythm  in  the  Spoken  Norwegian  Language  », 
Philological  Society  Transactions  1935,  80-112. 


236  N.    s.    TROUBETZKOY 

{op.  cit.,  264  et  suiv.).  D"un  autre  côté  Cari  11.  Borgstrôm  reconnaît  que  dans 
les  syllabes  accentuées  ayant  une  voyelle  «  brève  »  (c'est-à-dire  <■'  tranchée  n)  la 
variation  tonique  n'embrasse  pas  seulement  la  voyelle,  mais  aussi  la  consonne 
suivante  :  «  dans  une  voyelle  brève  suivie  d'une  consonne  sourde  on  a  l'impres- 
sion qu'une  partie  de  la  variation  tonique  n'est  qu'indiquée  sans  sonorité,  mais 
que  lopposition  reste  claire  ;  si  la  consonne  est  sonore,  par  ex.  be'nner 
0  paysan  s  —  b^enner  "  haricots  «,  une  partie  de  la  variation  tonique  tombe  nette- 
ment sur  la  consonne  »  (p.  261).  Le  support  de  la  variation  tonique  est  donc 
ou  bien  une  voyelle  «  à  déroulement  complet  »,  ou  bien  une  diphtongue,  ou  bien 
le  groupement  d'ime  voyelle  «  tranchée  a  et  de  l'implosion  d'une  consonne 
suivante,  qui  (et  c'est  là  que  réside  le  caractère  particulier  du  type  norvégien- 
suédois;  n'est  pas  nécessairement  une  sonante,  mais  peut  être  aussi  une  fricative 
ou  une  explosive.  Ces  trois  types  de  centres  de  syllabe  accentués  peuvent  être 
considérés  comme  à  deux  mores,  et  le  fait  qu'ils  comportent  deux  mores  est 
indiqué  clairement  par  la  corrélation  de  variation  tonique.  Dans  les  syllabes 
inaccentuées  apparaissent  d'abord  les  trois  types  de  centres  de  syllabe  à  deux 
mores  déjà  mentionnés,  et  en  outre  des  centres  de  syllabe  à  une  more,  c'est-à- 
dire  des  voyelles  "  brèves  »  sans  liaison  ferme  à  la  consonne  suivante  {op.  cit., 
265  et  suiv.\  En  norvégien  il  existe  donc  la  même  combinaison  de  quatre  espèces 
possibles  de  syllabes  (inaccentuée  à  une  more,  inaccentuée  à  deux  mores, 
accentuée  à  deux  mores  avec  variation  tonique  non  marquée,  accentuée  à  deux 
mores  avec  variation  tonique  marquée]  qu'en  kachoube  septentrional  (slovince), 
en  liaison  toutefois  avec  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe.  Cette  dernière  n'existe 
en  nor\égien  qu'à  l'intérieur  des  centres  de  syllabe  à  deux  mores,  étant  donné 
que  la  fin  de  ces  centres  de  syllabe  coïncide,  soit  avec  la  fin  du  déroulement 
complet  de  la  voyelle,  soit  avec  le  commencement  de  la  consonne  fortement 
liée  à  la  voyelle  qui  précède.  L'association  de  la  corrélation  de  coupe  de  syllabe 
avec  la  corrélation  prosodique  de  gémination  produit  également  ici  un  faisceau 
à  trois  termes,  mais  dont  la  structure  n'est  cependant  pas  la  même  que  celle 
qui  apparaît  en  hopi,  étant  donné  qu'en  norvégien  la  corrélation  de  coupe  de 
syllabe  n'existe  pas  dans  les  centres  de  syllabe  à  une  more,  mais  au  contraire 
dans  ceux  à  deux  mores^.  En  ce  qui  concerne  le  suédois,  la  situation  prosodique 
paraît  être  phonologiquement  la  même  qu'en  norvégien,  avec  toutefois  une 
réalisation  phonétique  quelque  peu  différente''. 

Il  n'est  pas  toujours  facile  de  distinguer  si  dans  une  langue  donnée  existe 
la  corrélation  de  coupe  de  syllabe  ou  la  corrélation  de  gémination  consonantique. 
Dans  des  langues  comme  le  finnois,  le  hongrois  ou  le  tamoul  où  l'opposition 
entre  voyelles  brèves  et  longues  possède  force  distinctive  aussi  bien  devant 
les  consonnes  non  géminées  que  devant  les  géminées,  il  ne  peut  pas  être  question 
évidemment  d'une  corrélation  de  coupe  de  syllabe.  Mais  en  ce  qui  concerne 
l'italien  cette  question  pourrait  être  soulevée,  car  ici  les  voyelles  accentuées 
sont  toujours  longues  devant  une  voyelle  ou  devant  une  consonne  simple 
intervoealique,  et  au  contraire  toujours  brèves  devant  une  consonne  géminée. 
Mais  comme  l'opposition  entre  consonnes  géminées  et  non  géminées  n'existe 
pas  seulement  après  voyelle  accentuée,  mais  aussi  après  voyelle^ inaccentuée,^ 

(1)  Noie  du  iraducleur  :  A.  Martinet,  BSL  XLII  (1942-45),  fasc.  2,  p.  31, 
conteste  que  le  norvégien  soit  une  langue  qui  compte  les  mores. 

(2)  W.  Stalling,  «  Das  phonologische  System  des  Schwedischen  »  (Nijmegen 
1935)  où,  sous  ce  titre  qui  induit  en  erreur,  est  donnée  une  étude  à  la  vérité 
très  bonne,  quoique  non  phonologique,  mais  au  contraire  purement  phonétique 
et  instrumentale,  des  intonations  suédoises. 


PRINCIPES  ni-:  PHONOLOGIE  237 

<ie  sorte  que  les  voyelles  inaccentuées  devant  consonne  non  géminée  ne  sont 
pas  plus  longues  que  devant  consonne  géminée,  il  est  clair  que  la  gémination 
des  consonnes  doit  être  considérée  en  italien  comme  un  phénomène  tout  à  fait 
autonome  et  non  pas  comme  une  cojiséquence  de  la  corrélation  de  coupe  de 
syllabe.  D'autre  part  en  italien  les  voyelles  accentuées  ne  sont  pas  brèves 
seulement  devant  les  consonnes  géminées,  mais  aussi  devant  tous  les  groupes 
de  consonnes  (sauf  «  consonne +  r,  w,  y  »)  et  en  finale.  Par  conséquent  les  diffé- 
rences de  quantité  des  voyelles  sont  ici  conditionnées  extérieurement  et  la 
longueur  des  voyelles  accentuées  devant  consonne  non  géminée  (comme  devant 
«consonne  +  r,  w,  y»)  et  devant  voyelle  formant  une  autre  syllabe  peut  être 
-considérée  comme  une  variaiite  combinatoire  :  il  ne  peut  pas  être  question  en 
italien  d'une  corrélation  de  coupe  de  syllabe. 

Par  contre  dans  des  langues  ayant  une  corrélation  de  coupe  de  syllabe, 
l'opposition  entre  consonnes  géminées  et  consonnes  non  géminées  n'est  qu'un 
phénomène  accessoire,  sans  importance  phonologique.  Dans  ces  langues  il  ne 
peut  pas  être  question  à  proprement  parler  de  géminées,  mais  seulement  de 
consonnes  fermement  liées  dont  la  durée  relativement  plus  grande  n'est  que  la 
conséquence  de  leur  liaison  ferme  à  la  voyelle  précédente. 


EJ   Oppositions  prosodiques 

DISTINGUANT    DES    PHRASES 

Tandis  que  les  particularités  distinctives  des  consonnes  et 
des  voyelles  ne  sont  utilisées  que  pour  différencier  des  mots, 
les  particularités  prosodiques  ne  servent  pas  seulement  à 
distinguer  des  significations  de  mots,  maisausssià  différencier 
Ja  signification  de  groupes  entiers  de  mots  et  des  phrases. 
A  cette  fin  servent  les  oppositions  de  variation  tonique  (ou 
intonation  de  phrase),  le  changement  de  registre,  l'accentua- 
tion de  phrase  et  les  pauses. 

Dans  l'état  actuel  de  la  recherche  il  n'est  pas  possible  de 
traiter  de  la  «  phonologie  de  la  phrase  »  avec  la  même  précision 
et  les  mêmes  détails  que  de  la  phonologie  du  mot.  Les  maté- 
riaux sont  trop  peu  nombreux  et  la  plupart  du  temps  peu 
sûrs.  Dans  les  descriptions  existantes  de  «  phonétique  de  la 
phrase  »,  la  fonction  représentative,  la  fonction  d'appel  et 
la  fonction  expressive  des  sons  ne  sont  en  général  pas  séparées. 
Même  là  où  une  distinction  est  amorcée,  cela  n'est  pas 
toujours  fait  selon  des  principes  appliqués  d'une  façon 
conséquente.  En  outre  les  descriptions  poursuivent  la 
plupart  du  temps  des  buts  déterminés  et  pratiques  :  elles  sont 
destinées  le  plus  souvent  à  des  acteurs,  à  des  déclamateurs, 
à  des  orateurs,  pour  lesquels  une  exacte  distinction  de  la 
fonction  représentative  et  de  la  fonction  d'appel  a  moins  de 
sens.  Toutes  ces  circonstances  défavorables  rendent  dilficile 


238  N.   s.   TROUBETZKOY 

l'étude  du  rôle  des  oppositions  prosodiques  dans  la  phono- 
logie représentative  de  la  phrase^  ÎNous  devrons  donc  nous 
contenter  de  quelques  remarques  limitées  sur  ce  sujet. 

Avant  tout  et  par  principe  on  doit  discerner  si  l'opposition 
prosodique  servant  à  différencier  des  phrases  sert  en  même 
temps  ou  non  à  distinguer  des  mots  dans  la  langue  en 
question.  Là  où  l'opposition  différenciant  des  phrases  n'exerce 
aucune  fonction  différenciant  des  mots,  son  emploi  n'exige 
aucune  limitation  particulière.  Mais  là  où  l'opposition  qui 
distingue  des  phrases  distingue  également  des  mots,  il  résulte 
du  croisement  de  ces  deux  fonctions  et  de  la  subordination 
de  l'une  à  l'autre  des  situations  souvent  très  compliquées. 

a)  Vinlonalion  de  phrase 

Comme  la  plupart  des  langues  européennes  ne  connaissent 
pas  les  oppositions  de  variation  tonique  distinguant  des 
mots  2,  !'«  intonation  »  est  dans  ces  langues  un  procédé 
différenciant  exclusivement  des  phrases.  Dans  ce  but  on 
emploie  le  plus  souvent  l'opposition  entre  l'intonation 
montante  et  l'intonation  descendante,  de  sorte  que  l'intona- 
tion montante  remplit  le  plus  souvent  la  fonction  «  de 
continuité  »,  c'est-à-dire  indique  que  la  phrase  n'est  pas  encore 
prononcée  jusqu'au  bout,  tandis  que  l'intonation  descendante 
a  une  fonction  «  conclusive  ».  D'habitude  ces  deux  intonations 
ne  sont  réalisées  que  dans  les  derniers  mots,  avant  une  pause, 
car  c'est  seulement  à  cette  place  qu'il  importe  d'indiquer  si 
la  phrase  est  ou  non  terminée. 

Dans  les  langues  où  les  oppositions  de  variation  tonique 
distinguent  des  mots,  elles  doivent  être  modifiées  avant  une 
pause,  pour  se  subordonner  à  l'intonation  de  phrase.  Ainsi 
par  ex.  en  suédois,  où  les  oppositions  de  variation  tonique 
distinguant  des  mots  sont  caractérisées  par  tout  le  profil 
tonique,  aussi  bien  des  syllabes  accentuées  que  des  syllabes 
posttoniques,  ces  profils  toniques  sont  réalisés  différemment 
selon  le  caractère  de  l'intonation  de  phrase.  Et  de  fait  la 

(1)  s.  Karcevskij,  «  Sur  la  phonologie  de  la  plirase  »,  TCLP  IV,  188-228. 

(2)  La  corrélation  de  variation  tonique  distinguant  des  mots  n'existe  en 
Europe  qu'en  norvégien,  suédois,  lithuanien,  letton,  kachoube  septentrional 
(slovince),  Slovène,  serbo-croate,  albanais  septentrional  (guègue)  —  et  en  outre 
dans  quelques  dialectes  allemands  et  hollandais.  Voir  R.  Jakobson,  «  Sur  la 
théorie  des  affinités  phonologiques  »  [Acles  du  /F«  Congrès  Internalional  de 
Linguistes,  Copenhague  1938  et  ci-dessous  en  appendice). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  239 

syllabe  qui  porte  l'accent  principal  (si  elle  n'est  pas  finale) 
présente  dans  les  «  mots  graves  »  une  variation  tonique  descen- 
dante, et  dans  les  «  mots  aigus  »  une  variation  tonique  égale 
(ou  faiblement  montante).  Mais  les  syllabes  posttoniques  des 
«  mots  graves  »  ont  dans  l'intonation  «  de  continuité  »  une 
variation  tonique  montante,  et  dans  l'intonation  «  conclu- 
sive  »  une  variation  tonique  montante-descendante,  tandis 
que  celles  des  «  mots  aigus  »  présentent  dans  l'intonation 
«  de  continuité  »  un  mouvement  tonique  légèrement  descen- 
dant et  dans  l'intonation  «  conclusive  »  un  mouvement  tonique 
rapidement  et  profondément  descendant^.  Dans  le  dialecte 
croate-cakav  de  Castoua  (Kastav),  dialecte  où  dans  les 
centres  de  syllabe  accentués  à  deux  more  on  distingue 
phonologiquement  deux  types  de  variation  tonique,  l'accent 
descendant  reste  toujours  descendant  sur  une  syllabe  finale, 
indépendamment  de  l'intonation  de  phrase  ;  mais  l'accent 
étymologiquement  long  et  montant  sur  une  syllabe  finale 
n'est  réellement  montant,  dans  l'intonation  «  de  continuité  », 
que  devant  une  pause  (ou  si  une  emphase  particulière  est 
donnée  au  mot  en  question)  ;  au  milieu  de  la  phrase  (c'est-à- 
dire  pas  avant  une  pause)  il  est  réalisé  comme  un  accent 
long,  musicalement  plat,  et  dans  l'intonation  «conclusive» 
devant  une  pause,  il  se  change  en  un  accent  descendant,  si 
bien  que  d'après  la  description  qu'en  donne  le  poète  Ante 
Dukic  on  ne  peut  pas  juger  si  en  cette  position  les  deux  accents 
«  longs  »  se  confondent  ou  s'ils  sont  cependant  distincts  l'un 
de  l'autre.  En  ce  qui  concerne  l'accent  «  bref  »  sur  une  syllabe 
finale  à  une  more,  accent  dont  la  variation  tonique  est  sans 
conséquence  pour  la  distinction  des  mots,  il  est  montant  dans 
l'intonation  «  de  continuité  »  et  descendant  dans  l'intonation 
«  conclusive  »^.  Sur  les  intonations  de  phrase  dans  les  autres 
langues  européennes  ayant  une  corrélation  de  variation 
tonique  distinguant  des  mots,  il  n'existe  malheureusement 
aucune  indication  satisfaisante,  et  encore  moins  de  description 
systématique.  L'intonation  de  phrase  des  langues  non  euro- 
péennes, en  particulier  des  langues  ayant  une  corrélation  de 


(1)  Voir  le  travail,  déjà  mentionné  ci-dessus,  de  Stalling,  »  Das  phonologische 
System  des  Schwedischen  »  (Nijmegen  1934). 

(2)  Ante  Dukid,  «  Marija  devica,  ôakavska  pjesma  »  (Zagreb  1935),  où  est 
donnée  une  courte  description  du  système  prosodique  du  dialecte  du  poète  — 
et  aussi  A.  Belié,  *  O  reôeniônom  akcentu  u  kastavskom  govoru  b,  Juz.  Fil.  XIV 
(1935),  151  et  suiv.,  avec  une  riche  collection  d'exemples  tirés  de  différents- 
poèmes  d'Ante  Dukié. 


"240  N.   s.    TROUBETZKOY 

registre  distinguant  des  mots,  a  été  encore  bien  moins  étudiée. 
Quelles  complications  peuvent  résulter  de  l'insertion  du 
profil  tonique  du  mot  dans  le  profd  tonique  de  la  phrase,  on 
l'a  vu  par  l'exemple  mende  déjà  mentionné  ci-dessus  (voir 
p.  217),  où  le  registre  tonique  de  toutes  les  mores  d'un  mot 
se  trouvant  en  fin  de  phrase  est  abaissé  d'un  degré,  ce  qui  est 
évidemment  lié  à  un  type  particulier  de  l'intonation  de 
phrase  descendante  et  «  conclusive  ». 

Outre  les  intonations  «  de  continuité  »  et  «  conclusive  »,  il 
existe  souvent  une  intonation  «  énumérative  »  qui  est  différente 
des  deux  autres  et  possède  une  valeur  distinctive.  L'opposition 
distinctive  entre  l'intonation  «  énumérative  »  et  l'intonation 
«  de  continuité  »  peut  en  particulier  être  constatée  nettement 
dans  des  langues  comme  le  russe  où  la  phrase  dite  nominale 
a  une  forme  syntaxique  tout  à  fait  normale  :  par  ex.  d'un 
côté  l'iid'î,  zver'î,  pVicî...  «  des  hommes,  des  animaux,  des 
oiseaux...  »,  et  d'autre  part  l'ud'î-zver'ï  «  les  hommes  sont  des 
animaux  », 

Dans  tous  les  autres  cas  où  l'on  a  supposé  pour  des  langues  européennes, 
■des  intonations  particulières  de  phrase,  il  s'agit  de  confusions  entre  la  fonction 
représentative  et  la  fonction  d'appel  ou  la  fonction  expressive,  car  les  différences 
que  ces  prétendues  intonations  distinguant  des  phrases  produisent,  reposent 
non  pas  sur  la  signification  abstraite,  mais  sur  le  contenu  émotionnel  des 
phrases  ou  des  groupes  de  mots.  Il  n'est  naturellement  pas  exclu  que  dans 
certaines  langues  «  exotiques  »  la  situation  se  présente  autrement.  Mais  les 
données  sur  les  intonations  de  phrases  dans  ces  langues  doivent  être  utilisées 
avec  la  plus  extrême  prudence,  car  l'observateur,  en  général,  non  seulement 
ne  distingue  pas  les  trois  fonctions  de  Bûhler,  mais,  même  dans  le  domaine  de 
Ja  fonction  représentative,  confond  les  oppositions  de  variation  tonique  difTé- 
renciant  des  mots  et  celles  qui  différencient  des  phrases.  On  doit  cependant 
souligner  que  les  langues  ayant  une  corrélation  de  registre  distinguant  des 
mots  emploient  les  différences  de  registre  (et  par  suite  aussi  les  différences  de 
variation  tonique)  pour  la  formation  de  types  grammaticaux,  à  peu  près  comme 
l'allemand  emploie  dans  ce  but  l'apophonie  vocalique  (ancienne  ou  provenant 
•de  VUmlaiit).  Et  si  dans  des  cas  comme  allemand  gib  «  donne  »  fvJ  gaè  «  (il)  a 
donné  »,  geben  «  donner  »  ro  gaben  «  (ils)  ont  donné  »,  Brader  «  frère  »  fv)  Brader 
«  frères  »  les  oppositions  vocaliques  doivent  être  considérées  non  pas  comme 
distinguant  des  phrases,  mais  comme  distinguant  des  mots,  de  même  dans  des 
cas  comme  fante  (asanti)  ~o-hwz  «  il  regarde  »  w  'j~hiiz-e  «  il  regarda  »  on  doit 
parler  seulement  d'oppositions  de  variation  tonique  distinguant  des  mots,  et 
non  de  «  syntactic  tones  »,  comme  c'est  malheureusement  le  cas  dans  un  excellent 
manuel  pour  étudiants^. 


(1)   D.  Westermann  et  Ida  C.  Ward,  «  Practical  Plionetics  for  Students  of 
African  Languages  »  (London  1933),  178. 


PRINCIPES   DE  PHONOLOGIE  241 

b)  Différences  de  registre  dislinguanl  des  phrases 

On  ne  doit  pas  confondre  avec  les  intonations  de  phrases 
les  oppositions  de  registre  distinguant  des  phrases.  Comme 
les  oppositions  de  registre  distinguant  des  mots  sont  inconnues 
de  la  plupart  des  langues  du  monde,  l'emploi  des  oppositions 
de  registre  pour  différencier  des  phrases  ne  rencontre  aucun 
obstacle.  Malgré  cela  cette  possibilité  n'est  dans  la  plupart 
des  langues  que  peu  utilisée,  voire  même  pas  du  tout. 

Beaucoup  de  langues  présentent  dans  les  phrases  inter- 
rogeant sur  un  jugement  (à  la  différence  des  phrases 
interrogeant  sur  un  mot  ou  demandant  un  complément) 
une  intonation  musicalement  montante,  qui  se  distingue  de 
l'intonation  «  de  continuité  »  en  général  seulement  par  un 
registre  vocal  plus  haut,  de  sorte  que  le  mouvement  tonique 
montant  se  produit  d'habitude  en  premier  lieu  dans  le  membre 
de  phrase  mis  en  question^.  La  hauteur  du  registre  vocal  sert 
aussi  à  distinguer  une  phrase  interrogative  d'une  phrase 
énonciative  non  terminée  :  par  ex.  allemand  er  soll  kommen? 
«  il  doit  venir  ?  »  »  et  er  soll  kommen...  and  sich  selbsl  iiberzeugen 
«  il  doit  venir...  et  s'en  assurer  par  lui-même  »,  ou  bien  russe 
on  l'Lib'it  îgraV  f-karlij?  «il  joue  volontiers  aux  cartes  ?  »  et 
on  rub'ït  ÎgraV  f-karty...  no  loVkà  n'ï-nà-dengi  '(  il  joue  volon- 
tiers aux  cartes...  mais  pas  pour  de  l'argent  o. 

Un  abaissement  du  registre  vocal  au-dessous  du  niveau 
normal  apparaît  habituellement  dans  les  propositions  inci- 
dentes et  aussi  dans  des  mots  intercalés,  extérieurs  au 
'omplexe  syntaxique  :  par  ex.  dans  des  phrases  comme  : 
*>  ich  kann  nicht  kommen,  sagte  er,  denn  ich  bin  zu  Hause 
beschaftigt  »  —  «  je  ne  peux  pas  venir,  dit-il,  car  je  suis 
occupé  à  la  maison  »,  ou  «  sehr  gerne,  Herr  Dokior  »  —  «  Très 
volontiers,  Docteur  »,  etc.  (S.  Karcevskij,  op.  cit..  217  et  suiv.)^. 
Par  cet  abaissement  de  la  voix  est  créée  une  différence  entre 
la  proposition  incidente  et  la  phrase  normale.  Mais  l'abaisse- 
ment du  registre  vocal  n'est  nullement  l'unique  signe  de  la 
proposition  incidente  :  il  est  bien  plutôt  lié  toujours  dans  des 
cas    de    ce    genre    à    une    intonation    particulière    :    «  plate  », 

(1)  Sur  le  ton  interrogatif  dans  diverses  langues,  voir  P.  Kretschmer,  «  Der 
Urspning  des  Fragetons  und  Fragesatzes  >,  Scrilli  in  onore  di  Alfredo  Trombetti 
(Milano  1936),  29  et  suiv. 

(2)  Comme  on  le  sait,  déjà  dans  le  Rg-Veda,  les  vocatifs  intercalés  sont 
pourvus  du  signe  de  l'accent  grave. 


242  N.   s.   TROUBETZKOT 

c'est-à-dire  ni  descendante,  ni  montante,  et  à  une  accélération 
du  mouvement  de  la  phrase. 

Le  changement  de  registre  différenciant  des  phrases  ne 
semble  donc  jamais  dans  les  langues  européennes  tout  à  fait 
indépendant,  mais  paraît  toujours  lié  à  une  intonation  de 
phrase  déterminée.  Un  changement  de  registre  indépendant 
n'apparaît  dans  les  langues  européennes  qu'avec  une  fonction 
d'appel  ou  une  fonction  expressive,  et  son  emploi  relative- 
ment faible  pour  la  différenciation  des  phrases  s'explique  bien 
par  là, 

c)  Uaccenl  de  phrase 

Le  renforcement  expiratoire  d'une  syllabe  accentuée  est 
également  employé  dans  beaucoup  de  langues  pour  la 
différenciation  des  phrases  ;  c'est  le  mot  devant,  par  son 
contenu,  être  souligné  qui  reçoit  ce  renforcement  expiratoire. 
Dans  les  langues  où  la  place  de  l'accentuation  expiratoire  ne 
remplit  aucune  fonction  distinguant  des  mots,  la  chose  est 
relativement  simple.  Par  ex.  en  tchèque  dans  une  phrase 
comme  Ivoje  sesira  prinesla  knihu  «  ta  sœur  a  apporté  un 
livre  »  chacun  des  quatre  mots  peut  être  mis  en  relief  par  un 
accent  expiratoire  plus  fort  sur  la  première  syllabe,  de  sorte 
que  la  signification  de  la  phrase  reçoit  quatre  nuances  diffé- 
rentes («  ta  et  non  pas  ma  sœur  »,  «  ta  sœur  et  non  pas  ta  mère  »» 
«  a  déjà  apporté  le  livre  et  ne  l'a  pas  oublié  »,  «  a  apporté  un 
livre  et  non  pas  quelque  autre  objet  »).  Les  autres  mots 
reçoivent  un  accent  plus  faible  sur  la  première  syllabe,  de 
sorte  qu'il  existe  chaque  fois  une  hiérarchie  accentuelle  à 
deux  degrés  :  un  accent  principal  et  autant  d'accents  secon- 
daires que  la  phrase  contient  de  mots.  C'est  seulement  quand 
la  proposition  principale  est  liée  à  une  ou  à  plusieurs  proposi- 
tions subordonnées  que  peut  intervenir  une  gradation  un  peu 
plus  compliquée.  En  tout  cas  il  s'agit  toujours  et  seulement 
d'une  gradation  de  la  force  expiratoire. 

En  allemand  aussi  l'accent  de  phrase  ne  se  distingue  que 
par  son  degré  de  force.  La  subordination  des  accents  de  mots 
à  l'accent  de  phrase  se  fait  par  une  gradation  de  force,  qui 
en  allemand  est  encore  compliquée  par  le  fait  que  les  mots 
composés  peuvent  avoir,  outre  l'accent  principal  du  mot,  des 
accents  secondaires.  La  différence  de  principe  avec  le  tchèque 
n'est  pas  si  grande  qu'on  pourrait  le  penser  :  en  tchèque  ce 
n'est  pas  la  place  de  l'accent  dans  le  mot  qui  a  une  valeur 
distinctive,  mais  bien  la  place  de  l'accent  principal  dans  la 


PRTNCIPKS    DE   PHONOLOGIE 


243 


phrase  ;  en  allemand  seuls  les  mots  composés  peuvent  être 
différenciés  par  la  place  de  l'accent  principal  [ûbersèlzen 
«  passer  de  l'autre  côté  ;  faire  passer  »  —  ûbersèlzen 
«traduire»),  de  sorte  qu'il  s'agit  toujours  d'une  opposition 
«  accent  principal  —  accent  secondaire  «,  et  cette  opposition 
vaut  aussi  pour  la  phrase  allemande.  Ainsi  la  force  de  l'accent 
dépend  en  allemand  de  la  signification  de  la  phrase  (ou  de 
l'agencement  des  mots)  et  de  la  signification  du  mot  composé 
(ou  de  l'agencement  des  thèmes). 

Un  autre  genre  de  principe  existe  dans  des  langues  comme 
le  russe,  où  l'accentuation  du  mot  est  réellement  tout  à  fait 
libre  (même  dans  le  domaine  des  mots  non  composés)  et  où 
les  oppositions  de  place  de  l'accent  sont  fortement  utilisées 
dans   le    lexique,   tandis   que   les   accents   secondaires   n'ont 
aucune  valeur  phonologique.  En  russe  la  force  de  l'accent 
dépend  du  sens  de  la  phrase,  c'est-à-dire  que  le  sens  de  la 
phrase  peut  être  modifié  par  le  renforcement  de  l'accent  sur 
un  mot  déterminé  et  par  l'affaiblissement  de  l'accent  sur  les 
autres  termes  de  la  phrase  :  ceux  qui  ne  sont  pas  affectés 
par  l'accentuation   de  phrase  ne   présentent  la   plupart   du 
temps  aucun  renforcement  expiratoire  de  la  syllabe  étymo- 
logiquement  accentuée.   Mais  ces   syllabes   restent  toutefois 
distinctes  de  celles  qui  sont  étymologiquement  inaccentuées, 
et  cela  d'un  côté  par  leur  durée  plus  longue,  et  de  l'autre 
par  le   fait   que   leurs  voyelles   ne   sont   soumises   à   aucune 
réduction  qualitative.   Il  faut  également  dire  que  ce  qui  est 
phonologiquement    pertinent   pour   l'accentuation    russe    du 
moi  c'est  la  différence  qualitative  et  quantitative  entre  les 
voyelles  des  syllabes  accentuées  et  inaccentuées,  tandis  que 
pour  l'accentuation  russe  de  la  phrase  c'est  la  différence  de 
force   expiratoire    entre    les    syllabes    accentuées    des   divers 
termes  de  la  phrase  qui  est  pertinente^.  L'accentuation  du 
mot  russe  est  unique  :  le  russe  ignore  entièrement  les  accents 
secondaires  distinctifs  à  l'intérieur  des  mots  composés.  Mais, 
dans  la  phrase  on  distingue  des  accents  principaux  et  secon- 
daires :  îvàn  pàjd'ôl  «  Ivan  ira  »  (avec  accent  secondaire  sur 
le  sujet),  ïvan  pàjd'ôl  «  Ivan  ira  »  (sans  accent  secondaire),. 
îvdn  pàjd'ôl  «  Ivan  ira  »  (avec  accent  principal  sur  le  sujet 


(1)  Dans  un  mot  isolé  la  syllabe  accentuée  n'est  pas  seulement  en  russe  mise- 
en  valeur  quantitativement  et  qualitativement,  mais  encore  notablement 
renforcée  au  point  de  vue  expiratoire.  Cela  vient  de  ce  que  le  mot  isolé  doit  être- 
considéré  comme  une  phrase  indépendante. 


244  N.   s.   TROUBETZKOY 

et  accent  secondaire  sur  le  prédicat).  En  russe  donc  l'accen- 
tuation de  phrase  se  distingue  essentiellement  de  l'accen- 
Jtuation  de  mot.  En  allemand  par  contre  ce  n'est  pas  le  cas  : 
l'allemand  possède  des  accents  secondaires  distinctifs,  aussi 
bien  dans  la  phrase  que  dans  le  mot,  et  il  n'y  a  aucune 
marque  objective  de  l'accent  qui  soit  pertinente  seulement 
pour  l'accentuation  de  phrase  ou  seulement  pour  l'accentua- 
tion de  mot. 

Ces  quelques  exemples  peuvent  suffire  à  montrer  combien 
peut  être  différent  le  traitement  de  l'accent  de  phrase  dans 
les  diverses  langues^. 

d)    Les  pauses  de  phrase 

La  pause  est  le  seul  procédé  différenciant  des  phrases  qui 
ne  possède  pas  son  correspondant  exact  dans  les  particularités 
prosodiques  dift'érenciant  des  mots,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
comparer  à  l'opposition  «  avec  pause  —  sans  pause  ^)  la 
corrélation  de  coup  de  glotte.  En  tout  cas  la  pause  de  phrase 
est  un  procédé  prosodique  comme  tous  les  autres  procédés 
différenciant  des  phrases  et  peut  être  compté  parmi  les 
particularités  prosodiques  de  mode  de  liaison.  Les  pauses 
de  phrase  servent  la  plupart  du  temps  à  délimiter  les  diffé- 
rentes phrases  ou  membres  de  phrase,  c'est-à-dire  remplissent 
surtout  une  fonction  délimitative.  Mais  l'opposition  «  avec 
pause  —  sans  pause  »  a  aussi  une  valeur  distinctive,  par  ex. 
en  russe  ruskaj  |  arminin  \  i  gruzin  «  le  russe,  l'arménien  et  le 
géorgien  »  —  ruskaj  arminin  |  i  gruzin  «  l'arménien  russe  et 
le  géorgien  ». 

e)   Remarques  générales 

En  résumé,  on  peut  dire  que.  si  pour  différencier  des  phrases 
on  emploie  les  mêmes  particularités  phoniques  qui  fournissent 
également  les  corrélations  prosodiques  servant  à  distinguer 
des  mots,  toutefois  les  procédés  distinguant  des  phrases 
sont  en  principe  diff'érents,  non  seulement  des  procédés  proso- 
diques, mais  encore  de  tous  les  autres  procédés  phonologiques 
distinguant  des  mots.  Cette  différence  de  principe  consiste 
en   ce    que   les   phonèmes   et   les   particularités   prosodiques 


(1)  Voir  aussi  A.  Belic,  «  L'accent  de  la  phrase  et  l'accent  du  mot  »,  TCLP  IV, 
183  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  245 

distinguant  des  mots  ne  sont  jamais  en  eux-mêmes  des 
signes  linguisliques,  mais  toujours  et  seulement  des  parties 
de  signes  linguistiques.  Le  phon('me  m  n'a  par  lui-même  aucune 
valeur  de  signe,  il  ne  désigne,  il  ne  signifie  rien,  il  n'est  qu'une 
partie  de  difïérents  signes  linguistiques  (mots,  morphèmes) 
comme  Mann  «  homme  »,  Mutter  «  mère  »,  Mist  «  fumier  », 
dumni  «  stupide  >',  dem  datif  de  l'article  défini,  immer 
«  toujours  »,  Imiter  «i  apiculteur  »,  etc.  Par  contre  les  procédés 
distinguant  des  phrases  sont  des  signes  linguistiques  indépen- 
dants :  l'intonation  «  de  continuité  »  signifie  que  la  phrase 
n'est  pas  encore  achevée  :  l'abaissement  du  registre  vocal 
signifie  que  la  section  du  discours  dont  il  s'agit  n'est  pas  liée 
à  ce  qui  précède  et  à  ce  qui  suit,  etc.  A  ce  point  de  vue  les 
éléments  qui  différencient  des  phrases  fou  éléments  syntac- 
tiques  distinctifs)  sont  comparables  aux  procédés  délimitatifs 
et  culminatifs^. 


('>.  Les  éléments  distinctifs  anormaux 

En  dehors  du  système  phonologique  normal,  beaucoup  de  langues  présentent 
en  outre  des  éléments  phonologiques  particuliers,  qui  apparaissent  avec  des 
fonctions  tout  à  fait  spéciales. 

A  cette  catégorie  appartiennent  avant  tout  les  «■  sons  étrangers  »,  c'est-à-dire 
les  phonèmes  qui  sont  empruntés  au  système  phonologique  d'une  langue  étran- 
gère et  apparaissent  principalement  dans  des  mots  étrangers,  de  sorte  qu'ils 
mettent  en  relief  d'une  manière  particulière  le  caractère  étranger  du  mot  en 
question.  En  haut-allemand  (spécialement  dans  sa  variété  méridionale)  sont 
dans  ce  cas  les  voyelles  nasales  et  le  correspondant  sonore  (ou  doux)  de  s,  en 
tchèque  le  phonème  g,  en  serbo-croate  le  phonème  g  (dz),  etc.  II  est  à  remarquer 
que  d'habitude  ces  phonèmes  étrangers  ne  sont  pas  réalisés  exactement  comme 
dans  la  langue  étrangère  en  question,  mais  qu'ils  sont  adaptés  au  système 
indigène.  Ainsi  «  f  »  en  allemand  (spécialement  à  Vienne)  n'est  pas  une  sonore, 
mais  une  douce  sourde,  puisque  le  haut-allemand  ne  possède  aucune  occlusive 
ou  spirante  sonore.  A  l'inverse  le  g  tchèque  est  une  véritable  occlusive  sonore, 
bien  qu'en  beaucoup  de  cas  il  doive  rendre  la  douce  sourde  g  du  haut-allemand. 
En  outre  on  peut  constater  que  de  tels  «  sons  étrangers  »,  une  fois  introduits 
dans  la  langue,  ne  sont  pas  toujours  employés  à  leur  «.  juste  place  .>  :  ils  sont 
une  caractéristique  d'origine  étrangère  et  peuvent  par  conséquent  apparaître 
dans  un  mot  senti  comme  étranger,  qu'ils  soient  à  leur  place  dans  ce  mot  ou 
non.  Ainsi  le  mot  étranger  Telephon  est  à  Vienne  très  souvent  prononcé  avec 
une  voyelle  nasale  (telefô),  et  les  tchèques  remplacent  k  par  g  dans  des  mots 
étrangers  comme  plakal,  balkon,  etc.^.  Il  arrive  souvent  que  le  sentiment  de 

(1)  R.  Jakobson  dans  Mélanges  offerts  à  Jacques  van  Ginneken  (Paris  1937), 
26  et  suiv.,  et  dans  Bulletin  du  Cercle  Ling.  de  Copenhague  II,  1930-37,  7. 

(2)  V.  Mathesius,  «  K  vyslovnosti  cizich  slov  v  cestinë  »,  Slovo  a  slovesnosl  I, 
36  et  suiv.  et  «  Zur  synchronischen  Analyse  fremden  Sprachguts  »,  Engl.  Stud. 
1925,  21-35. 


246  N.   s.   TROUBETZKOY 

l'origine  étrangère  d'un  mot  s'évanouisse  :  dans  ce  cas  les  sons  étrangers  sont 
incorporés  au  système  indigène.  On  peut  même  former  de  nouveaux  mots 
indigènes  avec  ces  phonèmes.  11  en  est  ainsi  par  ex.  en  russe  avec  les  phonèmes 
/,  /'  qui  primitivement  n'apparaissaient  que  dans  des  emprunts,  mais  qui 
aujourd'liui  se  trouvent  dans  des  mots  comme  prâslàf'Wà  «  simplet  »,  fûfajkâ 
«veste  chaude  »,  etc.  Mais  du  fait  que  l'acclimatation  des  sons  étrangers  est 
intervenue  relativement  tard,  le  domaine  de  leur  emploi  est  limité  à  des  expres- 
sions argotiques.  De  la  sorte  ces  phonèmes  ont  gardé  une  fonction  particulière  : 
ils  signalisent  l'origine  étrangère  et  une  expressivité  particulièrement  familière 
qui  est  propre  au  vocabulaire  argotique. 

Des  phonèmes  à  fonction  spéciale  apparaissent  en  outre  dans  des  interjec- 
tions, des  onomatopées,  ainsi  que  dans  des  appels  ou  commandements  adressés 
à  des  animaux  domestiques.  Ces  mots  n'ont  aucune  fonction  représentative  au 
sens  propre  du  terme,  et  forment  par  conséquent  une  section  tout  à  fait  à  part 
du  vocabulaire,  pour  laquelle  le  système  phonologique  habituel  n'est  pas  valable. 
Même  les  langues  européennes  connaissent  des  sons  particuliers  qui  ne  sont 
employés  que  dans  des  mots  de  ce  genre  ;  ainsi  par  ex.  l'interjection  rendue  par 
«  hm  »,  les  sons  claquants  employés  pour  exciter  les^'hevaux,  le  r  labial  servant 
pour  arrêter  les  chevaux  ou  comme  interjection  exprimant  le  frisson 
{«brr!»),  etc.  Dans  certaines  langues  exotiques  les  phonèmes  de  ce  genre  se 
trouvant  en  dehors  du  système  phonologique  normal  sont  très  nombreux.  Ainsi 
par  ex.  les  langues  bantoues  possèdent  toute  une  série  de  mots  qui  désignent 
le  cri,  la  démarche,  etc.,  des  animaux,  de  sorte  qu'en  beaucoup  de  cas  on  peut 
à  peine  parler  d'onomatopées  proprement  dites  :  par  ex.  le  rugissement  du  lion 
est  désigné  par  un  n  palatal  formant  syllabe.  Et  dans  ces  mots  interviennent 
des  phonèmes  particuliers,  qui  en  général  n'apparaissent  pas  dans  ces  langues. 
Dans  les  histoires  d'animaux  des  Indiens  Takelma  on  préfixe  à  chaque  mot  dans 
les  discours  de  l'ours  grizzly  une  spirante  latérale  sourde,  son  qui  généralement 
n'apparait  pas  en  takelma,  etc.^. 


V.  TYPES  DE  NEUTRALISATION 
DES    OPPOSITIONS   DISTINCTIVES 

1.  Généralités 

Les  diverses  langues  se  distinguent  les  unes  des  autres  non 
seulement  par  l'inventaire  de  leurs  phonèmes  et  par  leurs 
procédés  prosodiques,  mais  encore  par  l'emploi  de  ces 
éléments  distinctifs.  L'allemand  possède  le  phonème  »  (ng), 
mais  ne  l'emploie  qu'en  finale  et  à  l'intérieur  du  mot,  et 
jamais  devant  les  voyelles  «  déterminées  ».  En  evenk  (toun- 
gouze)  le  même  phonème  »  est  employé  dans  toutes  les 
positions,  c'est-à-dire  non  seulement  à  l'intérieur  du  mot  et  en 

(1)  E.  Sapir,  «The  Takelma  Language  of  South.  Western  Oregon  »,  Hand- 
book  of  American  Indiari  Languages  II,  8  (et  note  2). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  247 

finale,  mais  aussi  à  l'initiale  et  devant  toutes  les  voyelles. 
Par  contre  le  phonème  r  qui  en  allemand  est  employé  en  finale, 
à  l'intérieur  du  mot  et  à  l'initiale,  ne  peut  pas  en  evenk  se 
trouver  à  l'initiale.  De  semblables  limitations  dans  l'emploi 
de  certains  phonèmes  existent  dans  toutes  les  langues  et  sont 
pour  la  phonologie  des  diverses  langues  aussi  caractéristiques 
que  les  divergences  dans  l'inventaire  des  phonèmes. 

A  ce  point  de  vue  les  règles  relatives  à  la  neutralisation  des 
oppositions  phonologiques  sont  très  importantes.  La  neutrali- 
sation se  produit  en  certaines  positions  et  par  suite  le  nombre 
des  phonèmes  qui  peuvent  se  présenter  dans  ces  positions  est 
plus  petit  que  dans  les  autres.  Outre  le  système  général  des 
phonèmes  ou  des  propriétés  prosodiques,  il  existe  aussi  des 
systèmes  parliels,  qui  ne  valent  que  pour  des  positions 
phoniques  déterminées  et  dans  lesquels  seule  est  représentée 
une  partie  des  procédés  phonologiques  qui  forment  l'ensemble 
du  système.  Les  règles  de  neutralisation  varient  d'une  langue 
à  l'autre,  d'un  dialecte  à  l'autre.  Mais  on  peut  toutefois 
découvrir  certains  types  auxquels  en  dernière  analyse  se 
ramènent  toutes  les  sortes  de  neutralisation  dans  les  diverses 
langues   et   dialectes^. 

Avant  tout  il  faut  distinguer  les  types  de  neutralisation 
condilionnés  par  le  contexte  et  ceux  qui  sont  conditionnés  par 
la  structure,  selon  que  la  neutralisation  d'une  opposition 
phonologique  a  lieu  dans  le  voisinage  de  phonèmes  déterminés 
—  ou  bien  indépendamment  des  phonèmes  environnants  et 
seulement  en  des  positions  déterminées  dans  le  mot.  —  De 
plus  il  faut  distinguer  des  types  de  neutralisation  régressifs 
et  progressifs,  selon  que  la  neutralisation  se  produit  après 
«  quelque  chose  »  ou  avant  c  quelque  chose  ».  Mais  cette 
subdivision  n'est  pas  exhaustive  puisque  souvent  la  neutrali- 
sation n'est  ni  régressive,  ni  progressive,  ou  bien  est  autant 
progressi\e  que  régressive. 

2.  Types  de  neutralisation  conditionnée  par  le  contexte 

Les  types  de  neutralisation  conditionnés  par  le  contexte 
se  divisent  en  dissimilatifs  et  assimilalifs,  selon  que  les  pho- 
nèmes en  question  se  dissimilent  ou  s'assimilent  par  rapport 

(1)  N.  s.  Troubetzkoy,  »  Charakter  und  Méthode  der  systemati^chen  phono- 
logischen  Darstellung  einer  gegebenen.  Sprache  i,  Archives  Néerlandaises  de 
Phonétique  Expérimentale  VIII-IX  (1933)  et  «  Die  Aufhebung  der  phonolo- 
gischen  Gepensâtze  »,  TCLP  VI,  29  et  suiv. 


■24&  N.    s.    TROLBETZKOY 

au  caractère  pertinent  d'une  particularité  phonique  déter- 
minée appartenant  à  un  phonème  du  contexte.  Comme  il 
s'agit  toujours  de  la  perte  d'une  particularité  phonologique 
déterminée,  il  est  clair  que  la  neutralisation  dissimilative  ne 
se  produit  que  dans  le  voisinage  de  phonèmes  possédant  la 
particularité  en  question,  tandis  qu'au  contraire  la  neutrali- 
sation assimilative  n'a  lieu  qu'au  voisinage  de  phonèmes 
auxquels  manque  cette  particularité. 

A)  y eulralisalion  dissimilative 

Dans  la  neutralisation  dissimilative  on  doit  distinguer 
différents  sous-types.  Les  «  phonèmes  de  contexte  »  au 
voisinage  desquels  l'opposition  phonologique  est  neutralisée 
peuvent  présenter  ou  bien  la  particularité  phonologique  en 
question  elle-même,  ou  bien  une  particularité  phonologique- 
ment  apparentée.  De  plus  le  phonème  du  contexte  peut 
posséder  la  particularité  en  question  'ou  une  particularité 
apparentée)  soit  seulement  positivement,  soit  aussi  bien 
positivement  que  négativement,  autrement  dit  la  neutrali- 
sation peut  avoir  lieu  dans  le  voisinage  soit  seulement  du 
terme  marqué,  soit  aussi  bien  du  terme  marqué  que  du  terme 
non  marqué  de  la  même  opposition  privative  ou  d'une 
opposition  apparentée.  De  là  découlent  quatre  types  possibles 
de  neutralisation  dissimilative  : 

a)  La  neutralisation  d'une  opposition  phonologique  a  lieu 
dans  le  voisinage  des  deux  termes  de  la  même  opposition.  Dans 
de  très  nombreuses  langues  l'opposition  entre  bruyantes 
sonores  et  sourdes  est  neutralisée  dans  le  voisinage  des 
bruA-antes  aussi  bien  sonores  que  sourdes  de  sorte  que  le 
représentant  de  l'archiphonème  est  conditionné  extérieure- 
ment, c'est-à-dire  qu'il  est  semblable  au  phonème  du  contexte 
quant  au  caractère  sonore  ou  sourd)  :  par  ex.  en  serbo-croate 
srb  «  (un)  serbe  »  —  srpkinja  «  ;  une)  serbe  >>  —  srpski  «  serbe 
(adj.)  »,  naruciii  «ordonner»  —  narudzha  «arrangement», 
etc.  En  français  l'opposition  entre  voyelles  nasalisées  et  non 
nasalisées  est  neutralisée  devant  toutes  les  voyelles,  c'est-à- 
dire  aussi  bien  devant  les  voyelles  nasalisées  que  devant  le 
voyelles  non  nasalisées  ;  les  voyelles  non  nasalisées  fonc- 
tionnent comme  représentant  de  l'archiphonème,  puisqu'elles 
sont  le  terme  non  marqué  de  cette  opposition,  etc. 

b)  Une  opposition  phonologique  est  neutralisée  dans  le 
voisinage  du  terme  marqué  de  cette  opposition,  mais  se  maintient 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  249 

dans  le  voisinage  du  terme  non  marqué.  En  slovaque  par  ex. 
l'opposition  entre  voyelles  longues  et  voyelles  brèves  est 
neutralisée  après  une  syllabe  ayant  un  centre  de  syllabe  long 
(de  sorte  que  les  voyelles  brèves  non  marquées  fonctionnent 
comme  représentants  de  l'archiphonème).  Un  cas  rare  de  ce 
type  existe  en  sanscrit  :  l'opposition  entre  n  dental  et  n 
cérébral  est  neutralisée  après  un  s  cérébral  (non  seulement 
en  contact,  mais  également  s'il  se  trouve  entre  eux  une 
voyelle,  ou  une  consonne  labiale  ou  gutturale)  ;  par  contre 
elle  est  maintenue  non  seulement  après  un  s  non  cérébral, 
mais  encore  après  les  autres  consonnes  cérébrales  (t,  th,  d,  dh)  ; 

c)  Une  opposition  phonologique  est  neutralisée  dans  le 
voisinage  des  deux  termes  d'une  opposition  phonologiquement 
apparentée.  La  «  parenté  »  se  déduit  du  système  des  oppositions 
phonologiques  présenté  ci-dessus.  Exemple  :  en  lesghe 
(kurine)  l'opposition  entre  consonnes  arrondies  et  non  arron- 
dies est  neutralisée  aussi  bien  avant  qu'après  les  voyelles 
fermées  u,  «,  i,  puisque  ces  voyelles  sont  des  termes  de 
l'opposition  de  localisation  «  arrondi  —  non  arrondi  »,  tandis 
que  les  voyelles  ouvertes  a,  e  ne  participent  pas  à  cette  oppo- 
sition^ ; 

,  d)  Une  opposition  phonologique  est  neutralisée  dans  le 
voisinage  du  terme  marqué  d'une  opposition  apparentée,  mais 
garde  sa  valeur  pfionotogique  dans  le  voisinage  du  terme  non 
marqué  de  celle  opposition.  Exemples  :  en  japonais,  lithuanien 
et  bulgare  oriental  l'opposition  entre  les  consonnes  mouillées 
et  non  mouillées  n'a  de  valeur  phonologique  que  devant  les 
voyelles  postérieures  ;  elle  est  neutralisée  devant  les  voyelles 
antérieures  (le  choix  du  représentant  de  l'archiphonème  est 
alors  conditionné  intérieurement  en  bulgare,  extérieurement 
en  lithuanien  ;  en  japonais  il  est  conditionné  intérieurement 
devant  e  et  extérieurement  devant  i)  ;  en  mordve  l'opposition 
entre  apicales  (et  liquides)  mouillées  et  non  mouillées  :  /-/', 
d-d\  n-n\  r-r\  l-V  est  neutralisée  après  les  voyelles  antérieures 
(le  choix  de  l'archiphonème  étant  conditionné  extérieure- 
ment)- ;  dans  les  langues  du  Caucase  oriental  ayant  la  corréla- 
tion d'arrondissement  (en  tsakhour,  en  routoul,  en  artchine, 
en  aghoul,  en  darghine,  en  koubatchine),  celle-ci  est  neutra- 
lisée devant  les  voyelles  arrondies  (le  choix  de  l'archiphonème 

(1)  N.  s.  Troubetzkoy,  «Die  Konsonantensysteme  der  ostkaukasischen 
Sprachen  »,  Caucasica  VIII. 

(2)  D.  V.  Bubrich,  «  Zvuki  i  formy  erz'anskoj  reci  •  (Moscou  1930),  4. 

10-1 


250  N.   s.   TROUBETZKOY 

étant  conditionné  intérieurement)^  ;  en  français  Topposition 
entre  voyelles  nasalisées  et  non  nasalisées  est  neutralisée 
devant  les  consonnes  nasales  c'est-à-dire  devant  les  termes 
marqués  de  la  corrélation  de  nasalité  consonantique)  au 
moins  à  l'intérieur  d'un  morphème  devant  m  (devant  n  il  n'y 
a  qu'une  exception  :  ennui)  ;  dans  le  dialecte  lapon  maritime 
de  Maattivuono  'comme  dans  celui  d'Inari  et  dans  quelques 
autres;  l'opposition  entre  les  voyelles  longues  (à  deux  mores) 
et  les  voyelles  brèves  (à  une  m.ore)  est  neutralisée  devant  les 
consonnes  géminées  longues  2. 

Quelquefois  la  neutralisation  d'une  opposition  dans  le  voisinage  du  terme 
marqué  d'une  autre  opposition  est  la  preuve  de  la  «  parenté  »  de  ces  deux 
oppositions.  Ainsi  par  ex.  dans  les  dialectes  stokav-ékav  du  serbo-croate  les 
séries  de  localisation  apicale  et  sifflante  sont  <!  scindées  »,  c'est-à-dire  repré- 
sentées par  deux  séries,  de  sorte  que  tout  le  système  des  consonnes  reçoit  la 
forme  suivante  : 

(pj  t    c    (k)  c        c 

(b)   d  â   (g)    [dz]   [df] 


(m)  n  ri 
(V)    l    Is 


(h) 


Le  rapport  d'opposition  entre  les  séries  l  et  c  est  à  la  vérité  bilatéral,  mais 
aussi  équipollent.  Il  en  est  de  même  du  rapport  d'opposition  entre  les  séries  c 
et  c.  Ces  deux  oppositions  bilatérales  équipollentes  sont  neutrali sables  et  pré- 
sentent un  t\"pe  de  neutralisation  conditionné  par  le  contexte  :  les  oppositions 
entre  les  phonèmes  de  type  i  et  é  sont  neutralisées  devant  les  phonèmes  de 
type  f  et  c  (type  a,,  tandis  que  les  oppositions  entre  les  phonèmes  de  types  s 
et  s  sont  neutralisées  devant  c  (type  b  .  Mais  en  outre  l'opposition  entre  s  fz) 
et  s  (zj  est  neutralisée  devant  les  phonèmes  de  type  c  (soit  s,  f,  soit  les  sons 
moyens  particuliers  s,  z  fonctioimant  comme  représentants  de  Tarchiphonème). 
Cette  circonstance  prouve  qu'au  point  de  vue  du  système  phonologique  de  ces 
dialectes,  l'opposition  entre  les  séries  t  et  c  est  apparentée  à  l'opposition  entre 
les  deux  séries  sifflantes  (sans  lui  être  identique}.  Dans  les  dialectes  bavarois 
orientaux  (par  ex.  à  Vienne^  Topposition  entre  /,  e,  ai  et  û,  ô,  àû  (provenant  de 
il,  el,  eil  ou  de  ûl,  ôl,  âûl  existe  dans  toutes  les  positions  sauf  devant  les  liquides  : 
devant  r  il  doit  y  avoir  i,  e.  ai.  et  par  contre  û,  ô,  âû  devant  /.  Cette  neutrali- 
sation de  l'opposition  d'arrondissement  vocalique  devant  les  liquides  (qui  est 
d'origine  historique,  le  groupe  de  phonèmes  Ir  n'existant  pas  en  allemand)  crée 
une  parenté  entre  l'opposition  i-û  (ou  e-ô,  etc.)  d'une  part,  et  l'opposition  r-l 
d'autre  part.  Au  point  de  vue  des  dialectes  en  question,  r  peut  être  défini 
comme  la  liquide  claire  et  /  comme  la  liquide  sombre.  Ainsi  la  ^  parenté  »  entre 
certaines  oppositions,  à  l'intérieur  d'un  système  phonologique  déterminé,  ne 
peut  pas  toujours  être  déduite  simplement  de  discussions  générales. 


(I)  N.  S.  Troubetzkoy,  <  Die  Konsonantensysteme  der  ostkaukasischen 
Sprachen  »,  Caucasica  VI 11. 

(2  Paavo  Ravila,  «  Das  Quantitâtssystem  des  seelappischen  Dialektes 
von  Maattivuono  »  (Helsinki  1931). 


PRINCIPES    DE   PnONOLOGIK  251 


B)   Neulralisation  assiinilalive 

Dans  la  neutralisation  assiniiluliue  conditionnée  par  le 
contexte  les  termes  de  l'opposition  perdent  leur  marque 
d'opposition  dans  le  voisinage  de  phonèmes  auxquels  manque 
la  marque  d'opposition  en  question.  Ainsi  par  ex.  en  tcliéré- 
misse  oriental  l'opposition  entre  les  occlusives  sourdes 
(p,  i,  A-,  c,  c,  c)  et  les  spirantes  sonores  (^,  S,  y,  z,  i,  z)  est 
neutralisée  après  les  nasales  (des  occlusives  sonores  particu- 
lières, n'apparaissant  qu'en  cette  position  :  b,  d,  y,  3,  3,  3, 
fonctionnant  comme  représentants  de  rarchiphonème)^  C'est 
que  les  nasales  ne  sont  ni  sourdes,  ni  spirantes,  autrement  dit 
elles  ne  possèdent  pas  les  marques  qui  caractérisent  les 
oppositions  des  occlusives  et  des  spirantes  tchérémisses.  Mais 
d'autre  part  ce  sont  des  consonnes  sonores  présentant  une 
fermeture  complète  du  canal  buccal.  La  neutralisation  des 
oppositions  p-^,  /-S,  etc.,  après  nasale  se  produit  de  telle  sorte 
que  l'archiphonème  perd  les  marques  qui  différencient  une 
occlusive  d'une  spirante  (car  au  point  de  vue  du  tchérémisse, 
ces  phonèmes  sont  ou  bien  des  occlusives  sourdes  ou  bien  des 
spirantes  sonores).  Toutefois  il  reste  distinct  d'une  nasale, 
car  il  n'acquiert  pas  la  caractéristique  des  nasales  :  la 
nasalité. 

Comme  on  le  voit  par  cet  exemple,  le  phonème  du  contexte 
provoquant  la  neutralisation  assimilative  doit  présenter 
certains  traits  qui  lui  soient  communs  avec  l'opposition 
neutralisée.  Il  doit  à  un  certain  point  de  vue  être  plus  proche 
d'eux  que  les  autres  phonèmes  du  même  système.  Mais  la 
marque  qui  distingue  l'un  de  l'autre  les  termes  de  l'opposition 
neutralisée  doit  être  tout  à  fait  étrangère  au  phonème  du 
contexte. 

Nous  avons  déjà  indiqué  que  le  degré  d'aperture  est  une 
marque  spécifiquement  vocalique.  La  neutralisation  assimi- 
lative des  oppositions  de  degré  d'aperture  ne  peut  par 
conséquent  avoir  lieu  que  devant  des  consonnes  qui,  à  un 
certain  point  de  vue,  présentent  plus  que  toutes  les  autres 
consonnes  une  parenté  avec  les  voyelles,  tout  en  restant 
cependant  des  consonnes.  En  allemand  écrit  appartient  à 
cette  catégorie  le  phonème  o  (ng),  devant  lequel  en  effet  les 
oppositions  û-ô  et  u-o  sont  neutralisées  (les  termes  «  externes  » 

(1)  \'oir  les  textes  tchérémisses,  i)ar  ex.  ceux  publiés  par  Odon  Beke,  «  Texte 
zur  Religion  der  Osttcheremissen  »,  Anlhropos  XXIX,  1934. 


252  N.  s.  TROUBETZKOY 

de  ces  oppositions  graduelles,  c'est-à-dire  ii  et  u,  fonctionnent 
comme  représentants  de  l'archiphonème)  :  comme  sonore  et 
comme  son  provenant  du  dos  de  la  langue  »  se  trouve  plus 
près  des  voyelles  que  tous  les  autres  phonèmes  consonantiques 
de  l'allemand.  Dans  beaucoup  de  langues  et  de  dialectes 
certaines  différences  de  degré  d'aperture  sont  neutralisées 
devant  des  nasales  ou  des  liquides  (spécialement  devant  des 
nasales  ou  des  liquides  appartenant  à  la  même  syllabe)  : 
cela  s'explique  par  le  fait  que  les  nasales  et  les  liquides  sont 
plus  près  des  voyelles  que  les  autres  consonnes,  et  cependant 
ne  sont  pas  des  voyelles,  c'est-à-dire  ne  possèdent  pas  de 
degré  d'aperture  distinctif.  Pour  provoquer  une  neutralisation 
assimilative  le  phonème  du  contexte  doit  à  un  certain  point 
de  vue  être  plus  proche  des  voyelles  que  les  autres  consonnes. 
Les  liquides  et  les  nasales  sont  plus  proches  des  voyelles 
puisqu'elles  présentent  le  type  d'obstacle  le  plus  faible  ou 
«  le  degré  d'obstacle  le  plus  bas  »,  c'est-à-dire  qu'elles 
possèdent  aussi  peu  que  possible  les  particularités  spécifiques 
des  consonnes.  Mais  on  peut  aussi  se  rapprocher  des  voyelles 
sur  un  autre  axe  :  sur  la  coordonnée  de  localisation.  En 
polabe  par  ex.  l'opposition  entre  ii  et  ô  était  neutralisée  devant 
les  gutturales,  les  labiales  et  les  consonnes  palatalisées 
(l'archiphonème  est  alors  naturellement  représenté  par  û). 
Si  l'on  tient  compte  du  fait  que  les  gutturales  étaient 
caractérisées  par  l'articulation  sur  le  dos  de  la  langue,  les 
labiales  par  la  participation  des  lèvres  et  les  consonnes 
palatalisées  par  le  déplacement  vers  l'avant  de  toute  la  masse 
de  la  langue,  on  comprendra  que  ces  séries  de  localisation 
soient  justement  les  plus  proches  des  voyelles  antérieures 
arrondies. 

En  décrivant  le  vocalisme  anglais,  nous  avons  vu  que  pour 
les  phonèmes  vocaliques  à  déroulement  complet  de  r«  anglais 
type  »  l'opposition  phonologique  entre  la  direction  de 
déroulement  centrifuge  et  la  direction  de  déroulement 
centripète  est  caractéristique.  Cette  opposition  spécifiquement 
vocalique  est  neutralisée  devant  r  (les  phonèmes  vocaliques 
centripètes  u^,  o^,  a^,  a^,  s^,  i^  représentant  les  archipho- 
nèmes)  :  le  r  anglais  est  de  toutes  les  consonnes  anglaises  la 
plus  proche  des  voyelles,  mais  est  dépourvue  des  marques 
spécifiquement  vocaliques  que  sont  le  mode  de  liaison  et  la 
direction  de  déroulement. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE 


253 


C)  Neuiralisalion  combinée  et  condilionnée  par  le  conlexle 

Par  «  type  de  neutralisation  combinée  et  conditionnée 
par  le  contexte  »,  nous  entendons  toute  combinaison  de  la 
neutralisation  assimilative  avec  la  neutralisation  dissimila- 
tive.  Quand  par  ex.  en  bulgare,  en  lithuanien  et  en  polabe 
l'opposition  entre  consonnes  mouillées  et  non  mouillées  est 
neutralisée  devant  toutes  les  consonnes,  il  s'agit  là  d'une 
neutralisation  combinée  et  conditionnée  par  le  contexte  :  en 
effet  devant  les  consonnes  qui  font  elles  mômes  partie  de  la 
corrélation  de  mouillure,  la  neutralisation  de  cette  corrélation 
est  évidemment  dissimilative  ;  par  contre  devant  les  consonnes 
qui  ne  participent  pas  à  la  corrélation  de  mouillure,  la 
neutralisation  de  cette  corrélation  est  assimilative.  Un  cas 
compliqué  mais  très  instructif  de  la  neutralisation  combinée 
et  conditionnée  par  le  contexte  est  fourni  par  le  lesghe 
(kurine)^.  La  corrélation  d'intensité  consonantique  n'y  existe 
que  dans  les  occlusives  sourdes  (non  récursives),  et  les  ténues 
lourdes  et  légères  sont  différenciées  distinctivement  devant 
les  voyelles  accentuées.  Mais  cette  opposition  est  neutralisée  : 

a)  Après  une  syllabe  formée  d'une  occlusive  sourde  non 
récursive  suivie  d'une  voyelle  fermée  (représentant  de 
l'archiphonème  :  ténue  lourde),  par  ex.  kilàh  «  livre  »  ; 

h)  Après  une  syllabe  formée  d'une  spirante  sourde  suivie 
d'une  voyelle  fermée  (représentant  de  l'archiphonème  : 
ténue  lourde)  :  par  ex.  fii'è  «  voile  »  ; 

c)  Après  une  syllabe  formée  d'une  occlusive  sourde 
récursive  suivie  d'une  voyelle  (représentant  de  l'archi- 
phonème :  ténue  légère),  par  ex.  c'utàr  «puces  »  ; 

d)  Après  une  syllabe  formée  d'une  occlusive  sonore  suivie 
d'une  voyelle  ouverte  (représentant  de  l'archiphonème  : 
ténue  légère),  par  ex.  gaiùn  «  frapper,  battre  ». 

Il  est  clair  que  la  neutralisation  dans  la  position  a)  est 
dissimilative,  mais  par  contre  assimilative  dans  les  autres 
positions  phoniques  b),  c),  d).  Les  consonnes  qui  commencent 
la  syllabe  précédente  ont  dans  les  cas  b),  c),  d)  toujours 
quelque  chose  de  commun  avec  les  occlusives  sourdes  non 
récursives  :  dans  le  cas  b)  le  caractère  sourd,  dans  le  cas  c)  le 


(1)  N.    S.    Troubetzkoy,    «Die    Konsonantensysteme    der   ostkaukasischen 
Sprachen,  Caucasica  VIII. 


254  N.   s.   TROUBETZKOY 

caractère  sourd  et  l'occlusion,  dans  le  cas  d)  l'occlusion. 
D'autre  part  ces  consonnes  ne  participent  pas  à  la  corrélation 
d'intensité  et  la  neutralisation  de  cette  corrélation  dans  leur 
voisinage  peut  par  conséquent  être  considérée  comme 
assimilative.  Mais  après  des  syllabes  qui  commencent  par 
les  sonantes  (r,  l,  m,  n,  w,  j)  ou  par  les  spirantes  sonores 
(v,  g,  z,  z,  y)  ou  qui  se  terminent  par  une  voyelle,  l'opposition 
entre  les  occlusives  sourdes  légères  et  lourdes  reste  maintenue. 
Et  cela  précisément  parce  que  ni  les  sonantes  ni  les  spirantes 
sonores  n'ont  de  particularités  communes  avec  les  occlusives 
sourdes  (sauf  l'expiration  infra-glottale  qui  est  toutefois  une 
propriété  trop  générale).  Par  ex.  riïq'èdin  «  de  la  cendre  (gén.)  » 
—  rug'ùn  «  convenir  »,  mekiï  «  autre  »  —  mak'àl  «  faucille  », 
jatùr  «  jambe  »  —  jat'àr  «  eaux  »,  akà  «  gueule  de  four  »  — 
ak'un  «voir  »,  ywcàr  «  dieu  »  —  yelcin  «  du  traîneau  (gén.)  », 
etc.  Dans  la  même  langue  l'opposition  entre  les  occlusives 
récursives  et  non  récursives  est  neutralisée  avant  une  voyelle 
fermée  prétonique,  suivie  d'une  bruyante  quelconque  (l'archi- 
phonème  est  alors  représenté  par  une  occlusive  non 
récursive),  tandis  que  devant  les  voyelles  ouvertes  prétoniques 
cette  opposition  est  maintenue  (par  ex.  kasàr  «  respirations 
lourdes  »  —  k'asàr  «  marteaux  de  forge  »)  :  il  n'est  pas  douteux 
que  les  voyelles  fermées  non  accentuées  qui  possèdent  au 
moindre  degré  les  particularités  spécifiques  des  voyelles,  sont 
fort  proches  des  consonnes. 


3.  Types  de  neutralisation  conditionnée  par  la  structure 

Les  types  de  neutralisation  conditionnée  par  la  slrucliire 
se  divisent  à  leur  tour  en  types  cenlrifuges  et  types  rédudifs. 

A)  Neutralisation  centrifuge 

Dans  le  type  centrifuge  une  opposition  phonologique  est 
neutralisée  aux  limites  du  mot  ou  du  morphème,  c'est-à-dire 
soit  seulement  à  l'initiale,  soit  seulement  en  finale,  soit  à  la 
fois  à  l'initiale  et  en  finale.  Ainsi  la  neutralisation  de  l'opposi- 
tion entre  consonnes  sonores  et  sourdes  se  produit  en  mordve 
erza  seulement  à  l'initiale  ;  en  russe,  polonais,  tchèque,  etc., 
seulement  en  finale,  et  en  kirghiz  (autrefois  appelé  «  kara- 
kirghiz  »)  aussi  bien  à  l'initiale  qu'en   finale^.  En  allemand 

(1)  P.  M.  Melioranskij,  «  Kratkaja  grammatika  kazak-kirkizskago  jazyka  » 
(St.  Petersbourg  1894),  1,  24, 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  255 

écrit  l'opposition  entre  fortes  et  douces  est  neutralisée  en 
finale,  l'opposition  entre  les  deux  types  de  s  (le  s  doux 
«  mou  »  et  le  s  fort  «  dur  »)  est  en  outre  neutralisée  également 
à  l'initiale.  Dans  les  dialectes  autrichiens  et  bavarois 
l'opposition  entre  douces  et  fortes  n'est  pas  neutralisée  en 
finale,  mais  seulement  à  l'initiale.  En  allemand  écrit, 
hollandais,  anglais,  norvégien  et  suédois  l'opposition  entre 
voyelles  longues  (à  déroulement  complet)  et  brèves  (tronquées) 
est  neutralisée  en  finale  (les  archiphonèmes  étant  représentés 
par  des  voyelles  à  déroulement  complet)  ;  dans  la  langue 
courante  tchèque  (bohémien  moyen)  l'opposition  entre  les 
\  oyt'lles  longues  (lourdes)  et  les  voyelles  brèves  (légères)  est 
neutralisée  à  l'initiale  (les  archiphonèmes  étant  représentés 
par  des  voyelles  brèves).  En  lithuanien  l'opposition  entre 
les  voyelles  accentuées  à  intonation  montante  et  à  intonation 
descendante  est  neutralisée  en  finale  (les  voyelles  à  intonation 
montante  fonctionnant  comme  représentants  de  l'archipho- 
nème).  Dans  la  plupart  des  langues  possédant  la  corrélation 
de  gémination  consonantique.  celle-ci  est  neutralisée  aussi 
bien   à   l'initiale   qu'en   finale. 

B)   Xeulralisaiion  réduclive 

Sous  le  nom  de  neutralisation  réduciive  nous  entendons  la 
neutralisation  d'une  opposition  phonologique  dans  toutes 
les  syllabes  du  mot,  à  l'exception  de  celle  qui  forme  le  sommet 
phonologique  du  mot.  Cette  syllabe  culminante  est  la  plupart 
du  temps  caractérisée  par  !'«  accent  »  (c'est-à-dire  par  un 
renforcement  expiratoire  ou  par  une  élévation  de  la  hauteur 
musicale).  On  peut  distinguer  deux  types  : 

a)  La  position  de  la  syllabe  culminante  est  libre  et  peut 
posséder  une  fonction  distinctive.  Dans  ce  cas  elle  est  toujours 
«  accentuée  ».  c'est-à-dire  qu'il  existe  une  différenciation 
culminative  des  prosodèmes.  En  outre  certaines  oppositions 
phonologiques  ne  se  présentent  qu'en  syllabe  accentuée  et 
sont  neutralisées  dans  toutes  les  syllabes  inaccentuées.  Par 
ex.  en  grand-russe  méridional  les  oppositions  o-a  et  e-i,  dans 
les  dialectes  bulgares  et  grecs  modernes  les  oppositions  o-a 
et  e-i.  en  slovène  l'opposition  entre  les  voyelles  longues  (à 
deux  mores)  et  les  voyelles  brèves  (à  une  more),  dans  le  dialecte 
slovène  carinthien  de  .Jauntal  l'opposition  de  nasalisation 
vocali([ue,  etc.,  etc.,  sont  neutralisées  dans  les  syllabes 
inaccentuées.  Dans  tous  ces  cas  la  neutralisation  se  fait  dans 


256  >*.    s.    TROUBETZKOY 

les  deux  sens  :  aussi  bien  avant  qu'après  la  syllabe  accentuée. 
Mais  il  ne  manque  pas  d'exemples  de  neutralisations  seulement 
progressives  (en  prétonique)  ou  seulement  régressives  (en 
posttonique\  Dans  la  langue  écrite  serbo-croate  les  oppositions 
de  quantité  vocalique  sont  neutralisées  devant  la  syllabe 
tonique  principale.  En  lesghe  (kurine),  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  l'opposition  entre  les  occlusives  récursives  et  non 
récursives  est  neutralisée  devant  les  voyelles  fermées,  dans  les 
syllabes  prétoniques,  tandis  qu'elle  existe  largement  dans  les 
syllabes  posttoniques.  Mais  dans  la  même  langue  les 
oppositions  entre  consonnes  arrondies  et  non  arrondies,  de 
même  qu'entre  les  consonnes  ténues  lourdes  et  légères,  sont 
neutralisées  devant  les  voyelles  positoniques. 

h)  La  position  de  la  syllabe  culminante  n'est  pas  libre, 
mais  est  liée  à  une  limite  de  mot,  c'est-à-dire  que  le  sommet 
est  formé  soit  dans  tous  les  mots  par  la  syllabe  initiale,  soit 
par  la  syllabe  finale  également  dans  tous  les  mots.  Certaines 
oppositions  phonologiques  ne  se  présentent  que  dans  la  syllabe 
culminante  en  question  et  sont  neutralisées  dans  toutes  les 
autres  syllabes.  Dans  l'écossais  de  l'île  de  Barra,  d'une  part 
l'opposition  entre  e  et  se.  d'autre  part  la  corrélation  d'aspira- 
tion des  consonnes  sont  neutralisées  dans  toutes  les  syllabes 
autres  que  la  syllabe  initiale^.  En  tchétchène  l'opposition 
entre  les  consonnes  récursives  et  les  consonnes  infraglottales 
(à  l'exception  de  la  paire  g-g')  et  la  corrélation  de  mouillure 
emphatique  ne  sont  de  même  phonologiquement  pertinentes 
qu'à  rinitiale  -.  En  bengali  oriental  la  corrélation  de  récursion  et 
la  corrélation  d'aspiration  n'existent  qu'à  l'initiale^.  Dans  le 
dialecte  lapon  maritime  de  Maattivuono  la  corrélation  de 
gémination  vocalique  est  neutralisée  dans  toutes  les  syllabes 
non  initiales  du  mot  ;  en  outre  la  corrélation  d'intensité  et  de 
gémination  consonantique  n'existe  qu'après  la  voyelle  (ou 
la  diphtongue'  de  la  première  syllabe  du  mot.  Dans  les  langues 
turques,  finno-ougriennes,  mongoles  et  mandchoues  ayant 
ce  qu'on  appelle  «  l'harmonie  vocalique  »,  certaines  oppositions 
vocaliques  de  localisation  ^habituellement  l'opposition  de 
place  de  la  langue,  mais  souvent  aussi  l'opposition  de  forme 


(1)  Car]  H.  Borgstrôm,  <:  The  Dialect  of  Barra  .,  ^orsk  Tidskrifl  for  Sprogvi- 
denskap  VIII  (1935). 

(2)  N.    S.    Troubetzkoy,    «  Die    Konsonantensysteme    der    ostkaukasischen 
Sprachen  »,  Caucasica  VIII. 

(3)  S.  K.  Chattarjee,  «  Récursives  in  New-Indo-Aryan  »  (Lahore  1936). 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE 


257 


des  lèvres)  ne  sont  pleinement  pertinentes  que  dans  la 
première  syllabe  du  mot  :  dans  les  autres  syllabes  ces  opposi- 
tions sont  neutralisées  et  le  choix  du  représentant  de 
l'archiphonème  est  conditionné  extérieurement  (c'est-à-dire 
que  les  voyelles  des  syllabes  non  initiales  appartiennent 
toujours  à  la  même  classe  de  position  de  la  langue  que  la 
voyelle  de  la  syllabe  précédente).  Dans  tous  ces  cas  (dont  le 
nombre  pourrait  être  facilement  augmenté)  c'est  la  première 
syllabe  qui  constitue  le  sommet  du  mot.  Très  rarement  ce  rôle 
revient  à  la  syllabe  finale.  En  français  par  ex.  l'opposition 
entre  é  (phonét.  e)  et  è  (phonét.  s)  n'est  distinctive  qu'en 
syllabe  finale  ouverte ^ 

Si  l'on  considère  les  langues  où  la  position  du  sommet  n'est  pas  libre,  on 
remarque  que  la  syllabe  phonologfiquement  culminante  est  aussi,  dans  la 
plupart  des  langues,  soulignée  par  l'expiration.  11  ne  s'agit  là  naturellement 
que  d'un  accent  délimitatif  (ou  indiquant  une  limite)  sans  aucune  signification 
distinctive.  Par  conséquent  la  syllabe  phonologiquement  culminante  fixée  à 
une  certaine  limite  du  mot  n'est  que  la  place  la  plus  convenable  pour  un  tel 
accent  et  l'association  de  cette  syllabe  avec  l'accent  délimitatif  n'est  pas  incon- 
ditionnellement nécessaire  :  il  y  a  beaucoup  de  langues  où  la  place  de  l'accent 
délimitatif  ne  coïncide  pas  avec  la  place  du  sommet  du  mot,  sommet  phonolo- 
giquement non  libre.  La  plupart  des  langues  turques,  notamment,  appar- 
tiennent à  ce  type  :  l'harmonie  vocalique  montre  que  dans  ces  langues  le  sommet 
phonologique  du  mot  repose  sur  la  première  syllabe,  et  malgré  cela  la  plupart 
des  langues  turques  présentent  l'accent  expiratoire  délimitatif  non  pas  sur  la 
première,  mais  sur  la  dernière  syllabe  du  mot^. 

Peut-être  y  a-t-il  aussi  des  langues  où  le  sommet  phono- 
logique est  fixé  sur  l'avani-dernière  syllabe.  Il  résulte  du 
système  des  registres  toniques  du  zoulou  décrit  ci-dessus  que 
dans  cette  langue  la  syllabe  finale  distingue  seulement  deux 
registres  toniques  :  le  grave  (types  toniques  1,  2,  3  et  6)  et 
le  médium  (types  toniques  4  et  5)  ;  l'antépénultième  ne 
distingue  aussi  que  deux  registres  toniques  :  à  savoir  l'aigu 
(types  toniques  2,  3,  5,  6)  et  le  médium  (types  toniques  1  et 
4)  ;  par  contre  dans  l'avant-dernière  syllabe  les  trois  registres 
(l'aigu  dans  le  type  tonique  1,  le  médium  dans  le  type  tonique 
6  et  le  grave  dans  les  types  toniques  2  et  5)  sont  tous  distingués 
et  en  outre  de  plus  le  ton  descendant  (types  toniques  3  et 
4).  Il  existe  de  la  sorte  dans  l'avant-dernière  syllabe  des 
oppositions  de  registre  qui  sont  neutralisées  dans  les  autres 


(1)  Gougenheim,   «Éléments   de  phonologie   française»   (Strasbourg    1935), 
20  et  suiv. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  TCLP  I,  57  et  suiv.  et  R.  Jakobson  dans  Mélanges 
van  Ginneken,  30. 


258  N.    s.    TROUBETZKOY 

syllabes,  ce  par  quoi  la  pénultième  devient  une  syllabe 
phonologiquement  culminante.  Il  est  à  remarquer  que  l'avant- 
dernière  syllabe  en  zoulou  (comme  en  général  dans  la  plupart 
des  langues  bantoues)  reçoit  aussi  un  renforcement  expira- 
toire,  purement  délimitatif^. 

Il  est  difïïcile  de  porter  un  jugement  sur  les  ras  où  une  upposition  de  dérou- 
lement prosodique  n'est  phonologiquement  pertinente  que  dans  une  syllabe 
limite  :  par  ex.  en  letton  ou  en  estlionien.  Comme  les  différences  de  déroulement 
reposent  en  dernière  analyse  sur  la  mise  en  relief  d'une  des  mores  d'un  centre 
de  syllabe  long,  il  existe  dans  ces  langues  une  accentuation  libre  (dans  le  sens 
d'ane  différenciation  culminative  des  mores).  Mais  d'autre  part  la  liberté  de 
l'accentuation  est  limitée  aux  deux  mores  de  la  première  syllabe  du  mot,  si 
bien  que  cette  syllabe  devient  un  sommet  phonologique  du  mot,  quoique  non 
libre.  On  doit  séparer  des  cas  de  ce  genre  celui  du  grec  ancien  :  au  premier  coup 
d'œil  il  semblerait  qu'en  grec  ancien  l'opposition  entre  l'accent  «  montant  » 
et  l'accent  «  descendant  »  (c'est-à-dire  entre  l'aigu  et  le  circonflexe)  ne  possédât 
de  force  distinctive  que  dans  la  dernière  syllabe  du  mot  :  le  circonflexe  ne  pouvait 
pas  reposer  sur  l'antépénultième,  et  sur  l'avant-dernière  syllabe  l'opposition 
de  variation  tonique  était  conditionnée  automatiquement  par  la  quantité  de 
la  dernière  syllabe.  Mais  en  réalité  l'aigu  sur  la  dernière  syllabe  n'était  pas  un 
accent  au  sens  propre,  mais  ime  élévation  musicale,  conditionnée  extérieure- 
ment, de  la  dernière  more  d'un  mot  :  cette  élévation  intervenait  avant  une 
pause,  si  le  mot  ne  possédait  aucune  autre  more  aiguë,  et  en  outre  devant 
les  enclitiques  si  l'avant-dernière  more  du  mot  n'était  pas  aiguë  (d'où  non 
seulement  àyaôôç  èoTi,  mais  aussi  SYi[x6ç  ècxi  =  déemôs  esti  et  av6p(o-6ç  èari). 
Ainsi  en  grec  ancien  la  différence  de  variation  tonique  est  conditionnée  extérieu- 
rement, non  seulement  sur  la  pénultième,  mais  encore  sur  la  dernière  syllabe^ 

C)  Neulralisalion  combinée  et  condilionnée  par  la  structure 

Les  deux  formes  de  neutralisation  conditionnée  par  la 
structure  peuvent  se  combiner  entre  elles.  Dans  les  langues 
dites  «  touraniennes  »  il  arrive  souvent  que  certaines 
oppositions  consonantiques  soient  neutralisées  à  l'initiale 
(type  centrifuge),  tandis  que  certaines  oppositions  vocaliques 
ou  prosodiques  sont  neutralisées  au  contraire  dans  les  syllabes 
non  initiales  du  mot  (type  réductif).  En  tchérémisse  la  corréla- 
tion vocale  des  consonnes  est  neutralisée  à  l'initiale  ;  mais  à 
côté  de  cela  il  existe  dans  cette  langue  une  stricte  harmonie 
vocalique,  qui,  comme  il  a  déjà  été  mentionné,  suppose  la 
neutralisation  des  oppositions  de  timbre  vocalique  dans  les 
syllabes  non  initiales.  Dans  le  lapon  maritime  de  Maattivuono 


(1)  Clément  M.  Doke,     The  Plionctirs  of  tlie  Zuhi  Language  »,  Banlii  Stndies 
1926,  numéro  spécial. 

(2)  R.  Jakobson,   «Z  zagadnieA  prozodji  starogreckiej    .  Prace  ofiarowane 
Kaz.  Wôycickiemu  (Wilno  1937). 


PRr\CllM'S    DE   PHONOLOGIE  259 

les  corrélations  de  gémination  vocalique  et  consonantique, 
ainsi  que  la  corrélation  d'intensité  consonantique  sont 
neutralisées  dans  les  syllabes  non  initiales,  tandis  que  la 
corrélation  de  tension  consonantique  est  au  contraire  neutra- 
lisée à  rinitiale\  etc. 


4.  Types  mixtes  de  neutralisation 

Enfin  dilïérents  types  de  neutralisation  conditionnés  par  la 
structure  peuvent  se  combiner  avec  d'autres  types  condi- 
tionnés par  le  contexte.  Dans  les  dialectes  serbo-croates 
cakav  de  Novi^  et  de  Castoua^  l'opposition  entre  les  centres 
de  syllabe  longs  (à  2  mores)  et  les  brefs  (à  une  more)  est 
neutralisée  devant  une  syllabe  à  accent  principal  descendant 
(les  archiphonèmes  étant  naturellement  représentés  par  les 
centres  de  syllabe  brefs),  (-omme  dans  ces  dialectes  l'accent 
descendant  est  le  terme  marqué  de  l'opposition  de  variation 
tonique"*  et  que  l'opposition  de  variation  tonique  n'existe 
que  dans  les  centres  de  syllabe  longs  accentués,  il  s'agit  là 
de  la  neutralisation  d'une  opposition  dans  le  voisinage  du 
terme  marqué  d'une  opposition  apparentée,  c'est-à-dire  de 
la  neutralisation  dissimilative  et  conditionnée  pai*  le  contexte, 
du  type  d).  Mais  en  même  temps  il  s'agit  aussi  de  la  neutrali- 
sation d'une  opposition  dans  une  syllabe  inaccentuée, 
c'est-à-dire  de  la  neutralisation  de  type  a)  conditionnée  par  la 
structure  et  réductive.  En  tcherkesse  (adyghé)  l'opposition 
entre  le  phonème  vocalique  d'ouverture  maxima  («  a  »j  et 
le  phonème  vocalique  d'ouverture  moyenne  («  e  »)  est 
neutralisée  en  certaines  positions,  la  voyelle  d'ouverture 
maxima  «  a  »,  fonctionnant  toujours  comme  représentant  de 

(1)  Paavo  Ravila,  «  Das  Quaiilitatssyslem  der  seelappischen  Mundart  von 
Maattivuono  ». 

(2)  Voir  les  matériaux  dans  A.  Belic,  «  Zaïnetki  po  cakavskim  govoram  », 
IzvësHja  II.  OUI.  Akad.  Naiik  XIV.  2  et  N.  S.  Troubetzkoy,  TCLP  VI,  44  n.  13. 

(3)  Ante  Dukic,  «  Marija  Devica,  ("'akaN  si<a  pjcsnia  s  lumaccm  rijeôi  i  naglasa  » 
(Zagreb  1935). 

(4)  Cela  apparaît  avec  une  particulière  netteté  dans  le  dialecte  de  Castoua. 
On  a  signalé  plus  haut  (p.  239)  les  réalisations  variées  de  l'accent  montant 
dans  ce  dialecte  (en  opposition  avec  la  réalisation  unique  de  l'accent  descendant, 
i[ui  est  indépendante  de  sa  position  dans  la  phrase).  Ces  réalisations  variées 
paraissent  indiquer  que  le  contenu  phonologique  de  l'accent  montant  est 
surtout  négatif,  c'est-à-dire  que  cet  accent  fonctionne  comme  terme  non  marqué 
de  la  corrélation  de  variation  tonique.  Mais  alors  l'accent  descendant  doit  être 
dans  ce  dialecte  le  terme  marqué  de  cette  corrélation. 


260  N.    s.    TROUBETZKOV 

l'archiphonème.  Cela  arrive  :  1°  en  syllabe  accentuée,  si  la 
syllabe  voisine  contient  un  e  et  '2°  à  l'initiale,  sans  égard  à  la 
voyelle  de  la  syllabe  voisine.  Dans  le  premier  cas,  il  s'agit 
d'une  neutralisation  de  type  h)  conditionnée  par  le  contexte 
et  dissimilative,  et  dans  le  second  cas  d'un  type  de  neutrali- 
sation conditionnée  par  la  structure  et  centrifuge.  En  latin 
l'opposition  entre  u  et  o  était  neutralisée  en  syllabe  finale 
devant  nasale  (c'est  toujours  u  qui  intervient  comme  archi- 
phonème  :  on  remarquera  les  terminaisons  -um,  -uni)  :  c'était 
une  combinaison  d'un  type  de  neutralisation  conditionnée  par 
le  contexte  et  assimilative  avec  un  type  de  neutralisation 
conditionnée  par  la  structure  et  centrifuge. 

5.  Résultat  des  difîérents  types  de  neutralisation 

De  telles  combinaisons  de  plusieurs  types  de  neutralisation 
peuvent  agir  suivant  deux  directions  opposées.  D'une  part 
elles  peuvent  se  limiter  entre  elles  de  telle  sorte  que 
l'opposition  neutralisable  ne  soit  neutralisée  en  pratique  que 
dans  un  tout  petit  nombre  de  positions  phoniques  et  que  dans 
la  plupart  de  ces  positions  elle  garde  sa  puissance  distinctive. 
Mais  d'autre  part  elles  peuvent  s'additionner  de  telle  sorte 
que  l'opposition  en  question  ne  puisse  exercer  de  fonction 
distinctive  que  dans  une  sphère  très  étroite.  En  lithuanien, 
en  polabe  et  en  bulgare  oriental  l'opposition  entre  les 
consonnes  mouillées  et  non  mouillées  n'existe  que  devant 
les  voyelles  postérieures  (c'est-à-dire  devant  des  phonèmes 
qui  ne  possèdent  aucune  propriété  phonologique  en  commun 
avec  les  consonnes  mouillées)  ;  dans  toutes  les  autres  positions 
phoniques  la  corrélation  de  mouillure  est  neutralisée  dans 
ces  langues  :  devant  les  consonnes  par  neutralisation  combinée 
et  conditionnée  par  le  contexte  ;  devant  les  voyelles 
antérieures  par  neutralisation  de  type  d)  conditionnée  par  le 
contexte  et  dissimilative  ;  en  '  finale  par  neutralisation 
conditionnée  par  la  structure. 

Dans  beaucoup  de  langues  on  réserve  une  préférence  pour 
des  types  déterminés  de  neutralisation  ou  pour  des  positions 
déterminées  de  neutralisation.  En  certaines  positions 
phoniques  plusieurs  oppositions  phonologiques  sont  neutra- 
lisées, tandis  qu'en  certaines  autres  toutes  les  oppositions 
phonologiques  restent  intactes.  Il  en  résulte  dans  une  même 
langue  des  positions  phoniques  avec  différenciation  minima 
des  phonèmes  et  des  positions  phoniques  avec  différenciation 


PRINCIPES    DE   PHOiNOLOGIE  261 

maxima  des  phonèmes^.  D'ailleurs  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il 
existe  aucun  parallélisme  entre  la  différenciation  des  phonèmes 
vocaliques  et  celle  des  phonèmes  consonantiques.  En  bulgare 
par  ex.  tous  les  phonèmes  vocaliques  sont  distingués  les  uns 
des  autres  en  syllabe  accentuée  entre  consonnes  et  en  finale  ; 
au  contraire  dans  les  syllabes  inaccentuées  (au  moins  dans  la 
prononciation  orientale  du  bulgare)  les  oppositions  u-o,  i-e, 
d^bj-a  sont  neutralisées,  si  bien  qu'en  cette  position  on  ne 
distingue  les  uns  des  autres  que  les  trois  archiphonèmes  u, 
i,  a;  des  voyelles  accentuées  n'apparaissent  devant  les  voyelles 
atones  que  dans  des  mots  étrangers  et  le  i  atone  ne  fait  pas 
syllabe  après  voyelle.  En  ce  qui  concerne  les  consonnes, 
toutes  (au  nombre  de  36)  sont  distinguées  les  unes  des 
autres  devant  les  voyelles  postérieures  :  ce  sont  p,  p\  6,  6', 
m,  m',  i,  i\  d,  d\  n,  n\  k,  k',  g,  g\  x,  c,  c,  s,  s,  z,  f,  c',  dz\  s\ 
z\  /,  /',  V,  v\  /,  /',  r,  r',  /.  Devant  les  sonantes  /,  /',  r,  /•',  m, 
m',  n,  n\  v,  v'  et  devant  les  voyelles  antérieures  i,  e,  la  corréla- 
tion de  mouillure  est  neutralisée  de  sorte  qu'en  cette  position 
on  ne  distingue  que  21  phonèmes  consonantiques  ;  devant  les 
occlusives  et  les  spirantes  ainsi  qu'en  finale,  non  seulement 
la  corrélation  de  mouillure,  mais  encore  la  corrélation  vocale 
sont  neutralisées,  de  sorte  qu'en  cette  position  on  ne  dis- 
tingue que  14  phonèmes  consonantiques  :  p,  m,  i,  n,  k,  x, 
c,  c,  s,  s,  f,  l,  r,  j.  De  la  sorte  il  n'existe  en  bulgare  aucune 
position  où  tous  les  phonèmes  de  cette  langue  soient  distincts 
les  uns  des  autres.  Mais  on  peut  y  déterminer  quatre  positions 
phoniques  types  :  la  position  de  différenciation  maxima  des 
voyelles  :  sous  l'accent  entre  consonnes  ;  celle  de  différen- 
ciation maxima  des  consonnes  :  devant  les  voyelles  posté- 
rieures ;  celle  de  différenciation  minima  des  voyelles  :  devant 
les  voyelles  inaccentuées  ;  celle  de  différenciation  minima  des 
consonnes  :  devant  les  occlusives  et  les  spirantes,  ainsi  qu'en 
finale.  Quatre  types  semblables  de  positions  phoniques  existent 
dans  la  plupart  des  langues  du  monde. 

Certaines  langues  montrent  aussi  une  préférence  pour  une 
direction  déterminée  (progressive  ou  régressive)  de  neutrali- 
sation. A  ce  qu'il  semble,  cela  dépend  souvent  de  la  structure 
morphonologique  et  grammaticale  des  langues  en  question 2. 

(1)  N.  Jakovlev,  «  Tablicy  fonetiki  kabardinskogo  jazyka  »  (Moskva  1923), 
70,  80. 

(2)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Das  mordvviniche  phonologische  System  verglichen 
mit  dem  russischen  »,  Charisteria  Guil.  Malhesio  oblala  (Praha  1932),  21  et  suiv. 


262  N.    s.   TROUBETZKOY 


VI.  LES  GROUPES  DE  PHONÈMES 

1.  La  classification  îonctionnelle  des  phonèmes 

La  neutralisation  des  oppositions  phonologiques  est  sûre- 
ment le  phénomène  le  plus  important,  mais  nullement  le  seul 
important  dans  le  domaine  de  la  théorie  des  combinaisons. 
Seules  peuvent  être  neutralisées  les  oppositions  bilatérales  et 
celles-ci  sont,  on  le  sait,  toujours  moins  nombreuses  dans  cha- 
que système  phonologique  que  les  oppositions  multilatérales. 
Dans  beaucoup  de  cas,  peut-être  même  dans  la  plupart  des  cas, 
la  non-admission  d'un  phonème  en  une  position  phonique 
déterminée  n'a  pas  pour  origine  la  neutralisation  de  quelque 
opposition.  ?séanmoins  cette  non-admission  reste  un  phéno- 
mène très  important,  qui  peut  être  de  conséquence  pour 
caractériser  le  système  de  phonèmes  en  question.  C'est  pour- 
quoi toutes  les  règles  qui  limitent  de  quelque  manière  l'emploi 
des  différents  phonèmes  et  leurs  combinaisons  doivent 
toujours  être  soigneusement  énoncées  dans  la  description 
d'un  système  phonologique. 

Très  souvent  sur  la  base  de  telles  règles  on  peut  entreprendre 
une  classification  fonctionnelle  des  phonèmes  qui  complète 
l'autre,  celle  qui  est  obtenue  par  l'analyse  logique  des 
oppositions  phonologiques. 

Un  bon  exemple  est  constitué  par  le  grec  ancien  notamment 
le  dialecte  attique).  En  grec  ancien  il  n'y  avait  qu'un  seul 
phonème  qui  apparaissait  exclusivement  à  l'initiale  :  c'était 
Vesprii  rude^.  Les  phonèmes  qui  pouvaient  aussi  bien  se  trou- 
ver après  l'esprit  rude  qu'être  admis  à  l'initiale  sans  ce  der- 
nier à  l'initiale  étaient  les  voyelles.  Tous  les  autres  phonèmes 
étaient  des  consonnes.  Parmi  celles-ci.  p  n'apparaissait  à  l'ini- 
tiale qu'après  l'esprit  rude,  tandis  que  toutes  les  autres  conson- 
nes n'apparaissaient  jamais  après  l'esprit  rude.  Les  consonnes 
qui  peuvent  se  placer  à  l'initiale  avant  p  forment  la  classe 
des  nionienlanées  ou  explosives  :  toutes  les  autres  sont  des 
duratives.  Parmi  ces  dernières  il  n'y  a  qu'un  seul  phonème  qui 
puisse  se  placer  à  l'initiale  avant  les  explosives  :  c'était  la 


(1)  A  l'intérieur  du  mut  re>iirit  rude  iiapjiaraissait  qu'en  liaison  avec  un  p 
géminé  ;  mais  comme  il  ne  manquait  jamais  en  cette  position,  il  n'avait  là  aucune 
valeur  distinctive,  c'est-à-dire  aucun  rôle  de  jih'onème. 


PIU.NCIPES   DE    PHONOLOGIE  263 

spiranie  a  ;  les  autres  duratives  élaient  des  sonanies.  Parmi 
celles-ci,  il  y  en  avait  deux  qui  pouvaient  se  trouver  à 
l'intérieur  du  mot  devant  a  :  c'étaient  les  liquides,  et  deux 
autres  qui  ne  pouvaient  pas  se  trouver  devant  a  :  c'étaient 
les  nasales.  Parmi  les  liquides,  seul  p  pouvait  figurer  en  finale 
et  par  conséquent  être  considéré  comme  le  terme  non  marqué 
de  l'opposition  bilatérale  p-X.  Parmi  les  nasales,  seul  v  pouvait 
figurer  en  finale  et  par  conséquent  était  le  terme  non  marqué 
de  l'opposilion  bilatérale  (x-v.  A  part  p  et  v,  seul  g  apparaissait 
encore  en  finale,  tandis  que  les  momentanées  n'étaient  pas 
admises  en  cette  position.  Parmi  les  momentanées  ou 
explosives,  il  n'y  en  avait  que  trois  qui  étaient  admises 
après  une  autre  explosive  :  c'étaient  les  apicales  ou  denlales. 
Parmi  les  explosives  qui  ne  pouvaient  pas  se  trouver  après 
une  autre  explosive,  il  y  en  avait  trois  qui  n'étaient  pas 
admises  devant  un  ]x:  c'étaient  les  labiales,  et  trois  autres 
qui  étaient  admises  avant  un  [j.  :  c'étaient  les  gullurales. 
Devant  un  t,  on  ne  pouvait  trouver  parmi  les  explosives  que 
TT  et  X,  devant  6  que  cp  et  Xi  devant  S  que  [3  et  y.  Avant  une 
syllabe  contenant  0,  9,  -/,  il  ne  pouvait  pas  y  avoir  de  syllabe 
contenant  6,  9,  y,  mais  une  syllabe  contenant  tt,  t,  x  :  dans 
cette  position  les  oppositions  bilatérales  6-t,  9-71,  7-x  étaient 
donc  neutralisées,  de  sorte  que  t,  n,  x,  comme  termes  non 
marqués,  représentaient  les  archiphonèmes.  Par  cette  règle 
étaient  ainsi  caractérisées  deux  classes  d'explosives  :  les 
lénues  iz,  t,  x  et  les  aspirées  cp,  6,  x-  En  ce  qui  concerne  les 
autres  explosives,  elles  ne  pouvaient  dans  les  mots  vraiment 
grecs  être  redoublées  ou  géminées,  ce  par  quoi  elles  sont 
caractérisées  comme  une  classe  particulière  :  les  moyennes. 
Toutes  les  autres  consonnes,  aussi  bien  les  duratives  que  les 
momentanées  ou  explosives,  peuvent  être  géminées  après 
les  voyelles,  de  sorte  que  les  aspirées  longues  apparaissent  sous 
la  forme  t6,  -9,  xy.  Avant  un  g  les  oppositions  bilatérales 
«  ténues-moyennes  «  et  «  ténues-aspirées  »  sont  neutralisées, 
un  seul  type  d'explosives  apparaissant  en  cette  position,  type 
qui  n'est  plus  reconnaissable  sous  les  graphies  ^,  <];,  E. 

On  peut  donc  déduire  des  règles  de  combinaisons  des 
])h()nèmes  une  classification  complète  des  consonnes  du  grec 
ancien,  de  même  qu'une  stricte  distinction  entre  consonnes 
et  voyelles.  Mais  des  cas  de  ce  genre  sont  relativement  rares. 
Il  y  a  des  langues  où  les  règles  de  combinaison  des  phonèmes 
ne  permettent  qu'une  classification  tout  à  fait  rudiment  aire  des 
phonèmes.  Ainsi  en  birman,  sur  la  l)ase  des  règles  de  combi- 


264  N.   s.   TROUBETZKOY 

naison,  on  ne  peut  poser  que  deux  classes  de  phonèmes  :  les 
voyelles  sont  des  phonèmes  admis  en  fm  de  mot,  les  consonnes 
sont  au  contraire  des  phonèmes  non  admis  en  fm  de  mot. 
Tous  les  mots  birmans  sont  monosyllabiques  et  consistent 
en  une  voyelle  (ou  une  diphtongue  à  valeur  monophonéma- 
tique)  qui  peut  être  précédée  par  une  consonne.  Dans  ce 
cadre  se  présentent  toutes  les  combinaisons  possibles,  de  sorte 
qu'on  ne  peut  obtenir  par  les  combinaisons  aucune  autre 
classification  des  phonèmes  que  la  classification  en  voyelles 
et  consonnes.  A  côté  de  cela  l'inventaire  des  phonèmes 
birmans  est  extraordinairement  riche  :  il  contient  61  consonnes 
et  51  voyelles  (si  l'on  tient  compte  des  différences  prosodiques). 
Si  dans  des  langues  comme  le  birman  la  classification 
fonctionnelle  des  phonèmes  est  compromise  par  la  grande 
uniformité  des  types  de  mots  et  par  le  petit  nombre  des 
combinaisons  possibles,  il  existe  des  langues  où  à  l'inverse  les 
types  de  mots  et  les  possibilités  de  combinaisons  sont  si 
variées  qu'une  classification  fonctionnelle  claire  des  phonèmes 
paraît  presque  impossible.  Toutes  ces  particularités  ont  une 
grande  importance  pour  classer  phonologiquement  les  langues 
du  monde. 


2.  Le  problème  des  lois  générales 
régissant  les  combinaisons  de  phonèmes 

Dans  chaque  langue  les  combinaisons  de  phonèmes  sont 
soumises  à  des  lois  spéciales.  Mais  on  peut  se  demander  si 
une  partie  de  ces  lois  n'est  pas  valable  pour  toutes  les  langues. 
B.  Trnka  a  cherché  récemment  à  résoudre  ce  problème^. 

La  tentative  de  B.  Trnka  ne  pouvait  pas  réussir  complètement  puisqu'il 
partait  de  la  vieille  classification,  déjà  dépassée,  des  oppositions  phonologiques 
en  corrélations  et  en  disjonctions.  Mais  malgré  cela  B.  Trnka  a  avancé  la  solution 
du  problème,  et  dans  son  travail  il  a  énoncé  quelques  idées  fécondes.  B.  Trnka 
croit  pouvoir  poser  une  règle  de  valeur  générale,  selon  laquelle  à  l'intérieur  d'un 
morphème  deux  termes  d'un  couple  corrélatif  ne  pourraient  se  trouver  côte  à 
côte  [op.  cil.,  pp.  57  et  suiv.).  Sous  cette  forme  cette  règle  n'est  sûrement  pas 
soutenable.  Dans  les  langues  ayant  une  corrélation  de  rapprochement  stricte- 
ment appliquée,  le  groupement  d'une  fricative  avec  l'occlusive  correspondante 
est  admise  sans  difficulté  :  par  ex.  pol.  scisioéé  "  étroitesse  »,  w  Polsce  «  en  Polo- 
gne »,  szczeé  ï  soie  de  porc  »,  jeidziec  «  cavalier  »,  mozdzek  «  petite  cer\elle  », 
abkhaz  aésa  c  jeune  femelle  d'un  animal  domestique  »,    tsimshian  Ixâ'xk^del 


(1)  B.  Trnka,  «General  Law  of   Phonemic   Combinations  »,  TCLP  VI,  57 
et  suiv. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  265 

«  ils  maiigeaieiiL  »,  etc.  ;  les  groupes  de  voyelles  ùi,  uù  apparaissent  dans  diverses 
langues  :  ainsi  par  ex.  dans  une  grande  partie  du  Burgenland  (Autriche)  la 
diphtongue  ui  provenant  de  m.  h.  ail.  uo  (par  ex.  fuis  «  pied  »)  est  distincte  de 
uù  provenant  de  ul  (par  ex.  guitn.  =  Gulden  «  florin  »)  ;  en  finnois  le  groupe 
monomorjihématique  yi  (=  ùi)  est,  il  est  vrai,  rare,  mais  toutefois  parfaitement 
utilisé  :  par  ex.  finnois  lyijij  (pron.  lùijù)  »  plomb  »  ;  en  annamite  iù  et  ùi 
sont  très  employés  ;  comp.  enfin  le  français  luiil,  huile,  nuit,  je  suis,  etc.  ;  des 
groupes  de  deux  voyelles  qualitativement  semblables  mais  ({uantitativement 
différentes  dans  le  cadre  d'un  morphème  se  présentent  aussi  dans  certaines 
langues  (d'ailleurs  très  rarement)  :  ainsi  par  ex.  en  haida  {èàada  «  femme  », 
sûus  «  (il)  dit  »,  etc.)i  et  en  prâkrit^,  où  des  groupes  de  voyelles  non  nasalisées 
et  nasalisées  sont  également  admis  à  l'intérieur  du  même  morphème^.  Ainsi  la 
règle  de  B.  Trnka  ne  s'applique  même  pas  à  ces  oppositions  que  B.  Trnka  lui- 
même  reconnaît  comme  des  corrélations.  Mais  le  cas  le  plus  grave  est  constitué 
par  la  corrélation  de  nasalisation  consonantique,  car  les  groupes  mb,  nd,  bm, 
dn,  etc.,  apparaissent  dans  la  plupart  des  langues  du  monde.  B.  Trnka  a  reconnu 
cela  lui-mênie,  et  croit  se  débarrasser  de  ces  exceptions  en  employant  pour  des 
cas  de  ce  genre  non  ])as  le  terme  de  «  corrélation  »,  mais  celui  de  «  parallélisme  » 
{op.  cit.,  p.  59).  D'autre  part  B.  Trnka  établit  que  dans  quelques  langues  des 
"phonèmes  qui,  d'après  la  terminologie  phonologique  usitée  jusqu'à  présent, 
ne  forment  point  une  paire  corrélative,  ne  sont  cependant  point  admis  l'un  à 
côté  de  l'autre,  dans  le  cadre  du  même  morphème,  par  ex.  s  et  s,  ou  tchèque 
n  et  n,  etc.  B.  Trnka  se  résout  néanmoins  à  désigner  de  tels  couples  de  phonèmes 
comme  des  couples  corrélatifs  et  s'éloigne  ainsi  de  la  terminologie  employée 
jusqu'ici.  Nous  avons  en  effet  défini  ci-dessus  le  couple  corrélatif  comme  une 
opposition  privative  proportionnelle  (ce  qui  correspond  pour  l'essentiel  aux 
définitions  du  «  projet  de  terminologie  phonologique  standardisée  »,  TCLP  IV, 
pp.  31.3  et  suiv.).  C'est  pourquoi,  comme  B.  Trnka  d'un  côté  ne  veut  pas  recon- 
naître comme  corrélations  la  corrélation  de  nasalité  {b-m,  d-n,  g-n,  etc.),  ni, 
comme  nous  l'avons  montré  ci-dessus,  la  corrélation  de  rapprochement,  ni  les 
corrélations  vocaliques  ù-i,  u-ù,  ni  la  corrélation  de  quantité,  et  comme  d'un 
autre  côté  il  appelle  corrélations  des  oppositions  bilatérales  équipoUentes  comme 
S-s  ou  n-n,  il  doit  donner  une  nouvelle  définition  du  concept  de  «  corrélation  ». 
Il  en  est  effectivement  ainsi  à  la  p.  59  du  travail  en  question,  où  B.  Trnka  dit  : 
«  il  est  nécessaire  par  conséquent  de  distinguer  cette  sorte  de  relation  phonolo- 


(1)  John  R.  Swanton  dans  Handbook  of  American  Languages  I  {Bureau  of 
American  Elhnologij  Bulletin  XL),  211  et  suiv. 

(2)  Du  glossaire  de  Hermann  Jacobi  «  Ausgewâhlte  Erzâhlungen  im  ]\Iàhà- 
ràshtrî  »  (Leipzig  1886),  87  et  suiv.,  nous  extrayons  notamment  les  exemples 
suivants  :  âara  «  vénération  »,  Usa  «  tel  »,  ghara-châaniâ  «  mère  de  famille  », 
nâara  «  bourgeois  »,  paâna  1  «  donner  »,  2  «  marche  ;  départ  »,  pâava  «  arbre  », 
pâasa  «  lait  »,  uâasa  «  corneille  »,  saâsa  «  temps  présent  »,  sâara  «  océan  », 
de  même  que  les  adverbes  de  temps  kaâ  «  quand  »,  Jaâ  «  lorsque  »,  laâ  «  alors  », 
saâ  «  toujours  »,  dans  lesquels  on  peut  séparer  un  suffixe  aâ.  En  outre  l'oppo- 
sition entre  voyelles  longues  et  brèves  est  neutralisable  en  mâhârâshtrî  (comme 
en  général  dans  tous  les  dialectes  pràkrit)  :  devant  les  consonnes  géminées  et 
devant  les  groupes  «  nasale-)- consonne  »  toutes  les  voyelles  sont  brèves. 

(3)  On  comparera  les  mots  suivants  tirés  du  même  glossaire  des  textes 
mâhârâshtrî  de  Jacobi  :  saâ  «  même  »,  saaâ  "  toujours  »,  vaâsa  «  camarade, 
ami  ».  Devant  les  nasales  et  les  occlusives  la  corrélation  de  nasalité  vocalique 
est  neutralisée. 


266  N.   s.   TROUBETZKOT 

gique...  d'une  corrélation  qui  représente  une  affinité  si  étroite  qu'elle  prive  les 
membres  d'une  même  paire  de  la  faculté  d'être  opposés  comme  phonèmes 
différents  dans  un  groupe  faisant  partie  du  même  morphème  ».  C'est  en  effet  la 
seule  définition  possible  pour  B.  Trnka  :  par  corrélation  on  doit  comprendre 
d'après  lui  une  parenté  si  étroite  entre  deux  phonèmes  qu'elle  rende  ces  pho- 
nèmes incapables  d'être  placés  l'un  à  côté  de  l'autre  comme  phonèmes  distincts 
dans  un  groupe  faisant  partie  du  même  morphème.  Mais  si  l'on  remplace  dans 
la  formule  de  la  règle  donnée  ci-dessus  le  mot  «  corrélation  »  par  cette  définition, 
on  remarque  que  cette  règle  repose  toute  entière  sur  une  tautologie  :  «  Les 
phonèmes  qui  dans  le  cadre  d'un  morphème  ne  peuvent  se  trouver  l'un  à  côté 
de  l'autre  ne  peuvent  pas  dans  le  cadre  d'un  morphème  se  trouver  l'un  à  côté 
de  l'autre  ».  B.  Trnka  appelle  sa  règle  «  règle  du  contraste  phonologique  mini- 
mum »  («  law  of  the  minimal  phonological  contrast  »,  op.  cit.,  p.  85).  Ce  nom 
convient  bien  mieux  à  la  nature  de  ce  dont  il  s'agit  que  la  définition  boiteuse 
qui  en  est  donnée. 

Il  s'agit  en  réalité  du  fait  que  les  phonèmes  (ou  mieux  les 
unités  phonologiques)  se  trouvant  l'un  à  côté  de  l'autre  en 
contact  immédiat  doivent  présenter  un  certain  minimum  de 
différence.  C'est  le  mérite  de  B.  Trnka  d'avoir  remarqué  ce 
fait.  Si  nous  examinons  sous  cet  angle  les  combinaisons  de 
phonèmes,  nous  trouvons  qu'il  existe  en  effet  quelques 
groupements  de  phonèmes  qui  ne  sont  admis  dans  aucune 
langue  du  monde.  Et  nous  pouvons  établir  deux  types  de 
groupements  universellement  non  admis:  d'abord  les  groupes 
formés  de  deux  phonèmes  consonantiques  qui  ne  se  distinguent 
l'un  de  l'autre  que  par  la  particularité  d'une  corrélation  de 
franchissement  du  second  degré  (à  l'exception  de  la  corréla- 
rélation  d'intensité  consonantique^)  ;  deuxièmement  les 
groupes  formés  par  deux  phonèmes  consonantiques  qui  ne 
se  distinguent  l'un  de  l'autre  que  par  leur  appartenance  à 
deux  séries  de  localisation  «  apparentées  »  (c'est-à-dire  se 
trouvant  l'une  vis-à-vis  de  l'autre  dans  un  rapport  d'opposi- 
tion bilatérale  privative  ou  équipollente).  Tous  les  autres 
groupements  de  phonèmes  qui  sont  distingués  par  une  seule 
marque  phonologique  peuvent  apparaître  dans  l'une  ou  l'autre 
des  langues  du  monde  ^. 

(1)  Dans  des  langues  comme  l'esthonien,  le  lapon  et  le  gwéabo  où  l'on 
distingue  des  géminées  légères  et  lourdes,  ou  des  géminées  avec  intensité  décrois- 
sante et  avec  intensité  croissante,  il  s'agit  du  groupement  dans  un  même  mor- 
phème des  deux  termes  d'un  couple  corrélatif  faisant  partie  de  la  corrélation 
d'intensité. 

(2)  En  particulier  il  faut  souligner  ici  que  les  groupes  de  deux  prosodèmes, 
distingués  seulement  par  une  particularité  prosodique,  sont  admis  sans  difficulté. 
De  tels  groupes  ne  peuvent  à  vrai  dire  se  présenter  que  dans  les  langues  qui 
comptent  les  mores  et  produisent  des  centres  de  syllabe  à  deux  ou  trois  mores 
avec  variation  tonique  descendante  ou  montante.  De  même  les  voyelles  longues 


rniXCIPES    DE   PHONOLOGIE 


267 


Les  deux  types  de  groupements  de  phonèmes  «  universelle- 
ment non  admis  »  que  nous  venons  de  mentionner  ont  été 
trouvés  par  la  voie  de  l'induction  et  ne  se  laissent  pas  combiner 
en  une  formule  générale.  Dans  chaque  langue  d'autres  groupes 
de  phonèmes  non  admis  s'y  ajoutent,  de  sorte  que  les 
groupements  «  universellement  non  admis  »  ne  constituent 
nullement  un  système  complet,  mais  au  contraire  ne  forment 
jamais  qu'une  partie  du  système  constitué  dans  chaque  langue 
par  les  groupes  de  phonèmes  non  admis.  Dans  la  mesure  où 
les  groupements  de  phonèmes  admis  doivent  présenter  un 
certain  minimum  de  diversité  phonologique  entre  leurs 
termes,  ce  minimum  se  détermine  d'une  façon  différente  dans 
chaque  langue.  En  birman  par  ex.  l'opposition  entre  consonnes 
et  voyelles  est  considérée  comme  ce  minimum  ;  à  l'intérieur 
d'un  morphème  ni  les  groupes  des  deux  consonnes,  ni  les 
groupes  des  deux  voyelles  ne  sont  admis  :  les  phonèmes 
transcrits  par  «consonne  +y  »  ou  «  consonne -{-ly  »  sont  en 
réalité  des  consonnes  mouillées  ou  arrondies  ;  hl,  hm  rendent 
les  sourdes  /',  in  ;  les  diphtongues  sont  de  valeur  monopho- 
nématique  ;  le  seul  groupe  admis  à  l'intérieur  d'un  môme 
morphème  est  le  groupe  «  phonème  consonantique-rphonème 
vocalique  ».  L'annamite  admet  à  l'intérieur  d'un  morphème 
non  seulement  les  groupes  du  type  «  consonne +voyelle  » 
(ou  «  voyelle +consonne  »),  mais  aussi  les  groupes  de  deux 
ou  trois  voyelles  ;  par  contre  il  ne  tolère  aucun  groupe  de 
deux  consonnes  :  toutes  les  oppositions  consonantiques 
(oppositions  de  mode  de  franchissement,  de  localisation  et  de 
résonance)  ont  dans  cette  langue  si  peu  de  valeur  qu'elles 
n'atteignent  pas  le  minimum  de  contraste  exigé,  tandis  que 
les  oppositions  vocaliques  sont  estimées  comme  se  trouvant 
au-dessus  de  ce  minimum.  Les  dialectes  hanak  du  tchèque 
de  Moravie  offrent  un  type  opposé,  car  ils  n'admettent  dans 
le  cadre  d'un  morphème  aucun  groupe  de  voyelles,  mais  au 
contraire  des  groupes  variés  de  consonnes.  Ainsi  le  minimum 
de  contraste  doit  être  trouvé  et  spécialement  défini  d'une  façon 
indépendante  pour  chaque  langue  et  la  connaissance  des 
groupes  de  phonèmes  «  univ^ersellement  non  admis»  n'aide 
pas  beaucoup  pour  cela. 

Comme  groupe  de  phonèmes  uniuersellemenl  admis  on  ne 


avec  coup  de  g'iotte  ne  <ont  à  proprement  parler  que  des  groupes  de  deux  mores 
dont  la  première  est  le  terme  marqué  et  la  seconde  le  terme  non  marqué  de  la 
corrélation  de  coup  de  glotte. 


268  N.    s.    TROUBETZKOY 

peut  indiquer  que  le  groupe  «phonème  consonantique 4- 
phonème  vocalique  »,  ce  que  B.  Trnka  a  bien  vu,  op.  cit., 
p.  59.  Ces  groupes  sont  logiquement  supposés  par  l'existence 
des  voyelles  et  des  consonnes,  car  autrement  les  voyelles  ne 
seraient  jamais  opposés  aux  consonnes,  un  phonème  n'existant 
que  par  son  opposition  à  un  autre.  C'est  pourquoi  une  langue 
sans  groupes  du  type  «  consonne +voyelle  »  n'est  pas  conce- 
vable. 

Des  groupes  formés  d'une  occlusive  et  de  la  nasale  de  même  point  d'arti- 
culation, dit  Trnka  loc.  cil.,  n'existent  que  dans  les  langues  qui  connaissent  les 
groupes  «  consonne + voyelle  ».  Mais  puisque  les  groupes  «  consonne +voyelle  » 
existent  dans  toutes  les  langues  du  monde,  cette  formule  veut  seulement  dire 
que  les  groupes  «  nasale  +  occlusive  de  même  point  d'articulation  »  sont  admis 
dans  quelques  langues  du  monde.  Par  contre  les  deux  autres  règles  formulées 
par  B.  Trnka  sont  acceptables. 

La  règle  de  Trnka,  loc.  cii.,  selon  laquelle  les  groupes  formés 
de  deux  occlusives  ou  de  deux  spirantes  ne  se  distinguant 
que  par  leur  appartenance  à  des  séries  de  localisation  diffé- 
rentes (par  ex.  pi,  xs,  sf)  apparaissent  exclusivement  dans 
les  langues  où  d'autres  groupements  de  consonnes  avec 
les  bruyantes  (par  ex.  sp,  ir,  kl,  rs,  etc.)  sont  également 
admis,  cette  règle  se  justifie  réellement,  dans  la  mesure  où 
nous  pouvons  embrasser  l'ensemble  des  matériaux.  La  règle 
suivante  de  Trnka  a  pour  énoncé  :  «  les  langues  dans  lesquelles 
les  groupes  de  consonnes  sont  admis  à  l'initiale  ou  en  finale 
admettent  également  les  groupes  de  consonnes  à  l'intérieur 
du  mot  ».  Pour  les  langues  ayant  des  mots  polysyllabiques 
cette  règle  paraît  concorder  avec  la  réalité.  Mais  pour  les 
langues  n'ayant  que  des  mots  monosyllabiques  un  groupe  de 
consonnes  n'est  possible  qu'à  l'initiale  (par  ex.  en  siamois 
où  à  l'initiale  les  groupes  bruyantes  4- r  ou  /  sont  admis)  ^  ou 
en  finale,  mais  par  contre  est  exclu  à  l'intérieur  du  mot. 

En  résumé  on  peut  dire  que  les  règles  générales  des  groupe- 
ments de  phonèmes,  valables  pour  toutes  les  langues  du 
monde,  dans  la  mesure  où  l'on  peut  les  découvrir,  surtout 
par  voie  d'induction,  ne  s'appliquent  qu'à  une  partie  tout  à 
fait  insignifiante  des  groupements  de  phonèmes  imaginables, 
et  par  conséquent  ne  peuvent  jouer  aucun  rôle  important 
dans  l'étude  des  combinaisons. 


(1  )  Walter  Trittel,  «  Einfûhrung  in  das  Siamesische  »,  Lehrbiicher  des  Seminars 
fur  orienlalische  Sprachen  zu  Berlin  XXX IV  (1930). 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  269 


3.  Méthode  pour  l'étude  des  combinaisons 

De  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus  il  découle  que  les  groupements 
de  phonèmes  sont  soumis  à  des  lois  ou  à  des  règles  particulières 
pour  chaque  langue,  règles  qui  ne  valent  que  pour  cette  langue 
et  qui  doivent  être  découvertes  séparément  pour  chaque 
langue.  Au  premier  coup  d'œil  la  variété  des  types  de  combi- 
naisons exclut  qu'on  puisse  les  étudier  par  une  méthode 
unique:  selon  le  type  de  la  langue  des  méthodes  difïérentes 
doivent  être  employées.  Il  y  a  des  langues  où  l'étude  des 
combinaisons  ne  comporte  que  très  peu  de  règles.  Le  birman 
où  tous  les  mots  sont  monosyllabiques  et  où  ils  consistent 
soit  en  un  phonème  vocalique,  soit  en  un  groupe  «  phonème 
consonantique— phonème  vocalique  »,  a  déjà  été  mentionné. 
Mais  également  dans  une  langue  comme  le  japonais  où  le 
nombre  des  syllabes  dans  le  mot  n'est  pas  limité,  tous  les 
principes  de  combinaison  peuvent  se  résumer  en  huit  règles  : 
1»  à  l'initiale  du  mot  n'est  admis  aucun  groupe  de  consonnes  ; 
2°  à  l'intérieur  du  mot  sont  seuls  admis  parmi  les  groupes  de 
consonnes  les  groupes  «  n-f-consonne  «  ;  3°  en  finale  il  ne  peut 
y  avoir  que  des  voyelles  ou  un  groupe  «  voyelle  —  n  »  ;  4°  les 
consonnes  mouillées  ne  peuvent  pas  se  trouver  devant  e; 
5°  les  consonnes  non  mouillées  ne  peuvent  pas  se  trouver 
devant  i;  6°  les  voyelles  longues  (à  2  mores)  ne  peuvent  pas 
se  trouver  devant  des  consonnes  géminées  ni  devant  un  n 
fermant  la  syllabe  ;  7°  la  semi-voyelle  w  n'apparaît  que  devant 
a  et  devant  o;  8°  la  semi-voyelle  ij  n'apparaît  que  devant  «, 
0,  a  (devant  le  e  initial  ij  n'est  que  facultatif  et  ne  peut  pas 
en  cette  position  être  considéré  comme  un  phonème  auto- 
nome). D'autres  langues  présentent  par  contre  une  grande 
abondance  de  règles  combinatoires.  Dans  le  travail  de 
B.  Trnka  '<  A  Phonological  Analysis  of  Présent  Day  Standard 
English  »\  l'énumération  des  règles  combinatoires  anglaises 
ne  couvre  pas  moins  de  22  pages  (23-45).  Même  en  admettant 
que  ces  règles  puissent  être  rédigées  un  peu  plus  brièvement, 
elles  n'en   restent   pas  moins   extrêmement   nombreuses. 

Malgré  cette  diversité  des  types  linguistiques  quant  aux 
règles  combinatoires,  une  méthode  aussi  une  que  possible 
pour     l'étude     des     combinaisons     paraît     non     seulement 


(1)  Sludies  in  English  by  Members  of  Ihe  English  Seminar  of  the  Charles 
University,  Prague,  V  =  Pràce  z  vëdeckych  ûstavù  XXXVII  (1935). 


270  N.   s.   TROUBETZKOY 

souhaitable,  mais  encore  absolument  nécessaire,  car  une 
comparaison  entre  les  différents  types  linguistiques  ne  peut 
être  poursuivie  qu'à  cette  condition  et  une  classification  bien 
ordonnée  ne  peut  être  construite  sans  comparaisons.  Les 
principes  d'une  méthode  unique  pour  l'étude  des  combinaisons 
peuvent  être  formulés  de  la  façon  suivante  : 

D'abord  les  règles  combinatoires  supposent  toujours  une 
unité  phonologique  plus  complexe  dans  le  cadre  de  laquelle 
elles  sont  valables.  Dans  beaucoup  de  langues  ce  n'est  pas  le 
mot  qui  doit  être  considéré  comme  cette  unité,  mais  bien  le 
morphème,  c'est-à-dire  un  complexe  de  phonèmes  qui  figure 
dans  plusieurs  mots  et  qui  s'y  trouve  lié  à  la  même  signification 
matérielle  ou  formelle.  C'est  par  exemple  le  cas  en  allemand  : 
à  l'intérieur  d'un  mot  allemand  est  admis  un  nombre  presque 
illimité  de  groupements  consonantiques  :  par  ex.  kstsl 
{Axlsiiel  «manche  de  hache»),  kssv  [Fiichsschwanz  «queue 
de  renard  »),  psib  [Obsibaum  «  arbre  fruitier  »),  etc.  Des  règles 
combinatoires  quelles  qu'elles  soient  ne  pourraient  être 
établies  dans  ce  cas  qu'à  grand  peine.  Par  contre  la  structure 
phonématique  des  morphèmes  qui  constituent  les  mots 
allemands  est  assez  claire  et  se  trouve  soumise  à  des  règles 
combinatoires  bien  déterminées.  Par  conséquent.en  allemand 
la  recherche  des  règles  combinatoires  n'est  utile  que  dans 
le  cadre  du  morphème  et  non  dans  le  cadre  du  mot.  Quand 
on  étudie  les  combinaisons  la  première  tâche  consiste  donc 
dans  la  détermination  de  l'unité  phonologique  dans  le  cadre 
de  laquelle  les  règles  combinatoires  pourront  être  le  plus 
utilement  recherchées. 

La  seconde  tâche  consiste  dans  la  classification  convenable 
des  «  unités  de  cadre  »  (mots  ou  morphèmes)  par  rapport  à 
leur  structure  phonologique.  Dans  des  langues  comme  le 
birman  cette  tâche  s'évanouit  d'elle-même,  car  toutes  les 
unités  de  cadre  y  sont  bâties  de  la  même  manière.  Mais  dans 
une  langue  comme  l'allemand  cette  tâche  est  extrêmement 
importante.  La  classification  des  unités  de  cadre  doit  y  être 
entreprise  seulement  au  point  de  vue  de  son  utilité  pour 
l'étude  phonologique  des  combinaisons.  Par  exemple  il  serait 
inutile  à  ce  point  de  vue  de  classer  les  phonèmes  allemands 
selon  leur  fonction  grammaticale  (c'est-à-dire  en  préfixes, 
racines,  suffixes  et  terminaisons).  Au  point  de  vue  de  l'étude 
des  combinaisons  allemandes  est  seule  utile  au  contraire  la 
classification  des  morphèmes  allemands  en  accenluables  et  en 
inaccenluables  ;    à    la    première    catégorie    appartiennent    les 


PRINCIPES   DE    PHONOLOGIE  271 

morphèmes  qui  dans  un  mot  composé  peuvent  recevoir 
l'accent  principal  ou  secondaire  (par  ex.  aus,  tum,  lier,  etc.  ; 
comp.  les  mots  Auswahl  «choix»,  Eigenium  «propriété», 
iierisch  «  bestial  »)  ;  à  la  catégorie  inaccentuable  appartiennent 
les  morphèmes  qui  ne  reçoivent  jamais  ni  accent  principal 
ni  accent  secondaire  (par  ex.  les  morphèmes  ge,  st,  ig  dans  des 
mots  comme  Gebàude  «  édifice  »,  ivirjsi  «  (tu)  jettes  »,  riihig 
«  tranquille  »,  etc.).  Les  morphèmes  accentuables  de  la  langue 
allemande  sont  très  nombreux  et  très  variés  en  structure. 
On  peut  les  classer  d'après  leur  nombre  de  syllabes  en  mono- 
syllabiques (par  ex.  ah  préfixe  séparable,  Axt  «  hache  »,  lum 
suffixe  nominal,  schaft  suffixe  nominal,  schœarz  «  noir  »,  etc.), 
dissyllabiques  (par  ex.  Wagen  «voiture»,  Abend  «soir», 
Arbeii  «travail»,  Kamel  «chameau»,  etc.),  trisyllabiques 
(par  ex.  Holunder  «  sureau  »),  quadrisyllabiques  (par  ex, 
Abenieuer  «aventure»).  Par  contre  les  morphèmes  inaccen- 
tuables  de  la  langue  allemande,  ou  bien  ne  forment  pas  une 
syllabe  (par  ex.  si  dans  gib-st  «  (tu)  donnes  »,  fein-si-e  «  (le) 
plus  fin  »)  ou  bien  forment  seulement  une  syllabe  (par  ex. 
zig  dans  uierzig  «  quarante  »)  de  sorte  qu'une  classification 
d'après  le  nombre  des  syllabes  est  impossible.  Plus  utile  est 
par  contre  la  classification  des  morphèmes  allemands 
inaccentuables  en  proclitiques  (c'est-à-dire  ceux  qui  ne 
peuvent  jamais  figurer  qu'immédiatement  avant  un  morphème 
accentuable  :  par  ex.  be  dans  behalten  «conserver»,  etc.  ,  et 
en  enclitiques  (c'est-à-dire  ceux  qui  ne  peuvent  se  trouver 
qu'après  un  autre  morphème  :  par  ex.  er  et  isch  dans  wàhlerisch 
«  difficile  (pour  la  nourriture)  »).  Cette  classification  correspond 
en  outre  à  des  types  de  structure  phonématique  tout  différents.. 
Les  morphèmes  inaccentuables  procliiiques  consistent  tou- 
jours en  une  syllabe  qui  contient  la  voyelle  e  et  sont  formés, 
soit  d'une  moyenne  suivie  de  e  (be,  ge),  soit  d'une  consonne 
quelconque  suivie  de  er  (er,  ver,  zerj,  soit  de  e  suivi  d'une 
nasale  et  d'une  ténue  fent,  emp).  Les  encliliques  ou  bien  ne 
comportent  aucune  voyelle,  ou  bien  contiennent  les  voyelles 
u,  i,  9;  en  fait  de  consonnes  ils  contiennent  t,  d,  g,  x,  s,  s, 
l,  r,  m,  n,  k> ;  s,  x,  g  n'apparaissent  qu'après  i  fig,  lich,  richy 
isch)  ;  d  seulement  après  n  (end)  ;  »  seulement  après  u  ou  i 
[Jûngling  «  jeune  homme  »)  ;  s  seulement  après  i,  d,  n  ou  sans 
voyelle  (nis,  es,  ens,  s,  st)  ;  n  après  d,  i  ou  sans  voyelle  (en, 
in,  n)  ;  les  autres  consonnes  :  l,  m,  r,  l  n'apparaissent  qu'après 
9  ou  sans  voyelle  ;  parmi  les  groupements  «  consonne  -|- 
voyelle  »  apparaissent  à  l'intérieur  des  morphèmes  seulement 


272  N.   s.   TROUBETZKOY 

les  groupes  n,  /,  r-f  i  (nis,  lich,  ling,  rich)  et  /— 3  (le)  ;  parmi 
les  groupes  de  consonnes  apparaissent  seulement  nd,  ns  et 
s/1.  En  ce  qui  concerne  les  morphèmes  accentuables,  les  types 
fondamentaux  caractérisés  par  le  nombre  de  leurs  syllabes 
peu\  ent  être  également  répartis  en  sous-types  :  c'est  ainsi 
que  les  morphèmes  accentuables  monosyllabiques  se 
répartissent  en  neuf  sous-types  difïérents,  selon  qu'ils 
commencent  ou  finissent  par  un  phonème  vocalique,  par  une 
consonne  ou  par  un  groupe  de  consonnes  [Ei  «  œuf  »,  Kuh 
«  vache  »,  Siroh  «  paille  »,  Aal  «  anguille  »,  Sohn  «  fils  »,  klein 
«  petit  »,  Asl  «  branche  »,  WerJc  «  travail  »,  krank  «  malade  »)  ; 
dans  les  morphèmes  dissyllabiques,  trisyllabiques  et  quadri- 
syllabiques  on  peut  distinguer  un  bien  plus  grand  nombre  de 
sous-types. 

Après  que  la  classification  des  unités  de  cadre  en  types  de 
structure  aura  été  menée  à  bonne  fin,  on  devra  étudier  les 
groupes  de  phonèmes  à  l'intérieur  de  ces  types  de  structure. 
Il  va  de  soi  qu'on  devra  examiner  séparément,  d'un  côté  les 
positions  à  l'intérieur  des  unités  de  cadre  en  question  (initiale, 
intérieur  du  mot,  finale),  et  d'un  autre  côté  les  trois  formes 
fondamentales  des  groupements  de  phonèmes  (groupements 
de  phonèmes  vocaliques  entre  eux,  groupements  de  phonèmes 
consonantiques  entre  eux,  groupements  de  phonèmes  voca- 
liques et  de  phonèmes  consonantiques). 

La  méthode  qui  doit  être  employée  dans  l'étude  de  ces 
formes  de  groupements  phonématiques  découle  avec  une 
logique  inéluctable  des  questions  auxquelles  cette  étude  doit 
répondre.  On  doit  d'abord  rechercher  quels  phonèmes  peuvent 
se  grouper  dans  la  position  en  question  et  quels  phonèmes 
s'excluent  réciproquement.  Ensuite  on  doit  établir  dans 
quel  ordre  de  succession  ces  phonèmes  se  trouvent  l'un  à  côté 
de  l'autre  dans  la  position  susdite.  Et  troisièmement  on  doit 
aussi  indiquer  le  nombre  des  termes  de  chaque  groupement 
de  phonèmes  admis  dans  la  position  en  question.  Au  point  de 
vue  méthodologique  on  peut  indiquer  comme  modèle  l'étude 


(1)  R.  Jakobson  me  fait  remarquer  que  la  structure  phonématique  des 
morphèmes  enclitiques  de  l'allemand  dépend  de  leur  fonction  grammaticale. 
Les  morphèmes  de  terminaison  ou  bien  sont  sans  voyelle  ou  bien  contiennent 
la  voyelle  e.  Cette  voyelle  n'apparaît  dans  les  morphèmes  de  dérivation  qvie  dans 
des  groupements  avec  n,  r,  l.  Parmi  les  consonnes,  les  morphèmes  de  termi- 
naison ne  contiennent  que  s,  t,  n,  m,  r  et  les  trois  groupes  ns,  nd,  st.  Les  mor- 
phèmes inaccentuables  enclitiques  qui  contiennent  d'autres  phonèmes  ou 
groupes  de  phonèmes  sont  des  morphèmes  de  dérivation. 


rPJNCIPES    DE    PHONOLOGIE  273 

qu'a  faite  Kemp  Malone  de  la  structure  phonologique  des 
monosyllabes  anglaise  Kerap  Malone  étudie  en  particulier 
les  groupements  de  phonèmes  admis  à  l'initiale,  à  l'intérieur 
du  mot  et  en  finale  ;  il  établit  pour  chacune  de  ces  positions 
trois  sortes  de  règles  limitatives  :  a)  limitation  de  la  partici- 
pation     à      un      groupe      («  restriction      in     membership  »), 

b)  limitation  dans  l'ordre  de  succession  des  phonèmes  faisant 
partie  du  groupe  («  restriction  in  séquence  of  members  »)  et 

c)  limitation  dans  le  nombre  des  termes  d'un  groupe  («  restric- 
tion in  number  of  members  »).  Ces  trois  sortes  de  limitation 
donnent  une  réponse  exhaustive  à  chacune  des  trois  questions 
(jui  sont  importantes  pour  l'étude  des  groupes  de  phonèmes. 

A  titre  d'exemple  on  peut  examiner  ici  les  groupements  de  consonnes  à 
r  initiale  des  morphèmes  allemands  accentua  b  les  : 

a)  Limitation  de  participation: 

1"  A  aucun  de  ces  groupements  ne  peuvent  participer  s  («  ss  »),  x  («  ch  »), 
/z  et  29  ("  ng  »)  ;  2°  les  moyennes  et  les  ténues  s'excluent  réciproquement  (c'est- 
à-dire  qu'à  un  seul  et  même  groupe  ne  peuvent  participer  en  même  temps  une 
moyenne  et  une  ténue)  ;  3°  les  occlusives  s'excluent  réciproquement  ;  4°  les 
fricatives  (f,  ë)  s'excluent  réciproquement  ;  5°  les  sonantes  (r,  l,  ni,  n,  v) 
s'excluent  réciproquement  ;  6°  les  fricatives  sont  incompatibles  avec  b,  d,  g,  p 
{«  pf  »)  ;  ~°  t,  d  sont  incompatibles  avec  l  ;  8°  f  est  incompatible  avec  les  occlu- 
sives ;  9°  w  («  w  )i)  est  incompatible  avec  les  labiales  et  les  labio-dentales  ;  10°  c 
(«  z  »)  est  incompatible  avec  r,  l,  s,  f  ;  11°  n  n'est  compatible  qu'avec  s  ("  sch  »), 
A-,  g  ;  12°  m  n'est  compatible  qu'avec  s. 

b)  Limitation  dans  l'ordre  de  succession  : 

i°  Les  fricatives  (f,  s)  ne  peuvent  figurer  que  comme  premier  terme  d'un 
groupe;  2°  les  sonantes  (r,  l,  m,  n,  v)  ne  peuvent  apparaître  que  comme  dernier 
terme  d'un  groupe  ;  3°  entre  s  et  v  il  ne  peut  y  avoir  aucune  autre   consonne. 

c)  Limitation  dans  le  nombre  des  termes: 

1°  Comme  groupes  de  trois  termes  sont  seuls  admis  str,  spr  et  épi  ;  2°  les  grou- 
pes de  plus  de  trois  termes  ne  sont  pas  tolérés. 

De  toutes  ces  limitations  il  résulte  qu'à  l'initiale  des  morphèmes  allemands 
accentuables  les  groupes  de  consonnes  suivants  sont  possibles  :  br,  pr,  dr,  tr, 
gr,  kr,  pr,  fr,  sr;  bl,  pi,  kl,  pi,  fl,  si;  gn,  kn,  en;  Sm;  dv,  (tv),  (gvj,  kv,  cv,  Sv; 
st,  sp,  fsk);  str,  spr,  spl. 

Des  règles  combinatoires  analogues  peuvent  être  établies  pour  la  finale 
et  pour  l'intérieur  des  morphèmes  accentuables  ;  en  outre  des  règles  spéciales 
peuvent  être  trouvées  pour  les  morphèmes  polysyllabiques.  Les  règles  décou- 
vertes de  cette  manière  doivent  être  comparées  entre  elles,  de  sorte  que  si  cer- 
taines d'entre  elles  ont  une  sphère  d'emploi  plus  générale,  ce  fait  puisse  être 
mis  en  évidence.  Ainsi  par  ex.  parmi  les  <■  limitations  de  participation  »  énumérées 
ci-dessus,  les  règles  2,  4,  6  et  9  valent  non  seulement  pour  l'initiale,  mais  pour 
toutes  les  positions  dans  le  cadre  d'un  morphème  allemand.  Certaines  règles 
doivent  recevoir  une  rédaction  générale  :  ainsi  par  ex.  la  deuxième  limitation 


(1)   Kemp  Malone,  u  The  Phonemic  Structure  of  English  Monosyllables  », 
American  Speech  1936,  205  et  suiv. 


274  N.    s.    TROLBETZEOY 

dans  l'ordre  de  succession  peut  être  remplacée  par  deux  règles  valables  pour 
toutes  les  positions  dans  un  morphème  allemand  :  a)  parmi  les  liquides  (r,  l), 
r  ne  peut  apparaître  qu'en  contact  immédiat  avec  une  voyelle,  /  par  contre 
apparaît  en  contact  immédiat  soit  avec  une  voyelle  soit  avec  un  r  ;  P)  parmi 
les  nasales,  m  et  n  ne  peuvent  apparaître  qu'en  contact  immédiat  soit  avec 
ime  voyelle,  soit  avec  une  liquide,  tandis  que  e  apparaît  seulement  après  une 
voyelle. 

Ce  n'est  que  lorsqu'on  aura  étudié  d'après  la  même  méthode 
les  combinaisons  de  phonèmes  dans  le  plus  grand  nombre  de 
langues,  qu'on  pourra,  en  comparant  les  diverses  langues, 
d'abord  distinguer  les  divers  types  combinaioires  et  ensuite 
discuter  avec  fruit  la  question  de  la  légitimité  des  règles 
combinatoires. 

4.  Groupements  anomaux  de  phonèmes 

Les  règles  combinatoires  donnent  à  chaque  langue  une 
physionomie  particulière.  Elles  ne  caractérisent  pas  moins 
la  langue  que  l'inventaire  des  phonèmes.  Il  y  a  des  langues  où 
les  règles  combinatoires  sont  appliquées  avec  un  grand  esprit 
de  suite  à  toutes  les  parties  du  vocabulaire.  Dans  des  langues 
de  ce  genre  même  les  mots  étrangers  sont  modifiés  de  telle 
sorte  qu'ils  obéissent  aux  règles  combinatoires  normales,  aux 
règles  valables  pour  les  mots  autochtones.  Dans  d'autres 
langues  les  mots  étrangers  sont  au  contraire  aussi  peu 
modifiés  que  possible,  même  s'ils  contredisent  aux  règles 
combinatoires  autochtones.  Ils  demeurent  dans  le  vocabulaire 
comme  des  corps  étrangers.  L'allemand  par  ex.  appartient 
à  ce  dernier  type  de  langues  :  on  pensera  à  des  mots  comme 
Psalm  «  psaume  »,  Sphdre  "■  sphère  »,  Szene  «  scène  »,  pneuma- 
iisch  pneumatique  «  ayant  des  groupes  de  consonnes  «  non 
allemands  »  à  l'initiale.  D'ailleurs  des  mots  de  ce  genre  restent 
normalement  dans  le  domaine  du  vocabulaire  technique  ou 
savant  et  beaucoup  parmi  eux  se  conforment  aux  règles 
combinatoires  normales  quand  ils  s'introduisent  dans  le 
vocabulaire  de  tous  les  jours^.  C'est  seulement  à  un  stade  de 
bilinguisme  très  avancé  que  des  mots  de  ce  genre  ayant  des 
groupes  étrangers  de  phonèmes  pénètrent  dans  la  langue 
usuelle  au  point  de  ne  plus  être  sentis  comme  des  corps 
étrangers.  Cela  signifie  que  les  règles  combinatoires  de  la 
langue  en  question  ont  subi  une  modification  correspondante. 

(1)  Le  mot  Sport  est  déjà  prononcé  par  beaucoup  d'allemands  avec  un  s 
initial  et  sous  cette  forme  il  n'a  plus  la  physionomie  d'im  mot  étranger.  A  Vienne 
Sport,  nom  d'une  marque  de  cigarettes,  est  toujours  prononcé  avec  i. 


PRINCIPES  DE  PHONOLOGIE  275 

Le  degré  auquel  les  mots  étrangers  ne  se  conforment  pas  aux  règles  combi- 
natoires  autochtones  dépend  de  beaucoup  de  circonstances  —  et  avant  tout  de 
la  variété  des  groupements  de  phonèmes  admis  dans  la  langue  en  question. 
Une  langue  comme  le  japonais  où  sont  permis  très  peu  de  groupements  de 
phonèmes  ne  peut  pas  beaucoup  augmenter  le  nombre  des  combinaisons  admises. 
L'allemand  au  contraire  où  existent  déjà  des  groupements  nombreux  et  variés 
peut  ajouter  aux  combinaisons  admises  encore  quelques-unes  d'origine  étran- 
gère. D'ailleurs  quelques  règles  fondamentales  ne  peuvent  être  violées  :  par  ex, 
une  moyenne  ne  peut  pas  se  trouver  à  côté  d'une  ténue,  un  r  ne  peut  pas  figurer 
autrement  qu'au  contact  immédiat  d'une  voyelle,  etc.  Un  mot  comme  le  géor- 
gien gvçriunis  «  il  nous  fait  nous  exercer  »  ne  pourrait  pas  être  introduit  en 
allemand  sans  modification. 

D'autre  part  l'existence  de  groupements  particuliers  de  [ihonèmes  au  point 
de  soudure  de  deux  morphèmes  joue  un  rôle  important  dans  l'admission  des 
mots  étrangers,  fait  que  B.  Trnka  a  souligné  à  bon  droit*.  Les  groupes  se,  sf, 
pn  ne  sont  pas  admis  en  allemand  dans  le  cadre  d'un  même  morphème,  mais  ' 
ils  se  présentent  dans  des  mots  polymorphématiques  ou  «  composés  »  au  point 
de  rencontre  des  morphèmes  (par  ex.  Auszuq  «  déménagement  »,  inissfalUg 
«  déplaisant  »,  abnehmen  «  enlever  »)  et  cela  facilite  la  préservation  sans  alté- 
ration de  ces  groupements  dans  les  mots  étrangers  comme  Szene,  Sphàre, 
pneiirnalisch  où  ils  sont  transposés  à  l'initiale.  De  même  la  conservation  du 
groupe  initial  dans  Psalm,  Psychologie,  etc.,  est  facilitée  par  l'existence  de  ce 
groupe  à  l'intérieur  de  mots  autochtones  comme  Erbse  «  pois  ».  Au  contraire 
en  japonais  l'absence  complète  de  groupes  de  consonnes  (sauf  n-f- consonne) 
non  seulement  dans  le  cadre  d'un  même  morphème,  mais  aussi  à  la  soudure  des 
morphèmes  entraîne  l'impossibilité  d'admettre  des  mots  étrangers  sans  les 
modifier. 

Ce  qui  a  été  dit  sur  les  groupements  de  phonèmes  provenant  de  langues 
étrangères  vaut  aussi  pour  les  groupements.dialectaux  et  archaïques.  Le  langage 
relevé  ou  la  langue  écrite  n'admettent  d'habitude  des  mots  dialectaux  que  sous 
une  forme  convenablement  modifiée.  Les  mots  dialectaux  présentant  un  des 
groupes  de  phonèmes  étrangers  à  la  langue  écrite  forment  dans  le  vocabulaire 
de  cette  langue  des  corps  étrangers  et  sont  relégués  dans  des  parties  spéciales 
de  ce  vocabulaire  :  par  ex.  en  allemand  des  mots  comme  Kaschperl  «  guignol  », 
Droschke  «  fiacre  »,  Wrak  «  de  rebut  »,  Robben  «  veau  marin  »,  Ebbe  «  reflux  »,  etc. 
En  ce  qui  concerne  les  mots  empruntés  à  la  langue  ancienne  et  présentant  des 
groupes  de  phonèmes  qui  ne  sont  plus  en  usage  aujourd'hui,  ils  appartiennent 
aussi  à  des  parties  spéciales  du  vocabulaire  (notamment  à  la  langue  poétique 
ou  à  la  langue  administrative).  Un  groupe  particulier  est  formé  dans  beaucoup 
de  langues  par  les  noms  propres  (aussi  bien  de  personnes  que  de  lieux),  car  ils 
restent  immodifiés  dans  la  langue  écrite  avec  leurs  éléments  étrangers,  archaïques 
et  dialectaux  :  par  ex.  des  noms  allemands  comme  Leipzig,  Leoben,  Allona, 
Luick,  Treitschke,  Pschorr,  etc.,  qui  ou  bien  contiennent  des  groupements  de 
phonèmes  inaccoutumés  ou  bien  appartiennent  aux  types  de  morphèmes  les 
plus  rares*.  Il  est  du  reste  à  remarquer  que  les  noms  propres  sont,  à  bien  d'autres 


(1)  B.  Trnka,  TCLP  VI,  60  et  suiv. 

(2)  On  remarquera  qu'il  se  présente  également  dans  ce  cas  des  groupements 
qui  d'habitude  ne  figurent  qu'à  des  soudures  de  morphèmes  :  Leipzig-Abzug 
«  départ  »,  Leoben-beobachlen  «  observer  »,  Luick-riihig  «  tranquille  »,  Treilsclike- 
Deulschkunde  «  germanologie  »,  Pschorr- Absciiied  «  départ  »,  etc. 


276  N.   s.   TROUBETZKOY 

points  de  vvie,  dans  une  situation  tout  à  fait  particulière  vis-à-vis  du  système 
phonologique  et  morphologique. 

Le  domaine  le  plus  important  des  groupes  anormaux  de  phonèmes  est 
constitué  par  les  interjections,  les  onomatopées,  les  mots  affectueux  ou  les 
commandements  adressés  à  des  animaux,  et  enfin  les  mots  à  nuance  «  expres- 
sive ».  Après  ce  qu'ont  dit  sur  ce  sujet  V.  Mathesius  et  J.  M.  Kofinek*  le  pro- 
blème peut  être  considéré  comme  définitivement  éclairci  et  ne  nécessite  plus 
d'autres  discussions. 


MI.  DE  LA  STATISTIQUE  PHONOLOGIQUE 

1.  Les  deux  types  de  dénombrement 

Les  problèmes  de  statistique  et  de  rendement  fonctionnel 
des  éléments  phonologiques  sont  liés  de  la  façon  la  plus 
étroite  à  l'étude  des  combinaisons  de  phonèmes,  La  statis- 
tique phonique  a  déjà  été  exploitée  et  utilisée  pour  différents 
buts  pratiques  et  scientifiques.  Pour  des  buts  phonologiques, 
elle  doit  être,  on  le  comprend,  modifiée  d'une  façon  con- 
venable :  il  s'agit  de  compter  non  pas  des  lettres  ou  des  sons, 
mais  des  phonèmes  et  des  groupes  de  phonèmes.  Dans  la 
littérature  spécialement  phonologique  l'importance  de  la 
statistique  a  été  d'abord  soulignée  par  V.  iVIathesius^.  B.  Trnka 
dans  son  livre  déjà  mentionné^  a  apporté  une  contribution 
à  la  statistique  phonologique  de  l'anglais.  W.  F.  Twaddell  a 
tenté  une  statistique  des  phonèmes  consonantiques  allemands 
et  de  leurs  groupements^.  George  Kingsley  Zipf  s'occupe  de 
statistique  phonologique  en  général^.   Ainsi  on  ne   manque 

(1)  V.  Mathesius,  «O  vyrazové  platnosti  nëkterych  Êesky'ch  skupin  hlâs- 
kovy^ch  »,  Nase  hec  XV,  38  et  suiv.,  de  même  que  J.  M.  Kofinek,  «  Studie  z 
oblasti  onomatopoje  »  [Pràce  z  vëdeckych  ùstavù  XXXVI),  Praha  1934.  Comparer 
aussi  V.  Skalirka,  «  O  mad'arskych  vyrazech  onomatopoickych  »,  Sbornik 
filologicky  XI  (1937). 

(2)  Voir  ses  articles,  «  La  structure  phonologique  du  lexique  tchèque 
moderne  »,  TCLP  I,  67-85  et  «  Zum  Problem  der  Belastungs-und  Kombina- 
tionsfâhigkeit  der  Phonème  »,  ibid.  IV,  148  et  suiv. 

(3)  B.  Trnka,  «  A  Phonological  Analysis  of  Présent  Day  Standard  English  » 
{Pràce  z  vëdeckych  ùslavù  XXXVII,  1935),  45-175. 

(4)  W.  F.  Twaddell,  «  A  Phonological  Analysis  of  Interv^ocalic  Consonant 
Clusters  in  Modem  German  »,  Actes  du  IV^  Congrès  International  de  Linguistes 
à  Copenhague,  1938. 

(5)  G.  K.  Zipf,  «  Selected  Studies  of  the  Principle  of  Relative  Frequency 
in  Language  »  (Cambridge,  Massach.,  Harvard  University  Press,  1932)  et  »  Psy- 
cho-Biology  of  Language  »  (Boston-Cambridge,  Mass.,  Rivcrside  Press,   1935). 


PHINCIPKS    DE   PHONOLOGIE  277 

déjà  plus  maintenant  de  travaux  sur  la  statistique  phono- 
logique. Ils  sont  cependant  beaucoup  trop  brefs  et  chacun 
d'eux  emploie  une  méthode  différente.  Une  méthode  unique 
de  statistique  phonologique  n'a  pas  été  créée  jusqu'à  mainte- 
nant. En  partant  de  ces  bases  nous  devons  nous  contenter 
ici  de   faire   sur  <c   thôme  quelques  remarques. 

La  statistique  a  en  phonologie  une  double  signification. 
Elle  doit  montrer  d'une  part  avec  quelle  fréquence  un  élément 
phonologique  déterminé  de  la  langue  en  question  (phonème, 
groupe  de  phonèmes,  type  de  morphème  ou  de  mot)  revient 
dans  le  langage,  et  d'autre  part  quelle  est  l'importance  du 
rendement  fonctionnel  de  cet  élément  ou  d'une  opposition 
phonologique  déterminée.  Pour  la  première  tâche  il  faut 
étudier  au  point  de  vue  statistique  des  textes  suivis  ;  pour 
la  seconde  des  lexiques.  Dans  les  deux  cas  on  peut  envisager 
soit  seulement  le  nombre  absolu  des  apparitions  effectives  de 
l'élément  en  question,  soit  le  rapport  de  ce  nombre  au  nombre 
d'apparitions  théoriquement  attendu  sur  la  base  des  règles 
combinat  oires. 


2.  Nombres  conditionnés  par  le  style  et  nombres  conditionnés 
par  la  langue 

Chaque  type  de  statistique  présente  ses  difficultés 
particulières.  Quand  on  étudie  la  fréquence  d'éléments  phono- 
logiques déterminés  dans  des  textes  suivis,  les  difficultés 
proviennent   avant   tout   du   choix   du   texte. 

J'ouvre  au  hasard  la  «  Sprachthcorie  »^  de  K.  BOhler  et  je  prends  à  la  p.  23 
un  paragraphe  quelconque  de  200  mots  (de  «  soll  es  also...  »  jusqu'à  «  im  Schosse 
der  Spraehwissenschaften  lângst  »,  donc  les  lignes  3-28  à  partir  du  haut).  Dans 
ce  paragraphe  sont  contenus  248  morphèmes  accentuables,  parmi  lesquels 
204  monosyllabes,  37  dissyllabes  et  7  trisyllabes.  Puis  je  prends  un  autre  texte 
également  de  200  mots,  à  savoir  le  début  de  la  première  histoire  de  A.  Dirr 
«  Kaukasisohe  Mârchen  «^  et  je  trouve  que  ce  paragraphe  ne  contient  en  tout 
que  220  morphèmes  accentuables,  dont  210  monosyllabes,  10  dissyllabes  et 
aucun  trisyllabe.  La  même  différence  existe  entre  les  deux  textes  choisis  en 
ce  qui  concerne  la  longueur  des  mots.  Chez  K.  Bûhler  on  trouve  des  mots  de 
différentes  longueurs,  de  1  à  9  syllabes.  Chez  A.  Dirr  seulement  des  mots  de 
une,  deux,  trois  syllabes  avec  une  préférence  très  marquée  pour  les  monosyl- 
labes : 


(1)  Karl  Buhler,  «  Sprachtheorie  »  (Jena   1934). 

(2)  «  Kaukasischc  Miirchen,  ausgew;Uilt  tmd  libersetzt  von  A.  Dirr  »  (dans 
Die  Mârchen  der  \yrlllilcrnlur,  édité  par  l'ricdrich  \on  der  Leyen  et  Paul  Zau- 
nert,  Jena  1920). 


278 


N,   S.   TROUBETZKOY 


Monosyllabes. 
Dissyllabes.. . 
Trisyllabes..  . 
Télrasyllabes. 
Pentasyllabes. 
Hexasyllabes. 
Heptasyllabes 
Octosyllabes . 
Ennéasyllabes 


K.  BÛHLER 

A.   DIRR 

NOMBRE 

absolu 

DE    MOTS 

en  % 

NOMBRE 

absolu 

DE    MOTS 

en  % 

95 

57 
27 
7 
6 
G 
1 

1 

47,5 
28,5 
13,5 

3,5 

3 

3 

0,5 

0,5 

134 
56 
10 

67 

28 

5 

200 

100 

200 

100 

Le  nombre  total  des  syllabes  dans  le  paragraphe  étudié  est  de  400  dans 
K.  Bûliler,.  et  de  276  dans  A.  Dirr,  de  sorte  que  la  longueur  moyenne  du  mot 
est  chez  K.  Bûhler  de  deux  syllabes,  chez  A.  Dirr  de  1,4  syllabe.  Comme  en 
allemand  seules  les  voyelles  fonctionnent  comme  centres  de  syllabe  (n,  r,  l 
faisant  syllabe  en  syllabe  inaccentuée  sont  à  considérer  phonologiquement 
comme  an,  ar,  dl),  le  nombre  des  syllabes  indique  aussi  le  nombre  des  phonèmes 
vocaliques  (400  pour  K.  Buhler,  276  pour  A.  Dirr).  En  ce  qui  concerne  les  con- 
sonnes le  paragraphe  étudié  contient  chez  K.  Bûhler  636  phonèmes  consonan- 
tiqaes  et  429  chez  A.  Dirr  :  c'est-à-dire  qu'Un  mot  contient  chez  K.  Bûhler 
en  moyenne  3,2  consonnes  et  2,1  chez  A.  Dirr.  Le  rapport  des  consonnes  aux 
voyelles  est  à  peu  près  le  même  dans  les  deux  textes  :  les  consonnes  forment 
61  %  et  les  voyelles  39  %  de  tous  les  phonèmes.  Mais  le  nombre  total  des 
phonèmes  est  chez  K.  Buhler  de  1036  et  chez  A.  Dirr  de  705,  de  sorte  qu'il 
existe  une  différence  d'environ  3  :  2.  On  ne  peut  pas  croire  que  cette  différence 
disparaîtrait  dans  des  paragraphes  plus  longs.  Elle  est  liée  de  la  façon  la  plus 
étroite  aux  différences  de  slijle.  La  langue  savante,  adaptée  à  un  niveau  intel- 
lectuel plus  haut  de  l'auditoire,  se  distingue  par  des  mots  longs,  tandis  que  le 
récit  simple,  adapté  à  un  niveau  assez  primitif  de  l'auditoire,  préfère  les  mots 
courts.  Une  autre  particularité  de  la  langue  savante  allemande  est  qu'elle  est 
surchargée  de  groupes  de  consonnes.  Tandis  que  dans  le  paragraphe  étudié 
chez  A.  Dirr  il  n'y  a  que  55  groupes  de  consonnes,  auxquels  participent  116  con- 
sonnes, soit  27  %  de  tous  les  phonèmes  consonantiques,  dans  le  paragraphe 
étudié  de  la  «  Sprachtheorie  »  de  K.  Bûhler,  il  apparaît  127  groupes  de  consonnes 
auxquels  participent  en  tout  281  consonnes,  c'est-à-dire  44  %  de  toutes  les 
consonnes.  En  ce  qui  concerne  la  répartition  de  ces  consonnes  en  mots  et  en 
morphèmes,  dans  les  deux  textes  la  plupart  des  groupes  apparaissent  aux 
soudures  de  morphèmes  (A.  Dirr  40  %,  K.  Bûhler  42  %)  et  en  finale  de  mor- 
phèmes (A.  Dirr  33  %,  K.  Bûhler  32  %).  Mais  à  l'initiale  et  à  l'intérieur  des 
morphèmes  les  deux  textes  présentent  de  tout  autres  rapports  :  chez  A.  Dirr 
apparaissent  à  l'initiale  des  morphèmes  22  %  et  à  l'intérieur  des  morphèmes  5  % 
de  tous  les  groupements  de  consonnes,  tandis  que  chez  K.  Bûhler  l'initiale  des 
morphèmes  fournit  12  %  et  l'intérieur  des  morphèmes  14  %  de  tous  les  grou- 
pements de  consonnes.  En  outre  chez  K.  Bûhler  sont  attestés  à  l'intérieur  des 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  279 

muriilièmes  des  groupements  comme  cj  (Situation),  gm  (Dogma),  skr  (des- 
kriptiv)  qui  chez  A.  Dirr  n'apparaissent  pas  une  seule  fois,  non  seulement 
dans  le  paragraphe  étudié,  mais  encore  dans  tout  son  recueil  de  contes  caucasiens. 
C'est  la  conséquence  de  l'usage  développé  des  mots  étrangers  qui  caractérise 
toute  langue  savante. 

Les  deux  types  de  style  choisis  comme  exemples  :  la  langue 
savante,  intellectuelle,  et  la  langue  volontairement  simple 
du  récit,  imitant  le  primitif,  sont  deux  pôles  entre  lesquels 
se  trouvent  différents  autres  genres  de  style,  de  sorte  que 
chacun  possède  sa  marque  spécifique.  Chaque  texte  appartient 
à  un  certain  type  de  style.  Et  si  nous  nous  proposons  d'étudier 
à  l'aide  d'un  texte  la  fréquence  de  certains  éléments  phono- 
logiques dans  une  langue  déterminée,  nous  devons  avant  tout 
nous  demander  quel  texte  paraît  le  plus  convenable  pour  ce 
but.  Le  problème  admet,  semble-t-il,  deux  solutions  :  ou  bien 
>on  peut  choisir  un  texte  «  de  style  neutre  »,  ou  bien  on  peut 
prendre  des  extraits  de  plusieurs  textes  appartenant  à  des 
types  de  style  différents.  Toutefois  ces  deux  solutions  sont 
peu  satisfaisantes  :  en  effet  que  peut-on  considérer  comme 
un  style  neutre  ?  et  dans  quelles  proportions  les  extraits  des 
différents  styles  doivent-ils  être  pris  ? 

Il  paraît  donc  impossible  de  libérer  complètement  la  statis- 
tique phonologique  de  l'influence  des  différents  types  de  style. 
Dans  les  recherches  de  statistique  phonologique  les  particu- 
larités spécifiques  des  différents  types  de  style  doivent  toujours 
être  prises  en  considération.  On  doit  avant  tout  établir  quels 
phénomènes  phonologiques  sont  condilionnés  par  le  style  et 
quels  autres  sont  indépendants  du  style.  Ainsi  nous  avons 
déjà  vu  que,  au  moins  en  allemand,  la  longueur  des  unités  de 
signification  (mots  ou  morphèmes)  et  la  fréquence  des  groupes 
de  consonnes  est  conditionnée  par  le  style.  Par  contre  la 
fréquence  des  différents  phonèmes  paraît  être  assez  indépen- 
dante du  genre  de  style  du  texte. 

Que  l'on  compare  par  ex.  la  fréquence  des  phonèmes  vocaliques  (en  %) 
dans  les  paragraphes  indiqués  ci-dessus  de  K.  Bûhler  et  de  A.  Dirr  : 


280  N.    s.    TROUBETZKOY 

K.  BUHLER  A.   DIRR 

a  ^_     ^     15 

99 


0/ 


9 

II 
0 

au 

e.  à  39        18 


•20        10 


ei 


u 


43 


\ 


I 


\ 


17 

[8 
4 


3 


ô  4    ^      U,o 

ou  l      0,5 

100  100 

Les  petites  différences  portant  sur  a,  e,  ei  ne  peuvent  guère  être  attribuées 
à  l'influence  des  genres  de  style.  Il  est  possible  qu'en  étudiant  statistiquement 
des  paragraphes  plus  longs  ces  différences  disparaissent. 

La  fréquence  des  phonèmes  —  au  moins  en  allemand  — 
ne  paraît  donc  pas  conditionnée  par  le  style  et  pour  en  faire 
la  statistique  on  J)eut  choisir  n'importe  quels  textes  (sauf  les 
poésies  et  certains  textes  de  prose  particulièrement  raffinés 
dans  lesquels  une  déformation  artistique  intentionnelle  de 
la  fréquence  naturelle  des  phonèmes  a  produit  des  effets 
spécifiques)^.  Cependant  par  mesure  de  précaution  on  peut 
tâcher  d'obtenir  dans  ce  but  la  neutralisation  des  genres  de 
style.  Ce  qui  paraît  le  mieux  pour  cela,  ce  sont  des  notes  sur 
diverses  conversations-  ou  bien  des  journaux  où  figureraient 
différents  genres  de  style  :  articles  de  fond  sur  la  politique, 
télégrammes,  articles  semi-scientifiques,  communications 
administratives,  nouvelles  sportives,  rapports  économiques, 
etc^ 

(1)  J.  Mukafovsky,  t  La  phonologie  et  la  poétique  -,  TCLP  IV,  280  et  suiv. 

(2)  Peskovskij  a  donné  pour  le  russe  une  statistique  phonique  basée  sur 
des  notes  prises  au  hasard  des  conversations  :  Peskovskij,  «  Des'at'  tys'ac 
z\'ukov  russkogo  jazyka  ?  (Sbornik  statej,  Leningrad  1925,  167-191).  Pour  le 
suédois  il  existe  im  travail  semblable,  basé  sur  des  notes  sténographiques 
prises  pendant  des  discours  au  Parlement  suédois.  Par  malheur  il  s'agit  dans 
les  deux  cas  d'une  statistique  des  sons  et  non  des  phonèmes. 

(3)  Voir  par  ex.  Eldridge,  «  Thousand  Common  English  Words  »  (Buffalo, 
The  Clément  Press,  1911). 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  281 


3.  Interprétations  proposées  de  la  fréquence  des  phonèmes 

Jusqu'à  présent  beaucoup  trop  peu  de  langues  ont  encore  été  étudiées  du  point 
de  vue  statistique  quant  à  la  fréquence  des  phonèmes.  C'est  pourquoi  il  est 
prématuré  d'interpréter  les  données  statistiques  et  de  porter  un  jugement 
général  sur  ce  problème.  Mais  dès  maintenant  les  essais  de  ce  genre  ne  manquent 
pas.  Une  théorie  sur  la  cause  des  divergences  entre  les  chiffres  notant  la  fré- 
quence des  divers  phonèmes  à  l'intérieur  des  différentes  langues  a  été  présentée 
par  J.  van  Ginneken^.  D'après  cette  théorie  chaque  homme  posséderait  une 
préférence  héréditaire  pour  certaines  articulations  et  choisirait  instinctivement 
en  parlant  les  mots  dans  lesquels  figurent  les  sons  en  question.  Comme  tous  les 
peuples  proviennent  du  mélange  de  différentes  races,  il  existe  dans  chaque  repré- 
sentant d'un  peuple  donné  une  combinaison  déterminée  des  marques  raciales 
héréditaires,  de  sorte  qu'à  ces  marques  correspondent  aussi  des  tendances 
articulatoires.  Comme  les  composantes  raciales  sont  les  mêmes  chez  différents 
représentants  du  môme  peuple,  le  système  des  phonèmes  est  aussi  le  même 
chez  tous  ;  les  variations  individuelles  dans  la  fréquence  des  phonèmes  s'expli- 
quent par  des  différences  dans  le  rapport  numérique  des  composantes  raciales 
chez  les  divers  représentants  du  même  peuple.  Cette  théorie  n'a  pas  été  obtenue 
par  la  voie  inductive  et  ne  découle  pas  de  faits  concrets  :  elle  a  plutôt  été  créée 
a  priori.  Les  matériaux  phoniques  allégués  ne  servent  pas  à  établir  et  à  con- 
trôler la  théorie  :  ils  sont  seulement  expliqués  par  cette  théorie,  de  sorte  que 
l'explication  reste  toujours  purement  hypothétique  :  si  un  phonème  quelconque 
dans  une  langue  déterminée  présente  un  chiffre  de  fréquence  particulièrement 
élevé  ou  particulièrement  bas  on  suppose  que  les  marques  raciales  du  peuple 
en  question  favorisent  ou  entravent  les  mouvements  articulatoires  dont  il 
s'agit.  Mais  c'est  une  pétition  de  principe  car  il  faudrait  d'abord  prouver  que 
la  fréquence  élevée  ou  faible  d'un  phonème  dans  le  discours  suivi  dépend  des 
marques  raciales  des  sujets  parlants.  Si  les  langues  nègres  ne  présentent  pas 
la  même  fréquence  de  phonèmes  que  les  langues  indiennes  de  l'Amérique  du 
Nord,  cela  n'est  nullement  une  preuve  que  la  fréquence  des  phonèmes  dépende 
des  marques  raciales,  puisque  les  langues  nègres  se  distinguent  des  langues 
indiennes,  non  seulement  par  la  fréquence  des  Jihonèmes,  mais  encore  par 
l'inventaire  des  phonèmes  et  la  structure  grammaticale.  Une  preuve  objective 
ne  pourrait  être  fournie  que  par  vme  expérimentation  dans  laquelle  les  facteurs 
en  question  seraient  tout  à  fait  isolés  de  tous  les  autres.  Il  faudrait  par  ex. 
étudier  la  fréquence  des  phonèmes  chez  deux  sujets  de  races  différentes,  mais 
ayant  la  même  langue  maternelle  et  le  même  niveau  de  culture  —  et  en  outre 
dans  des  manifestations  de  langage  ayant  le  même  genre  de  style.  Les  résultats 
ne  pourraient  toutefois  acquérir  une  signification  scientifique  que  si  l'expérience 
'était  répétée  plusieurs  centaines  de  fois  avec  des  représentants  de  différentes 
races  et  en  différentes  langues.  C'est  seulement  alors  qu'on  pourrait  discuter 
cette  question. 

Une   autre   théorie    sur   la   fréquence   des   phonèmes   a   été   présentée    par 


(1)  J.  van  Ginneken,  «  Ras  en  Taal  »  (Verhandl.  d.  Kon.  Akad.  van  Wetensch. 
le  Amsterdam,  Afl.  Letterkiinde,  N.  R.  XXXVI,  193.5),  «  De  Ontwikkelings- 
geschiedenis  van  de  systemen  der  menschelijke  Taalklanken  »  (Amsterdam 
1932),  «De  Oorzaken  der  taalveranderingen  »  (Amsterdam  1930)  et  «La  bio- 
logie et  la  base  d'articulation  »  (Journ.  de  Psychol.  XXX)  2G6-320. 


282  N.    s.    TROUBETZKOY 

George  Kingsley  Zipf.  D'après  cette  théorie  la  fréquence  d'un  iihonèine  est 
d'autant  plus  élevée  que  la  réalisation  de  ce  phonème  est  moins  comiiliquée. 
En  exposant  cette  théorie  G.  K.  Zipf  se  place  complètement  au  point  de  vue 
des  sciences  naturelles^  Par  conséquent  en  examinant  le  bien-fondé  de  cette 
théorie  on  doit  d'une  façon  suivie  considérer  les  faits  comme  les  sciences  natu- 
relles le  font.  Mais  du  point  de  vue  tout  à  fait  rigoureux  des  sciences  naturelles 
le  degré  de  complexité  de  l'articulation  ne  se  laisse  pas  mesurer.  Les  occlusives 
sonores  présentent  une  tension  des  cordes  vocales,  mais  en  même  temps  un 
relâchement  des  organes  buccaux  ;  à  l'inverse  dans  les  occlusives  sourdes  les 
cordes  vocales  sont  relâchées,  mais  les  organes  de  la  bouche  tendus.  Quelles 
sont  les  plus  compliquées  ?  Dans  les  consonnes  aspirées  la  glotte  est  largement 
ouverte,  c'est-à-dire  qu'elle  demeure  dans  la  même  situation  qu'elle  occupe 
dans  la  respiration  normale,  tandis  que  dans  les  consonnes  non  aspirées,  au 
moment  de  la  détente  phonique,  la  glotte  est  reportée  dans  une  autre  position, 
de  sorte  que  l'aspiration  ne  se  produit  pas.  Mais  d'autre  part  le  courant  de 
souffle  étant  plus  fort,  les  organes  de  la  bouche  sont  d'habitude  plus  fortement 
tendus.  C'est  pourquoi  dans  l'opposition  d'aspiration  il  est  également  difficile 
de  dire  si  ce  sont  les  consonnes  aspirées  ou  les  non-aspirées  qui  sont  les  «  plus 
compliquées  ».  Le  même  doute  se  répète  à  l'égard  de  toutes  les  oppositions  de 
mode  de  franchissement.  Et  le  degré  de  complication  se  laisse  encore  moins 
établir  dans  les  oppositions  de  localisation.  George  K.  Zipf  allègue  comme 
exemple  l'opposition  m-n  et  croit  pouvoir  conclure  du  f^it  que  n  dans  beaucoup 
de  langues  apparaît  plus  fréquemment  que  m,  que  celui-ci  serait  plus  compliqué 
que  n  (pp.  78-79).  Mais  m  est  articulé  avec  les  lèvres  fermées  et  le  voile  du  palais 
abaissé,  c'est-à-dire  les  organes  phonatoires  étant  en  position  de  repos  complet 
(la  tension  des  cordes  vocales  mise  à  part),  tandis  que  l'articulation  du  n  (à 
l'exception  de  la  tension  des  cordes  vocales,  qui  lui  est  commune  avec  le  m)  est 
liée  à  l'élévation  de  la  pointe  de  la  langue  vers  les  dents  ou  les  alvéoles,  et 
souvent  aussi  à  un  mouvement  correspondant  de  la  mâchoire  inférieure.  Cette 
théorie  - — -  au  moins  dans  la  rédaction  indiquée  ci-dessus  —  doit  donc  être 
résolument  écartée. 

Les  deux  théories  dont  il  vient  d'être  question  doivent  être  considérées 
comme  contestables  principalement  parce  qu'elles  veulent  expliquer  des  faits 
phonologiques  par  des  causes  biologiques,  c'est-à-dire  extérieures  à  la  langue. 
Mais  la  théorie  de  G.  K.  Zipf  se  laisse  aussi  pour  ainsi  dire  «  traduire  en  termes 
phonologiques  »,  comme  déjà  Marcel  Cohen  l'a  indiqué  dans  son  compte-rendu 
du  livre  de  G.  K.  Zipf  2.  Dans  sa  rédaction  phonologique  cette  théorie  pourrait 
se  présenter  ainsi  :  «  des  deux  termes  d'une  opposition  privative  le  terme  non 
marqué  apparaît  plus  souvent  dans  le  discours  suivi  que  le  terme  marqué  ». 
En  gros  et  en  bloc  cette  formule  pourrait  se  trouver  juste.  Mais  on  ne  peut  en 
aucune  façon  la  considérer  comme  une  règle  sans  exception.  On  doit  distinguer 
les  oppositions  neutralisables  de  celles  qui  ne  le  sont  pas  et  prendre  aussi  en 
considération  la  zone  possible  de  neutralisation.  En  russe  où  l'opposition  entre 
consonnes  mouillées  et  non-mouillées  existe  dans  douze  paires  de  phonèmes,  la 
règle  ne  vaut  que  pour  onze  de  ces  paires  :  les  non-mouillées  p,  b,  f,  v,  t,  d.  s,  z, 
m,  n,  r  apparaissent  en  effet  beaucoup  plus  souvent  que  les  mouillées  corres- 
pondantes p\  b\  /',  m',  V,  d\  s\  z',  m',  n\  r'  (le  rapport  est  environ  2:1).  Mais 
pour  la  paire  l:  V  cette  règle  ne  vaut  pas  :  le  V  mouillé  est  en  russe  plus  fréquent 

(1)  G.  K.  Zipf,  «  Psycho-Biology  of  Language  »,  68  et  suiv.  Voir  un  compte 
rendu  de  N.  S.  Troubetzkoy  dans  Sloiw  a  slovenosl  II,  193G,  252  et  suiv. 

(2)  Marcel  Cohen  dans  BSL  XXXVI  (1935),  10. 


PRINOPF.S    DE   PHONOLOGIE  283 

que  le  /  non  mouillé  (/;  T  =  42  :  58).  Ce  n'est  certes  pas  un  hasard  que  l'oppo- 
i-ition  l-r  ne  soit  neutralisable  que  (levant  e  tandis  que  les  oppositions  p-p\ 
l-V,  etc.,  sont  neutralisées  dans  bien  d'autres  positions  encore  :  devant  les 
apicales,  les  sifflantes,  les  labiales  mouillées.  La  corrélation  de  sonorité  des 
ronsonnes  est  neutralisable  en  russe  :  en  fin  de  mot  devant  une  pause  ou  devant 
des  mots  qui  commencent  par  une  sonante,  seules  sont  admises  les  bruyantes 
sourdes  de  sorte  qu'elles  constituent  les  termes  non  marqués  de  la  corrélation 
vocale.  Mais  le  phonème  v  (comme  aussi  le  i''  mouillé  correspondant)  occupe 
une  place  particulière  :  d'un  côté  il  ne  peut  pas  se  trouver  en  fin  de  mot  et 
même  à  l'intérieur  du  mot  il  est  remplacé  par  son  partenaire  sourd  /  devant 
les  bruyantes  sourdes,  mais  d'un  autre  côté  des  consonnes  sourdes  peuvent  se 
trouver  devant  v  (par  ex.  Ivoj  "■  ton  d,  srad'ba  «  noce  »,  zakvaska  «  levain  n,  etc.), 
ce  qui  n'est  pas  possible  devant  les  autres  bruyantes  sonores.  En  autres  termes  v 
n'exerce  pas  sur  les  autres  bruyantes  la  même  action  que  les  termes  marqués 
de  la  corrélation  vocale.  11  faut  mettre  cela  en  rapport  avec  le  fait  que  v  est 
environ  quatre  fois  plus  fréquent  que  /,  tandis  que  dans  les  autres  paires  de 
phonèmes  faisant  partie  de  la  corrélation  vocale,  les  termes  sonores  sont  environ 
trois  fois  plus  rares  que  les  termes  sourds^. 

Les  exemples  allégués  par  G.  .K.  Zipf  se  laissent  tous  ramener  à  la  formule 
ci-dessus.  En  effet  dans  les  langues  ayant  la  corrélation  vocale,  les  bruyantes 
sourdes  sont  les  termes  non  marqués  des  oppositions,  de  même  que  les  bruyantes 
non  aspirées  dans  les  langues  ayant  la  corrélation  d'aspiration.  Ce  qui  montre 
qu'il  s'agit  ici  non  de  l'aspiration  en  elle-même,  mais  seulement  du  rapport 
d'opposition,  ce  sont  des  langues  comme  le  lesghe  (kurine)  où  les  occlusives 
aspirées  sont  les  termes  non  marqués  de  la  corrélation  d'intensité  consonan- 
tique*  :  ce  sont  ici  les  occlusives  aspirées  qui  sont  en  règle  générale  plus  fré- 
quentes que  les  non-aspirées  correspondantes  :  p^  1,8  :  P  0,8;  f^  5,2  :  T  2,2  ; 
/i-h  8,8  :  K  0,7  ;  c'^  9,0  :  C  0,1.  C'est  seulement  dans  la  série  de  localisation 
arrière-vélaire  que  le  rapport  est  inversé  :  q^  1,6  :  0  3,8,  mais  il  est  à  remarquer 
que  roppo>ition  q^-Q,  à  la  différence  de  toutes  les  autres  oppositions  du  lesghe 
faisant  partie  de  la  corrélation  d'intensité,  n'est  pas  neutralisable  en  syllabe 
posttonique. 

S'il  n'y  a  aucun  doute  que  la  distinction  entre  termes  d'opposition  marqués 
et  non  marqués,  de  même  que  la  distinction  entre  oppositions  neutralisables  et 
non  neutralisables,  ont  une  influence  sur  la  fréquence  des  phonèmes,  il  est 
toutefois  également  clair  que  ces  faits  ne  suffisent  pas  à  expliquer  les  rapports 
de  fréquence.  11  y  a.  toujours  dans  les  différentes  langues  des  oppositions  dont 
le  caractère  privatif  ne  peut  être  établi  objectivement.  Par  ex.  en  français  la 
corrélation  de  sonorité  est,  il  est  vrai,  privative  et  neutralisable,  mais  elle  n'est 
soumise  qu'à  une  neutralisation  dissimilative  et  conditionnée  par  le  contexte 
(de  type  a)  :  le  choix  du  représentant  de  l'archiphonème  est  conditionné  extérieu- 
rement, de  sorte  que  le  caractère  non  marqué  de  l'un  ou  l'autre  terme  de  cette 
opposition  n'est  pas  établi  objectivement^.  Dans  l'ensemble  les  bruyantes 
sourdes  du  français  sont  plus  fréquentes  que  les  sonores  (environ  60  :  40),  mais 
pour  chacune  des  paires  de  phonèmes  prise  isolément,  le  rapport  est  autre  : 
f  et  y  sont  beaucoup  plus  fréquents  que  S  et  /;  d  et  t  ont  à  peu  près  la  même 


(1  )  En  outre  la  sonore  z  apparaît  en  russe  plus  fréquemment  que  la  sourde  s. 
Mais  cette  exception  n'existe  pas  chez  les  russes  qui  prononcent  «s»  comme  se. 

(2)  Pour  faire  la  statistique  des  phonèmes  du  lesghe,  j'ai  étudié  le  conte  n°  5 
dans  l'appendice  du  recueil  de  P.  K.  Uslar  "  K'urinskij  jazyk  »  (Elnorjrafija 
Kavkaza),  291-299. 

(3)  .\.  Martinet  dans  TCLP  VI,  51  et  suiv. 


284  N.   s.   TROUBETZKOY 

fréquence,  tandis  que  dans  les  autres  paires  (p-b,  k-g,  s-z)  le  terme  sourd  est 
beaucoup  plus  fréquent  que  le  terme  sonore. 


4.  Fréquence  réelle  et  fréquence  attendue 

Il  est  en  somme  impossible  d'établir  des  règles  strictes  pour 
la  fréquence  des  phonèmes,  car  cette  fréquence  est  la  résultante 
de  toute  une  série  de  tendances.  Le  chiffre  absolu  de  la  fré- 
quence réelle  d'un  phonème  n'a  qu'une  importance  accessoire. 
Seul  le  rapport  entre  ce  chiffre  et  le  chiffre  de  fréquence 
attendu  théoriquement  possède  une  valeur  véritable.  C'est 
pourquoi  le  décompte  proprement  dit  des  phonèmes  dans  un 
texte  donné  doit  être  précédé  par  le  calcul  soigneux-  des 
probabilités,  en  tenant  compte  de  toutes  les  règles  de  neutra- 
lisation et  de  combinaison.  Qu'on  suppose  par  ex.  une  langue 
où  une  opposition  déterminée  de  phonèmes  consonantiques 
est  neutralisée  à  l'initiale  et  en  finale  de  façon  que  dans  la 
position  de  neutralisation  seul  apparaisse  le  terme  non 
marqué  de  l'opposition.  Dans  cette  langue  ce  terme  non 
marqué  peut  donc  apparaître  au  début  de  chaque  syllabe  et 
en  outre  en  fin  de  mot,  tandis  que  le  terme  marqué  peut  se 
présenter  au  début  de  toutes  les  syllabes  à  l'exception  de  la 
première.  Si  dans  cette  langue  le  nombre  moyen  de  syllabes 
dans  un  mot  est  égal  à  a,  on  doit  s'attendre  à  ce  que  la 
fréquence  du  terme  non  marqué  de  l'opposition  soit  à  celle  du 
terme  marqué  comme  a  +  1  est  à  a  — ■  1.  En  tchétchène  où 
les  consonnes  géminées  ne  se  présentent  qu'à  l'intérieur  du 
mot  (comme  dans  la  plupart  des  autres  langues  ayant  la 
corrélation  de  gémination)  et  où  les  mots  (au  moins  dans  les 
contes  populaires)  contiennent  en  moyenne  1,9  syllabes,  le 
rapport  de  la  fréquence  des  consonnes  géminées  à  celle  des 
non  géminées  correspondantes  doit  donc  être  9  :  29  (c'est- 
à-dire  environ  1:3).  En  réalité  la  statistique  fournit  les  chiffres 
suivants  : 


tt 

:  t 

12 

:  90 

(  4 

:  30) 

qq 

■  q 

6 

:  45 

(  4 

:  30) 

ce 

:  c 

25 

:  59 

(13 

:  30^ 

11 

:  1 

16 

:  32 

(15 

:  30)1 

(1)  C'est  le  texte  n»  IV  dans  le  recueil  de  Karl  Bouda,  «  Tschetschenische 
Texte»  {=  Mitleilungen  des  Seminars  fur  orienlalische  Sprachen  zu  Berlin, 
Jahrg.  XX^VIII,  Abt.  II,  Weslasialische  Siudien,  Berlin  1935,  31-35)  qui  a 
été  étudié  au  point  de  vue  statistique.  Pour  tt/t,  qqlq,  icjc  tout  le  texte  a  été 
étudié,  pour  lljl  seulement  les  300  premiers  mots. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE 


285 


Les  géminées  ce  et  //  sont  donc  employées  plus  fréquemment 

et  les  géminées  tt  et  qq  beaucoup  plus  rarement  qu'on  ne  s'y 

attendrait     théoriquement.     La     même     langue     tchétchène 

possède  dans  les  occlusives  la  corrélation  de  récursion,  mais 

elle  n'apparaît  qu'à  l'initiale,  tandis  qu'elle  est  au  contraire 

neutralisée  à  l'intérieur  du  mot  et  en  finale  (l'archiphonème 

étant  représenté  par  les  occlusives  non  récursives).  Les  termes 

marqués   de   cette   opposition   ne   peuvent   donc   se   trouver 

qu'à  l'initiale,  c'est-à-dire  (si  l'on  désigne  par  [3  le  nombre 

total  des  syllabes  dans  le  texte  et  par  oc  le  nombre  moyen  de 

[3 
syllabes  que  contient  un  mot)  seulement  —  fois.  Les  termes 

a 

non    marqués    correspondants    de    l'opposition    peuvent    au 

contraire  apparaître  au  début  de  chaque  syllabe  et  en  outre 

à  la  fin  de  chaque  mot,  c'est-à-dire  ^ -\ — -fois.  Les  fréquences 

a 

S  (3 

attendues  seront  donc  dans  le  rapport  de  -  à  p  H — ,  c'est-à-dire 

a  a 

comme  1  est  à  a  +  1.  Le  nombre  moyen  de  syllabes  dans  le 

mot  tchétchène  étant  1,9,  nous  aboutissons  à  un  rapport  1  : 

2,9.  En  réalité  on  trouve  les  chiffres  suivants  : 


t' 

:  t 

33  : 

:  90 

(11      :  30) 

k' 

:  k 

38  ; 

:  47 

(24      :  30) 

q' 

'  q 

21 

:  45 

(14      :  30) 

c' 

:  c 

17 

:  97 

(  5      :  30) 

c' 

:  c 

5 

:  59 

(  2,5  :  30) 

p' 

•  P 

? 

:  27 

(          ?       ) 

Dans  l'ensemble  le  rapport  des  chiffres  de  fréquence  entre 
occlusives  récursives  et  non  récursives  correspond  à  peu  près 
au  rapport  attendu  (114  :  365  =  0,9  :  2,9),  mais  les  diverses 
paires  de  phonèmes  s'écartent  considérablement  de  ce  rapport 
dans  les  deux  sens,  les  termes  non  marqués  restant  toujours 
plus  fréquents  que  les  termes  marqués. 

Le  calcul  des  probabilités  théoriques  n'est  pas  toujours 
aussi  simple  que  dans  les  exemples  ci-dessus.  Mais  on  ne  doit 
pas  se  laisser  rebuter  par  les  difficultés  d'un  tel  calcul,  car 
c'est  seulement  par  comparaison  avec  les  chiffres  de  fréquence 
possible  obtenus  au  moyen  de  ces  calculs  que  les  chiffres  de 
fréquence  effective  acquièrent  une  valeur,  en  montrant  si  un 


(1)  Le  p  récursif  n'apparaît  pas  une  seule  fois  dans  tout  le  texte  étudié. 


286  N.    s.    TMOLBETZKOY 

phonème,  dans  la  langue  en  question,  est  beaucoup  ou  peu 
utilisé. 

En  étudiant  un  texte  au  point  de  vue  de  la  statistique 
phonologique,  on  ne  doit  pas  seulement  avoir  égard  à  la 
fréquence  des  apparitions  d'un  phonème  en  général,  mais  aussi 
à  la  fréquence  de  ses  apparitions  dans  des  positions  détermi- 
nées. Si  par  ex.  le  terme  non  marqué  d'une  opposition 
neutralisable  est  particulièrement  fréquent  dans  la  position 
de  neutralisation  (où  il  représente  l'archiphonème),  cela 
montre  que  l'opposition  en  question  est  peu  utilisée.  Mais  si 
ce  terme  d'opposition  est  particulièrement  fréquent  (c'est-à- 
dire  plus  fréquent  qu'on  ne  pourrait  l'attendre  théoriquement) 
précisément  dans  la  position  de  pertinence,  cette  circons- 
tance témoigne  d'une  préférence  particulière  pour  l'emploi 
de  cette  opposition.  De  la  même  manière  on  peut  établir 
statistiquement  le  degré  d'utilisation  des  différentes  opposi- 
tions non  neutralisables.  Il  y  a  dans  beaucoup  de  langues 
des  positions  phoniques  où  seuls  un  très  petit  nombre  de 
phonèmes  sont  admis  et  où  par  suite  ne  sont  employées  que 
peu  d'oppositions  distinctives.  Selon  qu'en  ces  positions  la 
fréquence  attendue  théoriquement  est  dépassée  ou  n'est  pas 
atteinte,  on  peut  juger  si  les  oppositions  en  question  sont 
beaucoup  ou  peu  utilisées. 

La  statistique  brute  et  globale  des  phonèmes  doit  donc  être 
remplacée  par  une  statistique  plus  fme  et  détaillée,  dont 
l'objet  est  formé  non  plus  par  les  phonèmes  mais  par  les 
oppositions.  Car  ici  comme  dans  toutes  les  autres  parties  de 
la  phonologie  on  doit  toujours  avoir  dans  l'esprit  que  ce  ne 
sont  pas  les  phonèmes  mais  les  oppositions  qui  forment 
l'objet  propre  de  la  phonologie. 


5.  La  statistique  phonologique  dans  le  vocabulaire 

Grâce  aux  développements  ci-dessus  il  apparaît  clairement 
que  les  recherches  statistiques  sur  des  textes  ne  suffisent  pas 
à  elles  seules  pour  donner  une  idée  convenable  de  l'utilisation 
relative  des  différents  éléments  phonologiques.  Ces  recherches 
doivent  être  complétées  par  d'autres  statistiques  sur  le  voca- 
bulaire. En  outre  ces  recherches  doivent  toujours  prendre 
en  considération  le  rapport  entre  les  chiffres  réels  et  les 
chiffres  théoriquement  possibles.  V.  Mathesius  et  B.  Trnka 
ont  déjà  fait  à  ce  point  de  vue  d'importantes  tentatives.  Les 


PRINCIPES    DE   PHONOLOGIE  287 

travaux  de  \'.  Mathesius  en  particulier  montrent  nettement 
la  valeur  de  ces  recherches  pour  caractériser  les  langues  du 
point  de  vue  phonoloLnque.  Il  est  facile  de  s'en  convaincre  si 
1  on  compare  dans  différentes  langues  les  mots  composés  de 
deux  phonèmes.  En  allemand  il  peut  y  avoir  à  l'initiale 
18  consonnes  (b,  p,  m,  cl,  i,  n,  I:,  g,  c,  z,  s,  f,  u,  p,  h,  r,  l,  j)  et 
en  finale  14  consonnes  fp,  m,  i,  n,  k,  o,  x,  c,  s,  p,  /,  s,  r,  l), 
tandis  que  tous  les  phonèmes  vocaliques  accentués  (c'est-à- 
dire  10  si  l'on  ne  distingue  pas  à  de  e)  peuvent  se  trouver  aussi 
bien  à  l'initiale  qu'en  finale  ;  ne  sont  pas  admis  les  groupes 
y-f-i,  au+r,  aii-~to,  eû-~-r,  eû—îD,  ai-~r,  ai^K),  o-rto,  o+o. 
En  allemand  sont  donc  théoriquement  possibles  (18x10)  — 
1  =  179  mots  du  type  «consonne  -^voyelle  »  et  (14x10)  — 
8  =  132  mots  du  type  «  voyelle— consonne  »  (sans  tenir 
compte  des  différences  de  coupe  de  syllabe).  En  réalité  le 
type  «  consonne— voyelle  »  est  représenté  en  allemand  par 
57  mots  :  du  c  toi,  tu  »,  Kuh  «  vache  »,  zu  «  à  »,  Schuh 
«  chaussure  »,  iro  «  où  »,  loli  «  flamboyant  »,  roh  «  cru,  brut  », 
Bau  "  construction  »,  Tau  «  grosse  corde  »,  kau  «  mâche  », 
Gau  '<  région  »,  Pjau  «  paon  »,  Vau  «  v  »,  Sau  «  cochon  », 
schau  (C  vois,  regarde  »,  hau  «  bats  »,  lau  «  tiède  »,  rauh  «  rude, 
âpre  »,  die  «  la,  les  »,  nie  «  jamais  »,  Vieh  «  bétail  »,  wie 
«  comme  »,  zieh  «  tire  »,  sie  <(  elle,  ils  »,  hie  «  ici  »,  lieh  «  (il) 
prêta  »,  màh  «  bêle  »,  Tee  «  thé  »,  nàh  «  couds  »,  Weh  «  cri 
douloureux  »,  Zeh  «  orteil  »,  See  «  mer,  lac  »,  je  exclamation, 
geli  «  va  »,  bei  «  auprès  de  »,  weih  «  consacre  »,  zeih  «  accuse  de 
mensonge  »,  sei  «  sois  »,  reih  «  range  (toi)  »,  leih  «  prête  », 
Kiïli'  «  vaches  »,  HÔh'  «  hauteur  »,  neu  «  nouveau  ^n  scheu 
'<  peureux,  timide  »,  Heu  «  foin  »,  Leu  «  lion  »,  Reuh'  «  repentir  », 
da  «  là  »,  nah  «  proche  »,  sah  «  (il)  vit  »,  ja  «  oui  »  ainsi  que  les 
noms  des  lettres  Be,  Ce,  Pe,  De,  Ha,  Ka.  Le  type  «voyelle- 
consonne  »  est  représenté  par  37  mots  :  Uhr  «  heure  »,  Ohr 
«  oreille  »,  ob  «  si  »,  Aug'  «  œil  »,  auch  «  aussi  »,  aus  «  hors  de  », 
auf  "  sur  »,  ihr  «  sa,  leur  »,  im  «  dans  le  »,  in  «  dans  »,  ich  «  moi, 
je  »,  iss  «  mange  »,  er  «  il  »,  El  «  1  »,  Em  «  m  »,  En  «  n  »,  eng 
«  étroit  »,  Eck  «  coin  »,  âlz  «  corrode  »,  es  «  il  (neutre)  », 
Escli  «  frêne  »,  Eid  «  serment  »,  ein  «  un  »,  eil  «  presse-toi  », 
Eich'  «  chêne  »,  Eis  «  glace  »,  Eui  «  hibou  »,  euch  «  vous 
(dat.,  ace.)»,  Aar  «aigle»,  Aal  «anguille»,  am  «près  du», 
an  «  près  de  »,  ach  «  ha  !,  hélas  !  »,  ass  «  (il)  mangea  »,  Aff' 
«  singe  »,  ab  «  vers  le  bas  »,  Asch\  «  cendre  »^  En  français  sont 

(1)   -Yofe  du  traducleur  :  Ajouter  le  nom  de  la  lettre  »  Ef  ». 


288  N.    s.    TROUBETZKOY 

admises  à  l'initiale  15  consonnes  (b,  p,  i,  d,  g,  k,  v,  /,  s,  s,  z, 
m,  n,  r,  l),  en  finale  18  consonnes  (b,  p,  d,  i,  g,  k,  y,  /,  z,  s, 
z,  s,  m,  n,  n,  r,  /,  y)  ;  parmi  les  phonèmes  vocaliques  sont 
admis  dans  les  syllabes  fermées  (u,  o,  o,  a,  e,  o,  i,  ii,  ô,  à,  è,  ô^ 
et  dans  les  syllabes  ouvertes  13  (les  mêmes  +e).  Ne  sont  pas 
tolérés  les  groupes  «  voyelle  nasale  (à,  ô,  è,  o)  -rm,  n,  n,  r,  /, 
y  ».  Sont  donc  théoriquement  possibles  ici  15  xl3  =  195  mots 
du  type  «  consonne +voyelle  et  (12  X  18)  —  (4x6)  =  192  mots 
du  type  «  voyelle +consonne  ».  En  réalité  le  type  «  consonnes- 
voyelle  »  est  représenté  en  français  par  142  mots  et  le  type 
«  voyelle +consonne  »  par  50  mots.  En  autres  termes  en 
allemand  dans  le  type  «  consonne +voyelle  »  sont  réalisées 
seulement  31,  8  %  des  possibilités  théoriques,  en  français  par 
contre  73  %.  Dans  le  type  «  voyelle +consonne  »  la  réalisation 
des  possibilités  théoriques  atteint  dans  les  deux  langues  à 
peu  près  le  même  pourcentage  :  en  allemand  28  %,  en  français 
26  %.  Mais  tandis  qu'en  allemand  les  mots  de  ce  type 
forment  40  %  de  tous  les  monosyllabes  constitués  par  deux 
phonèmes,  en  français  ils  ne  forment  que  26  %  des  mêmes 
monosyllabes.  On  voit  donc  comment,  même  à  l'intérieur 
d'un  cadre  si  étroit  l'individualité  des  langues  ressort  claire- 
ment. V.  Mathesius,  qui  dans  TCLP  1  compare  le  tchèque  à 
l'allemand  au  point  de  vue  de  l'utilisation  des  procédés  phono- 
logiques, établit  notamment  que  parmi  les  mots  qui  consistent 
en  2  ou  3  phonèmes,  ceux  qui  commencent  par  une  voyelle 
forment  en  allemand  25,2,  mais  en  tchèque  8,2  %  de  ces 
mots.  En  outre  les  groupes  de  consonnes  sont  employés  en 
allemand  plutôt  en  finale,  mais  en  tchèque  plutôt  à  l'initiale. 
Toutes  ces  particularités  qui  donnent  à  chaque  langue  sa 
physionomie  particulière  peuvent  s'exprimer  en  chiffres.  De 
même  le  degré  d'utilisation  distinctive  (le  «  rendement 
fonctionnel  »)  des  diverses  oppositions  phonologiques  et  le 
rendement  moyen  des  phonèmes  se  laisse  en  général  établir 
en  chiffres  pour  chaque  langue  par  cette  méthode  d'étude  du 
vocabulaire.  On  reconnaît  en  outre  qu'à  ce  point  de  vue  il 
y  a.  des  langues  «  économes  »  et  des  langues  «  prodigues  ». 
Dans  les  langues  économes  les  mots  qui  ne  se  distinguent 
entre  eux  que, par  un  seul  phonème  sont  très  nombreux  et 
le  pourcentage  de  réalisation  des  combinaisons  de  phonèmes 
théoriquement  possibles  est  très  élevé.  Dans  les  langues 
«  prodigues  »  existe  la  tendance  à  distinguer  les  mots  les  uns 
des  autres  par  plusieurs  procédés  phonologiques  et  à  ne 
réaliser  qu'une  petite  partie  des  combinaisons  de  phonèmes 
théoriquement  possibles. 


PHI.VCIPES    DE   PHONOLOGIE  289 

Une  fois  faite  l'étude  phonologico-statistique  du  vocabu- 
laire, celle  des  textes  suivis  prend  un  nouveau  sens.  Les  chiffres 
de  fréquence  ont  pour  ainsi  dire  une  double  signification  :  il 
s'agit  de  savoir  à  quel  degré  sont  exploitées  dans  le  discours 
suivi  les  possibilités  théoriques  indiquées  par  les  règles  de 
combinaison  et  réalisées  dans  le  vocabulaire.  Plus  grand  est 
le  nombre  des  phonèmes  dans  un  type  de  mots,  plus  élevé 
est  le  chiffre  des  mots  de  ce  type  théoriquement  possibles. 
L'étude  statistique  du  vocabulaire  montre  quel  pourcentage 
de  ces  possibilités  théoriques  est  réalisé,  c'est-à-dire  quel 
nombre  de  combinaisons  phonématiques  du  type  en  question 
possède  une  signification  de  mot  déterminée.  ^Nlais  elle  ne  dit 
rien  sur  la  fréquence  réelle  avec  laquelle  les  mots  de  ce  type 
apparaissent  dans  le  discours  suivi  normal.  Seule  l'étude 
statistique  des  textes  peut  donner  des  indications  sur  ce  point. 
En  outre,  on  peut  découvrir  que  des  types  de  mots  dont  le 
pourcentage  de  réalisation  des  possibilités  théoriques  est 
élevé  ont  une  fréquence  moindre  que  certains  types  de  mots 
dont  le  pourcentage  de  réalisation  est  faible.  Existe-t-il  à 
ce  point  de  vue  des  règles  de  valeur  générale  ou  bien  les 
langues  diffèrent-elles  les  unes  des  autres  à  cet  égard?  On  ne 
peut  encore  rien  dire  là-dessus  pour  le  moment,  car  la  statis- 
tique phonologique  a  été  encore  beaucoup  trop  peu  utilisée. 
En  tout  cas  on  doit  se  mettre  formellement  en  garde  contre 
des  théories  et  des  conclusions  prématurées  en  ce  domaine. 

Pour  finir  indiquons  encore  à  ce  propos  que  la  statistique  lexicale  a  souvent 
à  lutter  contre  les  mêmes  difficultés  que  la  statistique  des  textes.  Toutes  les 
parties  du  vocabulaire  ne  sont  pas  semblables  ni  comparables.  11  y  a  des  expres- 
sions techniques  qui  ne  sont  familières  qu'à  un  cercle  étroite  de  spécialistes, 
quoiqu'elles  ne  soient  nullement  des  termes  étrangers  dans  le  sens  habituel. 
De  telles  expressions  doivent-elles  être  comprises  dans  les  statistiques  ?  11  y  a 
des  mots  qui  sous  leur  forme  écrite  n'existent  que  dans  les  dictionnaires,  mais 
qui  en  fait  ne  vivent  que  sous  un  aspect  phonique  dialectal,  puisque  par  leur 
sens  même  elles  appartiennent  au  domaine  du  dialecte  (expressions  techniques 
de  la  vie  paysanne,  etc.).  Sous  quel  aspect  phonique  doivent-ils  être  utilisas  au 
point  de  vue  statistique  ?  De  tels  problèmes  surgissent  dans  la  statistique 
lexicale  de  presque  chaque  langue.  Mais  pour  certaines  langues  écrites  orientales 
de  telles  questions  sont  tout  à  fait  primordiales.  En  tout  cas  on  ne  doit  pas  se 
représenter  les  choses  comme  trop  faciles. 


290  N.    s.    TROUBETZKOY 

ORISTIQUÉ 

Étude  de  la  fonction  phonique  délimitative  ^ 


I.  Remarques  préliminaires 

En  dehors  des  procédés  phonologiques  qui  servent  à 
distinguer  les  diverses  unités  de  signification  (sémèmes), 
chaque  langue  possède  un  certain  nombre  de  procédés  qui 
délimitent  les  différentes  unités  significatives.  Ces  deux 
fonctions  phoniques,  l'une  distinctive  et  l'autre  délimitative, 
doivent  être  soigneusement  séparées.  La  fonction  distinctive 
est,  pour  la  langue  en  tant  que  telle,  indispensable  :  les 
divers  complexes  phoniques  qui  correspondent  aux  diverses 
unités  significatives  doivent  être  absolument  distincts  pour 
ne  pas  se  confondre.  Pour  que  chacun  de  ces  complexes 
phoniques  soit  suffisamment  caractérisé  dans  son  individua- 
lité, il  doit  présenter  des  «  marques  phoniques  »  déterminées 
dans  un  ordre  déterminé,  chaque  langue  possédant  seulement 
un  nombre  limité  de  ces  «  marques  phoniques  »  et  les 
combinant  selon  des  règles  déterminées  pour  en  faire  des 
complexes  phoniques  chargés  de  signification.  Il  ne  peut  en 
être  autrement  car  cela  est  lié  à  la  nature  même  du  langage 
humain.  Par  contre  la  délimitation  externe  des  complexes 
phoniques  chargés  de  signification  n'est  pas  absolument 
nécessaire.  Ces  complexes  peuvent  se  succéder  en  un  flot  de 
paroles  ininterrompu  sans  aucune  indication  de  leurs  limites. 
Que  l'une  quelconque  des  «  marques  phoniques  »  (  =  phonème 
réalisé)  se  trouve  à  la  fin  d'un  complexe  phonique  chargé  de 
signification  (mot  ou  morphème)  ou  au  début  du  complexe 
phonique  qui  suit  immédiatement,  cela  se  devine  la  plupart 
du  temps  sans  ambiguïté  d'après  l'ensemble  du  contexte. 
Les  possibilités  de  non-compréhension  sont  en  général  très 
faibles,  en  particulier  parce  que  dans  la  perception  de  chaque 


(1)  N.  S.  Troubetzkoy,  «  Anleituno'  zu  plionologischen  Beschreibungen  », 
Brno  1935,  30  et  suiv.  et  «  Die  phonologischen  Grenzsignale  »,  Proceedings  of 
Ihe  Second  International  Congress  of  Phonetic  Sciences  (Cambridge  1936),  45  et 
suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  291 

manifestation  linguistique  on  est  dès  l'abord  placé  dans  une 
sphère  de  concepts  déterminée  et  étroitement  délimitée  et 
cju'on  n'a  à  tenir  compte  que  des  éléments  lexicaux  qui 
appartiennent  à  cette  sphère.  Si  malgré  cela  chaque  langue 
possède  certains  procédés  phonologiques  spéciaux  qui 
signalent  l'existence  ou  la  non-existence  d'une  limite  de 
morphème,  de  mot  ou  de  phrase  en  un  point  déterminé  du 
courant  sonore  continu,  ces  procédés  en  tant  que  tels  ne  sont 
que  des  procédés  de  secours.  Ils  peuvent  être  comparés  aux 
signaux  de  circulation  dans  les  rues.  Jusqu'à  une  époque 
récente,  on  n'avait  eu  aucun  de  ces  signaux  même  dans  les 
grandes  villes  et  aujourd'hui  encore  ils  n'ont  pas  été  introduits 
dans  toutes  les  villes.  On  peut  justement  aussi  se  tirer  d'afTaire 
sans  eux  :  on  a  besoin  seulement  de  prendre  plus  de  précau- 
tions et  de  faire  plus  attention.  Ils  ne  se  trouvent  pas  à  tous 
les  coins  de  rue,  mais  seulement  à  quelques-uns.  De  même  les 
procédés  linguistiques  de  délimitation  n'apparaissent  pas  d'ha- 
bitude à  toutes  les  places  en  question,  mais  seulement  de-ci  de- 
là. La  différence  consiste  seulement  en  ce  que  les  signaux  de 
circulation  existent  toujours  aux  croisements  «  particulière- 
ment dangereux  »,  tandis  que  la  répartition  des  procédés 
linguistiques  de  délimitation  dans  la  plupart  des  langues  est, 
semble-t-il,  tout  à  fait  fortuite,  ce  qui  tient  à  ce  que  la 
circulation  est  réglée  artificiellement  et  rationnellement, 
tandis  que  la  langue  se  forme  et  se  développe  ,  comme 
un  organisme.  Mais  d'après  leur  nature  psychologique  les 
procédés  de  délimitation  linguistique  sont  cependant  sembla- 
bles aux  signaux  de  circulation  :  aussi  bien  les  uns  que  les 
autres  permettent  çà  et  là  une  détente   de   l'attention. 

Nous  appellerons  les  procédés  de  délimitation  linguistique 
des  «  signes  démarcatifs  ».  On  peut  les  classer  d'après  différents 
principes.  D'abord  d'après  leur  rapport  avec  la  fonction 
distinctive,  deuxièmement  d'après  leur  caractère  homogène 
ou  complexe,  troisièmement  selon  qu'ils  indiquent  l'existence 
ou  l'absence  d'une  limite,  et  quatrièmement  selon  ce  qu'ils 
indiquent  comme  limite  (c'est-à-dire  selon  qu'il  s'agit  d'une 
limite  de  mot,  de  morphème  ou  de  phrase).  Il  est  important 
pour  caractériser  une  langue  d'établir  quels  types  de  signes 
démarcatifs  y  dominent  et  quelle  est  la  fréquence  de  leur 
emploi,  de  sorte  que  la  fonction  phonique  délimitative  réclame 
une  statistique  particulière. 


292  N.    s.    TROUBETZKOY 


II.  Signes  démarcatifs  phonématiques  et  aphonématiques 

En  traitant  ci-dessus  des  types  de  neutralisation  condition- 
nés par  la  structure  (p.  256),  il  a  déjà  été  établi  que  dans 
quelques  langues  certaines  oppositions  distinctives  existent 
seulement  à  l'initiale  ou  en  finale  des  unités  de  signification 
(mots  ou  morphèmes),  alors  que  dans  toutes  les  autres  posi- 
tions elles  sont  neutralisées.  Dans  ce  cas  les  termes  marqués 
des  oppositions  en  question,  outre  leur  valeur  phonématique 
(c'est-à-dire  distinctive),  possèdent  encore  la  valeur  de  signes 
démarcatifs,  car  ils  n'apparaissent  qu'à  la  limite  (initiale  ou 
finale)  d'une  unité  de  signification.  C'est  le  cas  par  ex.  pour 
les  occlusives  aspirées  du  dialecte  écossais-gaélique  de  VÛe 
Barra,  pour  les  consonnes  aspirées  et  les  consonnes  récursives 
du  bengali  oriental,  pour  les  occlusives  récursives  et  les 
consonnes  à  mouillure  emphatique  du  tchétchène,  etc.  De 
même  dans  le  dialecte  écossais  de  l'île  Barra  les  voyelles 
nasalisées,  les  voyelles  longues  et  les  voyelles  de  la  série 
moyenne  (y,  0,  9),  dans  le  dialecte  kazumde  l'ostyak  septen- 
trional^ toutes  les  voyelles  arrondies  (û,  u,  ô,  0)  sont  en  même 
temps  des  phonèmes  et  des  signes  démarcatifs,  puisqu'elles 
se  présentent  seulement  dans  des  syllabes  initiales  et  que 
d'autre  part  elles  forment  à  cette  place  des  oppositions 
distinctives  (différenciant  des  significations)  avec  les  voyelles 
non  marquées  qui  leur  correspondent.  Dans  tous  les  cas 
allégués,  il  s'agit  de  la  neutralisation  réductive  de  toutes  les 
corrélations  dans  la  «  position  non  limite  s,  de  sorte  que  toutes 
les  catégories  de  phonèmes  marqués  deviennent  des  signes 
démarcatifs  dans  la  position  limite.  Mais  il  peut  aussi  arriver 
que  ce  ne  soient  pas  des  corrélations,  mais  seulement  diverses 
oppositions  privatives  de  phonèmes  qui  subissent  la  neutra- 
lisation réductive  ;  cependant  même  dans  ce  cas  le  résultat 
doit  être  l'union  dans  le  terme  marqué  correspondant  d'une 
fonction  distinctive  et  d'une  fonction  démarcative,  tandis 
que  le  terme  non  marqué  de  l'opposition  ne  remplit  dans  ce 
cas  comme  dans  ceux  traités  ci-dessus  qu'une  fonction 
distinctive.  Ainsi  par  ex.  en  grec  ancien  l'opposition  entre 
l'attaque  vocalique  aspirée  et  l'attaque  non  aspirée  n'existait 
qu'à    l'initiale,    de    sorte    que    l'attaque    vocalique    aspirée 

(1)  V.  K.  Stejnic,  «  Chantyjskij  (ost'ackij)  jazyk  »  dans  Jazyki  i  pis'mennosV 
narodov  Severa  I  (1937),  200  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  293 

(«  esprit  rude  »)  est  à  la  fois  un  phonème  avec  puissance 
distinctive  (ox;  «  comme  »  —  <bç  «  oreille  »,  eÇ  «  six  »  —  è^ 
«  hors  de  »,  etc.)  et  un  signal  marquant  le  début  du  mot.  En 
nouba  occidental  existe  une  opposition  de  sonorité  dans  les 
occlusives  de  toutes  les  séries  de  localisation,  mais  tandis  que 
dans  les  labiales  et  les  deux  séries  apicales  elle  n'est  pas 
neutralisable,  dans  la  série  gutturale  et  dans  la  série  palatale 
elle  est  soumise  à  la  neutralisation  réductive,  de  sorte  que  les 
phonèmes  g  et  /  n'apparaissent  qu'à  l'initiale  de  mot  et  sont 
en  même  temps  aussi  bien  des  phonèmes  que  des  signes 
démarçatifs^. 

Outre  ces  signes  démarcatifs  phonémaliques  beaucoup  de 
langues  présentent  des  signes  démarcatifs  particuliers,  apho- 
némaiiques.  Par  cette  expression  nous  entendons  une  variante 
combinatoire  d'un  phonème  admis  aussi  dans  d'autres 
positions,  variante  exclusivement  employée  dans  la  position 
limite.  Ainsi  par  ex.  en  tamoul  les  bruyantes  sont  réalisées 
à  l'initiale  du  mot  comme  des  occlusives  sourdes  aspirées 
fp**,  i^,  /t'''j,  et  par  contre  à  l'intérieur  du  mot  soit  par  des 
sonores,  soit  par  des  spirantes  (en  cas  de  gémination  par  des 
occlusives  non  aspirées)^.  Donc  p^,  t^,  k^'  ne  sont  ici  que  des 
signes  démarcatifs  :  l'opposition  k^-x  ou  k^-g  (p^'-v  ou 
p^-b ;  i^-^  ou  V^-d)  n'a  aucune  valeur  distinctive,  c'est-à-dire 
ne  peut  pas  être  employée  pour  différencier  des  mots  :  elle  sert 
exclusivement  à  délimiter  le  mot,  k^,  p'',  i^  signalant  toujours 
le  début  d'un  mot.  Dans  la  même  langue  le  u  bref  en  finale  est 
réalisé  comme  une  voyelle  postérieure  non  arrondie  avec 
élévation  de  la  langue  vers  le  haut  ("«  ui  )))  et  comme  cette 
réalisation  n'apparaît  en  aucune  autre  position,  lu  est  un 
signal  de  la  fm  du  mot  et  l'opposition  u^iu  n'a  aucune  valeur 
distinctive,  mais  seulement  une  valeur  délimitative.  En 
japonais  il  existe  entre  g  et  n  un  rapport  de  variante  combina- 
toire, g  n'apparaissant  qu'à  l'initiale  de  mot  et  to  qu'entre 
voyelles  :  ici  également  l'opposition  g:K)  ne  peut  différencier 
une  paire  de  mots,  mais  cette  opposition  sert  à  délimiter  le 
mot,  g  indiquant  toujours  le  début  d'un  mot.  Dans  beaucoup 
de  langues  certaines  fricatives  sont  réalisées  à  l'initiale  comme 
«  affriquées  »  :  en  haut-sorabe  la  fricative  gutturale  sourde  x 


(1)  J.  P.  Crazzolara,  «  Outlines  of  a  Nuer  Grammar  »  [Lingnislische  Biblio- 
Ihek  Anthropos  XIII,  1933). 

(2)  J.   R.  Firth,  «  A  short  Outline  of  Tamil  Pronounciation  »  (Offprint  of 
the  new  and  revised  édition  of  Arden's  «  Grammar  of  Common  Tarail  »  1934). 


294  .\.    s.    TROUBETZKOY 

est  prononcée  à  l'initiale  de  morphème  comme  une  gutturale 
alîriquée  kx  (écrite  «  kli  »)  et  le  même  phénomène  s'observe 
dans  quelques  dialectes  de  la  langue  bouriate  (mongol 
bouriate),  par  ex.  dans  le  dialecte  alare^  ;  dans  le  dialecte 
sosva  du  vogoule  s  est  réalisé  à  linitiale  du  mot  comme  une 
espèce  d'afïriquée  «  c  b^,  et  dans  le  dialecte  du  nouba  occidental 
déjà  mentionné  le  phonème  réalisé  en  général  comme  /  est 
prononcé  à  l'initiale  du  mot  comme  une  labiodentale 
affriquée  p  («pf  »).  Dans  toutes  ces  langues  les  afïriquées  en 
question  sont  exclusivement  des  variantes  combinatoires 
des  fricatives  correspondantes  et  servent  seulement  à  signaler 
le  début  du  mot  (ou  du  morphème^.  L'i<  attaque  vocalique 
dure  »  est  aussi  un  signe  démarcatif  aphonématique  dans 
des  langues  comme  l'allemand,  les  dialectes  méridionaux  du 
polonais,  les  dialectes  bohémiens  du  tchèque,  l'arménien,  etc.  : 
ce  n'est  pas  un  phonème,  mais  seulement  «  un  type  indépen- 
dant de  prononciation  »  de  la  voyelle  à  l'initiale  du 
morphème^.  En  finnois  par  contre  l'occlusion  glottale  est  un 
signe  démarcatif  phonématique  :  elle  n'apparaît  qu'après 
voyelle  en  fin  de  mot,  mais  en  cette  position  elle  se  trouve  en 
opposition  distinctive  par  rapport  à  1'»  interruption  douce  de  la 
voyelle  »  (par  ex.  vie'  «  conduit  »  —  vie  «  il  conduit  »). 

Enfin  l'accentuation  dite  «  non  libre  »  ou  «  fixe  »  est  égale- 
ment un  sisne  démarcatif  aphonématique.  Comme  cette 
accentuation  frappe  toujours  la  même  syllabe  (ou  la  même 
more)  dans  tous  les  mots  ayant  le  même  nombre  de  syllabes 
(ou  de  mores),  sa  position  ne  peut  pas  différencier  la  signifi- 
cation des  mots.  Mais  elle  indique  toujours  dans  quelle 
situation  se  trouve  le  prosodème  accentué  par  rapport  aux 
limites  du  mot^.  Dans  le  plus  grand  nombre  des  langues  à 
considérer,  l'accent  "  non  libre  »  'dynamique)  repose  sur  la 
première   syllabe   du   mot    :   il   en   est    ainsi  en   gaélique,   en 


(1)  X.  X.  Poppe,  '.  Alarskij  govor  »  [Malerialy  kornissii  po  issledovanijn 
MongoVskoj  i  Tuvinskoj  Narodnych  Respiiblik  II,  Leningrad,  Akad.  Xauk 
SSSR,  1930). 

(2)  V.  N.  Cernecov,  «  Manzijskij  (voeulVkij'  jazyk  »  dans  Jazijki  i  pin'- 
mennosV  narodov  Severa  I  (1937),  171. 

(3)  En  allemand  cette  même  prononciation  apparaît  en  outre  à  l'intérieur 
du  mot  en  «  position  d'hiatus  »  (par  ex.  dans  Thealer)  ;  toutefois  les  mots  com- 
portant une  série  de  deux  voyelles  inanalysaMe  morphologiquement  ne  sont  en 
allemand  que  des  mots  étrangers.  11  existe  donc  là  un  cas  d'emploi  d'un  signe 
démarcatif  comme  marque  de  mot  étranger  (voir  ci-dessous). 

(4,  R.  Jakobson,  <■  O  cesskom  stiche  ■  (Berlin  1923),  26  et  suiv.  et  dans  le- 
Mélanges...  van  Ginneken,  26  et  suiv. 


P1U.NCH'1£S    DE   PHONOLOGIE  295 

islandais,  en  lapon,  en  finnois,  en  livonien,  en  haut-sorabe  et 
partiellement  en  bas-sorabe,  en  tchèque,  en  slovaque,  en 
hongrois,  en  Ichétchène,  en  darghine,  en  lakke,  en  samoyède- 
yourak  («nénèze»),  en  samoyède-tavgy  («  nganassane  »),  en 
samoyède  de  l'Iénisséi  («  énèze  »),  en  vogoule,  en  yakoute,  en 
mongol,  en  kalmouk,  etc.  Dans  d'autres  langues  l'accent 
«  lié  »  repose  toujours  sur  la  dernière  syllabe,  par  ex.  en  armé- 
nien, dans  le  parler  tavda  du  vogoule,  dans  la  majorité  des 
langues  turques,  en  tubatoulabal  (groupe  shoshon  de 
l'outo-aztèque),  etc.  Dans  toutes  ces  langues  l'accent  dyna- 
mique indique  donc  à  quelle  syllabe  le  mot  commence  ou 
finit.  Dans  quelques  autres  langues  l'accent  «  fixe  d  est  séparé 
par  un  prosodème  de  la  limite  du  mot,  c'est-à-dire  qu'il 
repose  sur  le  deuxième  ou  sur  l 'avant-dernier  prosodème  du 
mot.  Cette  espèce  d'accent  fixe  n'est  pas  rare,  mais  ne  semble 
apparaître  que  sur  des  domaines  géographiquement  limités. 
En  Europe  l'accentuation  fixe  de  l'avant-dernière  syllabe  est 
représentée  par  le  polonais  (à  l'exception  des  dialectes 
kachoubes),  par  les  dialectes  du  tchèque  et  du  slovaque 
voisins  du  polonais,  et  par  les  parlers  orientaux  du  bas- 
sorabe^  ;  en  outre  la  même  accentuation  «  pénultième  »  règne 
dans  certains  dialectes  bulgares  de  Macédoine  et  d'Albanie^. 
Dans  le  polabe  (maintenant  disparu)  l'accent  reposait  sur 
l'avant-dernière  more  du  mot.  Mais  la  zone  d'extension  la 
plus  importante  de  l'accent  expiratoire  fixe  sur  l'avant- 
dernière  syllabe  n'est  pas  en  Europe,  mais  bien  en  Afrique 
où  elle  paraît  embrasser  toutes  les  langues  bantoues.  Quant 
à  l'accentuation  fixe  du  second  prosodème,  elle  paraît  être 
particulièrement  répandue  dans  les  langues  américaines  :  il 
a  déjà  été  question  ci-dessus  (en  traitant  des  caractéristiques 
des  langues  qui  comptent  les  mores)  du  païoute  méridional 
et  du  maidou  où  l'accent  expiratoire  principal  repose  sur  la 
deuxième  more  du  mot  (p.  203).  Dans  tous  les  cas  où  l'accent 
est  séparé  de  la  limite  du  mot  par  un  prosodème,  l'accent  ne 
signalise  pas  immédiatement  la  frontière  du  mot,  mais  seule- 
mont  le  voisinage  de  cette  frontière,  la  distance  entre  l'accent 
et  la  frontière  du  mot  ayant  toujours  la  même  grandeur.   Il 


(1)  L.  ècerba,  «  Vostocnoluzickojc  narëôijc  «  (Petrograd  1915),  35  et  siiiv. 
et  Zd.  Stieber,  «  Stosiiriki  prokrewieAstwa  jezykôw  luzyckich  »  (Krakôw  1934), 
70-et  suiv. 

(2)  Parmi  eux  par  ex.  le  dialecte  de  BoboStica  :  voir  A.  Mazon,  «  Documents, 
contes  et  chansons  slaves  de  l'Albanie  du  Sud  »  (Paris  1936). 


29G  N.   s.    TROLBETZKOY 

existe  encore  des  cas  plus  compliqués,  comme  par  ex. 
l'accentuation  fixe  de  la  troisième  syllabe  à  partir  de  la  fm 
du  mot  dans  certains  dialectes  bulgares  de  Macédoine^,  ou 
l'accentuation  en  latin  classique  de  l'avant-dernière  more 
avant  la  syllabe  finale.  Tous  ces  modes  d'accentuation 
réglée  automatiquement  par  le  nombre  des  prosodèmes  sont 
inaptes  à  différencier  la  signification  des  couples  de  mots  et 
servent  seulement  à  signaliser  l'approche  de  la  frontière  du 
mot,  autrement  dit  ce  sont  des  signes  démarcatifs  aphoné- 
matiques. 

Dans  la  mesure  où  «l'accent  fixe  •  indique  une  frontière  de  mot,  il  n'a  à 
proprement  parler  im  sens  qu'à  l'intérieur  de  la  phrase.  Dans  une  langue  où  la 
dernière  syllabe  de  chaque  mot  est  accentuée,  et  où  la  limite  finale  du  mot  est 
ainsi  indiquée,  cette  accentuation  finale  de\"Tait  à  vrai  dire  être  omise  sur  le 
dernier  mot  d'une  phrase,  car  dans  ce  cas  la  limite  finale  du  mot  est  suffisamment 
indiquée  sans  cela  par  la  pause  finale  de  la  phrase.  C'est  le  cas  effectivement 
dans  beaucoup  de  langues.  D'après  E.  D.  Polivanov-,  en  coréen  chaque  mot  doit 
être  accentué  sur  la  syllabe  finale,  et  seul  le  dernier  mot  de  la  phrase  est  accentué 
sur  la  syllabe  initiale.  En  uzbek  l'accent  repose  dans  tous  les  mots  sur  la  syllabe 
finale,  et  seules  les  formes  verbales  du  prétérit  ont  l'accent  principal  sur  la 
première  syllabe,  ce  qui,  d'après  l'opinion  très  vraisemblable  de  Polivanov,  est 
en  rapport  avec  la  particularité  s^Titaxique  bien  connue  des  langues  turques 
selon  laquelle  le  parfait  verbal  se  place  à  la  fin  de  la  phrase.  Par  la  même 
particularité  peut  s'expliquer  également  le  recul  de  l'accent  dans  certaines 
formes  verbales  du  turc  osmanli  (par  ex.  au  présent  en  -yor,  dans  les  formes 
interrogatives,  etc.'.  En  tchèque  où  l'accent  fixe  se  place  sur  la  première  syllabe 
du  mot.  les  conjonctions  monosyllabiques  comme  a  «  et  »,  ze  *  que  »,  etc.,  ne 
sont  pas  accentuées,  car  elles  commencent  en  général  la  phrase  et  le  début 
de  la  phrase  n'a  pas  besoin  d'être  indiqué.  Bien  entendu,  dans  la  plupart  des 
langues  à  accent  fixe,  les  règles  d'accentuation  sont  devenues  si  automatiques 
qu'on  ne  tient  pas  compte  des  limites  de  phrase*. 


III.  Signes  uniques  et  signes-groupe? 

Les  signes  démarcatifs  traités  dans  le  chapitre  précédent 
peuvent   être  appelés   des   signes  uniques.  En  effet,  il  s'agit 

(1)  B.  Conev,  •  Istorija  na  bàlgarskij  ezik  »  I  (Sofija  1919),  465  et  suiv. 

(2)  E.  D.  Polivanov,  <  Zur  Frage  der  Betonungsfunktionen  -,  TCLP  VI, 
80  et  suiv. 

(3)  En  français  existe  un  cas  tout  à  fait  particulier.  L'accentuation  n'a  rien 
à  voir  avec  la  délimitation  du  mot.  Sa  fonction  consiste  seulement  à  diviser 
le  discours  en  phrases,  membres  de  phrase  et  éléments  de  phrase.  Si  un  mot 
isolé  est  toujours  accentué  sur  la  syllabe  finale,  cela  vient  seulement  de  ce  que 
ce  mot  est  traité  comme  un  élément  de  phrase.  L'accent  français  ne  signalise 
pas  la  limite  finale  d'un  mot  en  tant  que  telle,  mais  la  fin  d'un  élément  de 
phrase,  d'un  membre  de  phrase  ou  d'une  phrase.  Le  recul  de  l'accent  sert  exclu- 
sivement en  français  à  des  fins  de  »  stylistique  phonique  ». 


l'MI.NClPES    DE    PHONOLOOIK  297 

en  ce  qui  les  concerne  soit  d'un  phonème  unique  qui  apparaît 
seulement  à  la  frontière  d'un  mot  ou  d'un  morphème,  soit  de 
la  variante  combinatoire  d'un  phonème  liée  à  une  position 
limite  déterminée ^  Mais  il  y  a  aussi  une  autre  espèce  de 
signes  démarcatifs,  à  savoir  des  combinaisons  ou  des  groupes 
particuliers  d'unités  (phonématiques  ou  aphonématiques)  qui 
apparaissent  seulement  à  la  limite  entre  deux  mots  ou  deux 
morphèmes,  et  qui  par  conséquent  signalisent  cette  limite. 
On  peut  les  appeler  des  signes-groupes. 

Les  signes-groupes  phonématiques  sont  des  groupes  de 
phonèmes  qui  apparaissent  seulement  à  la  limite  entre  deux 
unités  de  signification,  la  première  partie  de  ce  groupe 
apparterlant  à  la  fin  de  l'unité  significative  précédente  et  la 
seconde  partie  appartenant  au  début  de  l'unité  significative 
suivante.  Les  signes  démarcatifs  de  ce  genre  sont  extraordi- 
nairement  nombreux  et  variés.  En  allemand  on  peut  citer 
par  ex.  les  groupes  «consonne +/i  »  «  {ein  Haus  «  une  maison  », 
an-hallen  «  retenir,  arrêter  »,  Wesen-heit  «  essence  »,  der  Hais 
«  le  cou  »,  ver-hindern  «  empêcher  »,  Wahr-heii  «  vérité  »,  etc.), 
«  nasale +liquide  »  [an-liegen  «être  contigu  »,  ein-reden 
«encourager»,  irrlûm-lich  «erroné»,  nm-ringen  «  étreindre  »), 
et  en  outre  nm,  pm,  km,  îzm,  fm,  mii\  mg,  mch,  mtz,  nb,  np,  ng 
(c'est-à-dire  ng  par  opposition  à  o),  n/,  nw,  pir,  pju\  //m,  chw, 
spf,  schpf,  schf,  schz,  ssch,  fp,  fk,  fch,  chf,  chp,  chk,  etc.,  etc., 
pour  indiquer  seulement  les  signes-groupes  à  deux  termes  ; 
en  français  on  peut  citer  par  ex.  les  groupes  «  voyelle  nasalisée 
+ni  »  (un  marin,  on  mange,  grand'mère,  emmener,  nous 
vînmes)  ;  en  anglais  les  groupes  bs,  âz,  s6,  z8,  cl,  es,  ss,  ss,  dz 
et  beaucoup  d'autres. 

On  peut  citer  des  signes-groupes  analogues  clans  la  plupart  des  langues 
européennes^.  ^lais  ils  ne  sont  pas  rares  non  plus  dans  d'autres  domaines 
géographiques.  En  groenlandais  septentrional  il  n'existe  que  deux  types  de 
groupes  consonajitiques  :  «  r  +  consonne  »  et  «  occlusive  +  consonne  »,  le  premier 
apparaît  seulement  à  l'intérieur  du  mot,  tandis  que  le  second  ne  se  présente 
jamais  qu'à  la  limite  du  mot,  l'occlusive  (p,  l.  A-,  q)  terminant  le  premier  mot 
et  la  consonne  suivante  commençant  le  second  mot.  En  tonkawa  (langue 
indienne  isolée  du  Texas)  les  groupes  «deux  consonnes  +  d  »  n'apparaissent 
qu'à  la  limite  du  mot,  la  première  consonne  appartenant  au  premier  mot  ;  de 


(1)  L'«  accentuation  fixe»  n'est  également  rien  d'autre  qu'une  variante 
combinatoire  particulière  (caractérisée  par  la  force  de  la  voix)  d'un  phonème 
unique. 

(2)  Pour  le  tchèque,  voir  par  ex.  la  liste  donnée  par  B.  Trnka,  «  Pokus  o 
vëdeckou  leorii  a  f)raktickou  reformu  tësnopisu  »,  Facilitas  Philosophica  l'niver- 
sitaiis  Carolinae,  Shirka  pojednâni  a  rozprav  XX  (1937),  40  et  suiv. 


298  N.    s.    THOl  HI-TZKOY 

même  le  groupe  «  b  +  §  +  consonne  »  est  dans  cette  langue  un  signe  démarcatif 
phonématique,  la  limite  du  mot  se  trouvant  dans  ce  cas  entre  s  et  la  consonne 
suivante*.  Dans  le  dialecte  santee  du  dakota  les  groupes  ix,  vil,  mk,  nis,  mé, 
mx,  sk\  xk\  gs,  gâ,  gb,  np,  n'apparaissent  qu'à  la  soudure  de  morphèmes'. 
En  éfik  il  résulte  des  règles  indiquées  par  Ida  C.  Ward  sur  l'emploi  des  con- 
sonnes et  des  groupes  de  consonnes  à  l'initiale  et  en  finale  que  les  groupes 
«  k,  d,  p  +  consonne  »,  «  i  +  consonne  sauf  /•  »,  «m  +  consonne  non  labiale», 
«  n  + consonne  non  apicale  »  ne  peuvent  résulter  que  du  contact  de  deux  mots 
à  l'intérieur  de  la  phrase*,  et  sont  par  conséquent  des  signes-groupes  phonéma- 
tiques.  En  ce  qui  concerne  les  langues  turques  on  peut  tirer  beaucoup  de  maté- 
riaux instructifs  du  chap.  XII  de  la  «  Phonétique  »  de  W.  Radloff*.  Dans  les 
dialectes  altaï  et  abakan,  comme  en  kazak-kirghiz  (aujourd'hui  «  kazakh  »), 
les  groupes  «bruyante  (sourde) +  sonante  (j,  m,  n,  r,  l)  »  n'apparaissent  qu'au 
contact  de  deux  mots.  Dans  les  dialectes  de  l'Altaï  les  groupes  Ip,  Is,  16  (=  66), 
pp,  si,  s6,  sp,  si,  s6,  sp,  ss,  6q,  6k,  61,  6s,  cp  signalisent  une  soudure  de  morphèmes 
{op.  cil.,  226  et  suiv.)  ou  une  soudure  de  mots.  En  kazak-kirghiz  (231),  dans  les 
•  dialectes  abakan  septentrionaux  (229)  et  dans  les  dialectes  de  l'Altaï  à  l'excep- 
tion du  téléoute,  les  anciens  pq,  pk  (dans  la  mesure  où  ils  ne  sont  pas  analy- 
sables morphologiquement)  sont  devenus  dans  l'intérieur  du  mot  qp,  kp,  de 
sorte  qu'aujourd'hui  les  groupes  pq,  pk  signalisent  toujours  dans  ces  dialectes 
les  soudures  de  morphèmes  ou  de  mots.  La  même  remarque  vaut  pour  les 
groupes  qs,  ks  dans  les  dialectes  abakan  (229).  En  yakoute  les  suites  de  pho- 
nèmes t+k,  t+s,  s  +  l  signalisent  toujours  une  limite  de  mot  (236,  238).  En  lakke 
sont  admis  dans  le  cadre  d'un  morphème  les  groupes  de  consonnes  dont  font 
partie  une  liquide  ou  une  nasale.  Les  groupes  de  deux  bruyantes  sont  toujours 
des  signes  démarcatifs  :  les  groupes  «  bruyante +s  »  apparaissent  aussi  bien  à  la 
soudure  de  morphèmes  qu'à  la  soudure  de  mots  ;  les  autres  groupes  de  bruyantes 
ne  se  présentent  qu'au  contact  de  deux  mots  à  une  jointure  de  phrase.  En  avar 
où  en  général  des  groupes  de  consonnes  très  variés  sont  admis  à  l'intérieur  d'un 
morphème,  la  suite  de  phonèmes  «  labiale  +  liquide  »  n'est  pas  admise  à  l'inté- 
rieur d'un  mot  :  quand  elle  devrait  se  produire,  une  métathèse  intervient  : 
par  ex.  qomàr  «  loup  »  —  ergatif  qormic'a  [<i* qomrlc'' a) ,  xibll  «  côté  »  —  ergatif 
xolbàca  {<i''xibloc-a),  et  de  même  les  mots  étrangers  comme  ilbis  «  Satan  »  = 
arabe  iblis,  q'ilba  «  sud  »  =  arabe  qibla,  etc.  Par  conséquent  la  suite  de  pho- 
nèmes «  labiale  +  liquide  »  n'apparaît  ici  qu'au  contact  de  deux  mots  dans  la 
phrase  (par  ex.  k'udijab  ràso  «  grand  village  »,  qàhab  lèmag  «  brebis  blanche  »,  etc.) 
et  doit  être  considéré  comme  un  signe-groupe  démarcatif  de  type  phonématique. 

Il  y  a  des  langues  où  la  délimitation  des  unités  de  signi- 
fication est  donnée  d'avance  par  leur  structure  phonématique. 
C'est  le  cas  dans  les  langues  dites  «  monosyllabiques  »  ou 
«  isolantes  ».  En  birman  où  tous  les  mots  (ou  morphèmes) 


(l)  Harry  Hoijer,  «  Tonkawa  an  Indian  Language  of  Texas  »  dans  Handbook 
o]  American  Indian  Languages  III,  publ.  by  Ihe  Universily  of  Chicago. 

(2)  Fr.  Boas  et  R.  J.  Swanton  dans  Ilandb.  of  Amer.  Itid.  Long.  I  (  =  Bureau 
of  American  Elhnology,  Bulletin  XL),  882. 

(3)  Ida  C.  Ward,  «  The  Phonetic  and  Tonal  Structure  of  Efik  »  (Cambridge 
1933). 

(4)  W.  Radloff,  «  Vergleichcnde  Grammatik  der  nôrdlichen  Turksprachen. 
I.  :  Phonetik  der  nôrdlichen  Turksprachen  »  (Leipzig  1882). 


PUINCIPES    DE    PHO.NOLOGli:  299 

-sont  monosyllabiques  et  consistent  soit  en  un  phonème 
vocalique,  soit  en  un  groupe  «phonème  consonantique-f- 
phonème  vocalique»,  les  séquences  «phonème  vocalique -r 
phonème  vocalique»  ou  «phonème  vocalique— phonème 
consonantique  »  ne  peuvent  apparaître  qu'au  contact  de  deux 
mots  dans  la  phrase  et  sont  par  conséquent  des  signes- 
groupes  démarcatifs  de  type  phonématique.  En  chinois  du 
nord  où  le  morphème  peut  finir  soit  par  une  voyelle,  soit  par 
une  diphtongue,  soit  par  une  nasale  indéterminée,  soit  (mais 
pas  dans  tous  les  dialectes)  par  une  liquide  indéterminée  et 
peut  com.mencer  soit  par  une  voyelle,  soit  par  une  consonne, 
la  limite  entre  deux  morphèmes  est  signalisée  la  plupart  du 
temps  d'une  façon  non  ambiguë  par  la  succession  des 
phonèmes  :  par  ex.  par  la  séquence  «  nasale— consonne  », 
«  liquide +cQnsonne  »,  «  voyelle +con5onne  ».  Les  groupes 
«  voyelle -r voyelle  »  sont  aussi  la  plupart  du  temps  d'une 
façon  claire  des  signes-groupes  phonématiques,  car  toutes 
les  voyelles  ne  forment  pas  entre  elles  des  diphtongues.  Et 
c'est  seulement  dans  des  cas  très  rares  que  la  structure  phoné- 
matique d'un  de  ces  groupes  ne  suffît  pas  à  délimiter  les 
morphèmes  qui  le  composent  (par  ex.  une  suite  uaio  peut 
être  coupée  uai—o  ou  iia-^io)  ;  dans  des  cas  de  ce  genre  ce 
sont  des  facteurs  aphonématiques  qui  décident. 

Les  signes-groupes  démarcatifs  de  type  aphonématique 
sont  aussi  répandus  que  ceux  qui  sont  de  type  phonématique. 
En  allemand  on  peut  citer  comme  exemple  l'opposition  entre 
X,  g  vélaires  et  x,  g  palataux.  Comme  les  syllabes  xd  et  gd 
(«che»  et  «  ge  »)  sont  prononcées  après  voyelle  postérieure 
(u,  0,  a,  au)  avec  x,  g  vélaires  {sache  «  cherche  »,  Woche 
«  semaine  »,  Wache  «  garde  »,  rauche  «  fume  »,  Fuge  «  jointure  », 
Woge  «  vague  »,  sage  «  dis  »,  Auge  «  œil  »),  mais  dans  toutes  les 
autres  positions  avec  x  et  g  palataux,  on  pourrait  croire  que 
l'opposition  entre  x,  g  vélaires  et  x,  g  palataux  est  absolument 
non  pertinente.  En  réalité  l'action  vélarisante  de  u,  o,  a,  au 
précédents  ne  s'étend  pas  au  delà  de  la  limite  d'un  morphème  : 
dans  im  Zuge  stehm  «  se  trouver  dans  le  train  »,  le  g  est  vélaire 
parce  qu'il  appartient  au  même  morphème  que  le  u  précédent, 
mais  dans  zugestehen  «  avouer  »  (cu-gd-sle-dn)  g  est  palatal 
parce  qu'entre  lui  et  u  se  trouve  une  frontière  de  morphème  ; 
de  même  dans  machen  «  faire  »  le  x  est  vélaire  parce  qu'il 
appartient  au  même  morphème  que  a  fmax-dn).  mais  dans 
Mamachen  «  petite  maman  »  x  est  palatal  parce  qu'entre  lui 
et  a  se  trouve  une  frontière  de  morphème  (mama-xdn) .  Donc 


300  N.    s.    TROLBETZKOY 

en  allemand  la  réalisation  palatale  de  gf  et  de  j"  après  une 
voyelle  postérieure  est  un  signe-groupe  démarcatif  de  type 
aphonématique.  En  anglais  il  faudrait  signaler  la  répartition 
des  deux  types  de  /  :  la  règle  est  que  /  est  prononcé  «  clair  » 
devant  voyelle,  et  au  contraire  «  sombre  »  devant  consonne 
et  en  fin  de  mot.  Mais  au  lieu  de  dire  «  devant  voyelle  »  on 
devrait  dire  plutôt  «  devant  une  voyelle  du  même  mot  » 
car  au  delà  des  limites  d'un  mot  cette  règle  ne  s'applique  plus  : 
en  conséquence  le  /  dans  we  learn  «  nous  apprenons  »  est  clair 
(phonét.  ivildin),  mais  dans  will  earn  «(il)  gagnera»  il  est 
sombre  (phonét.  wihin).  Le  /  clair  et  le  /  sombre  ne  sont 
donc  en  anglais  que  deux  variantes  combinatoires  d'un  seul 
phonème,  mais  dans  la  séquence  de  phonèmes  «voyelle+/  + 
voyelle  »  Topposition  entre  la  variante  claire  et  la  variante 
sombre  du  phonème  /  a  une  fonction  délimitative  :  la 
«  réalisation  sombre  »  du  phonème  /  signifie  qu'entre  /  et  la 
voyelle  suivante  existe  une  limite  de  mot.  En  russe  (de  même 
qu'en  allemand  ou  en  anglais)  l'opposition  entre  k  palatal 
et  k  vélaire  est  aphonématique,  :  devant  e,  i  le  k  est  prononcé 
palatal  ;  il  est  au  contraire  prononcé  vélaire  dans  toutes  les 
autres  positions.  Mais  cette  règle  ne  s'applique  pas  au  delà 
des  limites  d'un  mot.  Si  un  mot  se  termine  par  k  et  que  le  mot 
suivant  commence  par  e  ou  i,  k  reste  vélaire  et  les  voyelles 
I,  e  ont  leur  point  d'articulation  reporté  en  arrière  (e^E^ 
i^iu)  :  par  ex.  k  eiomu  «  à  celui-ci  »  prononcé  kEtdmù  (mais 
keia  «  espèce  de  poisson  sibérien  »  pron.  k'età),  mog  eto  «  pouvait 
cela  »  prononcé  nukEtd,  k  izbam  «  aux  huttes  »  prononcé 
kuizbdm  (mais  kia  by  «  il  deviendrait  sur  »  prononcé  k'izby), 
drug  i  prijateV  «  ami  de  cœur  »  prononcé  dnikw  pr'ïjséVW 
(mais  ruki  prijaiel'a  «  les  mains  de  l'ami  »  prononcé  riik'î 
pr'îJEeVîVd).  Donc  en  russe  les  suites  phoniques  kE^  km  sont 
des  signes-groupes  qui  indiquent  l'existence  d'une  frontière 
de  mot  entre  le  phonème  k  et  le  phonème  vocalique  suivant 
e  ou  i.  Avant  e  seules  des  consonnes  mouillées  sont  admises 
en  russe  à  l'intérieur  d'un  morphème,  de  sorte  qu'en  cette 
position  la  corrélation  de  mouillure  est  neutralisée  ;  mais  si 
avant  e  se  trouve  une  frontière  de  morphème,  la  consonne 
précédente  peut  rester  non  mouillée  :  s-elim  «  avec  celui-ci  », 
iz-eiogo  «  de  celui-ci  »,  v-eiom  «  dans  celui-ci  »,  pod-eiim  «  sous 
celui-ci  »,  ol-elogo  «  de  celui-ci  »  (prononcés  seVïni,  iz  tdvdy 
vzhnu  pàdelïm,  àlztdvo),  où  l'absence  de  mouillure  avant  le 
phonème  e  est  un  groupe-signal  aphonématique  de  la  frontière 
de   morphème.   Le   phonème   russe   à   («a  inaccentué»)    est 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE  301 

réalisé  comme  a  à  Tiiiitiale,  après  voyelle  et  en  syllabe 
immédiatement  prétonique,  et  au  contraire  comme  à  dans 
toutes  les  autres  positions.  Dans  une  suite  phonique  comme 
zvùkàbriiivà( j )ïcdràzdm  il  doit  y  avoir  une  frontière  de  mot 
avant  le  premier  a,  car  après  un  k  dans  une  syllabe  inaccentuée 
non  immédiatement  prétonique,  a  devrait  être  réalisé  comme 
un  d  ;  d'autre  part  une  frontière  de  mot  doit  aussi  se  trouver 
entre  à  et  r,  car  dans  une  syllabe  immédiatement  prétonique 
dans  le  même  mot  à  devrait  être  réalisé  non  pas  9  mais  a  ; 
par  conséquent  la  suite  phonique  citée  ci-dessus  ne  peut  être 
découpée  en  mots  que  d'une  seule  manière,  à  savoir  zvàlc 
àbrûivàjîcd  ràzoni  (phonologiquement  zvuk  àbrîvajïcà  razàm) 
«  La  voix  s'interrompt  tout  à  coup  ».  Les  sons  a  et  a  sont  donc 
en  russe  des  variantes  combinatoires  du  phonème  d,  qui 
dans  leur  rapport  avec  la  syllabe  accentuée  forment  des 
parties  de  groupes  signalisant  les  limites  de  mot^. 

L'n  type  particulier  de  signes-groupes  aphonématiques  est 
constitué  par  ce  qu'on  appelle  r«  harmonie  vocalique  ».  Il  y 
a  là  certains  cas  intermédiaires  entre  les  signes  démarcatifs 
de  type  phonématique  el  ceux  de  type  aphonématique.  On 
a  déjà  parlé  ci-dessus  (p.  118)  du  système  vocalique  de  l'ibo 
où  chaque  mot  ne  peut  contenir  que  des  voyelles  ouvertes 
ou  des  voyelles  fermées.  Si  en  cette  langue  dans  le  cours  d'une 
phrase  une  syllabe  à  voyelle  ouverte  se  trouve  placée  à 
côté  d'une  syllabe  à  voyelle  fermée,  une  frontière  de  mot 
doit  exister  entre  ces  syllabes.  Il  s'agit  évidemment  dans  ce 
cas  d'un  signe-groupe,  mais  on  ne  voit  pas  tout  à  fait  claire- 
ment si  ce  signal  est  phonématique  ou  aphonématique  :  en 
effet  d'un  côté  les  voyelles  fermées  et  les  voyelles  ouvertes 
sont  des  phonèmes  différents  qui,  dans  certaines  positions 
(à  savoir  dans  la  première  syllabe  radicale),  possèdent  une 
valeur  distinctive,  mais  d'un  autre  côté  l'opposition  entre 
voyelles  ouvertes  et  voyelles  fermées  est  neutralisée  dans  les 
syllabes  radicales  non  initiales  (grâce  à  la  loi  de  l'harmonie 
vocalique).  Un  cas  semblable  existe  également  en  finnois  où, 
comme  il  a  déjà  été  dit  ci-dessus  (p.  109),  les  oppositions  u-ij, 
o-ô,  a-d  sont  neutralisées  en  syllabe  non  initiale  après  une 
syllabe  ayant  pour  voyelle  u,  y,  o,  ô,  a,  à,  car  après  u,  o,  a, 
il  ne  peut  y  avoir  que  u,  o,  a  et  après  ?/,  o,  à  que  //,  Ô,  d:  si  dans 
le  cours  d'une  phrase  apparaît  une  autre  succession  de  voyelles 


(1)   N.  Jakovlev,  «  Tablicy  fonotiki  kabardinskogo  jazyka  »  (Moskva  1923), 
70  et  suiv. 


302  N.    s.    TROLBETZKOY 

(par  ex.  hyvà  poika  «  bon  garçon  »,  iso  pyssy  «  grande  boîte  »), 
ce  fait  signalise  l'existence  d'une  limite  entre  deux  mots. 
Mais  il  y  a  aussi  des  cas  plus  nets  de  signes  démarcatifs  de 
type  aphonématique  produits  par  l'harmonie  vocalique.  En 
lamba  e,  o  inaccentués  en  syllabe  non  initiale  après  une 
syllabe  ayant  pour  voyelle  ë,  5,  î,  i,  û,  u  sont  réalisés  comme  e, 
0  fermés,  mais  dans  les  autres  cas  comme  e,  o  ouverts^  :  la 
réalisation  ouverte  de  ces  phonèmes  après  une  syllabe  ayant 
pour  voyelle  i,  u  est  donc  signe  qu'une  frontière  de  mot  se 
trouve  entre  les  deux.  De  même  en  zoulou  oîi  e,  o  sont  fermés 
devant  une  syllabe  du  même  mot  ayant  i,  u,  m,  n,  et  sont  au 
contraire  ouverts  (e,  o)  dans  les  autres  positions  2,  la  réalisation 
ouverte  des  phonèmes  e,  0  devant  une  syllabe  ayant  z,  u,  m,  n 
constitue  un  signal  de  l'existence  d'une  limite  de  mot 
immédiatement  après  e,  0.  En  tamoul  e,  ë,  0,  ô  devant  i,  fsont 
réalisées  comme  des  voyelles  fermées,  mais  devant  a,  â 
comme  des  voyelles  ouvertes^  ;  quand  cette  règle  est  violée, 
c'est  qu'une  frontière  de  mot  existe  après  les  phonèmes  e,  ê,  0, 
ô.  Il  faut  distinguer  de  !'«  harmonie  vocalique  »  au  sens  propre 
ce  qu'on  peut  appeler  le  synharinonisme,  phénomène  qui 
apparaît  de  la  façon  la  plus  claire  dans  certaines  langues 
turques  (par  ex.  en  tatare  de  la  \'olga  ou  tatare  de  Kazan,  en 
bachkir,  en  kazak-kirghiz  ou  kazakh,  dans  les  dialectes 
kiptchak  de  l'uzbek,  etc.).  D'un  point  de  vue  purement 
phonétique,  le  synharmonisme  consiste  en  ce  que  chaque 
mot  dans  les  langues  en  question  ne  peut  contenir  que  des 
voyelles  antérieures  et  des  consonnes  palatales,  ou  bien  des 
voyelles  postérieures  et   des  consonnes  vélarisées^.   Gomme 


(1)  Clément  M.  Doke,  u  A  Study  of  Lamba  Phonetics  »,  Baniu  Sludies  1928. 

(2)  Clément  ^^.  Doke,  o  The  Phonetics  of  the  Zulu  Languagre  »,  Baniu  Stndies 
II  (1926;,  numéro  spécial. 

(3)  J.  R.  Firth,  '-  A  Short  Outline  of  Tamil  Pronounciation  »  (1934). 

(4)  Halimdzan  Saraf,  «  Palatogrammy  zvukov  tatarskogo  jazyka  »  (Kazan 
1927),  en  particulier  35  et  suiv.  Au  point  de  vue  phonologique  les  choses  se 
présentent  autrement.  Comme  la  consonne  /  ne  présente  aucune  variante 
palatalisée  ou  vélarisée  et  que  beaucoup  de  mots  ne  contiennent  que  des  voyelles 
et  /  (a/  "  lune  »,  aju  «  ours  »,  etc.)  les  phonèmes  vocaliques  présentent  une  parti- 
cularité de  timbre  déterminée  indépendamment  de  l'entourage  consonantique, 
tandis  que  les  consonnes  sont  palatalisées  ou  vélarisées  seulement  en  liaison 
avec  des  voyelles  (les  interjections  sans  voyelles  comme  psf,  k'Vr,  etc.,  citées 
par  H.  ëaraf,  op.  cit.,  37,  ne  sont  pas  des  mots  normaux).  Par  conséquent  les 
oppositions  de  timbre  sont  phonématiques  dans  les  voyelles,  tandis  que  les 
variétés  palatalisées  et  vélarisées  des  consonnes  ne  sont  que  des  variantes  combi- 
natoires  sans  valeur  distinctive  — •  mais  avec  valeur  délimilative. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  303 

ce  synharmonisme  ne  s'exerce  que  dans  le  cadre  du  mot,  les 
séquences  phoniques  «  consonne  palalalisée  ou  voyelle 
antérieure +consonne  vélarisée  ou  voyelle  postérieure  »  et 
«consonne  vélarisée  ou  voyelle  postérieure -r  consonne  palata- 
lisée  ou  voyelle  antérieure  »  sont  toujours  le  signe  qu'il 
existe  une  limite  de  mot  entre  les  deux  éléments  de  ces 
séquences  phoniques.  Une  autre  série  de  signes-groupes 
pareillement  aphonématiques  et  indiquant  des  limites  de 
mots  est  fournie  dans  les  mêmes  langues  par  les  lois  de  ce  qu'on 
appelle  «  l'attraction  labiale  »,  lois  selon  lesquelles  les 
phonèmes  vocaliques  n'ayant  aucune  caractéristique  phono- 
logique de  localisation  sont  réalisés  dans  les  syllabes  non 
initiales  après  certaines  voyelles  arrondies  comme  des  voyelles 
arrondies^  :  à  l'endroit  du  courant  sonore  où  cette  règle  est 
violée,  il  y  a  une  frontière  de  mot.  Des  phénomènes  apparentés 
au  synharmonisme  et  à  l'attraction  labiale  se  rencontrent, 
outre  dans  les  langues  turques,  dans  quelques  langues  fmno- 
ougriennes,  dans  les  langues  mongoles  et  toungousses,  et 
jouent  partout  le  rôle  de  signes  démarcatifs  de  mots. 

Le  synharmonisme  peut  être  comparé  à  la  tonalité  en 
musique  :  dans  une  langue  «  synharmonique  »  chaque  mot 
est  comparable  à  une  série  de  notes  se  jouant  dans  une 
tonalité  déterminée,  la  langue  ne  connaissant  que  deux  de  ces 
tonalités  et  le  changement  de  tonalité  étant  utilisé  dans  le 
cours  de  la  phrase  pour  signaliser  la  limite  du  mot.  Mais  de 
même  qi\e  dans  les  langues  «  synharmoniques  »  le  mot  est 
pour  ainsi  dire  une  unité  de  localisation,  il  y  a  d'autres 
langues  où  le  mot  fonctionne  comme  unité  rijlhmique 
déterminée.  Il  y  a  des  langues  ayant  une  accentuation  fixe, 
conditionnée,  où  existent  en  dehors  de  l'accent  principal  des 
accents  secondaires  (également  réglés  automatiquement). 
Parfois  tous  les  rapports  quantitatifs  et  même  les  marques 
qualitatives  des  voyelles  et  des  consonnes  sont  conditionnés 
par  la  répartition  de  l'accent  expiratoire.  Ainsi  en  païoute 
méridional  (groupe  shoshon  de  la  famille  outo-astèque)  où 
l'accent  principal  repose  sur  la  seconde  more  du  mot  et  les 
accents  secondaires  sur  les  mores  paires  (c'est-à-dire  la 
quatrième,  la  sixième,  la  huitième  more,  etc.),  les  mores 
faibles  (c'est-à-dire  celles  qui  ne  portent  ni  accent  principal, 


(1)  Voir  à  ce  sujet  W.  RadlofT,  op.  cil.  (ohap.  I-III),  ainsi  qu'un  résumé  très 
clair  dans  V.  A.  Boro<Todickij,  «  Él'udy  po  tatarskomu  i  t'urkskomu  jazy- 
koznaniju  »  (Kazan'  1933),  58-73. 


304  -N.    s.    TROVBETZKOY 

ni  accent  secondaire)  sont  sourdes  devant  consonnes  gémi- 
nées ;  devant  ces  voyelles  sourdes,  les  occlusives  sont 
prononcées  comme  des  aspirées  sourdes  et  les  duratives 
(^fricatives,  nasales  et  r)  comme  des  consonnes  sourdes, 
tandis  que  devant  voyelles  sonores  les  occlusives  sont  sourdes 
mais  non  aspirées  et  les  duratives  (à  l'exception  des 
sifflantes)  sonores  ;  une  voyelle  brève  en  fin  de  mot  est  toujours 
sourde,  indépendamment  de  la  répartition  de  l'accent ^  La 
structure  rythmique  du  mot  est  donc  renforcée  ici  par  la 
réalisation  de  tous  les  phonèmes,  et  toute  interruption  de  cette 
inertie  rythmique,  qui  signalise  toujours  la  fin  d'un  mot  et  le 
début  d'un  autre,  acquiert  par  là  un  caractère  particulière- 
ment expressif.  Dans  la  plupart  des  langues  finno-ougriennes 
et  samoyèdes  ayant  une  accentuation  initiale  fixe,  les  accents 
secondaires  reposent  sur  les  syllabes  ou  les  mores  impaires 
(c'est-à-dire  sur  la  troisième,  la  cinquième,  la  septième  more, 
etc.)^.  Il  se  crée  par  là  une  certaine  inertie  rythmique  dont 
la  rupture  signalise  la  limite  du  mot.  Dans  quelques-unes  de 
ces  langues  l'inertie  rythmique  du  mot  est  encore  renforcée 
par  d'autres  procédés,  pour  partie  phonématiques  et  pour 
partie  aphonématiques.  Ainsi  par  ex.  dans  le  dialecte  lapon 
maritime  de  ]\Iaattivuono,  il  ne  peut  y  avoir  immédiatement 
après  la  voyelle  d'une  syllabe  paire  (c'est-à-dire  après  la 
seconde,  la  quatrième,  la  sixième,  etc.)  ni  r,  3,  c',  2',  d',  y,  S,  », 
n',  /',  ni  consonne  géminée  ;  au^si  le  nombre  des  groupes 
consonantiques  admis  en  cette  position  est-il  très  limité 
fsk,  st.  sn,  st,  sD,  jD,  ID,  rD.  IG,  rG,  Un).  A  ces  procédés 
phonématiques  qui  servent  à  souligner  l'opposition  existant 
entre  les  syllabes  paires  et  impaires  s'associent  des  procédés 
aphonématiques  :  les  voyelles  des  syllabes  paires  sont  ultra- 
brèves et  chuchotées  si  elles  se  trouvent  entre  consonnes 
sourdes,  tandis  que  les  consonnes  fortes  p,  l,  k  sont  toujours 
aspirées  après  les  voyelles  des  syllabes  paires.  Par  là  le  rythme 
trochaïque  du  mot  est  renforcé,  non  seulement  dans  les 
rapports  d'accentuation,  mais  aussi  dans  tout  le  comportement 
phonique  des  diverses  syllabes.  A  cela  s'ajoute  le  fait  que  le 


(1)  Edward  Sapir,  'The  Southern  Paiute  Language  ».  Proceedings  of  Ihe 
Amer.  Acad.  of  Arts  and  Sciences  LXV,  n<"  1-3,  §§  8-10,  12. 

(2)  Les  mores  impaires  portent  l'accent  secondaire,  par  ex.  en  samoyède- 
tavgy  (<t  nganasane  »),  par  ex.  kùa  «  bouleau  blanc  »  —  loc.  kùatànu,  mais  lu 
«  vêtement  »  —  loc.  lû'lànu,  etc.  D'ailleurs  la  plupart  de  ces  langues  ont  l'accent 
secondaire  sur  les  syllabes  impaires  (G.  Prokofjev  dans  Jazyki  i  pis'mennosV 
narodov  Severa  I,  56). 


IMIINCU'ES    UE   l'JJO.NOLOGlE  305 

rythme  selon  lequel  sont  réalisées  les  syllabes  du  mot  est 
conditionné  par  l'ensemble  du  mot,  car  la  durée  d'une  même 
voyelle  étymologiquement  longue  ou  brève  dans  le  même 
entourage  consonantique  dépend  du  fait  de  savoir  si  elle  se 
trouve  dans  la  première  syllabe  du  mot  ou  dans  une  autre 
syllabe,  et  du  nombre  de  syllabes  que  contient  le  mot  en 
question  1,  Le  mot  dans  ce  dialecte  lapon  est  donc  une  unité 
rythmique,  et  la  rupture  de  l'inertie  rythmique  en  divers 
points  de  la  phrase  constitue  des  signaux  marquant  les 
limites  des  mots.  On  peut  remarquer  que  des  langues  comme 
le  lapon  présentent  seulement  d'une  façon  particulièrement 
nette  la  tendance  à  faire  du  mot  d'une  manière  aphonéma- 
tique  (ou  «  phonématique  »)  une  unité  rythmique.  Mais  sous 
une  forme  moins  nettement  marquée  cette  tendance  existe 
dans  beaucoup  d'autres  langues,  et  point  seulement  dans  des 
langues  à  accentuation  fixe. 

Il  est  clair,  sans  plus  d'explications,  que  le  mot  peut  être 
également  une  unité  mélodique.  Cela  apparaît  avec  une 
particulière  évidence  dans  des  langues  où  l'accentuation  est 
surtout  «  musicale  »,  c'est-à-dire  dans  des  langues  qui 
comptent  les  mores.  En  lithuanien,  dans  le  cadre  d'un  mot, 
les  syllabes  prétoniques  sont  musicalement  montantes,  les 
syllabes  posttoniques  au  contraire  musicalement  descen- 
dantes^. Quand  dans  le  cours  de  la  phrase  ce  rapport  est 
troublé,  c'est-à-dire  là  où  une  syllabe  musicalement  descen- 
dante vient  à  précéder  une  syllabe  musicalement  montante, 
une  frontière  de  mot  doit  exister  entre  ces  deux  syllabes.  Il 
résulte  donc  de  la  structure  mélodique  du  mot  dans  son 
ensemble  un  signe-groupe  aphonématique  fixant  la  frontière 
du  mot. 

Pour  conclure,  il  faut  mentionner  qu'en  certains  cas  il  est  difTicile  4e  décider 
si  l'on  a  affaire  à  un  signe  démarcatif  phonématique  ou  aphonématique.  Dans 
certains  dialectes  du  moyen-indien  («  prâkrit  »),  par  ex.  màhànishtrî,  les  occlu- 
sives p,  ph,  b,  t,  th,  il.  dh,  k,  kh,  g,  gh,  c,  ch,  j,  jh  sont  toujours  géminées  après 
voyelle  à  l'intérieur  du  mot  ;  ces  occlusives  n'apparaissent  non  géminées  que 
quand  elles  commencent  le  second  terme  d'un  mot  composé  :  par  ex.  diggha- 
kanno  «longue  oreille»  =  diggha  «  longue  ))  +  A'a/ino  «oreille».  Les  occlusives 
géminées  et  non  géminées  des  séries  labiale,  apicale,  gutturale  et  palatale  fieuvent 
donc  être  considérées  comme  deux  variantes  combinatoires  et  les  groiipes  «  voyelle 
-{-consonne  non  géminée  »  comme  signe-groupe  afthonemalique  de  la  limite  du 

(1)  Paavo  Ravila,  «  Das  Quantitâtssyslem  des  seelappischen  Dialektes  von 
Maattivuono  »,  56  et  suiv.,  59  et  suiv.,  78  et  suiv. 

(2)  Des  rapports  semblables  pourraient  aussi  être  supposés  pour  le  vieux- 
slave. 

12 


306  N.   s.   TROUBETZKOY 

mot  (ou  de  la  soudure  du  mot  composé).  Mais  ce  rapport  est  troublé  par  le  fait 
qu'en  màhàràshtrî  certaines  consonnes  (à  savoir  les  occlusives  sonores  rétro- 
flexes  d,  dh,  les  nasales  n,  m,  la  liquide  /  et  la  spirante  s)  participent  à  une  corré- 
lation de  gémination  jouant  un  rôle  distinctif  ^  C'est  pourquoi  il  faut  faire  appel 
au  sens  pour  fixer  la  valeur  phonématique  des  oppositions  de  gémination  conso- 
nantique,  de  sorte  que  k  (dans  digghakanno  «  longue  oreille  »)  et  kk  (dans  vakkala 
«  froc  »)  ne  sont  peut-être  pas  à  considérer  comme  des  variantes  combinatoires, 
mais  comme  deux  phonèmes  différents,  auquel  cas  le  groupe  «  voyelle  +  labiale, 
apicale,  gutturale  ou  palatale  non  géminée  »  aurait  la  valeur  d'un  signe-groupe 
phonématique. 

En  terminant  ce  chapitre,  on  peut  faire  ici  quelques  remarques  sur  les 
variantes  combinatoires.  Dans  ces  derniers  temps  une  voix  s'est  de  nouveau 
élevée  parmi  les  phonologues  pour  écarter  l'étude  des  variantes  combinatoires 
du  domaine  de  la  phonologie^.  D'après  cette  façon  de  voir  les  variantes  combi- 
natoires appartiendraient  au  domaine  de  l'acte  de  parole,  devraient  leur  exis- 
tence à  la  physiologie  des  sons  du  langage  et  n'auraient  par  conséquent  rien  à 
faire  avec  la  phonologie.  Le  fait  que  les  phonologues  mentionnent  toujours 
les  variantes  combinatoires  et  en  tiennent  compte  serait  un  reste  du  vieux 
point  de  vue  phonétique  ou  l'indice  d'une  tendance  à  étudier  les  sons  d'un  point 
de  vue  diachronique  ou  historique.  Il  y  a  là  une  évidente  méconnaissance  du 
rôle  des  variantes  combinatoires.  Car  les  variantes  combinatoires  ne  sont  pas 
simplement  des  phénomènes  naturels  conditionnés  par  le  hasard,  mais  bien  des 
phénomènes  conditionnés  d'une  manière  téléologique,  autrement  dit  qui  ont 
im  but  déterminé  et  qui  remplissent  une  fonction  précise*.  Cette  fonction 
consiste  toujours  à  signaliser  le  voisinage  immédiat  d'un  autre  élément  linguis- 
tique :  soit  un  phonème  déterminé,  soit  une  frontière  de  mot  ou  de  morphème, 
soit  les  deux  à  la  fois.  Il  est  clair  que  là  où  une  variante  combinatoire  signalise 
une  frontière  de  mot  ou  de  morphème,  sa  fonction  appartient  au  domaine  de 
la  langue.  Car  la  délimitation  des  morphèmes  dans  le  mot  n'est  pas  moins 
«  glottique  »  que  la  distinction  des  mots.  D'autre  part  une  variante  combinatoire 
qui  indique  seulement  le  voisinage  d'un  phonème  se  trouve  évidemment  dans 
le  domaine  de  la  parole.  Car  le  fait  d'assurer  la  perception  d'un  phonème,  non 
seulement  par  sa  réalisation,  mais  encore  par  des  particularités  spéciales  dans 
la  réalisation  des  phonèmes  voisins,  n'a  un  sens  que  pour  la  parole.  Ce  fait 
«d'assurer  la  perception»  suppose  même  une  accommodation  au  langage  qui 
est  caractéristique  du  domaine  de  la  parole,  mais  qui  est  étrangère  à  la  langue 
en  tant  que  telle.  Dans  les  variantes  combinatoires  qui  signalisent  en  même 
temps  le  voisinage  d'un  phonème  et  la  relation  avec  une  frontière  de  mot  ou 
de  morphème,  on  a  affaire  à  un  cas  de  transition.  Ces  variantes  combinatoires 
(c'est-à-dire  des  signes-groupes  aphonématiques)  flottent  entre  la  langue  et 
la  parole,  et  réclament  par  conséquent  l'attention  aussi  bien  du  phonologue 
que  du  phonéticien.  Certes  des  suites  de  mots  déterminées,  dans  lesquelles  les 
signes-groupes  aphonématiques  marquent  les  frontières  de  mots,  n'apparaissent 
que  dans  l'acte  de  parole  —  mais  les  règles  de  prononciation  d'où  procèdent 


(1)  R.  Pischel,  «  Grammatik  der  Prâkrit-Sprachen  »  (=  Griindr.  d.  indoa- 
rischen  Philol.,  Strassburg  1900)  et  H.  Jacobi,  «  Ausgewâhlte  Erzâhlungen  im 
Màhàrâshtrî  ». 

(2)  L'udovit  Novâk,  «  K  zâkladnym  otâzkâm  strukturâlnéj  jazykovedy  » 
{Sbornik  Malice  Slovenskej  XV,  1937,  n°  1). 

(3)  N.  Jakovlev,  «  Tablicy  fonetiki  kabardinskogo  jazyka  »,  Moskva  1923, 
73  et  suiv. 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE 


307 


ces  signes-groupes  appartiennent  au  domaine  de  la  langue,  de  même  que  les 
règles  syntaxiques  fixant  l'ordre  des  mots  et  leur  concordance. 


IV.    Signes    démarcatifs    positifs    et    négatifs 

Tous  les  signes  démarcatifs  dont  il  a  été  question  jusqu'ici 
étaient  positifs,  c'est-à-dire  qu'ils  indiquaient  expressément 
l'existence,  à  l'endroit  en  question,  d'une  frontière  de  mot 
ou  de  morphème.  Mais  il  peut  exister  aussi  des  signes 
démarcatifs  négatifs  qui  indiquent  expressément  l'absence 
d'une  limite  à  l'endroit  en  question.  Leur  rôle  pourrait  être 
comparé  aux  signaux  de  circulation  verts  qui  indiquent  aux 
voitures  que  rien  n'est  interrompu  à  l'endroit  en  question  et 
qu'elles  peuvent  rouler  hardiment  plus  loin.  Outre  ces  signes 
démarcatifs  généralement  négatifs  la  langue  connaît  aussi  des 
signes  démarcatifs  unitatératement  négatifs  qui  indiquent 
seulement  qu'en  tout  cas  à  l'endroit  en  question  aucun  mot 
ne  peut  commencer,  ou  aucun  mot  finir.  Tous  les  signes  démar- 
catifs négatifs  peuvent  être  aussi  bien  phonématiques  qu'apho- 
nématiques,  aussi  bien  des  signes-groupes  que  des  signes 
unitaires.  Nous  allons  donner  ci-dessous  quelques  exemples 
de  <îhacun  de  ces  types  de  signes  démarcatifs  négatifs. 

'  1.  Signes  démarcatifs  négatifs  et  phonématiques 
A)   Signes  uniques 

Par  signes  uniques  négatifs  et  phonématiques  on  peut 
comprendre  les  phonèmes  qui  dans  la  langue  en  question  ne 
sont  admis  qu'à  l'intérieur  du  mot  ou  du  morphème.  En 
finnois  appartiennent  à  cette  catégorie  les  phonèmes  d  et  o 
(toujours  géminé  :  »»  écrit  ng).  En  tamoul  y  appartiennent 
le  o,  les  rétroflexes  /,  /,  et  la  liquide  (gutturale)  X.  En  kazakh 
(autrefois  «  kazak-kirghiz  »)  et  en  kirghiz  (autrefois  «  kara- 
kirghiz  »)  de  même  que  dans  les  dialectes  turcs  du  bassin  de 
l'Irtych,  les  gutturales  sonores  y,  g  n'apparaissent  ni  à 
l'initiale,  ni  en  finale,  mais  seulement  à  l'intérieur  du  mot. 
En  tubatoulabal  toutes  les  bruyantes  sonores  (b,  d,  g,  2,  ^) 
apparaissent  exclusivement  à  l'intérieur  du  mot.  En  éfik 
h  et  r  n'apparaissent  qu'à  l'intérieur  du  mot,  etc. 

Comme  signes  négatifs  ne  marquant  qu'une  sorte  de  limite, 
on  peut  mentionner  le  o  allemand,  anglais,  hollandais,  danois, 
norvégien  et  suédois,  et  le  français  n  (gn)  qui  sont  bien  admis 
à  l'intérieur  du  mot  et  en  finale,  mais  non  à  l'initiale.  La 


308  N.'S.    TROUBETZKOY 

même  remarque  vaut  en  tchétchène  et  toungouze  pour  r, 
en  coréen  pour  !'«  unique  liquide  »  (réalisée  en  position  inter- 
vocalique  comme  r  et  en  finale  comme  /),  dans  le  dialecte 
lapon  maritime  de  Maattivuono  pour  p,  i,  k,  d,  3,  3,  0,  S,  y, 
n,  l,  en  samoyède-yourak  pour  b,  d,  k,  g,  c,  c,  en  éfik  pour 
p,  etc.  D'autre  part  h  en  allemand,  anglais,  samoyède-yourak, 
artchine,  etc.,  est  admis  à  l'initiale  et  dans  l'intérieur  du  mot, 
mais  non  en  finale  et  la  même  rémarque  vaut  en  haida  pour 
g,  k,  k\  en  éfik  pour  /,  s,  ri,  kp,  etc.  11  y  a  des  langues  qui 
n'admettent  en  finale  que  des  voyelles  ou  en  dehors  des 
voyelles  qu'un  très  petit  nombre  de  consonnes  (grec  ancien 
V,  p,  ç  ;  italien  n,  r,  /;  finnois  n,  i,  s,  etc.)  ;  dans  ces  langues 
toutes  les  consonnes,  à  part  les  exceptions  mentionnées  ci- 
dessus,  peuvent  être  considérées  comme  des  signes  qui 
«  nient  la  fin  de  mot  ». 

B)  Signes-groupes 

En  finnois  où  aucun  groupe  de  consonnes  rw'est  admis  à 
l'initiale  ou  en  finale  et  où  en  outre  n'apparaissent  en  finale 
que  des  voyelles  ou  les  consonnes  n,  t,  s,  tout  groupe  de 
consonnes  dont  le  premier  terme  n'est  pas  n,  /,  ou  i;  est  un 
signe-groupe  phonématique  et  négatif  :  dans  des  mots  comme 
kahdeksan  «  huit  »,  hupsu  «  sot  »,  selkà  «  dos  ».  les  groupes  hd, 
As,  ps,  Ik  indiquent  l'intérieur  du  mot.  La  même  fonction  est 
remplie  également  par  toutes  les  consonnes  géminées,  à 
l'exception  de  nn,  ss,  ii  qui  peuvent  se  trouver  non  seulement 
à  l'intérieur  du  mot,  mais  aussi  à  la  soudure  de  deux  mots, 
mies  seisoo  «  l'homme  se  tient  debout  »,  pojai  tansivai  «  les 
garçons  dansent»,  nainen  neiiloo  «la  femme  file  »,  etc.  Dans 
des  langues  comme  le  russe  où  les  bruyantes  sont  toujours 
sourdes  en  fin  de  mot,  le  groupe  «bruyante  sonore -f-voyelle 
ou  sonante  »  est  toujours  le  signe  qu'entre  les  composantes 
de  ce  groupe  n'existe  aucune  frontière  de  mot.  En  groenlandais 
septentrional  où  r  ne  peut  pas  se  trouver  en  fin  de  mot, 
le  groupe  «  r-f  consonne  »  est  toujours  le  signe  de  l'intérieui: 
du  mot  et  la  même  remarque  vaut  aussi  en  grec  ancien  pour 
le  groupe  « /-4-consonne  (sauf  s)  ».  En  allemand  le  groupe  dl 
qui  n'apparaît  qu'à  l'intérieur  du  mot,  paraît  être  le  seul 
signe-groupe  phonématique  et  négatif.  En  somme  les  signes- 
groupes  phonématiques  négatifs  sont  un  phénomène  relative- 
ment rare. 


PRINCIPES    DK    PHONOLOGIE  309 

2.  Signes  démarcatifs  négatifs  d  aphonhnaliques 

A)  Signes  uniques 

Quand  un  phonème  présente  à  l'initiale  ou  en  finale  une 
réalisation  particulière,  toute  réalisation  de  ce  phonème  est 
ipso  fado  un  signe  démarcatif  négatif.  On  a  déjà  mentionné 
ci-dessus  que  l'aspiration  de  p^,  t,  k^  doit  être  considérée 
en  tamoul  comme  un  signe  démarcatif  aphonématique  positif, 
puisque  cette  réalisation  n'apparaît  qu'à  l'initiale  du  mot  : 
à  l'inverse  la  réalisation  des  mêmes  phonèmes  comme  des 
fricatives  [v,  8,  x  ou  h)  doit  être  considérée  comme  un  signe 
démarcatif  aphonématique  négatif,  puisqu'elle  n'apparaît 
qu'à  l'intérieur  du  mot  entre  voyelles.  En  japonais  où  "  g  » 
est  réalisé  à  l'initiale  comme  une  bruyante  sonore  g  et  k 
l'intérieur  du  mot  comme  une  nasale  o,  g  est  un  signe  démar- 
catif aphonématique  positif  et  o  un  signe  négatif.  En  coréen 
où  l'c  unique  liquide  »  est  réalisée  en  finale  comme  /  et  à 
l'intérieur  du  mot  comme  r,  /  est  un  signe  démarcatif  aphoné- 
matique positif  et  r  un  signe  négatif.  Dans  beaucoup  de 
langues  turques  de  la  Sibérie  (par  ex.  dans  les  dialectes  de 
l'Altaï,  de  la  steppe  Baraba,  en  téléoute,  en  chor,  en  dialecte 
kuàrik,  etc.)  toutes  les  bruyantes  sont  réalisées  sourdes  à 
l'initiale  et  en  finale  (comme  q  ou  a;,  k,  p,  i,  s,  s^  c  ou  c  ou  f), 
mais  par  contre  réalisées  sonores  à  l'intérieur  du  mot  entre 
voyelles  (comme  y,  g,  b,  d,  z,  i,  3)1,  de  sorte  qu'elles  deviennent 
alors  des  signes  démarcatifs  aphonématiques  négatifs.  De 
même  en  ostiak  les  bruyantes  sont  sourdes  à  l'initiale  et  en 
finale,  mais  plus  ou  moins  sonores  à  l'intérieur  du  mot^.  En 
allemand  et  en  hongrois  h  est  sourd  à  l'initiale  (en  hongrois 
aussi  en  finale),  mais  sonore  à  l'intérieur  du  mot  entre  voyelles 
fUhu,    Oho!)\ 

B)  Signes-groupes 

r.e  qui  a  été  dit  sur  les  signes  unitaires  vaut  aussi  pour  les 
signes-groupes    aphonématiques    négatifs.    Un    signe-groupe 


(1)  W.  Radloff,  op.  cit.,  128  et  suiv.,  173  et  suiv.  et  199  et  suiv. 

(2)  Toutefois  ce  n'est  que  facultatif,  avec  de  fortes  divergences  individuelles  : 
V.  K.  ètejnic  dans  Jazyki  i  pis'menno.sV  narodov  Severa  I,  202. 

(3)  De  même  également  en  samoyède-yourak  :  G.  N.  Prolcofjev  dans  Jazyki 
i  pis'mennosV  narodov  Severa  I,  13. 


310  N.   s.   TROIBETZKOY 

aphonématique  positif  a,  en  règle  générale,  à  côté  de  lui  un 
signe-groupe  négatif.  Ainsi  en  allemand  la  suite  phonique 
«  \  oyelle  postérieure  +  ^  palatal»  est  le  signe  qu'entre  ces 
deux  sons  existe  une  frontière  de  morphème,  mais  la  suite 
phonique  «  voyelle  postérieure -fg'  vélaire  (devant  a)  » 
indique  la  non-existence  d'une  limite  entre  voyelle  et  g;  en 
anglais  où  la  suite  phonique  «  /  sombre +voyelle  »  est  un  signe 
démarcatif  aphonématique  positif,  la  suite  phonique  «  / 
clair +voyelle  »  indique  qu'entre  les  deux  éléments  n'existe 
aucune  frontière  de  mot.  La  plupart  des  exemples  de  signes- 
groupes  allégués  ci-dessus  ont  comme  contre-partie  des 
signes-groupes  négatifs.  Bien  entendu  il  n'en  est  pas  toujours 
ainsi.  Dans  une  langue  ayant  un  synharmonisme  cohérent, 
la  rupture  du  synharmonisme  (par  ex.  la  rencontre  d'une 
voyelle  antérieure  et  d'une  consonne  vélarisée)  est  un  signe 
démarcatif  positif  ;  mais  la  non  rupture  du  synharmonisme 
n'a  la  valeur  ni  d'un  signe  positif,  ni  d'un  signe  négatif,  car 
il  est  très  possible  que  deux  mots  «  à  voyelle  postérieure  » 
ou  deux  mots  «  à  voyelle  antérieure  »  se  trouvent  l'un  à  côté 
de  l'autre  sans  porter  atteinte  au  synharmonisme. 

Il  faut  ranger  également  parmi  les  signes-groupes  aphonématiques  négatifs, 
par  ex.  l'allongement  en  italien  de  la  voyelle  accentuée  à  l'intérieur  du  mot. 
On  sait  que  cet  allongement  ne  se  produit  jamais  pour  les  voyelles  accentuées 
finales,  mais  seulement  pour  les  voyeiles  accentuées  des  syllabes  pénultièmes 
et  antépénultièmes  et  en  outre  seulement  devant  une  voyelle,  devant  une  con- 
sonne intervocalique  et  devant  les  groupes  «  consonne  4- liquide  (r,  u,  i)'». 
Si  l'on  tient  compte  du  fait  que  la  dernière  syllabe  du  mot  ne  peut  être  accentuée 
en  italien  que  si  elle  se  termine  par  une  voyelle  et  que  d'autre  part  un  mot 
italien  ne  peut  commencer  que  par  une  voyelle,  ou  par  une  seule  consonne, 
ou  par  un  groupe  «  consonne  +  r,  u,  i  »  ou  enfin  par  un  groupe  «  s+consonne  », 
alors  le  sens  de  l'allongement  de  la  voyelle  accentuée  devient  tout  à  fait  clair. 
Cet  allongement  exclut  l'existence  d'une  frontière  de  mot  après  la  voyelle 
accentuée  et  n'intervient  par  conséquent  que  dans  des  positions  phoniques 
où  une  frontière  de  mot  pourrait  être  supposée,  c'est-à-dire  devant  les  sons  et 
groupes  de  sons  qui  peuvent  se  trouver  à  l'initiale.  Devant  «m,  n,  /,r-f con- 
sonne »  un  allongement  de  la  voyelle  accentuée  n'aurait  pas  de  sens,  car  ces 
groupes  après  une  voyelle  accentuée  sont  déjà  des  signes-groupes  négatifs  et 
phonématiques.  C'est  seulement  devant  «  s -j- consonne  »  que  l'omission  de 
l'allongement  de  la  voyelle  accentuée  peut  donner  lieu  à  des  incompréhensions  : 
on  pourrait  par  ex.  analyser  velocilà  slraordinaria  en  velocilaslra  ordinaria. 
Mais  comme  les  mots  commençant  par  «s  (ou  5)-|-consonne  »  représentent  im 
peu  moins  de  8  %  de  tous  les  mots  ^italiens,  les  cas  où  existe  la  possibilité  de 
telles  incompréhensions  sont  très  peu  nombreux.  L'allongement  de  la  voyelle 
accentuée  en  italien  reste  donc  un  des  plus  importants  signes-groupes  aphoné- 
matiques négatifs. 


PRINCIPES   DE   PHOr<OLOGIE  311 


V.   Emploi  des  signes    démarcatifs 

Les  diverses  langues  diffèrent  beaucoup  quant  à  l'emploi 
des  signes  démarcatifs.  Dans  certaines  langues  ce  sont  surtout 
(ou  exclusivement)  les  frontières  de  morphèmes  qui  sont 
signalisées  ;  dans  d'autres  langues  ce  sont  les  frontières  de 
mot.  Au  premier  type  appartient  par  ex.  l'allemand  :  tous 
les  signes  démarcatifs  qui  valent  en  allemand  pour  les  fron- 
tières de  mot  valent  aussi  pour  les  frontières  de  morphèmes 
et  en  outre  il  existe  beaucoup  de  signes  qui  ne  valent  que  pour 
les  frontières  de  morphèmes,  mais  non  pour  les  frontières  de 
mots.  Le  groupe  de  consonnes  dl  (par  ex.  redlich  «  honnête  », 
Siedlung  «  établissement  »)  paraît  être  en  allemand  le  seul 
signe  qui  ne  concerne  pas  le  morphème,  mais  le  mot,  comme 
signe-groupe  phonématique  négatif.  Par  contre  il  y  a  beaucoup 
de  langues  où  les  frontières  de  morphèmes  ne  sont  pas 
signalisées,  tandis  que  les  frontières  de  mots  sont  indiquées 
par  des  signes  démarcatifs  déterminés  :  à  cette  catégorie 
appartient  par  ex.  le  finnois  où  les  frontières  du  mot  sont 
signalisées  positivement  par  l'accentuation  initiale  fixe  et 
négativement  par  d,  lo,  les  géminées  (sauf  //,  /i/i,  ss)  et  les 
groupes  de  consonnes  (sauf  «  n,  t,  s+consonne  »),  tandis  que 
les  frontières  de  morphèmes  ne  présentent  aucune  marque 
spécifique  et  souvent  se  perdent  à  l'intérieur  d'un  phonème 
«  long  »  0U  «  géminé  »  [ialo  «  cour  »  — ■  illat.  taloon  ;  vesi  «  eau  » 
—  part,  vetlà,  etc.).  (Certes  dans  beaucoup  de  langues  existent 
des  types  mixtes,  mais  cependant  on  peut  dans  la  plupart 
d'entre  elles  remarquer  un  penchant  déterminé  et  une 
préférence  soit  pour  les  frontières  de  morphèmes,  soit  pour 
les  frontières  de  mots.  Ces  deux  types  fondamentaux  sont 
importants  pour  toute  la  structure  du  vocabulaire.  Les  signes 
démarcatifs  phonématiques  positifs  sont  employés,  sans 
fonction  délimitative,  quand  on  emprunte  des  mots  étrangers, 
pour  remplacer  des  phonèmes  ou  des  groupes  de  phonèmes 
étrangers.  En  ce  qui  concerne  les  signes  positifs  uniques,  cela 
se  fait  sans  aucune  difficulté.  Mais  la  transposition  d'un  signe 
phonématique  négatif  unique  dans  une  position  phonique 
inhabituelle  n'est  pas  si  facile  :  pour  un  Allemand  la  reproduc- 
tion de  noms  propres  exotiques  qui  commencent  par  »  (ng) 
n'est  pas  facile,  de  même  que  sont  difficiles  pour  les  Finnois  les 
mots  étrangers  commençant  par  d  ou  finissant  par  v.  En  ce 
qui  concerne  les  signes-groupes  phonématiques,  leur  emploi 


312  N.    s.    TROLBETZKOY 

sans  fonction  délimitative  pour  reproduire  des  groupes  de 
phonèmes  étrangers  n'est  possible  que  dans  les  langues  où 
ces  signes  démarcatifs  caractérisent  en  général  des  frontières 
de  morphèmes.  En  allemand  des  mots  comme  pneumaiisch, 
Sphàre,  Szene,  Kosmos,  etc.,  sont  facilement  prononçables 
parce  que  les  groupes  de  phonèmes  pn,  s/,  se,  sin  apparaissent 
aussi  dans  de  véritables  mots  allemands,  comme  signes- 
groupes  phonématiques  marquant  des.  frontières  de  mor- 
phèmes :  abnehmen  «enlever»,  Ausfahr  «sortie  en  voiture  », 
Auszug  «  extrait  »,  ausmachen  «  faire  partir  ».  Mais  en  avar  où 
le  groupe  «  labial— liquide  »  est  un  groupe  signalisant  non  pas 
une  frontière  de  morphème,  mais  une  frontière  de  mot,  ce 
groupe  n'est  même  pas  admis  dans  les  mots  étrangers.  La 
position  des  diverses  langues  en  ce  qui  concerne  la  signalisation 
des  frontières  de  mots  et  de  morphèmes  a  donc  une  certaine 
influence  sur  la  façon  dont  ces  langues  admettent  les  mots 
étrangers. 

Les  groupes  de  phonèmes  qui  fonctionnent  dans  les  mots  indigènes  comme 
signes-groupes  mais  qui  apparaissent  dans  les  mots  étrangers  sans  cette  fonction 
sont  assurément  très  gênants.  L'emploi  par  trop  fréquent  de  mots  étrangers  où 
apparaissent  ces  groupes  enlève  de  la  force  à  leur  valeur  déliraitative.  Par 
conséquent  les  genres  de  style  caractérisés  par  un  emploi  fréquent  de  mots 
étrangers  sont  aussi  caractérisés  par  un  affaiblissement  de  la  fonction  délimi- 
tative, les  signes  démarcatifs  phonématiques  étant  privés  de  force  en  tant  que 
tels.  Dans  une  langue  riche  en  signes  démarcatifs  phonématiques  et  spécialement 
orientée  vers  la  délimitation  des  morphèmes,  il  se  produit  ujie  grande  divergence 
entre  le  type  habituel  de  style  et  un  type  de  style  caractérisé  par  l'emploi  de 
mots  étrangers.  C'est  une  des  causes  du  purisme  qui  se  manifeste  dans  certaines 
langues,  purisme  qui  est  un  effort  pour  créer  une  langue  savante  sans  mots 
étrangers.  Ce  purisme  organique,  ayant  sa  racine  dans  la  structure  phonologique 
de  la  langue,  doit  être  distingué  dans  son  principe  du  purisme  accidentel,  condi- 
tionné par  l'histoire  de  la  culture.  Le  purisme  allemand  est  plutôt  organique. 
L'allemand  n'a  pas  à  lutter  pour  son  existence  ou  pour  l'égalité  de  droit*  avec 
d'autres  langues.  L'accueil  fait  au  plus  grand  nombre  possible  de  mots  étrangers 
serait  plutôt  apte  à  donner  à  l'allemand  le  rôle  d'une  langue  de  relations  interna- 
tionales (comp.  par  ex.  l'anglais).  Et  si  malgré  cela  de  forts  courants  puristes 
se  font  jour  de  temps  en  temps  en  allemand  avec  succès,  la  cause  en  réside 
(au  moins  en  grande  partie)  dans  la  structure  phonologique  spécifique  de 
l'allemand,  dans  le  nombre  relativement  petit  des  types  de  morphèmes,  dans 
leur  structure  phonématique  caractéristique  et  dans  le  grand  nombre  de  signes 
démarcatifs  phonématiques  par  lesquels  les  morphèmes  sont  clairement  délimités 
les  ims  par  rapport  aux  autres. 

La  distinction  des  langues  en  langues  délimitant  surtout  les 
mots  et  en  langues  délimitant  surtout  les  morphèmes  n'est  pas 
la  seule  qui  soit  à  considérer  en  ce  qui  concerne  les  types  d'em- 
ploi de  la  fonction  délimitative.  Il  est  très  important  d'établir 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE  313 

quels  genres  de  signes  démarcaLifs  sont  préférés  et  comment 
se  répartissent  ces  types  de  signes  :  si  par  ex.  les  signes 
démarcatifs  aphonématiques  ne  sont  pas  employés  pour 
caractériser  les  mots  et  les  signes  phonématiques  pour 
caractériser  les  limites  de  morphèmes.  Il  importe  également 
de  noter  où  s'emploient  les  signes  démarcatifs  négatifs  valables 
à  une  seule  place  et  la  position  des  signes  positifs  uniques  : 
dans  la  plupart  des  langues  le  début  d'un  nouveau  mot  est 
signalisé  par  préférence,  mais  il  y  a  aussi  des  langues  qui 
signalisent  principalement  la  fin  du  mot. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  important  pour  caractériser  une  langue 
quant  à  sa  faculté  délimitative  est  bien  la  statistique  des 
signes  démarcatifs  dans  les  textes  suivis.  Les  signes  démar- 
catifs se  répartissent  d'habitude  très  irrégulièrement  :  dans 
une  phrase  de  six  syllabes  comme  Die  Hausjrau  ivàscht  mein 
Hemd  «  La  ménagère  lave  ma  chemise  »  les  six  limites  de 
morphèmes  sont  toutes  signalisées  (di-haus-frau-vzs-i-mdsin- 
hemt)'^,  tandis  que  dans  une  phrase  de  dix  syllabes  comme 
Am  Boden  sassen  drei  Ideine  Buhen  «  par  terre  étaient  assis 
trois  petits  enfants  »  aucune  limite  de  morphème  ou  de  mot 
n'est  signalisée  phonologiquement.  Dans  des  textes  suivis 
plus  longs  ces  irrégularités  dans  la  répartition  des  signes 
démarcatifs  se  compensent,  de  sorte  qu'on  obtient  pour  chaque 
langue  un  chiffre  moyen.  Et  ces  chiffres  moyens  diffèrent 
d'une  langue  à  l'autre.  Il  y  a  des  langues  qui  non  seulement 
ne  possèdent  que  très  peu  de  signes  démarcatifs,  mais  encore 
ne  les  emploient  que  très  rarement,  de  sorte  que  seul  un 
pourcentage  très  faible  de  limites  de  mots  (ou  de  morphèmes) 
sont  signalisées  dans  un  texte  suivi.  A  ce  type  de  langues 
appartient  par  ex.  le  français  qui  n'attribue  que  fort  peu 
d'importance  à  la  délimitation  des  mots  (ou  des  morphèmes) 
dans  la  phrase.  D'autres  langues  présentent  au  contraire  une 
préférence  exagérée  pour  les  signes  démarcatifs,  employant 
en  dehors  de  l'accentuation  fixe  (qui  indique  toutes  les 
limites  de  mots)  une  foule  d'autres  signes  démarcatifs,  de 
sorte  que  le  nombre  des  signes  démarcatifs  dans  un  texte 
suivi  est  souvent  plus  grand  que  le  nombre  des  unités  déli- 
mitées. Ainsi  en  tamoul  (  au  moins  dans  les  textes  annexés 
par  J,  R.  Firth  à  son  livre  :  «A  Short  Outline  of  Tamil 
Pronounciation  »)  environ  80  %  de  toutes  les  limites  de  mots 


(1)  Voir  l'analyse  de  cet  exemple  dans  Troubetzkoy,  Proceedings  of  Vie 
Second  International  Congress  of  Phonetic  Sciences,  49  et  suiv. 

12—1 


ol4  N.    S.   TROUBETZKOY 

sont  indiquées  par  des  signes  démarcatifs  spéciaux,  quoique 
le  tamoul  possède  en  outre  un  accent  fixe  sur  la  première 
syllabe  du  mot  (ainsi  qu'un  accent  secondaire  sur  la  syllabe 
linale  des  mots  les  plus  longs),  ce  par  quoi  la  délimitation  du 
mot  serait  assurée  d'une  façon  suffisante.  L'allemand  appar- 
tient aussi  au  type  des  langues  «  aimant  la  délimitation  »  : 
dans  les  textes  suivis  environ  50  %  de  toutes  les  limites  des 
morphèmes  accentués  et  des  morphèmes  inaccentués  sont 
indiquées  par  des  signes  démarcatifs  spéciaux  —  il  est  vrai 
seulement  dans  les  types  de  style  qui  ne  présentent  pas  un 
emploi  exagéré  des  mots  étrangers. 

La  statistique  est  donc  indispensable  pour  étudier  la  fonc- 
tion phonique  délimitative.  Et  dans  ce  cas  la  statistique  des 
textes  est  presque  exclusivement  possible.  Il  va  de  soi  qu'ici 
apparaissent  les  mêmes  difficultés  que  dans  la  statistique  des 
phonèmes  ,et  qu'elles  doivent  être  surmontées  de  la  même 
façon.  Mais  comme  trop  peu  de  recherches  statistiques 
spéciales  sur  les  diverses  langues  ont  été  entreprises  jusqu'ici, 
on  ne  peut  presque  rien  dire  sur  ce  sujet. 


vpim:m)1Ces 


PRINCIPES   DE   PHONOLOGIE    HISTORIQUE  ^ 

par  Roman  Jakobson 


I.  Méthode  intéirrale.  —  11.  Changements  ijhoniques  extraphonologiques.  — 
III.  Mutation  phonologique.  — ■  IV.  «  Déphonologisation  ».  —  IV.  «  Phonolo- 
gisation  ».  —  \'I.  «  Rephonologisation  ».  —  VII.  Mutations  des  groupes  de 
phonèmes.  —  VIII.  Modifications  dans  l'étendue  des  groupes  de  piionèmes.— 
IX.  Structure  du  faisceau  de  mutations.  —  X.  Permutation  des  fonctions.  — • 
XI.  Interprétation  des  mutations. 

Il  est  compréhensible  qu'au  début  l'attention  des  phono- 
logues  se  soit  concentrée  principalement  sur  les  concepts 
primaires  de  la  nouvelle  discipline  :  sur  les  phonèmes,  leurs 
rapports  réciproques  et  leurs  «rroupements.  Mais  dès  que  ces 
fondements  seront  posés  on  aura  à  examiner  soigneusement 
les  phénomènes  phonologiques  sous  l'aspect  du  facteur 
espace  (c'est-à-dire  la  géographie  phonologique)  et  sous 
l'aspect  du  facteur  temps  (c'est-à-dire  la  phonologie  histo- 
rique). Essayons  d'ébaucher  en  une  esquisse  préliminaire 
l'ABC  de   la   phonologie  historiffuo^ 


(1)  TCLP,  IV  (1931),  pp.  247-267.  .\ole  du  Iraducleur :  M.  B.  Jakobson  a 
bien  voulu  revoir  ma  traduction,  et  à  cette  occasion  a  remanié  en  bien  des 
points  sa  rédaction  primitive. 

(2)  La  manière  dont  est  née  la  phonologie  historique  ne  sera  pas  examinée 
ici. 


316  K.    JAKOBSON 


I 


Dans  la  phonétique  historique  traditionnelle,  ce  qui  était 
caractéristique,  c'était  sa  façon  de  traiter  isolément  les  modi- 
fications phoniques,  c'est-à-dire  sans  tenir  compte  du  système 
qui  éprouve  ces  modifications.  Cette  manière  d'agir  allait 
de  soi  dans  le  cadre  de  la  vision  du  monde  qui  régnait  à  cette 
époque  :  pour  l'empirisme  rampant  des  néo-grammairiens  un 
système,  et  en  particulier  un  système  linguistique,  était  une 
somme  mécanique  et  nullement  une  unité  formelle  (Gestalt- 
einheit),  pour  employer  les  termes  de  la  psychologie  moderne^. 

La  phonologie  oppose  à  la  méthode  isolatrice  des  néo- 
grammairiens une  méthode  intégrale;  chaque  fait  phonologique 
est  traité  comme  un  tout  partiel  qui  s'articule  à  d'autres 
ensembles  partiels  de  divers  degrés  supérieurs.  Aussi  le 
premier  principe  de  la  phonologie  historique  sera  :  toute 
modification  doit  être  traitée  en  fonction  du  système  à  l'intérieur 
duquel  elle  a  lieu.  Un  changement  phonique  ne  peut  être  conçu 
qu'en  élucidant  son  rôle  dans  le  système  de  la  langue. 

Un  changement  phonique  a  eu  lieu.  Quelque  chose  s'est-il 
modifié  à  l'intérieur  du  système  phonologique  ?  Certaines 
différences  phonologiques  ont-elles  été  perdues  et  lesquelles  ? 
De  nouvelles  différences  phonologiques  ont-elles  été  acquises 
et  lesquelles?  Ou  enfin  tout  l'inventaire  des  différences  phono- 
logiques restant  immodifié,  la  structure  des  différences 
particulières  n'a-t-elle  pas  été  transformée,  autrement  dit 
la  place  d'une  différence  déterminée  n'a-t-elle  pas  été  changée, 
soit  dans  ses  rapports  réciproques  avec  les  autres  différences, 
soit  dans  sa  marque  différenciative  ?  Chaque  unité  phono- 
logique à  l'intérieur  du  système  donné  doit  être  examinée 
dans  ses  rapports  réciproques  avec  toutes  les  autres  unités 
du  système  avant  et  après  le  changement  phonique  envisagé  : 

(Ex.  1)  En  blanc-russe  V  se  change  en  c'  et  de  même  d' 
en  3'.  Si  nous  décrivons  le  changement  de  V  en  c',  nous  devons 
exposer  premièrement  les  rapports  du  phonème  f  avec  les 
autres  phonèmes  du  système  auquel  il  a  appartenu,  donc  avec 
t,  d,  d\  s,  s\  c,  etc.,  et,  secondement,  les  rapports  du  phonème 

(1)  Comp.  par  ex.  K.  Koffka,  Psychologie.  Die  Philosophie  in  ihren  Einzel- 
gebielen,  Berlin  1925,  p.  531  et  suiv.  :  «  La  condition  pour  qu'on  puisse  concevoir 
l'identité,  et  d'une  manière  générale  la  relation,  est  que  les  deux  termes  ne  soient 
pas  donnés  comme  simplement  juxtaposés,  mais  qu'ils  entrent  pour  parties  dans 
une  forme.  Alors  qu'ils  étaient  auparavant  comme  isolés  l'un  par  rapport  à 
l'autre,  ils  sont  maintenant  liés  entre  eux  et  s'influencent  réciproquement». 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE    HISTORIQUE  31  7 

c'  avec  les  autres  phonèmes  du  système  en  question,  donc 
avec  les  phonèmes  immodifiés  :  t,  d,  s,  s\  c,  etc.,  et  avec  le 
phonème  nouvellement  créé  3'^. 

II 

Un  changement  phonique  peut  ne  pas  avoir  un  rôle  phono- 
logique. Il  peut  simplement  augmenter  le  nombre  et  la 
diversité  des  variantes  combinatoires  du  phonème  : 

(Ex.  2)  Dans  beaucoup  de  dialectes  grand-russes  s  se 
change  en  e  [e  fermé)  devant  les  consonnes  mouillées. 

(Ex.  3)  Le  phonème  r  se  palatalise  à  la  fin  du  mot  dans 
certains  parlers  norvégiens. 

Ou  bien  à  l'inverse  une  des  variantes  combinatoires  se 
généralise,  deux  variantes  se  fondant  en  une  seule   : 

(Ex.  4)  Dans  bien  des  dialectes  grand-russes  méridionaux 
le  phonème  a  inaccentué  se  présente  comme  a  avant  les 
voyelles  accentuées  étroites  et  comme  une  voyelle  d'aperture 
moyenne  a\  ant  les  voyelles  accentuées  ouvertes.  Dans  une 
partie  de  ces  dialectes  la  variante  a  a  été  plus  tard  généralisée. 
Les  formes  phonétiques  actuelles  m'ild,  p'itàk,  etc.,  témoignent 
que  la  forme  phonétique  voidà  a  précédé  la  forme  phonétique 
vadà  :  la  ^•oyelle  moyenne  qui  apparaissait  après  la  consonne 
mouillée  a  fini  par  coïncider  avec  la  variante  du  phonème  i 
dans  la  même  position.  Une  mutation  phonologique  a  donc 
eu  lieu  ici  :  le  phonème  a  inaccentué  a  été  remplacé  dans  la 
position  indiquée  ci-dessus  par  le  phonème  i  inaccentué  ; 
par  conséquent  l'unification  ultérieure  des  variantes  du 
phonème  a  n'a  pas  pu  s'étendre  à  ces  cas. 

(Ex.  5)  Dans  quelques  dialectes  slaves,  l'occlusive  labiale 
sonore  (ou  voisée)  se  présente  devant  une  voyelle  comme  une 
labiodentale  u,  et  dans  toutes  les  autres  positions  comme 
une  bilabiale  w.  Mais  dans  la  majorité  des  parlers  slaves  l'une 
de  ces  deux  variantes  (le  plus  souvent  v)  se  trouve  générahsée. 

Enfin  la  variante  fondamentale  d'un  phonème  peut  se 
modifier  phonétiquement,  le  système  des  phonèmes  restant 


(1)  Pour  interpréter  phonologiquement  un  changement  phonique  il  est 
nécessaire  de  connaître  exactement  le  système  phonologique  de  la  langue 
donnée  et  son  évolution.  C'est  pourquoi  je  tire  surtout  mes  exemples  de  l'histoire 
des  langues  slaves,  car  leur  phonologie  historique  m'est  particulièrement 
familière. 


318  R.    JAKOBSON 

identique  et  le  rapport  entre  le  phonème  donné  et  tous  les 
autres  étant  immodifié  :  on  doit  donc  considérer  un  tel  chan- 
gement comme  également   e.Ttrdpliunoluyiqiie  : 

(Ex.  6)  Il  y  a  des  dialectes  grand-russes  qui  ont  un  voca- 
lisme accentué  comprenant  sept  phonèmes.  Certains  de  ces 
dialectes  possèdent  le  système  suivant  des  voyelles  accentuées  : 

a 

.1  £ 

uo  ie^ 

u  i 

Dans  les  autres  dialectes  du  même  type  apparaissent  au 
lieu  de  uo,  ie  des  voyelles  fermées  p,  e,  ce  qui  semble  un  phéno- 
mène secondaire  :  p,  e  prennent  dans  le  système  la  même  place 
que  uo,  ie.  Par  suite  le  remplacement  d'une  de  ces  paires  de 
voyelles  par  l'autre  ne  change  rien  au  système  phonologique. 

III 

Dans  le  cas  où  un  changement  phonique  se  manifeste  dans 
le  système  phonologique,  il  peut  être  regardé  comme  le 
véhicule  d'une  mutation  phonologique  ou  d'un  faisceau  de 
mutations  phonologiques.  Nous  employons  le  terme  de 
«  mutation  »  pour  souligner  que  les  changements  phonolo- 
giques procèdent  par  bonds  : 

(Ex.  7)  En  grand-russe  méridional  le  o  inaccentué  est 
confondu  avec  a.  Peut-être  a-t-il  existé  ici  des  degrés  intermé- 
diaires :  o  s'est  transformé  en  un  o  très  ouvert,  ensuite  en 
un  a^  et  finalement  en  un  a  en  perdant  progressivement  son 
arrondissement.  Mais  du  point  de  vue  phonologique  il  n'existe 
ici  que  deux  étapes  :  1 .  o  (o^,  a°)  se  distingue  de  a  :  ce  sont 
deux  phonèmes  dilférents  ;  2.  le  représentant  de  o  ne  se  dis- 
tingue plus  de  a  :  les  deux  phonèmes  sont  confondus  en  un 
seul.  Il  n'y  a  pas  de  troisième  alternative. 

La  formule  de  la  mutation  phonologique  est  : 
A  :  B    >   Al  :  Bi 

Il  convient  de  distinguer  deux  catégories  principales  de 
mutations  :  ou  bien  l'un  des  deux  rapports  (A  :  B  ou  Ai  :  Bi) 
est  phonologique,  ou  bien  ils  le  sont  tous  les  deux  :  aussi 
bien  A  :  B  que  Ai  :  Bj  sont  des  variétés  différentes  d'un 
rapport  phonologique.  La  première  catégorie  se  partage  à  son 

(1)   110  provient  d'un  o  à  intonsition  niontiuite,  /e  de  la  diphtongue  protoslave 

é(«jaf..).  "" 


I'Ium;ii'i:s   di:   piTONOTor.ii-:   irrsroiuoi'E  319 

tour  en  deux  types  :  l(i  suppression  d'une,  différend'  plionolo- 
(li<ine  peut  être  appelée  une  «  déplinnolof/isation  »  (ou  «  dévalori- 
sation phonoloijique  »)  et  la  formation  (Tune  différence  ptiono- 
loifique  une  ■  phonolofiisation  »  (ou  «  ludorisation  phonolo- 
,ji<jur  .;'. 

IV 

Déplionoloyisation  :  A  et  B  s'opposent  phonolog'iquement, 
tandis  qu'entre  Ai  et  Bj  il  n'existe  aucune  difîérence  phono- 
logique. 

En  analysant  une  déphonologisation  on  doit  se  poser  les 
questions  suivantes  :  quelle  est  la  nature  de  l'opposition 
phonologique  A  :  B  ?  Est-ce  une  disjonction^  ou  une  paire 
corrélative  ?  S'il  s'agit  d'une  paire  corrélative,  sa  perte 
représente-t-elle  un  des  cas  particuliers  d'un  procès  plus 
général  (c'est-à-dire  la  perte  de  la  corrélation  tout  entière)  ou 
bien  la  corrélation  subsiste-t-elle  ?  Quelle  est  la  nature  du 
rapport  extraphonologique  Ai  :  Bi  :  est-ce  un  rapport  de 
variantes  et  de  quelle  sorte  :  combinatoires  ?  stylistiques  ? 
Ou  s'agit-il  d'une  identité  phonétique  (deux  réalisations 
pareilles  d'un  seul  et  même  phonème)  ?  Si  le  rapport  Ai  :  Bi 
est  un  rapport  de  variantes  extraphonologiques,  Ai  est 
phonétiquement  pareil  à  A  et  Bj  phonétiquement  pareil  à  B 
et  seules  les  conditions  de  l'apparition  de  chacun  d'eux  sont 
changées.  Mais  si  Ai  est  phonétiquement  pareil  à  Bi,  alors 
ou  bien  Ai  =  A  et  Bj  =  B,  c'est-à-dire  que  A  et  B  se  sont 
confondus  en  un  certain  son  C  qui  se  distingue  phonétique- 
ment aussi  bien  de  A  que  de  B,  —  ou  bien  Ai  =  A,  mais 

(1)  Je  considère  les  termes  de  «  phonologisation  »  et  de  «  déphonologisation  » 
comme  mieux  appropriés  que  les  termes  de  «  divergence  »  et  de  «  convergence  « 
que  E.  Polivanov  a  employés  dans  ses  remarquables  études  sur  la  déphonolo- 
gisation («  Iz  teorii  foneticeskich  konvergencij  »,  Sbornik  Turkestanskogo  Vos- 
tornogo  Instituta  v  rest'  prof.  A.  E.  Schmidta,  Taskent  l'J2.S,  p.  106-115, 
et  «  Kaktory  I'oneti."eskoj  evoruoii  jazyka,  kak  trudovogo  processa  »,  Uèenyje 
zapiski  Instituta  jazyka  i  literatury,  III,  p.  20-42)  puisque  dans  le  langage 
scientifiipie  ceux-ci  sont  d'habitude  liés  à  une  autre  signification.  C'est  ainsi 
(pi'en  biologie  on  entend  par  convergence  l'acquisition  de  caractères  similaires 
liar  des  organismes  dilTérents,  sans  s'occuper  de  savoir  s'il  s'agit  d'organismes 
apparentés  ou  non  apparentés  (comp.  par  ex.  L.  Berg,  «  Nomogenez  »,  Pb.  1922, 
chap.  IV)  ;  de  même  en  linguistique  on  désigne  par  convergence  des  phénomènes 
similaires  dans  le  développement  indépendant  de  diverses  langues  (comp. 
Meillet,  «  Convergence  des  développements  linjruistiques  »,  Linguistique  histo- 
rique et  linguistique  générale,  Paris,  1921,  p.  61  et  suiv.). 

(2)  Noie  du  Iradnclcnr.  Sur  la  «  disjonction  »  voir  «  Principes  de  phonologie  » 
ci-dessus,   p.   89. 


320  R.    JAKOBSON 

Bi  =  B,  c'est-à-dire  A>B.  Le  classement  des  types  de 
déphonologisation  doit  donc  tenir  compte  du  rapport  existant 
entre  les  phonèmes  avant  la  mutation,  du  rapport  existant 
entre  les  sons  qui  résultent  de  la  mutation  et  du  rapport 
existant  entre  chaque  résultat  et  son  prototype.  Considérons 
quelques  exemples  de  déphonologisation  : 

Une  disjonction  aboutit  à  un  rapport  de  variantes  combi- 
natoires  : 

(Ex.  8)  Dans  une  pjartie  des  dialectes  grand-russes  deux 
phonèmes  disjoints  :  e  inaccentué  et  a  inaccentué,  se  changent 
en  variantes  combinatoires  d'un  même  phonème  :  après  les 
consonnes  mouillées  ce  phonème  est  représenté  par  e,  après  les 
consonnes  non-mouillées  par  a.  Cette  déphonologisation  s'est 
accomplie  de  la  façon  suivante  :  a  est  passé  à  e  après  les 
consonnes  mouillées  {p'atàk^p'eiàk,  p'aVi^p'ei'i),  e  est 
passé  à  a  après  les  consonnes  non-mouillées  [zerC ix^zan' ix). 

Une  disjonction  aboutit  à  un  rapport  de  variantes  stylis- 
tiques combinatoires  : 

(Ex.  9)  Les  phonèmes  s  et  z  sont  confondus  dans  la  plupart 
des  dialectes  japonais  en  un  seul  phonème  ;  à  l'initiale  et 
après  une  nasale  ce  phonème  est  réalisé  par  3  ;  entre  voyelles 
dans  un  style  négligé  par  z  et  dans  une  façon  de  parler  soignée 
par  3^. 

Une  disjonction  aboutit  à  une  identité  (A>B)  : 

(Ex.  10)  Certains  dialectes  polonais  ont  confondu  en  une 

seule  série  deux  séries  de  consonnes  :  1°  s,  z,  c,  s  ;  2°  s,  r.  c,. 

3  :  s>s,  i>z,  ^>c,  2!>3  ;  donc  s  :  s^s  :  s,  etc. 

Une  disjonction  aboutit  à  une  identité  (A>C,  B>C)  : 
(Ex.    11)    Dans    quelques   dialectes   grand-russes    septen- 
trionaux et  centraux  les  mouillées  s'  et  z'  se  sont  confondues 
avec  s  et  i,  qui  n'avaient  pas  encore  perdu  leur  mouillure» 
en  des  dorsales  mouillées  s,  z. 

Une  paire  corrélative  aboutit  à  un  rapport  de  variantes 
combinatoires  (la  corrélation  est  supprimée)  : 

(Ex.  12)  La  paire  6  :  p  et  toutes  les  autres  oppositions  entre 
bruyantes  sonores  et  sourdes  ont  perdu  en  tchouvache  leur 
caractère  phonologique  :  entre  un  phonème  sonore  (c'est-à- 

(1)  Polivanov  «  Faktory...  »,  p.  35. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE    HISTORIQUE  321 

dire  toutes  les  voyelles  et  les  consonnes  sonores)  et  une  voyelle, 
b  et  les  autres  consonnes  sonores  ont  été  généralisées  ;  dans 
toutes  les  autres  positions  c'est  au  contraire  p  et  les  autres 
consonnes  sourdes  qui  ont  été  généralisées. 

Une  paire  corrélative  aboutit  à  une  identité  (la  corrélation 
est  supprimée  :  A>B)  : 

(Ex.  13)  En  slovaque  oriental  à  long  se  confond  avec  a 
bref,  et  toutes  les  autres  voyelles  longues  sont  également 
abrégées  :  la  corrélation  de  quantité  des  voyelles  a  été 
supprimée. 

(Ex.  14)  En  slave  commun  les  consonnes  aspirées  perdent 
leur  aspiration  et  se  confondent  avec  les  consonnes  non- 
aspirées  correspondantes. 

Une  paire  corrélative  aboutit  à  une  identité  (la  corrélation 
est  maintenue  :  A>B)  : 

(Ex.  15)  Dans  une  partie  des  dialectes  ukrainiens  et  blancs- 
russes  la  mouillée  r'  est  devenu  un  r  non  mouillé.  Les  autres 
paires  de  consonnes  qui  forment  la  corrélation  de  mouillure 
sont  restées  intactes. 

Il  est  caractéristique  que,  dans  la  suppression  des  corréla- 
tions, ce  soit  d'ordinaire  justement  le  terme  corrélatif  marqué 
qui  est  supprimé  (comp.  N.  S.  Troubetzkoy,  Die  phonolo- 
gischen  Système,  p.  97  )  :  dans  l'exemple  13  la  longueur  des 
voyelles,  dans  l'exemple  14  l'aspiration  des  consonnes,  dans 
l'exemple  15  le  r'  mouillé. 


Phonologisalion  :  Entre  A  et  B  il  n'y  a  aucune  différence 
phonologique,  tandis  qu'entre  A^  et  Bj  une  telle  différence 
existe.  En  analysant  une  phonologisation  on  doit  se  poser 
les  questions  suivantes  :  Aj  :  Bj  représentent-ils  une  disjonc- 
tion ou  une  paire  corrélative  ?  Si  c'est  une  paire  corrélative, 
alors  la  mutation  à  considérer  signifie-t-elle  seulement  un 
enrichissement  d'une  corrélation  déjà  existante  ?  Ou  bien 
est-ce  une  partie  d'un  phénomène  plus  général  :  la  formation 
d'une  nouvelle  corrélation  ?  En  ce  qui  concerne  le  rapport 
entre  A  et  B,  Polivanov  et  van  Ginneken  considèrent 
l'existence  des  variantes  extraphonologiques  comme  une 
condition  indispensable  de  toute  phonologisation.  Effective- 
ment un  rapport  d'identité  entre  A  et  B  est  apparemment 
exclu.  En  conséquence  au  point  de  vue  phonétique  Aj  =  A, 


.■^oo 


11.    JAKOBSON 


Bi  =  B.  Le  plus  souvent  A  et  I^  sont  des  ^'arianles  conibina- 
t  cire  s. 

Une  variation  combinatoire  aboutit  à  une  disjonction  : 
(Ex.  16)  En  letton  k,  g  sont  devenus  c,  3  devant  les  voyelles 
antérieures.  Les  sons  A:  et  c  (ou  g  et  3)  étaient  des  variantes 
combinatoires  d'un  seul  et  même  phonème  ;  après  le  passage 
de  la  diphtongue  ai  à  i  dans  les  syllabes  finales,  k  est  devenu 
possible  dans  les  mêmes  positions  où  c  apparaît,  c'est-à-dire 
que  /V  et  c  sont  devenus  des  phonèmes  disjoints^. 

Une  variation  combinatoire  aboutit  à  une  paire  corrélative 
(il  se  forme  une  nouvelle  corrélation)  : 

(Ex.  17)  Dans  les  dialectes  lettons  les  consonnes  dentales 
se  sont  palatalisées  devant  les  voyelles  antérieures.  C'étaient 
des  variantes  combinatoires  des  phonèmes  dentaux,  mais 
étant  donné  qu'en  certaines  conditions  les  voyelles  inaccen- 
tuées sont  tombées,  il  s'est  constitué  une  opposition  phonolo- 
gique entre  les  consonnes  palatalisées  qui  les  précédaient  et 
les  consonnes  non  palatalisées  correspondantes.  Ainsi  s'est 
formée  dans  ces  dialectes  une  corrélation  de  mouillure  des 
consonnes^. 

Une  variation  combinatoire  aboutit  à  une  paire  de  phonèmes 
corrélatifs  (la  corrélation  existait  déjà)   : 

(Ex.  18)  En  polabe  ancien  le  phonème  x  était  représenté 
devant  certaines  voyelles  par  une  spirante  sourde  vélaire  x, 
et  devant  les  autres  voyelles  par  une  spirante  sourde  palatale  x. 
C'étaient  deux  variantes  combinatoires  :  elles  se  sont  changées 
en  deux  phonèmes  autonomes  lorsque  les  voyelles  faibles 
moyennes  et  basses  se  sont  confondues  en  a  et  qu'il  s'est 
produit  des  différenciations  de  mots  comme  fém.  sauxd  — 
neutre  saiixa.  La  paire  x  :  x  a.  été  incorporée  à  la  corrélation 
de  mouillure  qui  existait  déjà  en  polabe^. 

11  y  a  aussi  des  exemples  de  phonologisation  dans  lesquels 
le  rapport  A  :  B  est  celui  de  variantes  stylistiques.  Ces 
variantes  peuvent  peu  à  peu  se  lexicaliser,  c'est-à-dire  que  la 
variante  affective  du  phonème  peut  être  fixée  par  des  mots 
qui  sont  la  plupart  du  temps  prononcés  avec  une  nuance 
émotionnelle  :  ces  mots  forment  une  couche  stylistique  parti- 

(1)  Voir  J.  Endzelin,  Leltische  Graminatik,  Hcidelberg,  1923,  §  89. 

(2)  Voir  J.  Endzelin,  ibid.,  §  90. 

(3)  N.  Troubetzkoy,  Polabische  Slndien,  Wien,  1929,  pp.  91  et  suiv.,  38  et 
suiv.,  123. 


PHiNCU'ES  ni:  I'Honoi.ogik  historique  323 

culière  dans  le  vorabulaire  de  la  lanf^ue  dont  il  s'agit.  Ensuite 
le  caraclère  aifectif  s'eiî'ace  peu  à  peu  dans  une  partie  de  ces 
mol  s  :  la  variante  correspondante  du  phonème  perd  son 
fomlemenl  émoiionnel  et  est  sentie  <-omme  un  phonème 
part  icu lie f    : 

(Ex.  19)  Meillct  note  dans  le  vocabulaire  latin  l'intro- 
duction caractéristique  d'un  phénomène  expressif,  à  savoir 
la  gémination  des  consonnes.  Les  consonnes  géminées,  qui 
étaient  étrangères  au  vocabulaire  intellectuel  de  l'indo- 
européen,  représentent  un  phénomène  habituel  à  l'intérieur 
des  mots  à  nuance  affective.  Elles  furent  fixées  par  ces  mots, 
et  quand  ils  eurent  perdu  leur  valeur  sentimentale  et  se  furent 
neutralisés,  les  consonnes  géminées  furent  conservées  comme 
phonèmes    particuliers^. 

De  semblables  exemples  où  une  variante  émotionnelle 
d'un  phonème  se  transforme  en  un  phonème  indépendant 
sont  relativement  rares,  mais  une  autre  série  de  phénomènes 
qui  trouve  un  emploi  étendu  lui  est  apparentée.  Lorsque  la 
langue  emprunte  des  mots  étrangers,  elle  les  accommode 
partiellement  à  son  système  de  phonèmes  et  garde  partiel- 
lement les  phonèmes  de  la  langue  étrangère.  Des  mots  ayant 
de  tels  phonèmes  sont  encore  sentis  comme  des  mots  étran- 
gers, comme  une  couche  stylistique  particulière.  Mais  ces 
mots  commencent  parfois  à  entrer  dans  le  vocabulaire  général 
et  la  langue  s'enrichit  ainsi  de  nouveaux  phonèmes,  dont  le 
caractère  étranger  n'est  plus  senti.  Les  phonèmes  étrangers 
que  la  langue  s'approprie  le  plus  aisément  sont  ceux  qui 
s'incorporent  dans  les  corrélations  déjà  existantes. 

(Ex.  20)  Le  russe  comme  les  autres  langues  slaves  a 
emprunté  un  nombre  considérable  de  mots  étrangers  con- 
tenant le  phonème  /.  Dans  les  cas  où  existe  une  tendance  à 
russifier  complètement  le  mot  emprunté  ayant  un  /,  ce  /  a  été 
remplacé  par  xv,  x  ou  p.  F  était  un  indice  du  caractère  étran- 
ger et  parfois  il  a  été  introduit  par  le  peuple  dans  des  mots 
d'emprunts  où  il  ne  devrait  avoir  aucune  place,  par  ex. 
hnfdrka  au  lieu  de  kuxàrka  «cuisinière  »,  etc.  Mais  peu  à  peu 
une  partie  des  mots  qui  ont  gardé  /  se  sont  assimilés  aux  mots 
russes    indigènes    [funàr',    lif.    filin,    Fédja,   etc.)    et    l'archi- 


(1)  Esquisse  d'une  histoire  de  la  langue  laline,  Paris,  1928,  p.  166  et  suiv, 


324 


R.    JAKOBSON 


phonème   russe   fondamental 
nouveaux  phonèmes  : 


V,    V 


V,  V 

f,    f 


s'est   enrichi   de   deux 


VI 

A  côté  de  la  déphonologisation  et  de  la  phonologisation  il 
existe  encore  un  groupe  de  mutations  phonologiques,  à  savoir 
la  rephonologisation  (ou  revalorisation  phonologique)  :  la 
transformation  d'une  différence  phonologique  en  une  différence 
phonologique  hétérogène  qui  se  trouve  vis-à-vis  du  système 
phonologique  dans  un  autre  rapport  que  la  première.  A  et  B 
de  même  que  Ai  et  Bj  s'opposent  phonologiquement,  mais 
la  structure  phonologique  de  ces  oppositions  est  différente. 
Dans  cette  réorganisation  de  la  structure  phonologique  réside 
la  principale  différence  entre  la  rephonologisation  et  les  cas 
cités  ci-dessus  de  changements  phoniques  extraphonolo- 
giques  (ex.  5.  6). 

Il  y  a  trois  types  de  rephonologisation  :  I)  La  transformation 
d'une  paire  de  phonèmes  corrélatifs  en  une  disjonction  ; 
H)  La  transformation  d'une  disjonction  en  une  paire  de 
phonèmes  corrélatifs  ;  III)  La  transformation  d'une  paire 
appartenant  à  une  corrélation  en  une  paire  appartenant  à  une 
autre  corrélation.  On  doit  toujours  considérer  s'il  s'agit  du 
sort  d'une  seule  paire  de  phonèmes  corrélatifs  (a)  ou  de  la 
corrélation  en  tant  que  telle  (b). 

I  a.  Une  paire  de  phonèmes  corrélatifs  aboutit  à  une 
disjonction  (la  corrélation  est  maintenue)  : 

(Ex.  21)  En  polonais  ancien  le  r'  mouillé  est  passé  à  une 
chuintante  r.  Les  autres  paires  de  la  corrélation  de  mouillure 
ont  été  conservées. 

(Ex.  22)  Dans  les  aires  méridionales  des  langues  slaves 
du  Nord-Ouest  et  de  l'Est  g  est  devenu  une  spirante  y  de 
même  point  d'articulation  et  son  rapport  avec  k  qui  était 
celui  d'une  paire  corrélative  est  devenu  celui  d'une  disjonc- 
tion. 

I  b.  Une  paire  de  phonèmes  corrélatifs  aboutit  à  une  disjonc- 
tion (la  corrélation  est  supprimée)  : 


PRINCIPES    mi    PHO.N'OLOGIE    HISTORIQUE  325 

(Ex.  23)  En  italique  bh  est  passé  à  /,  et  de  même  chacune 
des  autres  occlusives  aspirées  s'est  changée  en  une  spirante 
simple,  puis  toutes  ces  résultantes  se  sont  confondues  en  /, 
sauf  X  qui  aboutit  à  h. 

(Ex.  24)  En  tchèque  ancien  la  corrélation  de  mouillure 
des  consonnes  a  été  supprimée.  Les  mouillées  s',  z'  ont  perdu 
leur  mouillure,  la  même  chose  est  arrivée  en  certaines  con- 
ditions aux  labiales  mouillées,  qui  en  d'autres  conditions  se 
sont  changées  en  des  groupes  «labiale  non  mouillée +j  ».  Les 
oppositions  entre  les  phonèmes  t,  d,  n  et  les  phonèmes 
mouillés  correspondants  ont  été  rephonologisées  :  ces  oppo- 
sitions de  phonèmes  corrélatifs  se  changent  en  différences  de 
localisation  disjointes  entre  les  consonnes  apicales  et  palatales 
(comp.  R.  Jakobson,  Vber  die  phonologischen  Sprachbiinde, 
TCLP  IV,  p.  236). 

U  a.  Une  disjonction  aboutit  à  une  paire  de  phonèmes 
corrélatifs  (la  corrélation  existait  déjà  auparavant)  : 

(Ex.  25)  La  palatale  indo-européenne  g  aboutit  en  vieux- 
slave  à  z,  c'est-à-dire  est  devenue  le  correspondant  sonore 
du  phonème  s. 

(Ex.  26)  Le  passage  de  g  à  y  qui  est  propre  à  une  partie 
des  langues  slaves  (comp.  l'exemple  22)  fournit  au  phonème  a;, 
qui  était  disjoint  par  rapport  à  g,  un  correspondant  sonore. 

Je  ne  connais  d'exemples  ni  de  la  création  d'une  nouvelle 
corrélation  par  une  rephonologisation  d'une  paire  disjointe 
(II  b)  ni  de  cas  dans  lesquels  une  paire  de  phonèmes  corré- 
latifs se  sépare  d'une  corrélation  existante  et  s'annexe  à  une 
autre  corrélation,  c'est-à-dire  modifie  sa  marque  de  diffé- 
renciation (III  a). 

III  b.  Une  corrélation  se  change  en  une  autre  corrélation. 
Les  formes  des  mutations  de  ce  genre  sont  très  variées  : 

(Ex.  27)  D'après  la  description  de  Meillet,  tout  un  faisceau 
de  rephonologisations  a  modifié  les  corrélations  des  consonnes 
arméniennes^.  L'opposition  indo-européenne  entre  con- 
sonnes sonores  aspirées  et  non  aspirées  a  abouti  à  une  opposi- 
tion entre  sonores  et  sourdes,  les  sonores  aspirées  aboutissant 
à  des  sonores  simples  et  les  anciennes  sonores  simples  à  des 
sourdes.  L'opposition  indo-européenne  entre  sourdes  simples 

(1)  Voir  A.  Meillet,  Esquisse  d'une  grammaire  comparée  de  C arménien 
classique,  Vienne,  1903,  p.  7  et  suiv.  et  Les  dialectes  indo-européens,  Paris,  1922, 
chap.  X,  XI,  XIII. 


326  R.    JAKOBSO.t 

et  aspirées  a  été  remplacée  par  une  difïérenciation  des  sourdes 
aspirées  en  fortes  et  en  faibles  :  les  sourdes  aspirées  fortes 
provenant  des  sourdes  aspirées,  les  sourdes  aspirées  faibles 
provenant  des  sourdes  simples.  Il  est  caractéristique  que  la 
série  marquée  de  la  corrélation  d'expiration  (consonnes 
aspirées)  ait  été  remplacée  par  les  séries  marquées  de  nouvelles 
corrélations  (à  savoir  les  consonnes  sonores  et  fortes). 

(Ex.  28)  Il  y  a  des  dialectes  polonais  dans  lesquels  a  et  à 
s'opposent  l'un  à  l'autre  et  il  y  a  d'autres  dialectes  polonais 
dans  lesquels  cette  opposition  est  remplacée  par  une  autre,  à 
savoir  à-a^.  Cette  modification  d"ime  seule  paire  de  phonèmes 
corrélatifs  siornifie  un  changement  dans  la  particularité 
différenciât i\e  de  la  corrélation  tout  entière  :  dans  le  premier 
cas  il  existe  une  corrélation  de  voyelles  arrondies  et  non- 
arrondies,  dans  le  second  cas  une  corrélation  de  voyelles 
postérieures  et  antérieures  'eomp.  R.  Jakobson,  Vber  die 
phonologi!<chcn  Blinde.  TCLP.  l\ .  p.  235).  Toutes  les  autres 
oppositions  de  la  corrélation  répondent  aux  deux  interpréta- 
tions :  e-o.  e-o.  i-u.  Dans  ces  paires  un  des  termes  s'oppose 
phonétiquement  à  l'autre,  comme  une  voyelle  non-arrondie 
à  une  voyelle  arrondie,  et  en  même  temps  comme  une 
^'oyelle  antérieure  à  une  voyelle  postérieure^. 

Il  faut  séparer  des  rephonologisations  dont  il  vient  d'être 
question  les  cas  de  fusion  de  deux  corrélations  existantes, 
c'est-à-dire  les  cas  où  toutes  les  paires  existantes  d'une 
corrélation  finissent  par  coïncider  avec  les  paires  existantes 
d'une  autre  corrélation,  ce  qui  est  une  variété  de  déphono- 
logisation  : 

(Ex.  29)  En  proto-tchèque  l'opposition  entre  les  voyelles 
longues  montantes  et  les  voyelles  longues  descendantes  est 
transformée  en  une  opposition  entre  voyelles  longues  et  brèves. 
Les  voyelles  à  intonation  descendante  ont  été  identifiées 
avec  les  voyelles  brèves  (déphonologisation).  Il  est  carac- 
téristique que  la  série  non  marquée  de  la  corrélation  tonique 
soit  confondue  avec  la  série  également  non  marquée  de  la 
corrélation  de  quantité. 

(1)  Voir  K.  Xitsch,  Dyalekly  jçzyka  polskiego,  Eni  ykiop  dya  PoL-ka,  t.  III, 
Dzial  III,  Czesc  II,  p.  2G4. 

(2)  Cet  exemple  est  instructif  également  à  un  autre  point  de  vue.  Par  ex.  la 
paire  i-u  est  restée  immodifiée  (A  i=  A,  B  i=  B  et  les  conditions  d'existence 
des  deux  phonèmes  ne  se  sont  pas  modifiées.  Néanmoins  le  remplacement  de 
la  paire  a-à  par  la  paire  a-a  sullit  pour  amener,  en  raison  des  lois  de  structure 
du  système,  une  rephonologisation  de  toutes  les  autres  paires. 


PKI.NClPi:S    DE    PHONOLOGIF.    HISTOHIQUE  327 

Vif 

//  y  a  des  (•liaiigcnienla  phoniques  qui  modifient  non  pas 
rinrcntdirc.  des  phonèmes  d'une  luiujue,  mais  seulement  son 
inventaire  des  f/roupes  de  phonèmes.  (<omme  la  strucl  me  j)li(ni(»- 
logique  de  la  langue  n'est  pas  caractérisée  seulement  par  le 
répertoire  des  phonèmes,  mais  aussi  par  le  répertoire  des 
groupes  de  phonèmes,  un  changement  phonique  qui  modifie 
les  groupes  de  phonèmes  admis  dans  une  langue  donnée  cons- 
titue un  fait  phonologique  au  même  titre  que  les  modifi- 
cations dans  l'inventaire  des  phonèmes.  Ce  sont  deux  espèces 
différentes  de  mutations  phonologiques  : 

(Ex.  30)  Dans  quelques  dialectes  grands-russes  le 
groupe  «é+consonne  mouillée  »  s'est  transformé  en  un  groupe 
«  l'+consonne  mouillée  ».  De  cette  manière  le  rapport  entre 
le  groupe  susdit  et  l'ancien  groupe  «  î+consonne  mouillée  » 
est  déphonologisé  ;  le  rapport  entre  l'ancien  groupe  né~{- 
consonue  mouillée»  et  par  ex.  «ô+consonne  mouillée»  est 
rephonologisé  et  le  rapport  entre  deux  variantes  combina- 
toires  du  phonème  é  (l'une  fermée  devant  les  consonnes 
mouillées,  et  l'autre  ouverte  dans  les  autres  positions)  est 
phonologisé.  Le  répertoire  des  phonèmes  ne  s'est  pas  iiiodiiiè, 
mais  un  groupe  de  phonèmes  a  été  perdu  par  la  langue. 

Si  les  mutations  des  groupes  de  phonèmes  ne  modifient 
pas  par  elles-mêmes  le  système  des  phonèmes,  elles  se  mani- 
festent par  eontre  dans  le  fonctionnement  des  phonèmes. 
La  fréquence  d'emploi  des  divers  phonèmes  est  changée  et 
éventuellement  aussi  le  degré  de  leur  rendement  : 

(Ex.  31)  La  mutation  considérée  dans  l'exemple  30  repré- 
sente une  élévation  de  la  fréquence  du  phonème  i  et  une 
diminution  correspondante  de  la  fréquence  du  phonème  é. 
Le  rendement  fonctionnel  de  la  différence  phonologique  ê-i 
s'amoindrit,  car  ces  phonèmes  pouvaient  anciennement  être 
opposés  l'un  à  l'autre,  indépendamment  de  ce  qui  les  suivait, 
et  ils  ne  peuvent  l'être  après  la  mutation  que  dans  le  cas 
oij  aucune  consonne  mouillée  ne  les  suit.  Mais  é  apparaît 
dans  cette  position  d'une  façon  relativement  rare  :  é  étant 
passé  à  ô  avant  les  consonnes  non  mouillées,  tandis  qu'en 
finale  é  a  donné  partiellement  o,  partiellement  à  :  é  non  suivi 
d'une  consonne  mouillée  n'apparaît  dans  ces  dialectes  que 
comme  l'aboutissement  de  la  diphtongue  ie  («jat'»). 

Ce  serait  une  dangereuse   simplification   de  surestimer  le 


328  R.    JAKOBSON 

rôle  du  facteur  statistique  dans  l'évolution  linguistique,  mais 
nous  ne  devons  pas  non  plus  oublier  que  la  loi  Hégélienne  du 
passage  de  la  quantité  à  la  qualité  y  contribue.  La  médiocre 
fréquence  et  le  faible  rendement  fonctionnel  d'une  différence 
phonologique  favorise  naturellement  sa  perte  : 

(Ex.  32)  Dans  le  dialecte  serbe  que  reflète  la  grammaire 
de  Brlic,  l'opposition  des  deux  qualités  d'accent  sur  une 
syllabe  brève  n'était  possible  que  dans  la  syllabe  initiale 
après  une  pause  (comp.  R.  Jakobson,  Die  Belonung  und 
ihre  Rolle  in  der  Wori-  und  Syntagmaphonologie,  TCLP  IV, 
p.  176).  L'étroitesse  du  champ  d'emploi  aidait  sans  aucun 
doute  à  la  suppression  de  cette  opposition  ;  dès  qu'une  telle 
suppression  a  eu  lieu,  elle  a  ser\-i  à  mettre  en  branle  une  vaste 
évolution  accentuelle  dans  maints  dialectes  serbes. 


VIII 

Tous  les  cas  de  mutations  phonologiques  que  nous  avons 
examinés  ci-dessus  sont  caractérisés  par  un  trait  commun  : 
Tous  les  termes  de  ces  mutations  sont  égaux  quant  à  leur 
étendue.  Si  A  et  B  sont  quant  à  leur  étendue  des  phonèmes. 
Al  et  Bj  le  sont  aussi  ;  si  A  et  B  sont  des  groupes  de  phonèmes, 
Al  et  Bj  sont  des  groupes  de  la  même  étendue.  Mais  il  n'est 
pas  de  moindre  importance  au  point  de  vue  de  la  phonologie 
historique  qu'il  existe  des  mutations  dans  lesquelles  la  résul- 
tante Al  n'est  pas  semblable,  quant  à  son  étendue  phono- 
logique, à  son  prototype  A. 

I.  Un  phonème  se  scinde  en  un  groupe  de  phonèmes.  Par 
conséquent  la  différence  de  deux  phonèmes  se  change  en  une 
différence  entre  un  groupe  de  phonèmes  et  un  phonème 
(rephonologisation)   : 

(Ex.  33)  Le  phonème  long  ie  {=  a jat'))Iong)  se  change  dans 
une  partie  des  dialectes  serbo-croates  en  un  groupe  dissylla- 
bique de  deux  phonèmes  i^e.  A  la  place  de  la  disjonction 
(e-i,  etc.,  apparaît  une  opposition  entre  le  groupe  de  pho- 
nèmes «  l'H-e  »  et  le  phonème  i,  etc. 

(Ex.  34)  En  ukrainien  les  labiales  mouillées  se  sont  chan- 
gées avant  a  en  groupes  «  labiale  +j  »;  p'  :  p  (paire  de  pho- 
nèmes corrélatifs)  >p/  :  p  (rapport  entre  un  groupe  de  pho- 
nèmes et  un  phonème)  ',  p'  '-  j  (disjonction)  >/)/  :  /. 

La  différence  entre  un  phonème  et  un  groupe  de  phonèmes 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE    HISTORIQUE  329 

peut  se  changer  en  une  identité  de  deux  groupes  de  phonèmes 
(déphonologisation)   : 

(Ex.  35)  En  ukrainien  le  groupe  pj  \enant  de  />'  (comp. 
ex,  35)  s'est  confondu  avec  le  groupe  ancien  «p+/».  On 
comparera  par  ex.  pjat'  [Kp'at')  et  pjanijj  (avec  pj  ancien). 

Il  peut  se  produire  une  transformation  d'une  variation 
combinatoire  en  une  diiférence  significative  entre  un  groupe 
de  phonèmes  et  un  phonème  (phonologisation  )   : 

(Ex.  36)  /)'  devant  i  et  p'  devant  a  (comp.  ex.  34)  étaient 
primitivement  en  ukrainien  des  variantes  combinatoires  d'un 
seul  et  même  phonème  p'  (le  degré  de  mouillure  étant  difïérent 
selon  la  voyelle  suivante).  Avec  le  passage  de  p'  devant  a  à 
pj  le  rapport  entre  les  deux  variantes  se  phonologise. 

II.  Un  groupe  de  phonèmes  se  transforme  en  un  phonème. 
Il  y  a  deux  possibilités  : 

a)  Le  résultat  de  la  transformation  produit  un  phonème 
qui  existait  déjà  dans  le  système  : 

(Ex.  37)  Dans  les  langues  slaves  de  l'Est  et  du  Sud-(3uest 
le  groupe  dl  a  abouti  à  /.  Ce  résultat  est  identique  à  un  des 
phonèmes  du  groupe  primitif.  D'un  côté  il  y  a  ici  une  dépho- 
nologisation, à  savoir  dl  :  l^l  :  /,  et  d'un  autre  côté  une  repho- 
nologisation,  à  savoir  dl  :  n^l  :  n,  etc. 

(Ex.  38)  En  latin  dir  est  devenu  b  à  l'initiale.  La  résultante 
n'est  identique  à  aucun  des  phonèmes  du  groupe  primitif. 
Le  rapport  de  dw  à  b  est  déphonologisé,  et  le  rapport  avec 
les  autres  phonèmes  est  rephonologisé. 

b)  Le  résultat  de  la  transformation  constitue  un  phonème 
qui  était  jusqu'alors  inconnu  dans  le  système  : 

(Ex.  39)  En  serbo-croate  les  groupes  tj,  dj  sont  passés  à 
c.  â  (occlusives  palatales).  Ce  processus  caractérise  une 
rephonologisation  du  rapport  entre  tj,  dj  et  tous  les  phonèmes 
existant  dans  la  langue. 

(Ex.  40)  En  kirghiz,  après  la  confusion  des  anciennes 
voyelles  longues  et  brèves,  il  s'est  formé  de  nouvelles  longues 
par  une  contraction  de  deux  syllabes,  par  ex.  dans  ër  «  selle  » 
(se  différenciant  de  er  «  homme  »)  :  comp.  uzbek  egœr  «  selle  »  ; 
ou  bien  par  ex.  kirghiz  tô  «  montagne  »  pro\'enant  de  ''îaiu 
{*ta}j)'^.  Une  contraction  de  groupes  de  phonèmes  a  produit 
ici  une  nouvelle  corrélation  des  phonèmes. 

(1)   Polivaiiov,   Vrpilenie  v  jazijkoznanie,  Loiiingrad,  1928,  p.  196. 


330  R.    JAKOBSON 

(Ex.  41)  La  transformation  française  des  groupes  de 
phonèmes  «  voyelle +  n  »  en  voyelles  nasales  a  introduit  dans 
le  système  phonologique  une  corrélation  de  nasalité  des 
voyelles. 

(Ex.  42)  Dans  certains  dialectes  chinois  une  transfor- 
mation des  groupes  «  voyelle -focclusive  »  en  voyelles  avec 
coup  de  glotte  (d'après  la  terminologie  chinoise  :  cinquième 
ton  des  voyelles)  a  produit  une  corrélation  d'accent  glottal. 

Les  nombreuses  mutations  du  type  d/>/  (comp.  ex.  37) 
représentent  une  réduction  d'un  groupe  de  phonèmes  à  un 
phonème.  La  transformation  d'un  phonème  en  un  zéro 
phonique  peut  être  limitée  à  des  groupes  de  phonèmes 
déterminés,  mais  il  peut  aussi  être  général.  C'est  un  cas 
particulier  du  même  type  de  mutation  :  n'importe  quel  groupe 
de  phonèmes  perd  le  phonème  en  question  : 

(Ex.  43)  Certains  dialectes  serbo-croates  perdent  le  phonème 
laryngal  h  (issu  du  x  vieux-slave)  ;  il  disparaît  en  toutes 
positions.  C'est  un  cas  particulier  de  la  tendance  qui  se 
manifeste  dans  ces  dialectes  à  répartir  toutes  les  bruyantes 
en  paires  de  sonore  et  de  sourde. 

Le  phénomène  inverse  n'existe  évidemment  pas,  c'est- 
à-dire  qu'un  zéro  phonique  ne  peut  pas,  en  toutes  circons- 
tances, se  changer  en  un  phonème. 

IX 

Lorsqu'on  découvre  l'existence  de  plusieurs  mutations  qui 
se  sont  produites  en  même  temps,  on  doit  soumettre  à  l'analyse 
tout  le  faisceau  de  ces  mutations  comme  un  tout.  La  con- 
nexion existant  entre  ces  mutations  n'est  pas  due  au  hasard  : 
elles  sont  intimement  liées  entre  elles.  Les  lois  qui  président 
à  leurs  rapports  réciproques  doivent  être  mises  en  lumière. 
L'une  de  ces  lois,  très  féconde  pour  l'élaboration  des  principes 
de  la  phonologie  historique  a  été  établie  par  Polivanov  :  les 
phonologisations  «  ne  s'accomplissent  jamais  sans  être  accom- 
pagnées d'une  autre  innovation  »  ;  «  dans  une  masse  prodi- 
gieuse de  cas  la  divergence  (  =  phonologisation)  est  accom- 
pagnée d'une  quelconque  convergence  (=  déphonologisation) 
et  se  trouve  dictée  par  elle  »^.  Il  s'agit  ici  de  la  phonologisation 
de  variantes  combinatoires  et  en  ce  sens  la  loi  est  juste  sans 

(1)  Faklory...,i>.  38. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE    HISTORIQUE  331 

exception  (comp.  ci-dessus,  p.  o'21,  i:^  V).  Une  telle  combinaison 
de  la  phonologisation  et  de  la  déphonologisation  peut  être 
considérée  au  point  de  vue  des  mutations  des  groupes  de 
phoncmes  comme  une  rephonologisalion.  Une  difTérenrc  est 
remplacée  par  une  autre  différence  et  ce  complexe  de  mutations 
ne  se  distingue  de  la  rephonologisation  que  d'une  seule 
manière  :  dans  la  rephonologisation  des  phonèmes  les  supports 
de  la  différence  phonologique  restent  les  représentants  des 
mêmes  phonèmes  qui  avant  la  mutation  s'opposaient  phono- 
logiquement.  Par  contre  dans  une  «  rephonologisation  de 
groupes  de  phonèmes  »  le  fait  de  la  différence  des  groupes  de 
phonèmes  demeure,  mais  la  fonction  de  différencier  passe  de 
certains  phonèmes  à  d'autres,  par  ex.  aux  phonèmes  voisins 
des  mêmes  groupes  de  phonèmes  : 

(Ex.  44)  Dans  certains  dialectes  chinois  les  consonnes 
sonores  et  les  consonnes  sourdes  sont  confondues.  La  corré- 
lation vocale  des  consonnes  est  remplacée  par  la  corrélation 
de  registre  des  voyelles  suivantes  :  le  ton  bas  de  la  voyelle 
se  substitue  au  caractère  sonore  de  la  consonne  précédente, 
le  ton  élevé  correspond  au  contraire  au  caractère  sourd  de  la 
consonne  en  question^.  La  différence  de  registre,  d'abord 
variation  combinatoire  est  devenue  une  propriété  de  corré- 
lation. 

(Ex.  45)  Dans  les  dialectes  ukrainiens  du  Nord-Ouest  aux- 
quels remonte  le  parler  de  la  paroisse  de  Kornicy  de  l'ancien 
gouvernement  de  Sedlec^,  le  phonème  à  se  présentait  après 
les  consonnes  mouillées  comme  une  diphtongue  ia  (variante 
combinatoire).  La  perte  ultérieure  de  la  mouillure  de  r  rendait 
l'opposition  ia-a  phonologique  après  r  et  par  suite  ia  devient 
un  phonème  indépendant.  Le  schéma  de  cette  mutation  sera 
en  transcription  phonologique  : 

r'd  :  rd^ria  :  rà^ 


(1)  Voir  B.  Karlgren,  Études  sur  la  phonologie  chinoise,  Slockholm,  1915, 
chap.  14,  16. 

(2)  Voir  N".  Janôuk,  Kornickij  govor  b.  Konslaniinovskogo  ujezda  Sedleckoj 
gub.,  Trudy  post.  komissii  po  dialektologii  russkogo  jazyka,  IX,  p.  13  et  suiv. 

(3)  Comp.  aussi  les  ex.  16-18,  qui  sont  des  cas  typiques  de  rephonologisation 
des  groupes  de  phonèmes.  C'est  ainsi  que  dans  l'exemple  16  le  rapport  i  :  ai  est 
déphonologisé,  que  dans  l'exemple  17  li  :  10'>V0  :  10,  etc.  (O  =  zéro  phonique). 


332  R.    JAKOBSON 


Au  contraire  de  la  phonologisation  des  variantes  combi- 
natoires,  la  phonologisation  des  variantes  stylistiques  n'est 
pas  liée  à  une  déphonologisation  (voir  ex.  19,  20).  En  autres 
termes  il  n'existe  pas,  dans  le  cadre  d'un  système  appartenant 
à  un  seul  style  de  langage,  de  phonologisations  qui  ne  soient  pas 
compensées  par  des  déphonologisations.  La  tendance  à  multi- 
plier les  différences  phonologiques  est  étrangère  à  un  «  dialecte 
fonctionnel  particulier  »  ;  une  telle  phonologisation  isolée 
n'est  possible  que  comme  un  résultat  de  la  réaction  réciproque 
de  deux  dialectes  fonctionnels  (de  deux  styles  de  langage) 
différents.  La  phonologisation  d'une  différence  phonique  est 
ici  compensée  par  la  perte  de  sa  valeur  stylistique.  Il  se 
produit  ici  une  permutation  des  fonctions. 

A  ce  qu'il  paraît  la  déphonologisation,  elle  aussi,  est  souvent 
fondée  sur  la  permutation  des  fonctions,  en  particulier  dans 
les  cas  où  la  déphonologisation  n'est  liée  à  aucune  autre 
mutation.  La  déphonologisation  peut  être  une  généralisation 
d'un  phénomène  qui,  primitivement,  constituait  une  parti- 
cularité spécifique  d'un  style  de  langage  particulier,  par  ex. 
du  discours  négligé  et  hâtif.  Un  phénomène  qui  signalise  un 
style  de  langage  déterminé,  une  nuance  oratoire  particulière- 
ment émotionnelle,  peut  être  ensuite  transporté  dans  une 
façon  de  parler  qui  ne  comporte  pas  cette  nuance,  et  se 
transforme  ainsi  en  une  espèce  de  norme  linguistique  : 

(Ex.  46)  Comme  l'attestent  les  grammairiens  russes  du 
xviii^  siècle  les  milieux  instruits  de  Moscou  conservaient 
encore  dans  leur  parler  la  diphtongue  i^  («  jat'  »)  comme  un 
phonème  particulier,  mais  dans  le  discours  négligé  et  pressé 
il  se  confondait  déjà  avec  é.  Les  dialectologues  observent  un 
phénomène  semblable  :  un  effacement  des  limites  entre  ie 
et  é,  uo  et  à  en  des  façons  de  parler  «  allegro  »  dans  des  parlers 
grands-russes  qui  conservent  en  principe  la  différence  entre 
ces  phonèmes^.  C'est  la  première  étape  d'une  perte  de  diffé- 
renciation ;  la  seconde  étape  serait  le  déplacement  des  rapports 
entre  le  style  de  langage  négligé  et  le  style  soigné. 

(Ex.  47)  La  confusion  de  e  atone  et  de  i  atone  qui  se 
produit  sous  nos  yeux  dans  le  dialecte  de  Moscou  ne  s'est 

(1)  Voir  N.  Durnovo,  Dialeklologiéeskija  razijskanija  v  oblasti  velikoritsskich 
govorov,  t.  I,  2«  liv.,  1918,  p.  53  et  suiv. 


PRINCIPES    DE    PHONOLOGIE    HISTORIQUE  333 

réalisée  d'abord  que  dans  le  discours  délibéré  et  négligé.  La 
différence  entre  les  deux  phonèmes  fut  encore  sentie  comme 
norme,  mais  la  génération  suivante  a  généralisé  comme 
norme  de  langage  le  style  «  allegro  »  du  vocalisme  inaccentué^. 
Si  l'on  met  à  part  les  rapports  réciproques  des  divers 
styles  de  langage,  on  s'aperçoit  que  la  tendance  non  seulement 
à  la  multiplication,  mais  aussi  à  la  diminution  des  différences 
pfionologiques  est  étrangère  à  la  langue.  Dans  le  cadre  d'un 
dialecte  fonctionnel  isolé,  on  ne  peut  parler  ni  de  l'accroissement 
ni  de  la  réduction  d'un  système  phonologique,  mais  seulement 
de  remaniement,  c'est-à-dire  de  sa  rephonologisation. 

V 

XI 

Nous  avons  déjà  indiqué  que  c'est  seulement  au  moyen  de 
la  «  méthode  intégrale  »  qu'il  est  possible  de  décrire  un 
changement  phonique.  On  doit  rechercher  quelles  sont  les 
différences  phonologiques  qui  ont  subi  une  modification, 
quelles  sont  celles  qpi  sont  restées  immodifiées  et  de  quelle 
manière  le  rendement  et  l'utilisation  de  toutes  ces  différences 
ont  été  changés.  En  outre  il  faut  considérer  le  changement 
phonique  dans  ses  rapports  avec  les  systèmes  phoniques  de 
différentes  fonctions.  Mais  la  description  des  mutations 
n'épuise  pas  encore  la  phonologie  historique.  Nous  nous  trou- 
vons devant  la  tâche  qui  consiste  à  interpréter  les  mutations. 

La  description  fournit  des  données  sur  deux  situations 
linguistiques  :  avant  et  après  la  mutation  et  nous  permet 
de  poser  la  question  de  la  direction  et  du  sens  de  la  mutation. 
Dès  que  cette  question  est  posée,  nous  passons  du  terrain 
de  la  diachronie  à  celui  de  la  synchronie.  La  mutation  peut 
être  objet  de  recherche  synchronique  au  même  titre  que  les 
éléments  linguistiques  invariables.  Ce  serait  une  faute  grave 
de  considérer  la  statique  et  la  synchronie  comme  des  syno- 
nymes. La  coupe  statique  est  une  fiction  :  ce  n'est  qu'un 
procédé  scientifique  de  secours,  ce  n'est  pas  un  mode  parti- 
culier de  l'être.  Nous  pouvons  considérer  la  perception 
d'un  film  non  seulement  diachroniquement,  mais  aussi  syn- 
chroniquement :  toutefois  l'aspect  synchronique  d'un  film 
n'est  pas  identique  à  une  image  isolée  extraite  du  film.  La 

(1)  Dans  les  Remarques  sur  révolution  phonologique  du  russe  (Prague,  1929, 
p.  48  et  suiv.)  j'interprète  la  chute  des  «  semi-voyelles  faibles  »  du  slave  comme 
une  généralisation  du  style  de  langage  négligé. 


334  R.    JAKOBSON 

perception  du  mouvement  est  présente  aussi  dans  l'aspect 
synchronique.  Il  en  va  de  même  pour  la  langue. 

Le  travail  de  Ferd.  de  Saussure  nous  épargne  de  prouver  que 
considérer  la  langue  au  point  de  vue  s\-nchronique  est  un 
mode  de  connaissance  téléologique.  Quand  nous  considérons 
une  mutation  linguistique  dans  le  contexte  de  la  synchronie 
linguistique,  nous  V introduisons  dans  la  sphère  des  problèmes 
téléologiques.  Il  s'en  suit  nécessairement  que  le  problème  de 
la  finalité  s'applique  à  une  chaîne  de  mutations  successives, 
c'est-à-dire  à  la  linguistique  diachronique.  C'est  à  proprement 
parler  l'aboutissement  logique  du  chemin  dans  lequel  sont 
entrés  il  y  a  quelques  décades  les  néogrammairiens,  dans  la 
mesure  où  ils  ont  fait  les  premiers  efïorts  pour  émanciper  la 
linçruistique  de  la  méthodologie  qui  régnait  de  leur  temps 
dans  les  sciences  naturelles     darwinisme;. 

Si  une  rupture  de  l'équilibre  du  système  précède  une 
mutation  donnée,  et  qu'il  résulte  de  cette  mutation  une 
suppression  du  déséquilibre,  nous  n'avons  aucune  peine  à 
découvrir  la  fonction  de  cette  mutation  :  sa  tâche  eât  de 
rétablir  l'équilibre.  Cependant  quand  une  mutation  rétablit 
l'équilibre  en  un  point  du  système,  elle  peut  rompre  l'équilibre 
en  d'autres  points  et  par  suite  provoquer  la  nécessité  d'une 
nouvelle  mutation.  Ainsi  se  produit  souvent  toute  une  chaîne 
de  mutations  stabilisatrices   : 

{Ex.  48)  La  chute  des  «  semi-voyelles  (jers)  faibles  »  dans 
les  langues  slaves  a  amené  une  corrélation  de  mouillure  des 
consonnes.  Toutes  les  langues  slaves  font  voir  une  tendance 
à  désunir  la  corrélation  de  mouillure  des  consonnes  et  la 
corrélation  mélodique  des  voyelles,  en  supprimant  l'une  des 
deux  oppositions.  Les  langues  slaves  qui  ont  supprimé  la 
corrélation  mélodique  (c'est-à-dire  l'opposition  de  l'intonation 
montante  et  descendante)  au  profit  de  la  corrélation  de 
mouillure  ont  été  placées  devant  l'alternative  de  renoncer, 
soit  aux  différences  autonomes  de  quantité  vocalique,  soit 
à  l'accent  indépendant,  car  ces  deux  corrélations  sont  presque 
toujours  incompatibles  dans  une  langue  dépourvue  de  corré- 
lation mélodique^.  Certaines  langues  slaves  ont  pris  le  premier 
chemin.  Certaines  autres  le  second 2. 

Mais   ce   serait    une   faute    de   limiter   l'esprit    de   chaque 


(1)  Noie  du  traducteur  :  voir  la  note  de  la  p.  215  ci-dessus. 

(2)  J'ai  décrit  plus  à  fond  ce  cycle  de  phénomènes  dans  Remarques  sur 
révolution  phonologique  du  russe,  TCLP  II  (Prague,  1929). 


PRINCIPES    DE    PnONOLOGlE    HISTORIQUE  335 

mutation  phonologique  au  rétablissement  de  l'équilibre.  Si  le 
système  phonologique  de  la  langue  inLellectuelle  lend  en 
efîet  normalement  à  l'équilibre,  en  contre-partie  la  rupture 
de  l'équilibre  forme  un  élément  constitutif  de  la  langue 
émotionnelle  et  de  la  langue  poétique.  C'est  pourquoi  la 
description  phonologique  statique  pèche  le  moins  contre  la 
réalité  dans  les  cas  où  l'objet  de  cette  dcscriplion  est  un 
système  de  langue  intellectuelle. 

La  caitacité  expressive  du  discours  a/'feclif  est  obtenue 
par  une  large  exploitation  des  différences  phoniques  extrapho- 
nologiques  existant  dans  la  langue  en  question,  mais  au  plus 
haut  degré  de  l'afïeclivilé  le  discours  a  besoin  de  procédés 
plus  eilîcaces,  et  ne  s'arrête  même  pas  devant  la  déformation 
de  la  structure  phonologique  ;  par  ex.  divers  phonèmes  se 
confondent,  phoiièines  dont  l'articulation  est  modifiée  en 
vue  de  surinontor  l'automatisme  du  discours  indifférent  ; 
l'emphase  va  jusqu'à  la  violation  des  corrélations  prosodiques 
existantes  ;  certains  phonèmes  sont  «  avalés  »  en  vertu  de 
l'accélération  du  rythme.  Tout  cela  est  favorisé  par  le  fait 
que  dans  le  langage  affectif  la  représentation  cède  le  pas 
à  l'expression  et  que  par  là  la  valeur  phonologique  de 
certaines  diiîérences  phonologiques  s'atténue.  La  fonction 
poétique  pousse  la  langue  à  surmonter  l'automatisme  et 
l'imperceptibilité  du  mot  —  et  cela  va  également  jusqu'à  des 
déplacements  dans  la  structure  phonologique. 

(Ex.  49)  B.  Miletic  remarque  qu'en  stokave  sous  l'influence 
de  l'emphase  l'intonation  «  descendante  »  des  voyelles  brèves 
s'est  changée  en  une  intonation  «  montante  ))^. 

(Ex.  50)  Parfois  l'effacement  des  différences  phonologiques 
sert  à  satisfaire  des  besoins  esthétiques  ;  par  ex.  le  dialecte 
russe  de  Kolyma  est  caractérisé  par  la  tendance  à  remplacer 
les  phonèmes  r,  /,  et  en  particulier  r\  V  mouillés  par  le  pho- 
nème /.  Cette  prononciation  est  désignée  là-bas  par  le  terme 
de  sladixoglasie  «  parler  mielleux  »  et  l'enquêteur  pense  que  la 
plus  grande  partie  de  la  population  peut  bien  articuler  sans 
faute  r',  /',  etc.,  mais  pense  qu'une  telle  prononciation  est 
laide  ^. 

Les  différentes  fonctions  de  la  langue  sont  étroitement  liées 


(1)  O    srbo-chrvatskych    intonacich    v    nâfeèi    stokavském,    Prague,   1926, 
13-14,20. 

(2)  V.  Bogoraz  :  Oblaslnoj  slovar'  holijmslcago  riisslcago  narécija,  SI',  otd.  rus. 
jaz.  i  slov.  lAN  LXVIII,  n"  4,  p.  7. 


336  U.    JAKOBSON 

et  la  permutation  des  fondions  est  permanente.  L'esprit  de 
l'équilibre  et  la  tendance  simultanée  vers  sa  rupture  consti- 
tuent des  propriétés  indispensables  du  tout  qu'est  la  langue. 
La  liaison  de  la  statique  et  de  la  dynamique  est  une  des 
antinomies  dialectiques  les  plus  fondamentales  qui  déter- 
minent l'idée  de  langue.  On  ne  peut  concevoir  la  dialectique 
du  développement  linguistique  sans  se  reporter  à  cette 
antinomie.  Les  tentatives  pour  identifier  la  synchronie,  la 
statique  et  le  domaine  d'application  de  la  téléologie  d'une 
part,  et  d'autre  part  la  diachronie,  la  dynamique  et  la  sphère 
de  la  causalité  mécanique  rétrécissent  illégitimement  le  cadre 
de  la  synchronie,  font  de  la  linguistique  historique  un  agglo- 
mérat de  faits  dépareillés  et  créent  l'illusion  superficielle  et 
nuisible  d'un  abîme  entre  les  problèmes  de  la  synchronie  et 
de  la  diachronie. 


II 

RÉFLEXIONS   SUR   LA   MORPHONOLOGIE  ^ 

par  N.  S.  Troi  BETZKOY 


Par  morphophonologie  ou  morphonologie  nous  entendons, 
on  le  sait,  l'étude  de  l'emploi  en  morphologie  des  moyens 
phonologiques  d'une  langue.  Jusqu'à  maintenant  la  morpho- 
nologie était  en  Europe  le  chapitre  le  plus  souvent  négligé 
de  la  grammaire.  Si  l'on  compare  à  ce  point  de  vue  les  ensei- 
gnements des  anciens  Grecs  et  des  Romains  avec  les  doctrines 
des  grammairiens  hébreux,  arabes,  et  en  particulier  des 
anciens  grammairiens  de  l'Inde,  ce  qui  frappe  c'est  la  façon 
défectueuse  dont  l'antiquité  classique  et  le  moyen  âge  euro- 
péen ont  compris  les  problèmes  morphonologiques.  Mais 
même  à  l'époque  moderne  cet  état  de  choses  s'est  au  fond  à 
peine  modifié.  La  sémitistique  moderne  a  simplement  accepté 
les  doctrines  morphonologiques  des  grammairiens  arabes  et 
hébreux  sans  les  adapter  à  un  point  de  vue  scientifique 
moderne.  Les  indo-européanistes  acceptent  les  enseignements 
morphonologiques  des  Indiens  comme  base  d'une  morphono- 
logie de  la  langue  commune  indo-européenne,  ils  construisent 
solidement  cette  morphonologie  et  il  en  résulte  ce  qu'on 
appelle  le  système  de  dérivation  indo-européen  et  toute  la 
doctrine  des  racines  et  des  suffixes  indo-européens.  Mais  si 
nous  considérons  les  résultats  de  la  grammaire  comparée 
moderne  des  langues  indo-européennes,  nous  voyons  que  la 
véritable  essence  d'une  conception  morphonologique  leur 
manque  complètement  :  les  racines  (ou  «  bases  »)  et  les  suffixes 
prennent  le  caractère  d'êtres  métaphysiques,  l'apophonie 
devient  une  sorte  d'opération  magique.  Ce  qui  est  caracté- 


(1)  TCLP.  IV  (1931),  pp.  160-163. 

13 


338  N.   s.  TROUBETZKOT 

ristique  en  tout  cas  c'est  le  manque  de  liaison  avec  une  langue 
vivante.  Théorie  des  racines,  système  d'apophonie,  etc.,  ne 
semblent  possibles  et  n'avoir  été  nécessaires  que  dans  une 
langue  primitive  hypothétique  :  dans  les  langues  historique- 
ment attestées  il  n'en  existe  que  des  restes  et  ils  ont  été  si 
remaniés  par  le  développement  ultérieur  qu'il  ne  peut  plus 
être  question  d'un  système.  Ce  point  de  vue  qui  pour  Schlei- 
cher,  avec  sa  distinction  de  principe  entre  la  période  primi- 
tive de  construction  de  la  langue  et  la  période  historique  de 
destruction  Unguistique.  était  tout  à  fait  légitime,  est  encore 
aujourd'hui  soutenu  inconsciemment  par  la  plupart  des 
indo-européanistes,  quoique  les  bases  théoriques  qu'il  suppose 
soient  rejetées  par  tous.  Les  rapports  apophoniques  et  les 
différents  types  de  mutations  phoniques  dans  les  diverses 
langues  indo-européennes  sont  toujours  présentés  d'un  point 
de  vue  historique,  tous  les  types  existants  de  mutations  pho- 
niques étant  ramenés  à  leur  source  historique,  abstraction 
faite  de  leur  valeur  présente.  Comme  les  faits  morphonologi- 
ques  sont  considérés  comme  équivalents,  qu'ils  soient  produc- 
tifs ou  improductifs,  et  comme  leur  fonction  n'est  pas  prise  en 
considération,  le  système  que  forment  ces  faits  ne  peut  naturel- 
lement être  reconnu.  Que  la  morphonologie  forme  une 
branche  particulière  et  indépendante  de  la  grammaire,  non 
seulement  pour  la  langue  commune,  mais  aussi  pour  chaque 
langue  particulière,  cela  les  indo-européanistes  n'ont  jamais 
voulu  le  reconnaître  :  on  a  conçu  la  morphonologie  comme  le 
résultat  d'un  compromis  ou  d'une  action  réciproque  de 
l'histoire  des  sons  et  de  l'histoire  des  formes,  et  par  conséquent 
on  a  traité  une  partie  des  phénomènes  morphonologiques 
dans  la  phonétique  et  une  autre  dans  la  morphologie. 

Un  tel  état  de  choses  ne  peut  pas  être  admis  plus  longtemps. 
Comme  terme  de  liaison  entre  la  phonologie  et  la  morphologie, 
la  morphonologie  doit  prendre  la  place  d'honneur  qui  lui 
revient  dans  la  grammaire,  non  pas  seulement  dans  les  gram- 
maires des  langues  indo-européennes  et  sémitiques,  mais 
dans  toute  grammaire.  Seules  les  langues  qui  ne  possèdent  pas 
de  morphologie  au  sens  propre  du  terme  peuvent  être  privées 
de  morphonologie,  mais  dans  de  telles  langues  certains  chapi- 
tres qui  appartiennent  d'habitude  à  la  morphonologie  (par 
ex.  la  structure  phonologique  des  morphèmes)  sont  transposés 
dans  la  phonologie. 

Une  morphonologie  complètement  développée  comporte 
trois  parties   :   1°  l'étude  de  la   structure  phonologique  des 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    MORPHONOLOGIE  339 

morphèmes  ;  2°  l'étude  des  modifications  phoniques  combina- 
toires  que  les  morphèmes  subissent  dans  les  groupes  de 
morphèmes  ;  3°  l'étude  des  séries  de  mutations  phoniques 
qui  remplissent  une  fonction  morphologique. 

De  ces  trois  parties  seule  la  première  vaut  pour  toutes  les 
langues.  Dans  toutes  les  langues  qui  distinguent  différentes 
catégories  de  morphèmes,  les  divers  types  de  morphèmes 
possèdent  des  marques  phoniques  spéciales,  qui  sont  diffé- 
rentes dans  chaque  langue.  En  particulier  les  morphèmes- 
racines  présentent  des  types  de  structure  variés.  On  sait  que 
les  morphèmes-racines  nominaux  et  verbaux  des  langues 
sémitiques  consistent  généralement  en  trois  consonnes,  tandis 
que  pour  les  racines  pronominales  ces  limitations  ne  valent 
pas.  Mais  des  règles  de  ce  genre  se  laissent  aussi  poser  pour 
d'autres  langues  non  sémitiques.  Dans  certaines  langues  du 
Caucase  oriental  par  ex.  les  morphèmes-racines  verbaux  et 
pronominaux  consistent  toujours  en  une  consonne,  tandis  que 
pour  les  morphèmes-racines  nominaux  ces  limitations  ne 
valent  pas.  Même  dans  les  langues  indo-européennes  on  trouve 
des  règles  semblables.  Dans  les  langues  slaves  les  morphèmes- 
racines  qui  consistent  en  une  seule  consonne  ne  se  trouvent 
que  dans  les  racines  pronominales  ;  des  morphèmes-racines 
ne  consistant  qu'en  une  voyelle  sans  consonne  n'apparaissent 
généralement  pas  dans  les  langues  slaves  d'aujourd'hui,  si 
l'on  met  à  part  des  traces  comme  u  dans  polonais  obuc; 
en  russe  les  morphèmes-racines  nominaux  et  pronominaux 
doivent  présenter  une  consonne  en  finale,  etc.  Également 
d'autres  types  de  morphèmes  (morphèmes-terminaisons, 
morphèmes-préfixes,  morphèmes-suiïîxes,  etc.)  présentent 
dans  chaque  langue  un  nombre  limité  de  types  possibles  de 
structure  phonique.  C'est  la  tâche  de  la  morphonologie 
d'établir  les  types  de  structure  phonique  des  différentes  sortes 
de  morphèmes^. 

L'étude  des  modifications  phoniques  combinatoires  des 
morphèmes,  modifications  conditionnées  par  les  groupements 
de  morphèmes,  correspond  à  ce  que  dans  la  grammaire 
sanscrite  on  appelle  «  sandhi  interne  ».  Cette  partie  de  la 
morphonologie   n'a    pas   pour   toutes   les   langues   la   même 


(1)  En  ce  qui  concerne  les  langues  sans  types  de  morphèmes  difTérenciés 
(comme  par  ex.  le  chinois),  il  faut  établir  pour  elles  les  types  de  mots  phonique- 
ment  possibles,  mais  cela  doit  être  fait  non  pas  dans  la  mor[)honologie,  mais 
dans  un  chapitre  particulier  de  la  phonologie. 


340  N.   s.   TROUBETZKOY 

importance  :  dans  certaines  langues  agglutinantes  elle  cons- 
titue (en  même  temps  que  l'étude  de  la  structure  phonique 
des  morphèmes  dont  il  vient  d'être  question)  toute  la  morpho- 
nologie  ;  dans  certaines  autres,  elle  ne  joue  par  contre  aucun 
rôle. 

Muiatis  muîandis  on  peut  dire  également  la  même  chose 
pour  la  troisième  section  de  la  morphonologie,  à  savoir 
l'étude  des  séries  de  mutations  phoniques  remplissant  une 
fonction  morphologique. 

Très  importante,  en  particulier  pour  cette  partie  de  la 
morphonologie,  est  la  stricte  distinction  entre  phénomènes 
productifs  et  phénomènes  improductifs  —  et  en  outre  la 
spécialisation  de  fonction  des  différentes  séries  de  mutations. 
L'examen  de  la  morphonologie  de  la  langue  russe  montre 
par  ex.  que  dans  cette  langue  les  séries  de  mutations  phoniques 
ne  sont  pas  les  mêmes  dans  les  formes  nominales  que  dans 
les  formes  verbales  et  qu'en  outre  il  existe  une  grande  diffé- 
rence entre  les  séries  de  mutations  phoniques  employées 
pour  la  morphologie  paradigmatique  et  celles  qui  sont 
employées  pour  la  morphologie  dérivative.  De  semblables 
rapports  existent  dans  beaucoup  d'autres  langues. 

La  modification  de  l'aspect  phonique  des  morphèmes  ne 
joue  pas  seulement  un  rôle  dans  les  langues  dites  à  flexion 
(par  ex.  dans  les  langues  indo-européennes,  sémitiques,  cauca- 
siques  orientales,  etc.).  Il  nous  suffira  d'indiquer  que  les 
langues  ougriennes  emploient  morphologiquement  les  chan- 
gements qualitatifs  et  quantitatifs  des  voyelles,  et  que  les 
langues  finnoises  emploient  de  la  même  façon  les  mutations 
consonantiques.  D'autre  part  il  n'y  a  aucun  doute  que  dans 
beaucoup  de  langues  les  morphèmes  sont  phoniquement 
inaltérés  :  pour  de  telles  langues  cette  troisième  partie  de  la 
morphonologie  tombe  naturellement. 

La  morphonologie  est  donc  une  partie  de  la  grammaire  qui 
joue  un  rôle  important  dans  presque  toutes  les  langues,  mais 
qui  n'a  encore  été  étudiée  dans  presque  aucune  langue.  L'étude 
de  la  morphonologie  approfondira  d'une  façon  notable  la 
connaissance  des  langues.  Il  faut  souligner  en  particulier 
l'importance  de  cette  branche  de  la  grammaire  pour  la 
typologie  des  langues.  La  vieille  classification  typologique 
des  langues  en  isolantes,  incorporantes  (ou  polysynthétiques), 
agglutinantes  et  flexionnelles  est  à  beaucoup  d'égards  peu 
satisfaisante.  La  morphonologie,  qui,  comme  on  Fa  déjà  dit, 
est  un  terme  de  liaison  entre  la  phonologie  et  la  morphologie, 


I 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    MORl'HONOLOGIE  341 

est  déjà  par  cette  position  centrale  dans  le  système  gramma- 
tical appelée  la  plupart  du  temps  à  fournir  une  caractéristique 
large  du  type  propre  à  chaque  langue  ;  peut-être  ces  types 
de  langues  fondés  sur  un  point  de  vue  morphonologiquc 
faciliteront-ils  l'établissement  d'une  classification  typologique 
rationnelle  des  langues  du  monde. 


III 

PHONOLOGIE  ET  GÉOGRAPHIE  LINGUISTIQUE  ^ 

par  N.  S.  Troubetzkoy 


I 

Les  différences  phoniques  existant  entre  deux  dialectes 
peuvent  être  de  trois  sortes  :  elles  peuvent  concerner  le 
système  phonologique,  ou  bien  la  réalisation  phonétique  des 
divers  phonèmes,  ou  encore  la  répartition  étymologique  des 
phonèmes  dans  les  mots.  D'après  cela  nous  parlerons  de 
différences  dialectales  phonotogiques,  phonétiques  et  étymo- 
logiques. 

Les  différences  dialectales  phonologiques  se  divisent  à  leur 
tour  en  différences  d'inventaire  et  en  différences  de  fonction. 
Il  existe  une  différence  phonologique  d'inventaire  quand  un 
dialecte  possède  un  phonème  qui  est  inconnu  d'un  autre 
dialecte.  Il  existe  une  différence  phonologique  de  fonction 
quand  un  phonème  apparaît  dans  un  dialecte  en  une  position 
phonologique  où  il  n'apparaît  pas  dans  un  autre  dialecte. 
Une  différence  phonologique  d'inventaire  existe  par  ex. 
entre  le  grand-russe  septentrional  et  le  grand-russe  méridional, 
le  grand-russe  septentrional  possédant  quatre  phonèmes 
vocaliques  inaccentués  (ou  réduits)  û,  ô,  à,  ï,  tandis  que  le 
grand-russe  méridional  n'a  que  les  trois  phonèmes  vocaliques 
inaccentués  «,  d,  ï  et  ne  connaît  pas  un  ô  inaccentué.  Une 
différence  phonologique  de  fonction  existe  par  ex.  entre 
divers  dialectes  du  grand-russe  méridional  et  moyen,  parmi 
lesquels  les  uns  n'admettent  le  phonème  à  qu'après  consonne 
dure  (c'est-à-dire  non  palatalisée),  tandis  que  les  autres 
l'admettent  aussi  bien  après  consonne  dure  qu'après  consonne 
molle    (c'est-à-dire   palatalisée)  ;    dans   ce   deuxième   groupe 

(1)  TCLP,  IV  (1931),  pp.  228-234. 


344  N.    s.    TROUBETZKOY 

existe  à  son  tour  une  différence  phonologique  de  fonction 
entre  les  dialectes  où  le  à  inaccentué  après  consonne  molle 
ne  peut  apparaître  qu'avant  une  consonne  dure  (type  v'àdu- 
v'id'os)  et  ceux  qui  ne  connaissent  pas  cette  limitation  (type 
v'àdu-v'àd'os),  etc. 

Les  différences  phonétiques  peuvent  être  absolues,  si  elles 
concernent  la  prononciation  d'un  phonème  en  toutes  positions, 
ou  limitées  (autrement  dit  combinatoires)  si  elles  n'appa- 
raissent qu'en  certaines  positions.  Une  différence  phonétique 
absolue  existe  par  ex.  entre  les  dialectes  polonais  qui  pro- 
noncent /  comme  /  (/  reporté  un  peu  vers  l'arrière)  et  ceux  qui 
prononcent  /  comme  u  ;  une  différence  phonétique  combina- 
toire  existe  par  ex.  entre  les  dialectes  polonais  méridionaux 
où  /  est  palatalisé  devant  i  (Vis  w  las)  et  les  dialectes  septen- 
trionaux où  /  ne  subit  en  cette  position  aucune  modification 
(lis  (\i  las) . 

On  peut  également  dans  les  différences  phoniques  étymolo- 
giques distinguer  deux  types.  Il  y  a  des  différences  phoniques 
ét^^nologiques  qui  se  trouvent  en  liaison  avec  des  difïérences 
phonologiques  de  fonction  :  c'est-à-dire  que  si  dans  un 
dialecte  la  fonction  d'un  phonème  déterminé  est  limitée  en 
comparaison  d'un  autre  dialecte,  cela  se  produit  habituelle- 
ment au  bénéfice  d'un  autre  phonème  plus  employé  (dans 
les  positions  où  le  premier  phonème  ne  peut  pas  se  trouver), 
ce  par  quoi  la  limitation  de  fonction  du  premier  phonème  se 
trouve  pour  ainsi  dire  compensée.  Dans  de  tels  cas  on  peut 
parler  de  difïérences  étymologiques  compensatoires.  Mais 
dans  d'autres  cas  où  les  difïérences  étymologiques  ne  sont 
liées  à  aucune  difïérence  de  fonction,  on  peut  les  appeler  des 
différences  étymologiques  libres.  Comme  exemple  d'une  difïé- 
rence étymologique  compensatoire,  on  pourrait  alléguer  le 
rapport  existant  entre  les  dialectes  blancs-russes  occidentaux 
et  orientaux  :  tandis  qu'en  blanc-russe  occidental  le  à  bref 
inaccentué  apparaît  en  toute  position,  il  ne  peut  pas  se  trouver 
en  blanc-russe  oriental  avant  une  syllabe  ayant  un  à  accentué, 
et  dans  les  mots  qui  en  blanc-russe  occidental  présentent  un  à 
dans  la  position  susdite,  leblanc-russe  oriental  a  habituellement 
un  ï.  Comme  exemple  d'une  difïérence  étymologique  libre, 
on  peut  alléguer  les  dialectes  de  Petite  Pologne,  dont  les  uns 
ont  fait  passer  le  «  é  rétréci  »  de  l'ancien  polonais  à  i  et  les 
autres  (par  ex.  le  dialecte  de  la  principauté  de  Lowicz)  à  e  : 
si  l'on  compare  ces  dialectes  les  uns  aux  autres  et  si  l'on  fait 
abstraction  de  toute  explication  historique,  on  peut  seulement 


PHONOLOGIE    ET    GEOGRAPHIE    LINGUISTIQUE  345 

préciser  que  dans  quelques  mots,  là  où  les  dialectes  du  premier 
groupe  présentent  le  phonème  i,  ceux  du  deuxième  groupe 
présentent  le  phonème  e,  sans  que  ce  phénomène  soit  lié  à 
aucune  position  phonique  déterminée. 


II 

Jusqu'à  maintenant  la  dialectologie  opérait  toujours  avec 
des  concepts  diachroniques  et  par  conséquent  concevait  toute 
diiïérence  phonique  comme  le  résultat  d'un  développement 
phonique  divergent.  Par  réaction  consciente  contre  la  doctrine 
des  lois  phonétiques  sans  exception,  la  dialectologie  moderne 
ou  la  géographie  linguistique  soutient  que  chaque  mot  isolé 
qui  présente  une  modification  phonique  posséderait  ses 
propres  limites  d'extension  et  que  par  conséquent  les  limites 
d'extension  géographique  d'une  modification  phonique  ne 
pourraient  jamais  être  tracées  exactement  et  nettement. 

Cette  assertion  repose  sur  le  fait  que  les  trois  types  de  diffé- 
rences phoniques  énumérées  ci-dessus  :  phonologiques,  phonéti- 
ques et  étymologiques,  ne  sont  habituellement  pas  distinguées. 

La  théorie  de  l'imprécision  et  de  l'indécision  des  limites 
dialectales  est  entièrement  exacte  si  l'on  entend  par  diffé- 
rence dialectale  exclusivement  les  différences  phoniques 
étymologiques.  Dans  ces  dernières  il  ne  peut  pas  être  quest,ion 
d'une  complète  régularité  d'extension.  A  un  domaine  où  la 
mutation  phonique  en  question  a  été  accomplie  d'une  façon 
suivie,  c'est-à-dire  où  un  ancien  phonème  (ou  une  ancienne 
combinaison  de  phonèmes)  a  été  remplacé  dans  tous  les  mots 
en  cause  par  un  nouveau  phonème,  confinent  d'habitude  des 
régions  où  une  partie  des  mots  en  question  présentent  un 
autre  phonème  que  celui  qu'on  attend,  sans  qu'on  puisse 
reconnaître  la  cause  de  ces  «  exceptions  ».  Cependant  non 
loin  de  ces  régions,  il  s'en  trouve  habituellement  encore 
d'autres  où  ces  «  exceptions  »  forment  déjà  la  «  règle  ».  On 
peut  donc  dire  qu'entre  les  domaines  présentant  une  diffé- 
rence étymologique  maxima  (c'est-à-dire  entre  les  domaines 
où  la  différence  phonique  en  question  concerne  un  nombre 
maximum  de  mots)  il  se  trouve  toujours  des  zones  de  tran- 
sition où  les  divers  mots  présentent  tantôt  l'un  tantôt  l'autre 
des  deux  «  traitements  »  en  question  de  l'ancien  phonème,  les 
limites  d'extension  des  formes  phoniques  différentes  qu'ont 
les  divers  mots  étant  tout  à  fait  indépendantes  les  unes  des 
autres. 

13-1 


346  N.   s.   TROUBETZKOY 

Dans  les  différences  phonéîiques.  la  situation  est  tout  autre. 
Si  un  phonème  dans  deux  dialectes  est  réalisé  phonétiquement 
de  deux  façons  différentes,  cela  doit  arriver  dans  tous  les  mots 
où  le  phonème  en  question  apparaît  dans  la  même  position 
—  sinon  les  différents  types  de  réalisations  phonétiques  rece- 
vraient dans  la  conscience  linguistique  une  fonction  difîéren- 
ciative  et  par  suite  une  valeur  phonologique,  autrement  dit 
la  différence  phonétique  se  changerait  en  une  différence 
phonologique.  Si  quelquefois,  même  dans  des  différences 
dialectales  phonétiques,  il  est  difficile  de  tracer  une  limite 
exacte  entre  deux  domaines,  cela  vient  de  ce  que  souvent, 
entre  des  régions  ayant  des  réalisations  phonétiques  qui 
s'opposent  au  maximum,  il  se  trouve  soit  une  zone  ayant  une 
réalisation  phonétique  pour  ainsi  dire  «moyenne»  ou 
«  médiane  »  de  telle  sorte  que  le  passage  d'un  type  de  réali- 
sation à  l'autre  est  graduel,  soit  une  zone  où  les  deux  réalisa- 
tions phonétiques  en  question  existent  l'une  à  côté  de  l'autre 
comme  variantes  facultatives  du  même  phonème.  Mais  dans 
les  deux  cas  ce  phénomène  phonétique  apparaît  dans  tous  les 
mots  qui  contiennent  le  phonème  en  question.  L'expression 
«  zone  de  transition  )>  a  donc  ici  un  tout  autre  sens  que  quand 
il  s'agit  d'une  différence  étymologique. 

Si  nous  nous  reportons  maintenant  aux  différences  phono- 
logiques, nous  devons  poser  qu'en  ce  qui  concerne  celles-ci 
l'expression  ■  zone  de  transition  »  ne  peut  être  employée 
dans  aucun  sens.  Un  phonème  ou  une  combinaison  de  phonè- 
mes peut  dans  un  dialecte  exister  ou  non  —  mais  il  n'y  a  pas 
de  troisième  possibilité.  Sans  doute  il  arrive  souvent  que 
l'opposition  phonologique  existant  dans  un  dialecte  soit  pour 
ainsi  dire  préparée  par  une  opposition  phonétique  existant 
dans  un  dialecte  voisin^,  rvous  avons  mentionné  ci-dessus 
l'opposition  de  blanc-russe  occidental  vàda-vàdi  et  de  blanc- 
russe  oriental  vida-vàdi.  Au  blanc-russe  oriental  proprement 
dit  confinent  des  dialectes  blancs-russes  où  a  avant  une 
syllabe  ayant  un  à  accentué  est  réalisé  comme  une  voyelle 
neutre  a  qui  n'est  objectivement  identique  ni  à  /  ni  à  d  mais 
qui  est  senti  par  la  conscience  linguistique,  non  pas  comme 
un  phonème  indépendant,  mais  comme  une  variante  phoné- 
tique combinatoire  du  phonème  à.  Le  domaine  de  la  pronon- 


(1)  Ou  à  l'inverse  qu'une  difTérence  phonologique  dégénère  dans  une  zone 
voisine  en  une  différence  phonétique  :  ces  deux  interprétations  sont  équivalentes 
d'un  point  de  vue  statique. 


PHONOLOGIE    ET   GÉOGRAPHIE    LINGUISTIQUE  347 

ciation  vdda-vàdi  peut  en  quelque  sorte  être  considéré  comme 
une  zone  de  transition  entre  le  blanc-russe  oriental  (vida- 
vàdi)  et  le  blanc-russe  occidental  (vàda-vàdi)  —  mais  cela 
n'est  exact  que  d'un  point  de  vue  purement  phonétique  :  du 
point  de  vue  phonologique  cette  zone  appartient  au  blanc- 
russe  occidental.  D'une  façon  plus  précise  la  différence  entre 
la  zone  du  blanc-russe  occidental  pur  et  la  zone  de  vdda-vàdi 
est  simplement  phonétique,  tandis  que  la  différence  entre 
cette  zone  et  celle  du  blanc-russe  oriental  est  phonologique. 
Et  alors  que  la  délimitation  vis-à-vis  du  blanc-russe  occidental 
pur  présente  peut-être  certaines  difficultés  (notamment  à 
cause  des  nuances  graduelles  de  transition  entre  a  et  a),  la 
délimitation  à  l'égard  du  blanc-russe  oriental  est  tout  à  fait 
simple  :  là  où  la  voyelle^  de  la  première  syllabe  de  vîda  est 
sentie  comme  identique  à  la  voyelle  de  la  première  syllabe  de 
bïla,  on  est  devant  une  phonologie  du  blanc-russe  oriental  ; 
là  où  ce  n'est  pas  le  cas  on  est  devant  une  phonologie  du 
blanc-russe  occidental.  Ainsi  se  présentent  les  choses  dans 
tous  les  cas  semblables.  En  opposition  avec  le  caractère 
progressif  des  transitions  phoniques  qui  rend  difficile  la 
délimitation  des  zones  dialectales  à  différenciation  phoné- 
tique, les  différences  phonologiques  fournissent  toujours  des 
limites  nettes  et  claires. 

De  ces  considérations  résultent  des  directives  pour  la 
cartographie  des  différences  phoniques  dialectales.  Les  diffé- 
rences étymologiques  ne  se  laissent  pas  sans  difficulté  porter 
sur  la  carte  sous  forme  d'une  unique  isoligne.  Pour  ces  diffé- 
rences convient  seulement  une  méthode  de  cartographie 
basée  sur  la  géographie  du  mot  :  les  isolignes  de  chaque  mot 
isolé  présentant  la  mutation  phonique  en  question  doivent 
être  portées  à  part  sur  des  cartes  spéciales  et  ensuite  ces 
cartes  doivent  être  superposées  ;  sur  les  cartes  synthétiques 
ainsi  obtenues  les  isolignes  communes  (c'est-à-dire  qui  coïn- 
cident) apparaissent  sous  forme  de  traits  épais  et  foncés,  et 
celles  qui  ne  coïncident  pas  sous  forme  de  traits  minces  et 
pâles  ;  les  zones  de  transition  sont  caractérisées  par  une 
accumulation  de  ces  traits  pâles,  tandis  que  les  régions  pré- 
sentant «  une  mutation  phonique  accomplie  d'une  façon 
suivie  »  sont  nettes  de  ces  lignes.  —  Les  différences  phoné- 
tiques peuvent  très  bien  être  portées  sur  la  carte  au  moyen 
de  différentes  couleurs  ou  de  différentes  sortes  de  rayures, 
les  zones  phoniques  de  transition,  c'est-à-dire  cejles  où  deux 
prononciations  se  rencontrent  facultativement  l'une  à  côté 


348  N,   s.   TROUBETZKOY 

de  l'autre  peuvent  être  indiquées  par  un  mélange  de  couleurs 
ou  par  la  réunion  de  deux  sortes  de  rayures,  de  façon  à  expri- 
mer symboliquement  la  transition  graduelle  des  réalisations 
phonétiques.  —  Quant  aux  différences  phonologiques  elles 
peuvent  être  représentées  sur  la  carte,  soit  dans  leurs  limites 
géographiques  par  des  lignes  simplement,  clairement  et  nette- 
ment tracées,  soit  en  zones  phonologiques  par  différentes 
couleurs,  soit  en  employant  en  même  temps  les  deux  procédés  : 
en  tout  cas  la  cartographie  des  différences  phonologiques 
est  très  facile,  car  on  n'a  à  tenir  compte  d'aucune  zone  de 
transition. 

III 

Pour  établir  les  différences  étymologiques  et  leurs  limites 
d'extension,  on  doit  noter  la  prononciation  dialectale  des 
mêmes  mots  dans  les  différentes  parties  du  domaine  linguis- 
tique. Sur  le  questionnaire  qui  est  préparé  dans  ce  but  figure 
la  question  :  «  Comment  tel  mot  est-il  prononcé  dans  le 
dialecte  X  ?  ».  Par  conséquent  l'étude  des  différences  étymo- 
logiques suppose  toujours  l'existence  d'une  plus  ou  moins 
grande  unité  de  vocabulaire.  Cette  recherche  n'est  donc 
possible  qu'à  l'intérieur  d'une  langue  une,  ou  au  moins  à 
l'intérieur  d"un  groupe  de  langues  étroitement  apparen- 
tées. 

L'établissement  des  différences  phonétiques  et  de  leurs 
limites  nécessite  l'étude  des  prononciations  locales  (c'est-à- 
dire  des  réalisations  phonétiques)  du  même  phonème  ;  en  outre 
il  est  naturellement  tout  à  fait  indifférent  de  choisir  partout 
comme  exemples  les  mêmes  mots  —  mais  il  est  essentiel  de 
choisir  des  mots  dans  lesquels  le  dialecte  donné  présente  le 
phonème  en  question.  L'étude  des  différences  phonétiques  est 
donc  indépendante  de  la  nature  du  vocabulaire,  mais  elle 
suppose  l'existence  du  même  système  phonologique  dans  tous 
les  dialectes  étudiés,  ou  au  moins  l'existence  de  systèmes 
semblables. 

En  étudiant  les  différences  phonologiques  il  faut  étudier 
pour  chaque  dialecte  l'inventaire  phonologique  et  les  fonc- 
tions des  divers  phonèmes.  Les  questions  auxquelles  le  dialec- 
tologue  doit  répondre  sont  :  «  Dans  le  dialecte  X  tel  phonème 
se  présente-t-il  ?  »  et  «  dans  quelles  positions  phpnologiques 
tel  phonème  est-il  employé  dans  le  dialecte  X  ?  ».  En  outre 
il  est  tout  à  fait  indifférent  que  tous  les  dialectes  étudiés  aient 


PHONOLOGIE    ET    GEOGRAPHIE    LINGUISTIQUE  349 

le  même  vocabulaire  et  possèdent  la  même  structure  gram- 
maticale. En  opposition  avec  l'étude  des  différences  étymo- 
logiques Véiude  des  différences  phonologiques  peut  être  pour- 
suivie en  dehors  des  limiles  d'une  langue  et  même  en  dehors 
des  limites  d'une  famille  de  langues.  De  plus  tout  ce  qui  a 
été  dit  ci-dessus  sur  la  cartographie  des  différences  phonolo- 
giques reste  valable  quand  il  s'agit  de  l'étude  de  plusieurs 
langues. 

Qu'un  tel  empiétement  de  la  phonologie  dialectale  sur  les 
limites  des  diverses  langues  (sans  égard  à  la  parenté  linguis- 
tique) puisse  être  utile,  cela  ne  fait  aucun  doute.  Certains 
phénomènes  phonologiques  se  répartissent  géographiquement 
de  telle  sorte  qu'ils  apparaissent  dans  plusieurs  langues  non 
apparentées,  mais  géographiquement  voisines,  ou  à  l'inverse 
manquent  dans  des  domaines  géographiques  plus  grands 
occupés  par  différentes  langues.  R.  Jakobson  a  démontré 
cela  pour  les  oppositions  de  timbre  consonantique  et  pour  les 
oppositions  de  déroulement  vocalique,  mais  on  pourrait  faire 
de  même  pour  d'autres  phénomènes  phonologiques.  Ainsi 
par  ex.  la  corrélation  de  mode  d'expiration  «  avec  occlusion 
glottale  —  sans  occlusion  glottale  »  s'étend  à  toutes  les 
langues  du  Caucase  sans  égard  à  leur  origine  :  non  seulement 
aux  langues  du  Caucase  septentrional  et  méridional,  mais 
aussi  aux  langues  indo-européennes  et  turques  de  cette  région, 
tandis  qu'elle  n'apparaît  en  général  ni  en  Europe,  ni  dans  les 
parties  voisines  de  l'Asie  et  de  l'Eurasie.  On  peut  établir  de 
telle=  zones  géographiques  d'extension  pour  divers  phonèmes. 
Il  est  à  remarquer  en  outre  que  les  limites  d'extension  des 
phénomènes  phonologiques  ne  coïncident  pas  toujours  exacte- 
ment avec  les  limites  des  langues  et  traversent  très  souvent 
le  domaine  d'une  langue,  de  telle  sorte  que  ces  limites  d'exten- 
sion ne  peuvent  être  établies  que  par  une  recherche  de  phono- 
logie dialectale. 

L'apparition  de  particularités  phonologiques  communes 
dans  beaucoup  de  langues  ou  de  dialectes  voisins,  mais  non 
apparentés,  a  déjà  été  constatée  à  plusieurs  reprises.  Mais  on 
a  été  trop  pressé  d'expliquer  ces  faits  et  l'on  a  employé  à  rette 
fin  la  théorie  du  substrat  ou  l'on  a  supposé  l'influence  d'une 
langue  directrice.  De  telles  interprétations  sont  sans  valeur 
aussi  longtemps  qu'elles  n'expliquent  que  des  cas  isolés. 
On  fera  mieux  en  général  de  faire  provisoirement  abstraction 
de  toute  explication  jusqu'à  ce  que  l'ensemble  des  matériaux 
soit  réuni.  Le  rassemblement  exhaustif  des  matériaux,  l'éta- 


350  N.    s.    TROUBETZKOY 

blissement  des  faits  sont  aujourd'hui  d'actualité.  Une  descrip- 
tion comparative  des  langues  du  monde  au  point  de  vue  de 
la  géographie  phonologique  est  naaintenant  à  l'ordre  du  jour. 
Mais  cela  suppose  décrite  la  phonologie  dialectale  des  diverses 
langues. 


IV 


SUR  LA  THÉORIE  DES  AFFINITÉS  PHONOLOGIQUES 
ENTRE  LES  LANGUES  ^ 


par    Roman    Jakobson 


Rappeler  que  la  linguistique  appartient  aux  sciences 
sociales  et  non  à  l'histoire  naturelle,  n'est-ce  pas  aujourd'hui 
émettre  un  truisme  évident  ?  Pourtant  comme  il  arrive 
souvent  dans  l'histoire  de  la  science,  bien  qu'une  théorie 
surannée  soit  abolie,  il  en  subsiste  d'assez  nombreux  résidus, 
échappés  au  contrôle  de  la  pensée  critique. 

La  doctrine  de  Schleicher,  ce  grand  naturaliste  dans  le 
domaine  de  la  linguistique,  est  ébranlée  depuis  longtemps, 
mais  on  en  trouve  encore  maintes  survivances.  C'est  à  sa  thèse 
sur  la  physiologie  des  sons  comme  «base  de  toute  grammaire» 
qu'est  due  la  place  d'honneur  qui  reste  réservée  dans  la 
science  du  langage  à  cette  discipline  auxiliaire  et  à  propre- 
ment parler  extrinsèque.  En  cédant  le  terrain  à  une  conception 
intégrale,  la  tradition  linguistique  ne  renonce  qu'avec  peine 
à  la  règle  qu'avait  soutenue  l'auteur  du  Compendiutn,  règle 
qui  s'est  enracinée  :  «  vor  allem  versenkt  man  sich  in  das 
genaueste  Einzelstudium  des  Objektes,  ohne  an  einen  syste- 
matischen  Aufbau  des  Ganzen  zu  denken  ».  Mais  c'est  la 
tendance  à  expliquer  les  similitudes  phoniques  et  gramma- 
ticales de  deux  langues  par  leur  descendance  d'une  langue- 
mère  commune  et  à  n'envisager  que  les  similitudes  susceptibles 
d'être  expliquées  d'une  telle  manière  qui  demeure  sans  aucun 
doute  l'élément  le  plus  stable  de  la  doctrine  en  question. 


(1)  Actes  du  qualrièrne  Congrès  inlernalional  de  linguisles  tenu  à  Copenhague 
du  27  août  au  l^r  septembre  1936,  Copenhague  (Einar  Munksgaard),  1938, 
pp.  48-58.  Note  de  J.  Cantineau  :  En  revoyant  son  texte,  H.  Jakobson  a 
remanié  en  plusieurs  points  sa  rédaction  primitive. 


352  R.    JAKOBSON 

Même  chez  ceux  qui  ne  prennent  plus  au  sérieux  la  généa- 
logie simpliste  des  langues,  l'image  du  Stammbdiim,  de  l'arbre 
généalogique,  selon  la  juste  remarque  de  Schuchardt,  reste 
malgré  tout  en  vigueur  ;  le  problème  du  patrimoine  commun 
dû  à  une  souche  unique  persiste  à  être  la  préoccupation 
essentielle  de  l'étude  comparative  des  langues.  Cependant 
cette  tendance  est  en  désaccord  avec  l'orientation  sociologique 
de  la  linguistique  moderne  :  en  effet  l'exploration  des  ressem- 
blances héritées  d'un  état  préhistorique  commun  n'est  dans 
les  sciences  sociales  comparées,  par  ex.  dans  l'étude  de  l'art, 
des  mœurs  ou  des  costumes,  qu'une  des  questions  à  traiter, 
et  le  problème  du  développement  des  tendances  à  la  mutation 
l'emporte  ici  sur  celui  des  résidus. 

D'ailleurs  ce  penchant  pour  les  énigmes  et  les  solutions 
nettement  généalogiques  ne  correspond  pas  non  plus  à  l'état 
actuel  de  l'histoire  naturelle  et  la  linguistique  court  le  danger 
de  rester  plus  naturaliste  que  les  sciences  naturelles  elles- 
mêmes.  Nous  nous  permettrons  de  renvoyer  à  quelques 
spécialistes  éminents  tels  que  L.  Berg,  A.  Meyer,  M.  Novi- 
kofï,  M.  Osborn,  L.  Plate^.  A  l'atomisme  de  jadis  on  oppose 
la  conception  de  l'ensemble  qui  détermine  toutes  ses  parties. 
Si  l'évolutionnisme  orthodoxe  enseignait  que  «  l'on  doit 
prendre  en  considération  les  similitudes  de  structure  des 
organes  uniquement  si  elles  dénotent  que  les  porteurs  de  ces 
organes  descendent  d'un  seul  et  même  ancêtre  »,  les  recherches 
de  nos  jours  font  au  contraire  voir  l'importance  des  similitudes 
secondaires  acquises,  soit  par  des  organismes  apparentés  sans 
avoir  appartenu  à  leurs  ancêtres  communs,  soit  par  des 
organismes  d'origines  absolument  différentes  à  la  suite  d'un 
développement  convergent.  Ainsi  «  les  ressemblances  que  deux 
formes  présentent  dans  leur  organisation  peuvent  être  un  fait 
secondaire  acquis  récemment,  et  au  contraire  les  différences 
être  un  fait  primaire  hérité  ».  Dans  ces  conditions  la  distinc- 
tion des  organismes  en  apparentés  et  non-apparentés  perd 
son  caractère  décisif.  Le  développement  convergent,  englo- 
bant des  masses  immenses  d'individus  sur  un  vaste  territoire, 
est  à  considérer  comme  une  loi  prédominante. 

C'est  un  des  mérites  inoubliables  du  maître  de  la  linguis- 
tique moderne,  Antoine  Meillet,  d'avoir  fait  ressortir  un  fait 


(1)  Voir  surtout  L.  Berg,  Nomogenesis,  Londres,  1926  et  M.  Novikoff, 
L'homornorphie  comme  base  méthodologique  d'une  morphologie  comparée,  Prague^ 
1936. 


AFFINITÉS   PHONOI.OGIQUES  353 

trop  souvent  méconnu  malgré  sa  grande  portée  :  les  concor- 
dances entre  deux  ou  plusieurs  langues  surgissent  fréquem- 
ment après  la  dissolution  de  la  langue  mère  et  proviennent, 
beaucoup  plus  qu'on  ne  l'imagine  au  premier  abord,  de 
développements  parallèles.  A  l'image  traditionnelle  de  deux 
états  successifs  —  unité,  pluralité  —  la  doctrine  de  Meillet 
oppose  d'un  côté  l'idée  de  l'unité  dans  la  pluralité  et  de 
l'autre  celle  de  la  pluralité  dans  l'unité  :  dès  le  début,  enseigne- 
t-il,  la  communauté  «n'emporte  pas  identité  complète  de 
la  langue  ».  Ainsi  surgit,  à  coté  du  concept  traditionnel  de 
r«  identité  initiale  »  la  notion  importante  du  «  développement 
identic[ue  ».  N.  S.  Troubetzkoy  a  essayé  de  délimiter  les 
deux  notions  en  proposant  au  Premier  Congrès  de  Linguistes 
de  distinguer  deux  types  dans  les  groupements  de  langues  : 
les  «  alliances  »  (Sprachbûnde)  possédant  des  ressemblances 
remarquables  dans  leur  structure  syntaxique,  morpholo- 
gique ou  phonologique  et  les  «  familles  »  (Sprachfamilien) 
caractérisées  avant  tout  par  un  fonds  commun  de  morphèmes 
grammaticaux  et  de  mots  usuels.  (Notons  d'ailleurs  que  selon 
Meillet  «  ce  n'est  jamais  par  des  différences  ou  des  concor- 
dances de  vocabulaire  qu'on  peut  établir  des  parentés  de 
langues  «j^.  Or  une  famille  de  langues  peut  posséder  et  possède 
d'ordinaire,  à  côté  de  ces  détails  matériels,  des  similitudes  de 
structure  grammaticale  et  phonologique.  Cela  revient  à  dire 
que  la  similitude  de  structure  est  indépendante  du  rapport 
génétique  des  langues  en  question  et  peut  indifféremment 
relier  des  langues  de  même  origine  ou  d'ascendance  différente. 
La  similitude  de  structure  ne  s'oppose  donc  pas,  mais  se 
superpose  à  la  «  parenté  originaire  »  des  langues.  Ce  fait  rend 
nécessaire  la  notion  de  Vafjinité  linguistique  ;  selon  la  défi- 
nition juste  du  P.  van  Ginneken  au  III^  Congrès  de  Linguistes, 
l'affmité  n'exclut  pas  la  parenté  d'origine,  mais  en  fait  seule- 
ment abstraction. 

Une  affinité,  ou  en  d'autres  termes  une  similitude  de  struc- 
ture unifiant  des  langues  contiguës  les  réunit  en  une  associa- 


(l)  C'est  la  distinction  entre  la  parenté  d'origine  ou  consanguinité  et  la 
parenté  acquise  ou  afTmité,  qui  correspond  à  ce  classement  dans  la  pensée 
linguistique  italienne,  s'inspirant  de  la  pensée  d'Ascoli  (Bartoli,  Pisani).  Le  Père 
Schmidt  rapproche  les  langues  contiguës  offrant  des  ressemblances  de  structure 
dans  des  Sprachkreise,  mais  il  ne  voit  dans  un  tel  groupement  qu'un  résidu  d'un 
état  antérieur  (um  so  grôssere  Zeittiefen)  à  celui  que  nous  révèle  l'étude  d'une 
famille  de  langues.  Ainsi  le  problème  des  similitudes  acquises  menace  de 
s'efïacer  de  nouveau  devant  celui  des  similitudes  d'origine. 


354  R.    JAKOBSON 

tion.  La  notion  de  '"association  des  langues  est  plus  larire  que 
celle  de  la  famille  qui  n'est  qu'un  cas  particulier  de  l'asso- 
ciation. Meillet  fait  observer  que  «dans  les  cas  où  l'évolu- 
tion a  été  sensiblement  identique,  le  résultat  est  le  même  que 
s'il  y  avait  eu  unité  d<*s  le  début  >k  La  convergence  des  dévelop- 
pements (Wahlverwandtschaft,  selon  le  mot  de  Gœthe)  se 
manifeste  autant  dans  les  modifications  du  système  que  dans 
les  tendances  conservatrices  et  notamment  dans  le  tri  des 
principes  constructifs  destinés  à  rester  intacts.  L'((  identité 
initiale  »  que  révèle  la  grammaire  comparée  n'est,  elle  non 
plus,  qu'un  état  de  développement  convergent  et  n'exclut 
aucunement  des  divergences  simultanées  ou  antérieures. 

On  connaît  la  tendance  de  maints  faits  phonologiques  à 
faire  tache  d'huile  sur  la  carte,  et  l'on  a  plus  d'une  fois  fait 
remarquer  que  les  langues  contiguës  d'origine  diverse  offrent 
quantités  de  ressemblances  dans  leur  structure  phonologique 
aussi  bien  que  grammaticale  (Jespersen,  Sandfeld,  Schmidt, 
\'endryes  et  en  particulier  Boas  et  Sapir^).  Fréquemment  ces 
affinités,  tout  en  rapprochant  des  langues  contiguës  non 
parentes,  scindent  des  familles  de  langues.  Ainsi  le  domaine  du 
russe  (y  compris  celui  du  blanc -russe  et  de  l'ukrainien)  et  du 
polonais  s'oppose  à  la  réçrion  tchécoslovaque  par  le  manque  de 
l'opposition  quantitative  des  voyelles  et  forme  à  cet  égard 
un  tout  avec  le  gros  des  langues  finno-ougriennes  et  turques 
de  la  Russie  européenne  ou  cisouralienne-  —  tandis  que 
quelques  autres  langues  des  familles  finno-ougrienne  et 
turque  possèdent  cette  opposition  :  par  ex.  le  hongrois 
appartient  à  ce  point  de  vue  au  même  ensemble  que  le  tchèque 
et  le  slovaque.  Les  isophones  d'une  affinité  croisent  non 
seulement  les  limites  d'une  famille  de  langues,  mais  souvent 
même  celles  d'une  langue.  Ainsi  les  parlers  orientaux  du 
slovaque  se  rangent  par  le  manque  de  l'opposition  quanti- 
tative du  côté  des  langues  voisines  du  nord-est,  c'est-à-dire 
du  russe  et  du  polonais. 

Pourtant  la  linguistique,  tout  en  entrevoyant  la  question 
troublante  des  affinités  phonologiques,  la  laisse  à  tort  à  la 
périphérie  de  ses  recherches.  Les  faits  attendent  d'être 
dépouillés  et  mis  au  clair. 

Il  est  connu  que  le  langage  n'est  pas  le  même  chez  deux 
sujets  parlant  entre  eux  une  même  langue.  Le  grand  révé- 


(1)  Comp.  R.  Jakobson,  Int.  Journal  of  Amer.  Ling.,  X,  192  et  suiv. 

(2)  Comp.  V.  Skalicka,  Archiv  Orientâlni  VI,  pp.  272  et  suiv. 


AFFINITÉS   PHONOI.OGIQUES  355 

lateur  des  antinomies  linguistiques,  Ferdinand  de  Saussure, 
a  l'ait  valoir  ces  deux  aspects  aiililhéliques  :  la  langue, 
intention  d'identité,  condition  indispensable  de  la  com- 
préhension —  et  la  parole,  manifestation  personnelle  qui 
individualise  le  rôle  de  chacun  des  interlocuteurs.  C'est  à  un 
dualisme  semblable  que  F.  de  Saussure  réduit  le  rapport 
réciproque  des  parlers  régionaux  d'un  idiome.  Là  aussi 
«  deux  forces  agissent  sans  cesse  simultanément  et  en  sens 
contraire  »  :  c'est  d'une  part  l'esprit  particulariste  ou,  en 
d'autres  termes,  «  l'esprit  de  clocher  »  —  et  de  l'autre  l'esprit 
de  communauté  ou  la  force  unifiante  dont  «  l'intercourse  » 
(d'après  l'expression  empruntée  par  l'auteur  à  l'anglais) 
n'est  qu'une  manifestation  typique.  Mais  le  jeu  de  ces  deux 
forces  opposées  ne  se  confine  pas  seulement  dans  les  limites 
d'une  langue  :  les  convergences  aussi  bien  conservatrices 
qu'innovatrices  dans  la  structure  de  deux  ou  plusieurs 
langues  contiguës  relèvent  de  la  force  unifiante,  tandis  que 
les  divergences  sont  dues  à  l'esprit  particulariste. 

Il  n'y^a  pas  de  différence  de  principe  entre  la  manifestation 
de  la  force  unifiante  dans  le  cadre  d'une  langue  et  à  l'intérieur 
d'un  groupe  de  langues  contiguës.  Là  où  le  contact  est  le 
plus  étroit  :  à  la  frontière,  dans  une  région  mixte  ou  dans  un 
centre  d'échange,  on  observe  une  tendance  vers  des  moyens 
de  communication  mutuelle,  vers  une  langue  commune  ; 
maints  traits  de  cette  langue  commune  manifestent  souvent 
une  facilité  particulière  à  se  répandre  au  delà  de  la  zone  de 
l'intercourse.  Somme  toute  il  est  indifférent  que  la  langue 
commune  dont  il  s'agit  soit  une  langue  interdialectale  cher- 
chant à  relier  les  parlers  d'une  même  nation  ou  une  langue 
mixte  servant  aux  échanges  internationaux.  La  tendance 
à  parler  comme  «  l'autre  »  ne  se  borne  pas  aux  limites  de  la 
langue  maternelle.  On  veut  se  faire  comprendre  par  un 
étranger  et  l'on  a  l'intention  de  parler  comme  lui.  Ainsi  les 
Russes  et  les  Norvégiens  s'entretenant  dans  leurs  relations 
commerciales  en  russenorsk,  langue  mixte,  finement  analysée 
par  M.  Broch,  étaient  sûrs  de  parler  la  langue  de  l'interlo- 
cuteur, fait  que  traduit  d'ailleurs  le  terme  par  lequel  le 
russenorsk  se  désigne  lui-même  :  «moja  pâ  tvoja»  («moi  comme 
toi»).  Les  Russes  de  l'Extrême-Orient,  en  parlant  leur  langue 
maternelle  avec  les  Chinois,  la  déforment  à  la  chinoise  à  un 
point  tel  que  certains  de  leurs  interlocuteurs  jaunes,  au  dire 
de  M.  Georgijevskij,  protestent  souvent.  Les  particularités 
phonologiques  des  formations  mixtes,  quelles  qu'elles  soient. 


356  R.    JAKOBSO?f 

ont  l'attrait  exotique  de  ce  qui  est  étranger  ;  le  langage 
expressif  et  la  mode  s'emparent  de  ces  éléments,  leur  imposent 
des  fonctions  nouvelles  et  contribuent  à  leur  propaga- 
tion. 

Par  conséquent  ni  la  naissance  d'une  langue  mixte  ni 
l'extension  des  résultats  du  mélange  ne  supposent  nécessai- 
rement un  croisement  biologique,  et  de  même  le  croisement 
biologique  ne  mène  pas  nécessairement  à  un  mélange  de 
langues.  Autrement  nous  serions  obligés  d'admettre  que  la 
langue  d'Alexandre  Pouchkine,  mulâtre  typique  et  créateur 
du  russe  littéraire  moderne,  n'est  qu'une  «  artfremde 
Sprache  »^.  Hugo  Schuchardt,  un  des  grands  esprits  de  la 
science  allemande,  est  porté  à  nier,  non  seulement  un  rapport 
de  causalité  nécessaire  entre  les  hybridations  linguistique 
et  biologique,  mais  même  la  possibilité  d'un  pareil  rapport  : 
«  Wo  Blutmischung  im  Verein  mit  Sprachmischung  auftritt, 
beruht  dièse  niçht  auf  jener,  sondern  beide  auf  einem  dritten. 
Die  Ursache  der  Sprachmischung  ist  immer  sozialer,  nicht 
physiologischer  Art  ».  Si  le  passage  de  l'alïriquée  c  en  s 
dans  la  prononciation  grecque  du  russe  s'est  implanté  dans 
le  langage  des  citadines  russes  sur  le  littoral  de  la  mer  d'Azov, 
les  Grecs  eux-mêmes  trouvant  chez  elles  bon  accueil,  le 
fait  linguistique  accompagne  le  métissage  sans  en  être  bien 
entendu  un  effet  bioloofique. 

L'imitation  est  certes  un  facteur  ouïssant  dans  la  formation 

X 

des  ondes  linguistiques,  quelle  que  soit  l'aire  de  leur  propa- 
gation :  celle  d'une  langue  ou  celle  d'un  groupe  de  langues 
contiguës.  Cependant  on  aurait  tort  d'y  voir  le  facteur 
unique,  ou  du  moins  décisif  et  indispensable.  Selon  la  thèse 
pénétrante  de  Meillet,  c'est  l'existence  d'une  tendance  collec- 
tive qui  domine  tout,  tandis  que  le  rôle  de  l'imitation,  grand 
ou  petit,  n'est  dans  la  réalisation  des  changements  qu'un 
élément  accessoire,  de  sorte  que  le  linguiste  se  résigne  aisé- 
ment à  l'ignorer.  Un  changement  de  structure  linguistique 
ne  pourrait  se  produire  dans  un  parler  local  s'il  n'y  avait 
pas  une  tendance  collective  identique  vers  ce  changement. 
C'est  donc  la  convergence  qui  est  le  phénomène  essentiel  ; 
le  rôle  facultatif  de  l'individu  qui  en  prend  l'initiative  consiste 
uniquement  à  anticiper  et  à  hâter  le  développement  conver- 
gent. De  même  dans  les  limites  d'une  langue  ou  d'une  associa- 
tion de  langues,  une  innovation  de  structure  peut  se  répandre, 

(1)  Comp.  Mullersprache,  1933,  p.  420  et  suiv. 


AFFINITÉS   PHONOLOGIQUES  357 

comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  par  contagion,  selon 
le  terme  de  F.  de  Saussure  [Cours,  p.  283),  ou  bien  par  simple 
égalité  de  tendances  ;  ce  dernier  cas  est  celui  d'une  évolution 
parallèle  indépendante.  La  contagion  ne  pourrait  s'effectuer 
si  l'égalité  des  tendances  n'existait  pas,  mais  la  contagion 
elle-même  n'est  pas  indispensable  —  bien  qu'un  foyer  de 
rayonnement  soit  un  auxiliaire  favorable  à  l'extension  d'un 
changement  et  que  l'évolution  convergente  soit  facilitée  et 
accélérée  quand  elle  peut  s'appuyer  sur  un  modèle.  L'action 
de  la  contagion  n'est  donc  ni  nécessaire,  ni  suffisante  pour  que 
se  produise  une  affinité  linguistique  (et  en  particulier  phono- 
logique). 

Sous  l'influence  de  l'accent  initial  du  carélien  quelques 
parlers  russes  du  gouvernement  d'Olonetz  ont  reporté  sur  la 
première  syllabe  du  mot  l'accent  de  la  dernière  syllabe,  tandis 
que  l'accent  des  autres  syllabes  est  resté  intact.  Malgré  ce 
changement  imitatif,  l'accent  de  mot  a  gardé  dans  ces  parlers 
sa  fonction  significative  étrangère  à  l'accent  caréHen  [posypali 
pluriel  du  prétérit  de  l'aspect  perfectif  du  verbe  «  recouvrir  » 
—  posijpàli  même  forme  du  verbe  imperfectif  correspondant), 
tandis  que  la  fonction  délimitative  de  l'accent  carélien  (qui 
marque  le  commencement  du  mot)  n'a  reçu  dans  les  parlers 
en  question  qu'un  équivalent  partiel  et  négatif  (la  syllabe 
accentuée  ne  pouvant  pas  être  la  finale  d'un  mot  polysylla- 
bique)^. Les  parlers  du  sud-est  de  la  Macédoine  peuvent 
servir  d'exemple  contraire.  Dans  ces  parlers  l'accent  libre 
a  été  modifié,  et  c'est  proljoblenient  la  règle  grecque  des 
trois  syllabes  qui  en  a  fourni  le  modèle.  Mais  tandis  qu'en 
grec  l'accent  remplit  une  fonction  significative  et  que  sa 
fonction  délimitative  est  uniquement  négative  (la  troisième 
syllabe  après  l'accent  ne  pouvant  pas  appartenir  au  même 
mot),  dans  une  partie  des  parlers  macédoniens  la  troisième 
(ou  dans  d'autres  parlers  la  deuxième)  syllabe  avant  la  fin 
du  mot  a  été  généralisée  comme  place  de  l'accent,  et  celui-ci 
s'est  changé  d'un  moyen  significatif  en  un  moyen  purement 
délimitatif,  l'accent  marquant  la  place  de  la  finale.  Le  chan- 
gement a  donc  été  plus  radical  que  le  modèle  ne  le  suggérait. 
Dans  aucun  de  ces  deux  exemples,  la  contagion  n'a  abouti  à 
une  affinité  nette. 


(1)  Sur  la  difTôrence  entre  ces  deux  catégories  de  moyens  phonologiques, 
voir  N.  Troubetzkoy,  Proceedings  of  Ihe  Ilnd  Jnlern.  Congr.  of  Phonelic  Sciences, 
p.  45  et  suiv. 


358  R.    JAKOBSON 

Mais  il  existe  des  cas  où  le  résultat  de  l'imitation  manque 
même  d'une  ressemblance  partielle  au  modèle.  Selon  l'obser- 
vation de  M.  Sergievsky,  la  langue  des  Tsiganes  russes 
accentue  ordinairement  la  dernière  syllabe  du  mot,  mais 
dans  les  mots  empruntés  au  russe,  y  compris  les  oxytons  de 
ce  dernier,  l'accent  frappe  toujours  l'avant-dernière  syllabe 
(russe  :  zimd,  sud'bà,  vesnà;  tsigane;  zyma,  sùd'ba,  vésna)  ; 
du  point  de  vue  du  tsigane,  le  principe  de  l'accent  libre  est 
inadmissible  et  l'accent  doit  continuer  à  dépendre  de  la  fm 
de  mot  —  mais  les  tsiganes  s'étaient  aperçus  qu'en  russe, 
contrairement  à  leur  langue  maternelle,  l'accent  n'est  pas 
attaché  à  la  finale  :  c'est  pourquoi  ils  l'ont  fixé  sur  la  pénul- 
tième, d'autant  plus  que  c'est  la  place  de  l'accent  dans  la 
majorité  relative  des  mots  russes^.  La  classe  des  mots  sentis 
comme  autochtones  et  celle  des  mots  perçus  comme  étrangers 
forment  dans  la  langue,  comme  l'a  bien  fait  voir  V.  Mathesius 
dans  ses  études  sur  la  structure  des  emprunts,  deux  couches 
stylistiques  particulières.  Dans  le  cas  ci-dessus  ces  deux 
couches  s'opposent  l'une  à  l'autre  par  une  place  distincte  de 
l'accent  fixe.  Si  le  sentiment  de  l'origine  étrangère  des 
emprunts  du  tsigane  au  russe  s'effaçait  et  si  les  deux  couches 
fusionnaient,  il  en  résulterait  ou  bien  une  unification  de  la 
place  de  l'accent,  ou  bien  une  opposition  de  deux  accents, 
celui  de  la  finale  et  celui  de  la  pénultième,  comme  moyen  de 
différencier  les  significations  des  mots.  Ainsi  nous  voyons 
que  les  emprunts  par  eux-mêmes  ne  modifient  pas  la  phono- 
logie propre  de  la  langue  :  ce  n'est  que  leur  assimilation  qui 
est  capable  d'y  introduire  des  éléments  nouveaux.  Or,  même 
dans  ce  dernier  cas,  la  langue  ne  s'approprie  pas  nécessaire- 
ment des  éléments  insolites.  La  solution  la  plus  simple,  et, 
semble-t-il,  la  plus  usitée,  est  celle  qui  consiste  à  adapter  les 
mots  d'origine  étrangère  aux  lois  de  la  structure  indigène. 
De  même  que  nous  pouvons  reproduire  des  mots  étrangers 
avec  nos  propres  habitudes  de  prononciation,  de  même  nous 
pouvons  d'autre  part  imiter  et  reproduire  la  prononciation 
étrangère  de  notre  propre  lexique.  Le  célèbre  réformateur 
tchèque  du  xv^  siècle,  Jean  Huss,  reprochait  à  ses  compa- 
triotes de  prononcer  «  more  Teutonicorum  »  le  /  ordinaire  au 

(1  )  Pour  des  causes  semblables,  en  tchèque,  les  gens  du  peuple  sont  persuadés 
en  écoutant  le  russe  qu'il  a  un  accent  stable  sur  la  pénultième.  Au  point  de  vue 
du  tchèque,  qui  a  un  accent  initial,  l'accent  est  nécessairement  lié  aux  limites 
du  mot  et  comme  le  montre  l'examen  de  l'accent  tchèque  emphatique  (secon- 
daire ou  dialectal),  c'est  l'accent  sur  la  pénultième  qui  est  la  variante  admissible. 


AFFINITÉS   PHONOLOGIQUES  359 

lieu  du  /  dur.  C'est  l'extension  du  tchèque  dans  la  population 
allemande  des  villes  de  Bohême  qui  a  influencé  le  tchèque 
urbain,  et  par  son  intermédiaire  le  tchèque  de  la  campagne, 
en  lui  faisant  perdre  la  distinction  des  deux  phonèmes  laté- 
raux. Des  emprunts  de  vocabulaire  ne  suffisent  donc  pas  pour 
qu'une  contagion  phonologique  ait  lieu  et  ils  n'en  sont  pas 
non  plus  la  condition  indispensable.  Il  n'y  a  pas  par  consé- 
quent de  connexion  nécessaire  entre  une  affinité  phonologique 
(ou  grammaticale)  et  un  fond  lexical  commun. 

La  langue  n'accepte  des  éléments  de  structure  étrangers 
que  quand  ils  correspondent  à  ses  tendances  de  développe- 
ment. Par  conséquent  l'importation  d'éléments  de  vocabu- 
laire ne  peut  pas  être  une  force  motrice  du  développement 
phonologique,  mais  tout  au  plus  l'une  des  sources  utilisées 
pour  les  besoins  de  ce  développement. 

En  examinant  les  cas  de  contagion  phonologique  on  ne 
saurait  expliquer  par  l'intermédiaire  de  facteurs  externes, ni 
le  tri  des  faits  à  imiter,  ni  même  la  direction  de  la  contagion. 
Si  la  «langue  commune  russe»  (voir  la  définition  de  M. 
Sommerfelt)^  a  sanctionné  et  propagé  le  trait  phonologique 
essentiel  du  dialecte  méridional  du  grand-russe,  à  savoir  la 
fusion  de  o  et  de  a  atones  en  un  phonème  unique,  on  ne  pour- 
rait expliquer  cette  préférence  par  aucune  condition  d'ordre 
économique  ou  politique,  tandis  que  la  raison  interne  du 
phénomène  en  question  est  bien  évidente  :  la  suppression 
d'une  distinction  phonologique  est  plus  apte  à  s'imposer  aux 
parlers  qui  la  possèdent  qu'une  distinction  supplémentaire  à 
s'introduire  là  où  elle  manque. 

Les  circonstances  externes  admettent  les  deux  directions 
opposées  de  la  contagion  phonologique.  Contrairement  à 
l'opinion  courante  l'action  qu'une  langue  exerce  sur  la 
structure  phonologique  d'une  autre  langue  ne  suppose  pas 
nécessairement  la  prépondérance  politique,  sociale  ou  cultu- 
relle de  la  nation  parlant  la  première  langue.  S'il  est  vrai 
que  l'idiome  des  dominés  subit  l'influence  de  l'idiome  des 
dominateurs,  d'autre  part  ce  dernier  idiome,  cherchant  à 
s'étendre,  s'adapte  aux  usages  linguistiques  des  dominés. 
Les  Polonais  ont  occupé  du  xv^  au  xvi^  siècles  une  position 
prédominante  par  rapport  à  leurs  voisins  immédiats  de  l'est, 
et  c'est  à  cette  époque-là  que  s'est  formé  le  blanc-russe  dont 


(1)  Actes  du  quatrième  Congrès  International  de  Linguistes,  Copenhague, 
1938,  p.  42  et  suiv. 


300  R.    JAKOBSON 

les  caractères  phonologiques  essentiels  relèvent  du  russe 
prononcé  par  des  Polonais,  et  en  même  temps,  ainsi  que  la 
linguistique  polonaise  le  démontre,  le  polonais  commun 
s'est  adapté  à  la  structure  phonologique  du  blanc-russe  et  de 
l'ukrainien.  C'est  sur  la  faculté  que  possède  la  langue  des 
dominés  de  passer  ses  principes  de  structure  à  la  langue 
des  dominateurs  que  se  fonde  à  présent  la  théorie  du 
substrat^. 

A  côté  des  caractères  phonologiques  qui  tendent  à  dépasser 
les  limites  d'une  langue  et  à  s'étendre  sur  de  vastes  domaines 
continus,  on  en  observe  d'autres  qui  ne  sortent  que  rarement 
des  bornes  d'une  langue  ou  même  dun  dialecte.  Or  ce  sont 
les  premiers  qui  se  trouvent  d'ordinaire  nettement  ressentis 
comme  une  marque  distinctive  séparant  les  langues  qui  les 
possèdent  de  celles  des  alentours.  C'est  ainsi  que  l'opposition 
des  consonnes  mouillées  (ou  molles)  et  des  consonnes  non- 
mouillées  (ou  dures)  est  sentie  comme  la  dominante  phono- 
logique du  russe  et  des  langues  voisines.  C'est  cette  opposition 
et  les  faits  concomitants  qu'un  poète  et  linguiste  russe, 
K.  Aksakov.  déclare  être  «  l'emblème  et  la  couronne  »  du 
système  phonique  de  la  langue  russe.  D'autres  poètes  russes 
y  saisissent  un  caractère  touranien  (Bafuskov,  A.  Belyj), 
étranger  aux  Européens  (Trediakovskij.  Mandel'stam).  Les 
savants  régionaux  recherchent  avec  passion  tessence  pure 
du  phénomène  en  question  précisément  dans  sa  variation 
locale  :  l'Ukrainien  Puskar  vante  «  l'opposition  suppri- 
mable  »^  propre  à  sa  langue  maternelle,  tandis  que  le  Votiak 
Bausev  met  au  contraire  en  relief  la  netteté  de  «  l'opposition 
constante  «^  telle  que  nous  la  trouvons  en  votiak  et  en 
zyriane.  Il  est  également  curieux  que  les  représentants  des 
langues  auxquelles  la  mouillure  phonologique  des  consonnes 
reste  inconnue  éprouvent  parfois  contre  elle  une  véritable 
aversion.  «  Et  ceci  est,  note  à  ce  propos  M.  Chlumsky,  un 
point  de  vue  assez  répandu  que  de  voir  dans  les  sons  mouillés 
une  faiblesse  articulatoire.  Et  non  seulement  cela  :  on  est 
porté  à  attribuer  une  part  de  cette  faiblesse  aux  personnes 
qui  possèdent  des  sons  mouillés,  notamment  par  ex.  aux 
Russes...    Oh  !    ces    pauvres    Russes  !    Chez    eux    tout    est 


(1)  Comp.   J.   Pokorny,   Mitîeilungen  d.  Anlhropol.    Ges.   in   Wien,   LXVI, 
p.  70  et  suiv. 

(2)  Sur  ces  termes  voir  X.  Troubetzkoy,  Journal  de  Psychologie,  XXXIII, 
p.  18. 


AFFINITÉS   PHONOLOGIQUES  361 

mouillé  )>^  Dans  les  langues  d'Europe  confinant  aux  «  langues 
mouillantes  »  on  observe  des  cas  fréquents  de  mouillure  ser- 
vant à  la  formation  des  mots  péjoratifs  2.  Ces  attitudes  pro- 
noncées d'adhésion  et  de  répulsion  montrent  la  force  de 
contagion  et  la  persistance  du  phénomène  en  question. 

Les  langues  possédant  l'opposition  systématique  des  con- 
sonnes mouillées  et  non-niouillées  forment  un  vaste  dfunaine 
continu.  Cette  affinité  désagrège  plusieurs  familles  de  langues. 
Ainsi  parmi  les  langues  slaves  ce  ne  sont  que  le  russe  (y  com- 
pris le  blanc-russe  et  l'ukrainien)^,  la  plupart  des  dialectes 
polonais  et  les  parlers  bulgares  de  l'est  qui  font  partie  des 
langues  mouillantes  ;  parmi  les  langues  romanes  et  germa- 
niques aucune  n'en  fait  partie,  sauf  les  parlers  roumains 
d'une  part,  et  le  yiddisch  de  Russie  Blanche  de  l'autre  ; 
parmi  les  langues  indo-ariennes,  seuls  les  parlers  des  Tsiganes 
russes  et  polonais  ;  dans  la  famille  finno-ougrienne,  ce  sont 
le  mordve,  le  tchérémisse,  le  votiak  et  le  zyriane,  les  parlers 
orientaux  du  lapon,  du  finlandais  et  de  l'esthonien,  les 
di?lectes  méridionaux  du  carélien  et  le  vepse  qui  appar- 
tiennent à  l'association  en  question.  A  part  quelques  cas 
périphériques  (comme  l'uzbek  iranisé),  les  langues  turques 
de  l'URSS,  de  la  Pologne  et  de  la  Bessarabie  en  font  également 
partie  ;  toutefois  dans  la  plupart  des  langues  turques  de  ce 
domaine  l'opposition  des  consonnes  mouillées  et  non-mouillées 
est  un  moyen  délimitatij,  tandis  que  dans  la  plupart  des 
langues  finno-ougriennes  citées  et  dans  le  reste  des  langues 
du  même  domaine  géographique  elle  fonctionne  comme 
moyen  significatif^.  L'afïinité  examinée  englobe  de  même  à 
l'est  le  groupe  samoyède,  le  gros  du  groupe  mongol,  le  dialecte 
doungane  du  chinois,  le  coréen  et  le  japonais  ;  au  sud  les 
langues  caucasiques  septentrionales  et  à  l'ouest  le  lithuanien 


(1)  Recueil  des  travaux  du   1^'  Congrès  des  philologues  slaves,   II,    p.   542. 

(2)  Comp.  Machek,  Foc.  Phil.  Univ.  Carolinae  Pragensis,  Prâce,  XXII, 
p.  10  et  suiv. 

(3)  Seule  l'enclave  russe  dans  le  territoire  esthoiiien  (poluvercy)  a  perdu 
la  mouillure  des  consonnes. 

(4)  Parmi  les  langues  finnoises,  c'est  le  tchérémisse  qui  dans  une  partie  de 
ses  parlers  emploie  l'opposition  en  question  comme  moyen  délimilatif 
(Y.  Vasiljev,  Elemeniarnaja  grammalika  marijshogo  j'azyka,  1927),  et  d'autre 
part  ce  sont  certains  dialectes  turcs  du  groupe  kiptcliak  tels  que  :  1°  le  caraïte 
du  nord-ouest  ;  2"  l'arméno-kiptcliak  éteint  (tous  deux  étudiés  par  M.  Ikovalski) 
et  3°  les  parlers  de  la  Crimée  centrale  (signalés  par  M.  Polivanov)  qui  ont  par 
des  procédés  similaires  transformé  ladite  opposition  d'un  moyen  délimitatif 
en  un  moyen  significatif. 


362  R.    J.\KOBSON 

et  en  partie  le  lette.  Elle  gagne  en  relief  si  l'on  remarque 
qu'en  dehors  du  domaine  continu  que  nous  venons  de  tracer 
le  continent  qu'on  appelle  Eurasîa  sensu  latiore  ne  connaît 
pas  (à  l'exception  de  l'irlandais  et  des  parlers  basques)  la 
mouillure  des  consonnes  comme  fait  phonologique. 

Une  langue  peut  en  même  temps  faire  partie  de  différentes 
affinités  phonologiques  qui  ne  se  recouvrent  pas,  de  même 
qu'un  parler  peut  avoir  des  particularités  le  reliant  à  des 
dialectes  divers.  Tandis  que  le  noyau  de  l'association  men- 
tionnée ne  contient  que  des  langues  monotoniques  (dépourvues 
de  polytonie),  ses  deux  périphéries  :  celle  de  l'est  [le  japonais, 
le  dialecte  doungane  du  chinois)  et  celle  de  l'ouest  (parlers 
lithuaniens  et  lettes  ;  esthonien)  appartiennent  à  deux  vastes 
associations  de  langues  polytoniques  (c'est-à-dire  de  langues 
capables  de  distinguer  les  significations  de  mots  au  moyen 
de  deux  intonations  opposées).  La  poMonie  tend  d'ordinaire 
à  embrasser  un  nombre  considérable  de  langues.  C'est  par 
exemple  le  cas  de  l'Afrique  centrale  et  de  l'Amérique.  L'asso- 
ciation des  langues  poh"toniques  du  Pacifique  contient,  à 
côté  du  japonais  et  du  coréen,  l'aïnou,  les  langues  sino- 
tibétaines,  le  groupe  annamite  et  le  malais  et  quelques  langues 
littorales  de  l'Amérique  du  Xord.  En  Europe  l'aire  de  la 
pohionie  comprend  les  langues  bordant  la  Baltique  :  à  côté 
des  langues  mentionnées  ci-dessus  sur  sa  côte  orientale,  c'est 
le  gros  des  langues  Scandinaves,  le  dialecte  kachoube  septen- 
trional et  quelques  parlers  allemands  maritimes  ;  elle  fait 
saillie  vers  le  sud  en  embrassant,  comme  l'a  surtout  fait  voir 
M.  Frings,  des  parlers  allemands  et  hollandais  du  bassin 
rhénan^.  La  question  des  limites  géographiques  de  la  poly- 
tonie allemande  reste  encore  ouverte-.  J'apprends  de 
N.  S.  Troubetzkoy  qu'Eberhard  Kranzmayer  a  découvert 
des  oppositions  phonologiques  d'intonation  de  mot  dans 
plusieurs  parlers  alpins  de  l'allemand.  Plus  au  sud  nous 
retrouvons  un  domaine  polytonique  fermé,  comprenant  la 
majorité  des  parlers  serbo-croates  et  Slovènes,  ainsi  que 
l'albanais  du  nord.  Cette  profonde  enclave  méridionale  de 
l'association  baltique  des  langues  polytoniques  d'Europe  ne 
forme  qu'une  ramification  d'uns  association  plus  vaste,  à 
savoir  celle  des  langues  à  deux  variétés  distinctes  de  Vaccent 
de  mot.  Cette  dualité  se  réahse  ou  bien  sous  la  forme  de  deux 


(1)  Braunes  Beilràge,  LVIII,  p.  110  et  suiv. 

(2)  Comp.  P.  Meazerath,  Teulhonisla,  V,  p.  208  et  suiv. 


AFFINITÉS   PHONOLOGIQUES  363 

intonations  contraires  (la  polytonie  au  sens  propre  du  mot), 
ou  bien  sous  la  forme  d'une  prononciation  vocalique  à  coup 
de  glotte  opposée  à  une  prononciation  vocalique  sans  coup 
de  glotte  (à  ce  type  appartiennent,  à  côté  du  live,  ceux  des 
parlers  danois,  lithuaniens  et  lettes  qui  ne  rentrent  pas  dans 
le  premier  type  ;  il  y  en  a  qui  combinent  les  deux  distinctions), 
ou  bien  sous  la  forme  d'une  coupe  syllabique  forte  venant 
s'opposer  à  une  coupe  syllabique  faible  (fait  répandu  dans 
le  domaine  de  l'allemand  et  du  hollandais).  Le  passage  d'un 
de  ces  types  à  l'autre  est  aisé  et  flottant. 

Ainsi  l'étude  de  la  répartition  géographique  des  faits 
phonologiques  fait  ressortir  que  plusieurs  de  ces  faits  dépassent 
d'ordinaire  les  limites  d'une  langue  et  tendent  à  réunir 
plusieurs  langues  contiguës,  indépendamment  de  leurs  rap- 
ports génétiques  ou  de  l'absence  de  ces  rapports.  A  côté  des 
affinités  mentionnées^,  signalons  à  titre  d'exemples  l'associa- 
tion phonologique  embrassant  le  vaste  territoire  entre 
l'Alaska  du  Sud  et  la  Californie  centrale  peuplé  de  nom- 
breuses langues  qui  appartiennent  à  différentes  familles, 
mais  possèdent  toutes  une  série  de  consonnes  glottalisées^  ; 
l'association  des  langues  du  Caucase  dont  le  consonantisme 
présente  le  même  caractère  et  qui  englobe  les  langues  cauca- 
siques  septentrionales  et  méridionales,  l'arménien,  l'ossète, 
ainsi  que  les  parlers  tsiganes  et  turcs  de  la  Transcaucasie'  ; 
l'association  balkanique*  et  celle  des  langues  variées  de  la 
région  de  Samarkand  (divers  idiomes  iraniens,  une  partie  de 
l'uzbek  et  des  résidus  de  l'arabe)^.  Mais  ce  ne  sont  là  que 
les  premières  tentatives  isolées  dans  un  vaste  domaine  qui 
est  encore  à  explorer.  Étant  donné  que  les  isophones  fran- 
chissant les  limites  des  langues  sont  des  cas  fréquents,  presque 
habituels,  semble-t-il,  en  géographie  linguistique,  et  que 
visiblement  la  typologie  phonolosrique  des  langues  n'est  pas 
sans  rapport  avec  leur  répartition  dans  l'espace,  il  serait 
important  pour  la  linguistique  (tant  historique  que  synchro- 
nique)  de  déployer  uns  activité  collective  et  de  dresser  un 


(1)  Comp.  R.  Jakobson,   K  charaklerisUke  evrazijskogo   jazykovogo   sojuza, 
Paris,  1931. 

(2)  E.  Sapir,  Language,  XX,  chap.  IX. 

(3)  N.  Troubetzkoy,  TCLP,  IV,  p.  233. 

(4)  B.  Havrânek,  Proceedings  of  Vie  Isl  Inlern.  Congr.  of  Phonel.  Sciences, 
p.  28  et  suiv. 

(5)  E.   Polivanov,    Uzbekskaja  dialeklologija  i  uzbekskij  literalurnyj  jazyk, 
Tachkent,  1933,  p.  10  et  suiv. 


364  R.    JAKOBSON 

atlas  d'isolignes  phonologiques  du  monde  linguistique  tout 
entier  ou  du  moins  de  continents  entiers^. 

L'examen  des  faits  phonologiques  confiné  dans  les  limites 
d'une  langue  donnée  court  le  danger  de  morceler  et  de 
défigurer  le  problème  ;  ainsi  les  faits  considérés  dans  les 
limites  d'une  langue  ou  d'une  famille  de  langues  nous  appa- 
raissent simplement  comme  l'eiïet  d'un  esprit  particulariste, 
mais  dès  qu'on  les  envisage  dans  un  cadre  plus  large,  on  y 
découvre  l'action  d'un  esprit  de  communauté.  Par  exemple 
la  polytonie  des  parlers  kachoubes  septentrionaux,  tout  en 
les  opposant  au  reste  du  domaine  kachoube  polonais,  marque 
en  même  temps  leur  participation  à  l'association  baltique  des 
langues  polytoniques  ;  les  langues  qui  touchent  à  la  frontière 
occidentale  du  russe  possèdent  pour  la  plupart  dans  leurs 
parlers  limitrophes  la  mouillure  phonologique  des  consonnes, 
et  c'est  précisément  l'adhésion  de  ces  parlers  à  la  grande 
association  des  langues  mouillantes  et  non  la  simple  diver- 
gence à  l'intérieur  du  finlandais,  du  lette,  du  polonais,  etc., 
qui  est  à  noter.  La  dislocation  au  moyen  âge  du  monde  slave 
en  idiomes  polytoniques  (serbo-croate  et  slovène),  monoto- 
niques à  quantité  libre  (slave  occidental)  et  monotoniques 
à  accent  libre  (bulgare  et  slave  oriental)  ne  peut  être  complè- 
tement élucidée  si  l'on  ne  tient  pas  compte  des  trois  associa- 
tions distinctes  auxquelles  ces  idiomes  slaves  ont  pris  part. 

L'analyse  complète  d'un  phénomène  phonologique  ne  peut 
se  confiner  ni  dans  les  limites  d'une  langue,  ni  même  dans 
celles  d'une  association  de  langues  présentant  ce  phénomène. 
La  répartition  mutuelle  des  différentes  associations  phonolo- 
giques n'est  pas,  elle  non  plus,  fortuite.  On  observe  des  faits 
phonologiques  tendant  à  former  des  aires  voisines  :  l'aire  de 
la  polytonie  confine  par  exemple  d'ordinaire  à  celle  de  la  pro- 
nonciation vocalique  à  coup  de  glotte.  Le  voisinage  favorise 
la  naissance  ou  la  persistance  de  phénomènes  phonologiques 
proches,  présentant  à  côté  de  leurs  particularités  certains  traits 
communs  :  ainsi  l'association  des  langues  polytoniques  entre 
en  Europe  dans  une  plus  vaste  association  de  langues  à  double 
forme  d'accent.  Nous  avons  fait  remarquer  que  l'association  des 
langues  mouillantes  se  combine  aussi  bien  à  l'ouest  qu'à  l'est 
avec  une  association  de  langues  polytoniques.  Il  est  peu  pro- 

(1)  L'Association  Internationale  pour  les  Études  Phonologiques,  dans  sa 
séance  du  29  août  193G,  a  décidé  de  préparer  un  atlas  plionologique  de 
l'Europe. 


\l  IINFTCS    l'HONOI.OGIQUKS  365 

bable  que  cette  symétrie  des  deux  frontières  d'une  même  asso- 
ciation soit  due  au  simple  hasard. 

En  confrontant  les  diverses  isophones  formant  des  affinités 
linguistiques  d'une  part  et  la  répartition  des  faits  de  structure 
grammaticale  d'autre  part,  on  voit  se  dessiner  des  faisceaux 
d'isolignes,  de  même  qu'on  est  frappé  par  les  concordances 
entre  les  limites  des  associations  de  langues,  d'une  part,  et 
quelques  limites  de  géographie  politique  et  physique,  d'autre 
part.  Ainsi  l'aire  des  langues  monotoniques  mouillantes 
coïncide  avec  l'ensemble  géographique  connu  sous  le  nom 
d'Eurasia  sensu  slriclo,  ensemble  c{ui  se  détache  du  domaine 
européen  et  asiatique  par  plusieurs  particularités  ds  sa 
géographie  physique  et  politique.  Certes  les  correspondances 
des  diveT-ses  isolignes  ne  sont  habituellement  qu'approxima- 
tives :  ainsi  à  l'ouest  la  limite  de  la  mouillure  phonologique 
des  consonnes  dépasse  la  frontière  occidentale  de  l'Eurasie 
telle  que  la  tracent  les  géographes,  mais  le  dépassement  n'at- 
teint que  1  %  de  la  surface  du  domaine  des  langues  monoto- 
niques mouillantes  et  la  coïncidence  reste  tout  à  fait  probante. 

Il  ne  s'agit  pas  de  déduire  les  affinités  linguistiques  d'un 
facteur  extrinsèque.  Ce  qui  importe  actuellement  c'est  de  les 
décrire  et  de  mettre  en  relief  leurs  correspondances  avec  des 
unités  géographiques  de  nature  différente,  sans  parti  pris 
et  sans  généralisations  prématurées  telles  que  l'explication  de 
l'affinité  phonologique  par  la  parenté,  le  mélange  ou  l'expan- 
sion des  langues  ou  des  communautés  linguistiques. 


\ 


LES  LOIS  PHONIQUES  DU  LANGAGE  ENFANTIN 
ET  LEUR  PLACE  DANS  LA  PHONOLOGIE  GÉNÉRALE  i 

par  Roman  Jakobson 


Un  beau  travail  de  M.  Grégoire  récemment  paru  sous  le 
titre  V apprentissage  du  langage  (Liège,  1937),  fait  date  dans 
l'étude  des  débuts  du  langage  enfantin.  Selon  l'éminent 
linguiste  belge,  l'investigateur  doit  «  avoir  vécu  jour  par  jour, 
heure  par  heure,  dans  la  société  des  nourrissons  et  avoir  épié 
à  tout  instant  les  manifestations  extérieures  de  leur  activité  », 
et  d'autre  part,  il  doit  pousser  très  loin  l'exactitude  dans 
la  notation  difficile  des  phénomènes  linguistiques  et  dans 
l'établissement  de  leurs  conditions  et  de  leurs  fonctions. 
L'analyse  microscopique  de  M.  Grégoire  réunit  ces  deux 
qualités,  et  nous  permet  d'évaluer  et  d'utihser  avec  justesse 
les  données  nombreuses  des  publications  antérieures,  qui 
présentaient,  pour  la  plupart,  soit  des  observations  fines  et 
judicieuses,  nmais  trop  serrées  et  fragmentaires  de  linguistes 
qualifiés,  soit  des  monographies  patientes  de  psychologues  et 
de  pédologues  manquant,  malheureusement  trop  souvent,  de 
méthode  linguistique. 

La  richesse  de  nos  expériences  permet  l'analyse  structurale 
de  la  langue  en  devenir  et  la  recherche  de  ses  lois  générales, 
ou  tendant  à  être  générales,  si  l'on  préfère  une  formule 
plus  prudente.  Du  reste,  au  commencement  de  notre  siècle, 
M,  Grammont  a  énoncé  ce  problème  avec  une  précision 
impressionnante  :  Il  n'y  a,  dit -il,  chez  l'enfant  «  ni  incohérence 
ni  effets  du  hasard...  Il  manque  le  but,  sans  doute,  mais  il 
s'en  écarte  toujours  de  la  même  manière...  C'est  cette  cons- 

(1)  Communication  présentée  au  cinquième  Congrès  international  des  lin- 
guistes convoqué  à  Bruxelles,  septembre  1939. 


368 


R.    JAKOBSON 


tance  de  l'écart  qui  fait  la  valeur  de  son  langage,  et  en  même 
temps  permet  de  bien  comprendre  la  nature  de  la  modifi- 
cation. »  Quelle  est  donc  la  loi  de  cet  écart  dans  l'acquisi- 
tion successive  des  phonèmes  ? 

Depuis  Bufîon  on  invoque  souvent  le  principe  du 
moindre  effort  :  les  articulations  faciles  à  émettre  seraient 
acquises  les  premières.  Mais  un  fait  essentiel  du  développe- 
ment linguistique  du  bébé  contredit  nettement  cette  hypo- 
thèse. Pendant  la  période  du  babil  l'enfant  produit  aisément 
les  sons  les  plus  variés  (p.  ex.,  les  clics.  les  consonnes  mouillées, 
arrondies,  mi-occlusives,  sibilantes,  uvulaires.  etc.)  qu'il 
finit  par  éliminer  presque  tous  en  passant  au  stade  «  de 
quelques  mots  ».  selon  l'expression  d'Oscar  Bloch.  c'est-à-dire, 
en  s'appropriant  les  premières  valeurs  sémantiques.  Il  est 
vrai  qu'une  partie  de  ces  sons  en  voie  de  disparition,  n'exis- 
tant pas  dans  le  parler  de  l'entourage,  ne  sont  pas  maintenus 
par  son  exemple,  mais  il  y  en  a  d'autres,  qui.  malgré  leur 
présence  dans  le  langage  des  adultes,  partagent  néanmoins 
le  même  sort,  et  le  bébé  ne  les  regagne  qu'après  de  longs 
efforts.  Tel  est  souvent  le  cas  des  vélaires.  des  sibilantes  et 
des  liquides.  L'enfant  répétait  ces  articulations  en  babillant, 
l'image  motrice  lui  a  donc  été  familière  et  l'image  acoustique 
ne  doit  pas  elle  non  plus  faire  défaut.  Le  fils  de  l'attentif 
investigateur  serbe  -M.  Pavlovic  disait  tata  pour  kaka  tout  en 
distinguant  par  l'ouïe  les  deux  mots  kaka  et  tata.  Et  Passy 
nous  rapporte  le  cas  d'un  bambin  qui  tout  en  substituant  la 
forme  tesson  aux  mots  garçon  et  cochon,  se  fâchait  quand  sa 
mère,  en  l'imitant,  ne  faisait  pas  de  différence  entre  ces  deux 
mots.  Les  faits  de  ce  genre  sont  largement  connus.  On  a 
cherché  à  attribuer  cet  oubli  des  phonations  au  manque  de 
liaison  entre  l'image  acoustique  et  motrice,  mais  comme  le 
signalent  les  observateurs,  l'enfant  commence  quelquefois 
par  prononcer  le  K  dans  les  premiers  mots  qu'il  reproduit, 
et  puis,  tout  à  coup,  il  renonce  aux  vélaires  en  les  remplaçant 
obstinément  par  des  dentales. 

On  ne  peut  donc  expliquer  le  tri  des  sons  lors  du  passage 
du  babil  au  langage  au  sens  propre  du  mot  que  par  le 
fait  de  ce  passage  même,  c'est-à-dire  par  la  valeur  phoné- 
matique  qu'acquiert  le  son.  L'enfant  passe,  peu  à  peu.  du 
soliloque  spontané  et  sans  but  à  un  semblant  de  conversation. 
Cherchant  à  se  conformer  à  l'entourage,  il  apprend  à  recon- 
naître l'identité  du  phénomène  phonique  qu'il  entend  et 
qu'il  émet,  qu'il  garde  dans  sa  mémoire  et  qu'il  reproduit  à 


LOIS  PHONIQUES  DU  LANGAGE  ENFANTIN  3G9 

^on  gré.  L'enfani  \v  distingue  des  autres  phénomènes  pho- 
niques entendus,  retenus  et  répétés,  et  cette  distinction, 
sentie  comme  une  valeur  intersubjective  et  constante,  tend 
vers  une  signification.  Au  désir  de  communiquer  avec  autrui 
^'ient  s'ajouter  la  faculté  de  lui  communiquer  quelque  chose. 
Justement,  ces  premières  distinctions,  visant  à  devenir 
significatives,  exigent  des  oppositions  phoniques  simples, 
nettes,  stables,  aptes  à  se  graver  dans  la  mémoire  et  à  être 
réalisées  à  volonté.  La  richesse  phonétique  du  gazouillis 
cède  la  place  à  une  restriction  phonologique. 

Le  lien  étroit  qui  subsiste  entre  le  tri  des  phonèmes,  d'une 
part,  et  le  caractère  immotivé  et  nettement  conventionnel  du 
signe  linguistique,  de  l'autre,  est  confirmé  par  le  fait  que  les 
exclamations  et  les  onomatopées  ne  tiennent  pas  compte  de 
cette  restriction  ;  ces  gestes  vocaux,  qui,  aussi  dans  le 
langage  des  adultes,  tendent  à  former  une  couche  à  part, 
semblent  directement  rechercher  les  sons  non  admis  ailleurs. 
C'est  justement  la  valeur  expressive  de  l'insolite,  plutôt  que 
la  conformité  au  modèle,  qui  fait  que  les  enfants  emploient 
dans  leurs  onomatopées  les  voyelles  palatales  arrondies, 
tandis  qu'ils  continuent  de  les  remplacer  ailleurs  par  des 
non-arrondies  ou  bien  par  des  vélaires.  Ainsi  un  garçon  de 
onze  mois  cité  dans  le  livre  connu  de  W.  Stern  reproduit 
par  00  le  mouvement  des  che\'aux  et  des  voitures,  le  petit 
Grégoire  à  19  mois  se  sert  de  ces  sons  pour  rendre  les  coups 
de  cloche  et  la  fillette  de  Marcel  Cohen  dans  son  quinzième 
mois  imite  par  les  mêmes  voyelles  l'aboiement  du  chien. 
En  changeant  cette  onomatopée  en  une  simple  désignation 
du  chien  oo,  elle  adapte  le  vocalisme  au  sy.stème  des  phonèmes 
dont  elle  dispose  à  l'époque. 

En  éliminant  ces  faits  spécifiques  et  en  suivant  pas  à  pas 
la  formation  du  système  phonologique  chez  l'enfant,  nous 
remarquons  une  régularité  rigide  dans  la  suite  de  ces 
acquisitions  qui,  pour  la  plupart,  forment,  dans  l'ordre  du 
temps,  des  enchaînements  stricts  et  constants.  Voici  presque 
un  siècle  que  cette  régularité  frappe  les  observateurs  :  qu'il 
s'agisse  d'enfants  français  ou  anglais,  Scandinaves  ou  slaves, 
allemands  ou  japonais,  esthoniens,  indiens  du  Nouveau- 
Mexique,  chaque  desci'iption  linguisticpie  attentive  vient 
également  confirmer  le  fait  que  la  chronologie  relative 
de  certaines  innovations  reste  toujours  et  partout  la  même. 
Par  contre,  l'allure  de  leur  succession  est  très  variable,  et 
deux  faits  consécutifs,   se   suivant  immédiatement  chez   les 


370  R.    JAKOBSON 

uns,  peuvent  être  séparés  par  quelques  années  dans  le  déve- 
loppement des  autres.  Espèce  de  film  ralenti,  ces  cas  de 
développement  phonologique  différé  sont  particulièrement 
instructifs. 

D'ordinaire  le  vocalisme  est  entamé  par  une  voyelle  large 
et  le  consonantisme  simultanément  par  une  occlusive  de 
l'avant -bouche  ;  habituellement  c'est  un  A  et  une  occlusive 
labiale.  La  première  opposition  consonantique  est  celle  de 
la  nasale  et  de  l'orale  et  la  seconde  celle  des  labiales  et  des 
dentales  [P-T,  M-X). 

Ces  deux  oppositions  forment  le  consonantisme  mini- 
mum des  langues  vivantes  du  monde  et  ne  peuvent  faire 
défaut  que  dans  des  cas  d'altérations  extrinsèques  et  méca- 
niques. Tel  est  le  manque  des  labiales  dans  le  tlingit  (et  dans 
quelques  parlers  féminins  de  l'Afrique  centrale),  manque  dû 
à  la  mutilation  artificielle  des  lèvres,  et  même  dans  ces  cas, 
la  classe  des  labiales  tend  à  être  représentée  dans  le  système 
phonologique  par  des  substituts  spécifiques. 

A  la  suite  des  deux  oppositions  consonantiques  mentionnées, 
une  voyelle  étroite  vient  s'opposer  dans  le  langage  enfantin 
à  la  voyelle  large,  et  l'étape  ultérieure  du  vocalisme  apporte, 
ou  bien  un  troisième  degré  d'ouverture,  ou  bien  une  scission 
du  phonème  étroit  en  voyelle  palatale  et  vélaire.  Chacun 
de  ces  deux  processus  aboutit  à  un  système  de  trois  voyelles, 
ce  qui  est  le  vocalisme  minimum  pour  les  langues  vivantes 
du  monde.  Ce  vocalisme  minimum  ainsi  que  le  consonantisme 
minimum  exige  visiblement  la  présence  de  phonèmes  cumulant 
deux  "  éléments  différentiels  »  selon  la  terminologie  saussu- 
rienne  (ainsi  dans  le  système  «  triangulaire  »  des  voyelles  U, 
A,  I,  le  phonème  U  est  vélaire  par  opposition  à  /  et  étroit 
par  opposition  au  phonème  A,  et  dans  le  système  «  linéaire  » 
la  voyelle  moyenne  est  complexe  :  large  par  opposition  à 
l'étroite  et  en  même  temps  étroite  par  opposition  à  la  large). 

Si  nous  abordons  les  acquisitions  du  consonantisme  ou 
bien  du  vocalisme  enfantin  dépassant  le  minimum  signalé, 
nous  apercevons  que  leur  ordre  successif  correspond  exac- 
tement aux  lois  générales  de  solidarité  irréversible  qui 
régissent  la  synchronie  des  langues  du  monde. 

Ainsi,  dans  le  système  phonologique  de  l'enfant ,  l'acqui- 
sition des  consonnes  vélaires  et  palatales  suppose  l'acqui- 
sition des  labiales  et  des  dentales,  et  dans  les  langues  du 
monde,  la  présence  des  vélaropalatales  implique  l'existence 
simultanée  des  labiales  et  des  dentales.  Cette  solidarité  est 


LOIS  PHONIQUES  DU  LANGAGE  ENFANTIN  371 

irréversible  :  la  présence  des  labiales  et  des  dentales  n'implique 
pas  la  présence  des  vélaropalatales,  comme  le  montre  p.  ex. 
leur  manque  complet  dans  la  langue  de  Tahiti  et  dans  le 
tatar  de  Kasimov  ainsi  que  l'absence  des  nasales  vélaires  et 
palatales  dans  quantité  de  langues. 

L'acquisition  des  constrictives  suppose  l'acquisition  des 
occlusives  et,  parallèlement,  dans  les  systèmes  phonolo- 
giques du  monde,  l'existence  des  premières  implique  celle 
des  dernières.  Il  n'y  a  pas  de  langues  sans  occlusives,  mais 
d'autre  part  on  trouve  maintes  langues,  en  Océanie,  en 
Afrique  et  dans  l'Amérique  du  Sud,  complètement  dépour- 
vues de  constrictives  ;  parmi  les  langues  de  l'ancien  monde, 
citons,  par  exemple,  le  karakalpak  et  le  tamoul,  manquant 
tous  les  deux  de  phonèmes  constrictifs  autonomes. 

L'acquisition  enfantine  des  mi-occlusives  opposées  aux 
occlusives  correspondantes  suppose  l'acquisition  des  constric- 
tives de  la  même  série  ;  également  dans  les  langues  du  monde 
l'opposition  d'une  mi-occlusive  et  d'une  occlusive  dentale, 
labiale  ou  vélaropalatale  implique  la  présence  d'une  constric- 
tive  dentale,  labiale  ou  vélaropalatale. 

Aucune  opposition  horizontale  des  voyelles  d'une  ouverture 
supérieure  ne  peut  être  acquise  par  l'enfant,  tant  que  ses 
voyelles  d'une  ouverture  inférieure  n'acquièrent  la  même 
opposition.  Cet  ordre  évolutif  correspond  exactement  à  la 
loi  synchronique  générale  formulée  par  Troubetzkoy. 

L'acquisition  enfantine  des  voyelles  palatales  arrondies, 
secondaires  selon  le  terme  de  Rousselot,  suppose  l'accfui- 
sition  des  voyelles  primaires,  c'est-à-dire  des  vélaires  arron- 
dies et  des  palatales  non-arrondies  correspondantes.  La  série 
secondaire  implique  la  présence  des  voyelles  primaires  de 
même  ouverture  dans  les  langues  du  monde. 

Les  oppositions  relativement  rares  dans  les  langues  du 
monde  sont  parmi  les  dernières  acquisitions  de  l'enfant. 
Ainsi,  la  seconde  liquide  compte  parmi  les  derniers  accrois- 
sements du  système  phonologique  enfantin,  et  le  R  sibilant 
(r),  phonème  excessivement  rare  dans  les  langues  du  monde, 
termine  d'ordinaire  l'apprentissage  phonologique  des  enfants 
tchèques  ;  dans  les  diverses  tribus  indiennes  faisant  usage  des 
consonnes  glottalisées  les  enfants  tardent  à  les  acquérir,  et 
les  voyelles  nasales  n'apparaissent  chez  les  enfants  français 
et   polonais  qu'après  tous  les  autres  phonèmes  vocaliques. 

On  pourrait  facilement  augmenter  le  nombre  des  coïnci- 
dences entre  l'ordre  évolutif  du  langage  enfantin  et  les  lois 


372  n.  JAKOBSON 

générales  que  nous  révèle  la  synchronie  des  langues  de  monde 
et  on  trouvera  sûrement  encore  plus  de  correspondances 
analogues  à  mesure  qu'on  aura  des  données  linguistiques 
précises  sur  les  enfants  de  groupes  ethniques  variés.  Mais 
on  peut  désormais  tirer  les  conclusions  résultant  du  fait 
même  du  parallélisme  signalé. 

Tout  système  phonologique  est  une  structure  stratifiée, 
c'est-à-dire  formant  des  couches  superposées.  La  hiérarchie 
de  ces  couches  est  à  peu  près  universelle  et  constante.  Elle 
apparaît,  aussi  bien  dans  la  synchronie  que  dans  la  dia- 
chronie  de  la  langue  ;  il  s'agit,  par  conséquent,  d'un  ordre 
panchronique.  S'il  y  a  entre  deux  valeurs  phonologiques 
un  rapport  de  solidarité  irréversible,  la  valeur  secondaire  ne 
peut  apparaître  sans  la  valeur  primaire  et  la  valeur  primaire 
ne  peut  être  éliminée  sans  la  valeur  secondaire.  Cet  ordre 
se  manifeste  dans  le  système  phonologique  existant  et  il 
en  régit  toutes  les  mutations  ;  le  même  ordre  détermine, 
comme  nous  venons  de  l'observer,  l'apprentissage  du  langage, 
système  en  devenir,  et  —  ajoutons  —  il  persiste  dans  les 
troubles  du  langage,  système  en  désagrégation. 

Comme  nous  l'apprennent  par  exemple  les  observations 
des  psychiatres,  dans  les  troubles  du  langage,  les  voyelles 
nasales  tendent  les  premières  à  disparaître,  de  même  l'oppo- 
sition des  liquides  est  apte  à  s'amuir,  les  voyelles  secondaires 
succombent  plutôt  que  les  primaires,  les  constrictives  et  les 
mi-occlusives  se  changent  en  occlusives,  les  consonnes  vélaires 
sont  perdues  avant  celles  de  l'avant -bouche,  et  les  consonnes 
labiales  ainsi  que  la  voyelle  A  sont  les  derniers  phonèmes 
résistant  à  la  destruction,  ce  qui  correspond  exactement  au 
stade  initial  du  langage  enfantin.  Les  couches  supérieures 
sont  enlevées  avant  les  inférieures.  Les  dégâts  aphasiques 
reproduisent  à  l'envers  l'ordre  des  acquisitions  enfantines. 
Une  analyse  phonologique  approfondie  des  aphasies  (c'est- 
à-dire  des  troubles  du  langage  de  caractère  interne,  sans 
lésion  de  l'appareil  phonatoire)  est  appelée  à  mettre  en 
lumière  les  correspondances  en  question,  également  fertiles 
pour  le  psyihiatre  et  pour  le  linguiste. 

On  a  bien  signalé  jadis  quelques  points  de  contact  isolés 
entre  le  langage  enfantin,  d'une  part,  et  le  répertoire  des 
phonèmes  dans  certaines  langues  dites  primitives,  de  l'autre, 
mais  on  envisageait  ces  langues  comme  des  survivances 
reflétant,  pour  ainsi  dire,  l'enfance  de  l'humanité  et  on 
faisait  appel  à  la  loi  biogénétique  de  Haeckel.  selon  laquelle 


LOIS  PHONIQUES  DU  LANGAGE  ENFANTIN  373 

l'individu  récapitule  dans  son  développement  la  phylogénèse, 
le  développement  de  l'espèce.  Cependant,  la  disette  de 
phonèmes  dans  une  langue  donnée  n'est  pas  nécessai- 
rement une  pauvreté  primordiale,  et  souvent  au  con- 
traire l'étude  historique  indique  que  l'appauvrissement 
est  de  date  récente.  Ce  qui  reste  probant,  dans  l'accord 
entre  le  langage  enfantin  et  les  langues  du  monde,  c'est 
uniquement  l'identité  des  lois  structurales  qui  règlent 
toute  modification  du  langage  individuel  et  social  ;  c'est,  en 
d'autres  termes,  la  même  superposition  stable  des  valeurs 
qui  se  trouve  à  la  base  de  tout  accroissement  et  décroissance 
du  système  phonologique. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  mettre  en  relief  la  régularité  de  cette 
superposition,  il  s'agit  de  l'expliquer  en  démontrant  sa 
nécessité.  L'insuffisance  des  interprétations  isolantes  est 
claire.  Les  lois  du  langage  enfantin  ne  peuvent  pas  être 
séparées  des  faits  correspondants  dans  les  langues  du  monde. 
On  a,  par  exemple,  aperçu  dans  le  langage  enfantin  l'appa- 
rition précoce  des  consonnes  labiales  et  dentales  par  rapport 
aux  vélair^s.  et  on  a  cherché  à  la  motiver  par  le  mouvement 
accoutumé  de  la  succion  ;  mais  à  peine  trouverait-on  même 
un  freudiste  fervent  qui  voulût  invoquer  le  souvenir  infan- 
tile pour  expliquer  une  autre  manifestation  de  la  même  loi, 
à  savoir  la  chute  des  vélaires  dans  certains  idiomes  tatares 
ou  polynésiens.  Au  lieu  d'envisager  l'ensemble  des  oppositions, 
phonématiques  successivement  acquises  par  l'enfant,  on 
émiettait  cette  structure  ordonnée.  Ainsi,  en  attribuant 
l'antériorité  des  labiales  à  la  protrusion  des  lèvres  ou  à  l'imi- 
tation visuelle,  on  oubliait  que  l'opposition  primaire,  la 
plus  nette  et  la  plus  stable,  celle  de  la  labiale  orale  et  nasale, 
reste  dans  ce  cas  tout  à  fait  incompréhensible. 

Cependant  la  superposition  phonologique  est  rigidement 
conséquente,  elle  suit  le  principe  du  contraste  maximum 
et  dans  l'ordre  des  oppositions  elle  procède  du  simple  et 
de  l'homogène  au  complexe  et  au  différencié.  Bornons-nous 
pour  le  moment  à  citer  rapidement  quelcjues  exemples. 

La  période  du  babil  enfantin  commence  par  des  sons 
indéterminés  que  les  observateurs  disent  n'être  encore  ni 
consonnes  ni  voyelles,  ou  bien,  ce  qui  revient  au  même,  être 
les  deux  à  la  fois.  La  période  du  babil  aboutit  à  la  délimi- 
tation nette  de  la  consonne  et  de  la  voyelle.  Au  point  de  vue 
moteur,  les  deux  catégories  s'opposent  l'une  à  l'autre  comme 
resserrement   et    dilatation.   C'est   un   .1,   voyelle    large,   qui 


374  R.    JAKOBSON 

offre  le  maximun  de  dilatation  ;  d'autre  part  les  consonnes 
occlusives  présentent  l'ouverture  zéro,  et  parmi  les  occlusives 
ce  sont  les  labiales  qui  ferment  la  cavité  buccale  tout  entière. 
On  pouvait  s'attendre  a  priori  à  ce  que,  justement,  ce  contraste 
maximun  fût  appelé  à  entamer  la  distinction  entre  vocalisme 
et  consonantisme  au  seuil  du  langage  enfantin,  et  l'expé- 
rience vient  confirmer  cette  attente. 

C'est  sur  l'axe  des  successivités  que  surgit,  au  début, 
l'opposition  des  deux  catégories.  L'occlusive  labiale  forme, 
en  combinaison  avec  la  voyelle,  le  germe  de  la  syllabe.  L'oppo- 
sition des  phonèmes  sur  l'autre  axe,  celui  des  simulta- 
néités, selon  la  bonne  terminologie  saussurienne,  n'existe 
pas  encore.  Et  c'est  pourtant  cette  opposition  qui  est  la  pré- 
misse nécessaire  de  la  fonction  distinctive  des  phonèmes. 
La  syllabe,  cadre  phonématique,  exige  un  contenu  phoné- 
matique,  cadre  et  contenu  étant,  comme  l'a  fait  observer 
Viggo  Brôndal,  deux  notions  solidaires. 

Tuyau  sans  fermeture  et  tuyau  à  fermeture  —  ou  en 
d'autres  termes  voyelle  et  consonne  —  voici  une  nouveauté 
qui  intervient  :  ainsi  surgit  la  première  opposition  sur 
l'axe  des  simultanéités  —  l'opposition  des  occlusives 
orale  et  nasale  :  pendant  que  la  voyelle  reste  caractérisée 
par  l'absence  de  tuyau  à  fermeture,  la  consonne  se  -scinde  en 
deux  —  l'une  munie  d'un  seul  tuyau  à  fermeture  et  l'autre, 
qui  ajoute  au  premier  un  tuyau  collatéral  ouvert,  et  synthé- 
tise ainsi  les  traits  spécifiques  de  l'occlusive  orale  et  de  la 
voyelle.  Cette  synthèse  est  la  conséquence  naturelle  de 
l'opposition  consonne-voyelle,  tandis  que  les  voyelles 
nasales,  opposées  aux  orales  comme  un  double  tuyau  ouvert 
à  un  seul  tuyau  ouvert,  présentent  dans  la  langue  un  fait 
beaucoup  plus  spécial  et  moins  contrastant.  C'est  pourquoi 
les  voyelles  nasales,  de  même  que  les  consonnes  à  double 
ocr-lusion,  apparaissent  rarement  dans  les  langues  du  monde 
et  très  tardivement  chez  les  enfants  destinés  à  parler  ces 
langues  ;  par  contre  l'opposition  universelle  des  consonnes 
nasales  et  orales  est  la  première  opposition  qui  tend  à  prendre 
une  valeur  significative  dans  le  langage  enfantin. 

Pour  élucider  la  seconde  scission  consonantique , 
rappelons  en  abrégé  les  découvertes  géniales  de  Koehler  et 
de  Stumpf,  dont  la  linguistique  n'a  pas  encore  tiré  toutes 
les  conclusions.  C'est  à  ces  maîtres  de  l'acoustique  moderne 
qu'appartient  le  mérite  d'avoir  distingué  et  établi,  dans  les 
sons  du   langage,   deux  espèces  de  caractères  irréductibles. 


LOIS  PHONIQUES  DU  LANGAGE  ENFANTIN  375 

Semblables  aux  couleurs,  les  sons  du  langage  sont  chroma- 
tiques à  divers  degrés  ou  achromatiques  d'une  part, 
clairs  (aigus)  ou  sombres  (graves)  de  l'autre.  Cette  dernière 
opposition  gagne  en  valeur,  à  mesure  que  le  chromât isme 
baisse.  Parmi  les  voyelles  c'est  A  qui  est  le  son  le  plus  chro- 
matique et  le  moins  apte  à  l'opposition  du  clair  et  du  sombre, 
et  les  voyelles  étroites  sont  au  contraire  les  plus  enclines  à 
cette  opposition  et  les  moins  chromatiques.  Ces  deux  dimen- 
sions du  triangle  vocalique  dont  l'horizontale  U-I  est  la  base 
et  la  verticale  A  la  hauteur,  correspondent  suivant  la  fine 
analyse  de  Stumpf  à  deux  processus  psycho-physiologiques  : 
«  U-I  Process  »  concernant  l'opposition  du  clair  et  du 
sombre,  et  «^-Process»  qui  détermine  les  degrés  du 
chromatisme.  Le  premier  processus  est  fondamental^, 
tandis  c[ue  le  second  est  accessoire^  : 

A  K 

i 

1 


Or  ce  savant  reconnaît  qu'il  n'y  a  pas  de  langues  dont  le 
vocalisme  se  baserait  uniquement  sur  le  processus  fonda- 
mental. Il  n'a  peut-être  existé  isolément  qu'à  une  époque 
prélinguistique  ?  se  demande  Stumpf  avec  hésitation.  ]^Iais 
cette  supposition  ne  résout  aucunement  le  problème.  Le 
vocalisme  linéaire  existe  parfaitement  dans  les  langues  du 
monde  que  nous  connaissons,  mais  c'est  justement  la  base 
du  triangle  qu'il  supprime.  Ainsi  le  système  des  voyelles  se 
trouve  réduit  à  la  verticale  1<^  dans  plusieurs  langues  du 
Caucase  de  l'Ouest  analysées  par  Troubetzkoy,  et  2°  chez 
les  enfants  (ainsi  que  chez  les  aphasiques)  à  l'étape  où  ils 
ne  font  pas  de  distinction  entre  diverses  voyelles  d'une  même 
aperture  (p.  ex.  entre  U  et  /),  les  utilisant  comme  des  variantes 
combinatoires  ou  stylistiques,  ou  bien  n'en  employant  qu'une 
seule.  Ces  faits  sembleraient  prouver  un  paradoxe  insoute- 
nable :  on  dirait  que  le  processus  fondamental  est  insépara- 
blement lié  au  processus  accessoire,  tandis  que  ce  dernier 
peut  exister  seul  ! 

Cependant  cette  contradiction  apparente  se  trouve  levée 

(1)  Ligne  continue  dans  notre  schéma. 

(2)  Pointillé  dans  notre  schéma. 


376 


R.    JAKOBSON 


dès  qu'on  envisage  le  vocalisme  et  le  consonantisme  comme 
deux  parties  d'un  tout  et  dès  qu'on  tire,  ce  qu'a  omis 
Stumpf.  les  conséquenses  de  sa  propre  définition  lumineuse, 
selon  laquelle  c'est  la  présence  du  chromatisme  prononcé 
(ausgepragte  Farbung)  qui  distingue  en  premier  lieu  les 
voyelles  des  consonnes.  Étant  donné  que  les  voyelles  sont 
des  phonèmes  chromatiques  par  excellence,  c'est  donc  A,  le 
sommet  du  chromatisme  qui  se  présente  comme  la  voyelle 
optimum,  princeps  vocaliiim,  selon  le  mot  de  Hellwag.  La 
verticale  A,  différenciant  les  degrés  du  chromatisme,  est 
naturellement  le  pivot  cardinal,  parfois  même  unique  du 
vocalisme.  Les  consonnes  sont  des  phonèmes  sans  chroma- 
tisme prononcé  et  l'opposition  du  clair  et  du  sombre,  contraste 
qui  augmente,  à  mesure  que  le  chromatisme  diminue,  repré- 
sente par  conséquent  le  pivot  cardinal  du  consonantisme. 
L'analyse  accoustique  nous  montre  que  les  labiales  opposent 
un  timbre  sombre  au  timbre  clair  des  dentales.  Étant  donné 
que  le  timbre  sombre  représente,  selon  Stumpf,  le  maximum 
quantitatif  du  processus  en  question,  ce, sont  les  labiales  qui 
offrent  l'optimum  consonantique. 

Plusieurs  lois  trouvent  à  la  fois  leur  explication  interne  ; 
à  savoir  :  la  priorité  des  consonnes  labiales  et  de  la  voyelle  A. 
l'antériorité  de  la  ligne  de  base^  dans  le  consonantisme  oral 
et  nasal,  c'est-à-dire  de  sa  scission  en  labiales  et  dentales, 
l'antériorité  de  la  ligne-hauteur^  dans  le  vocalisme,  c'est-à- 
dire  de  sa  difïérenciation  d'après  le  degré  de  l'aperture, 
et  enfin  l'ordre  de  scission  des  voyelles  en  vélaires  et  pala- 
tales, procédant  des  étroites  aux  larges. 

Dans  l'acquisition  du  langage,  la  première  opposition 
vocalique  est  postérieure  aux  premières  oppositions  conso- 
nanliques  :  il  y  a  donc  un  stade  où  les  consonnes  remplissent 
déjà  une  fonction  distinctive.  tandis  que  la  voyelle  unique 
ne  sert  encore  que  d'appui  à  la  consonne  et  de  matière  pour 
les  variations  expressives.  Donc  nous  voyons  les  consonnes 
prendre  la  valeur  de  phonèmes  avant  les  voyelles.  Autrement 
dit  d'abord  apparaissent  les  phonèmes  achromatiques  qui 
se  scindent  sur  l'horizontale,  ligne  du  noir  et  du  blanc  ; 
ensuite  surgissent  les  phonèmes  chromatiques  en  se  difïé- 
renciant  sur  la  verticale,  ligne  des  degrés  du  chromatisme. 


(1)  Ligne  continue  plus  grosse  dans  notre  schéma. 

(2)  Ligne  pointillée  plus  grosse  dans  notre  schéma. 


LOIS    PHONIQUES    DU    LANGAGE    ENFANTIN  377 

L'antériorité  du  processus  fondamental  par  rapport 
au  processus  accessoire  est  donc  entièrement  confirmée  ! 

Les  sons  achromatiques,  ou  plus  exactement  les  sons  sans 
chromatisme  prononcé,  manifestent,  comme  Stumpf  l'a  déjà 
signalé,  divers  degrés  de  l'achromatisme.  On  retrouve  donc 
dans  le  consonantisme  les  deux  dimensions  correspondant  à 
celles  du  vocalisme,  mais  dans  un  ordre  hiérarchique  inverse. 
Le  vocalisme  linéaire  est  vertical,  tandis  que  le  consonan- 
tisme linéaire  est  réduit  à  la  ligne  de  base.  Ce  sont  les  con- 
sonnes vélaropalatales  qui  présentent  le  minimum  d'achro- 
matisme. Éloignées,  ainsi  que  les  voyelles  larges,  von  der 
Linie  der  blossen  Helligkeiten,  selon  l'expression  de  Stumpf, 
elles  sont  relativement  peu  aptes  à  se  scinder  d'après  le 
caractère  clair  ou  sombre  en  deux  classes  distinctes  :  celle 
des  palatales  et  celle  des  vélaires.  Elles  forment  donc  le 
sommet  du  triangle  consonantique.  Les  phonèmes  du  sommet 
dénotent  un  plus  haut  degré  d'intensité  spécifique  que  ceux 
de  la  base  correspondante.  Rappelons  que  ceteris  paribus  les 
voyelles  larges  sont,  par  ordre  de  perceptibilité,  au-dessus  des 
étroites,  et  les  consonnes  vélaropalatales  au-dessus  des 
consonnes  correspondantes  de  l'avant -bouche.  Or,  ce  qui  n'est 
qu'un  épiphénomène  pour  les  oppositions  vocaliques,  fait 
l'essence  même  des  consonnes  vélaropalatales.  Stumpf  a 
soumis  K,  T  et  P  k  une  filtration  acoustique  :  quand  T  et  P 
sont  en  train  de  disparaître,  il  subsiste  encore  de  la  vélaire 
le  bruissement  d'un  coup  sec.  C'est  au  coup  de  glotte,  phonème 
occlusif  indéterminé,  que  se  trouvent  réduites  les  vélaires  dans 
les  langues  au  consonantisme  linéaire  et  souvent  dans  le 
langage  enfantin  (ou  aphasique)  du  stade  correspondant. 

Il  est  clair  que  l'opposition  des  voyelles  et  des  occlusives, 
ou,  en  d'autres  termes,  celle  de  l'ouverture  et  de  la  fermeture 
précède  l'opposition  de  la  fermeture  complète  et  de  la  ferme- 
ture atténuée,  c'est-à-dire  l'opposition  des  occlusives  et  des 
constrictives.  L'opposition  d'un  U  et  d'un  /  renferme  deux 
distinctions  parallèles,  à  savoir  celle  des  vélaires  et  des  pala- 
tales, et  celle  des  arrondies  et  des  non-arrondies.  La  séparation 
de  ces  deux  distinctions,  qui  permet  de  combiner  deux  pro- 
priétés inverses  dans  un  phonème  palatal  arrondi  ou  vélaire 
non-arrondi,  est,  cela  va  sans  dire,  une  acquisition  secondaire. 
La  complexité  des  mi-occlusives  est  exactement  de  la  même 
nature. 

En  continuant  de  confronter  les  acquisitions  linguistiques 
de  l'enfant  avec  la  typologie  des  langues  du  monde,  on  entre- 

14—1 


378  R.    JAKOBSON 

voit  que  le  groupement  des  phonèmes  et  le  système  des 
significations  grammaticales  sont  également  sujets  à  la  même 
règle  de  la  superposition  des  valeurs. 

L'universalité  et  la  logique  interne  de  l'ordre  hiérarchique 
énoncé  permet,  semble-t-il,  de  l'admettre  aussi  pour  la 
formation  du  langage  (glottogonie).  Cette  immutabilité 
nous  autorise  à  vérifier  et  à  accepter,  par  exemple,  l'hypo- 
thèse ingénieuse  récemment  émise  par  P.  van  Ginneken  (et 
autrefois  par  Noiret)  sur  les  rudiments  de  la  langue  humaine  : 
les  oppositions  consonantiques  sont  antérieures  aux  oppo- 
sitions vocaliques.  Il  est  vrai  que  le  chercheur  suppose  un 
stade  encore  plus  ancien,  celui  des  clics,  mais  il  fait  lui-même 
remarquer  que  d'après  leur  fonction,  ce  ne  sont  pas  encore  des 
phonèmes,  mais  de  simples  gestes  vocaux,  formant  à  propre- 
ment parler,  une  couche  prélinguistique,  extralinguistique 
et,  ajoutons,  «  post-linguistique  »,  comme  le  montre  l'étude 
des  aphasies.  De  même  l'hypothèse  de  Trombetti  sur  l'anté- 
riorité des  occlusives  se  trouve  corroborée,  contrairement  à 
la  priorité  des  mi-occlusives  professée  par  Marr. 

Nous  avons  essayé  de  mettre  en  relief  la  stratification  ri- 
goureuse de  quelques  oppositions  phonologiques,  et  de  démon- 
trer comment  cet  ordre  apparaît^.  Le  principe  est  simple 
jusqu'à  paraître  banal  :  il  est  impossible  de  placer  le  toit  sans 
avoir  posé  la  charpente,  de  même  qu'on  ne  peut  pas  ôter  la  char- 
pente sans  enlever  le  toit.  Mais  c'est  à  ce  principe  qu'obéissent 
la  dynamique  et  la  statique  de  la  langue  ;  il  coordonne  des  faits 
qui  passaient  pour  disparates,  il  élimine  quelques  prétendues 
«  énigmes  insolubles  »,  et  il  donne  un  sens  unique  à  des  lois 
en  apparence  dépareillées  et  aveugles.  Le  développement 
phonologique  de  l'enfant  aussi  bien  que  le  développement 
de  l'aphasie  n'est  dans  ses  grandes  lignes  que  le  corollaire  de 
ce  principe. 

Tout  cela  nous  prouve  que  le  choix  des  éléments  diffé- 
rentiels à  l'intérieur  d'une  langue  loin  d'être  arbitraire  et 
fortuit,  est  au  contraire  régi  par  des  lois  (ou  tendances) 
d'ordre  universel  et  constant.  Nous  venons  de  passer  rapi- 
dement en  revue  quelques  lois  d'implication  :  l'existence 
d'une  entité  Y  implique  l'existence  d'une  entité  A'  dans 
le  même  système  phonologique.  On  pourrait  également  exa- 
miner une  autre  série  de   lois,   non  moins  importantes  pour 


(1)  Cf.  R.  Jakobson,  Kindersprache,  Aphasie  und  allgemeine  Lautgesetze, 
Uppsala  1941. 


LOIS    l'IIOMQUKS    nu    LANGAGE    ENFANTIN  379 

la  typologie  des  langues.  Ce  sont  les  lois  d'incompati- 
bilité :  l'existence  d'une  entité  Y  exclut  l'existence  d'une 
entité  X  dans  le  même  système  phonologique. 

Hanté  —  malgré  tout  son  élan  novateur  —  par  l'esprit 
anti-finaliste  de  la  fin  du  siècle  dernier,  F.  de  Saussure  enseigne 
ce  qui  suit  :  «  Par  opposition  à  l'idée  fausse  que  nous  nous  en 
faisons  volontiers,  la  langue  n'est  pas  un  mécanisme  créé  et 
agencé  en  vue  des  concepts  à  exprimer  ».  Or  à  présent  nous 
sommes  à  même  de  répliquer,  que  par  opposition  à  l'hyper- 
criticisme  destructif  de  l'époque  en  question,  c'est  le  sens  com- 
mun, c'est  précisément  l'idée  que  nous,  sujets  parlants, 
nous  faisons  volontiers  de  la  langue,  qui  est  parfaitement 
véridique  :  la  langue  est  en  fait  un  instrument  régi  et  agencé 
en  vue  des  concepts  à  exprimer.  Elle  s'empare  efficacement 
des  sons  et  elle  transforme  ces  données  naturelles  en  des 
qualités  oppositives,  aptes  à  porter  le  sens.  Les  lois  de  la 
structure  phonologique  que  nous  venons  d'aborder  en  sont 
une  preuve. 


INDEX  TERMINOLOGIQUE 


Accent  de  phrase,  242. 
Accents  secondaires,  229. 
Accentuation    (corrélation    d'),    214, 

221. 
Accentuation  libre,  voir  Accentuation 

(corrélation  d'). 
Acte  de  parole,  1. 
Affinité  linguistique,  353  et  suiv. 
Aperture  (Voir  Degrés  d'aperture). 
Aphasie,  372. 
Aphonématiques  (Signes  démarcatifs), 

292,  293. 
Apparentées  et  équipollentes  (Séries — 

de  localisation  des  consonnes),  139. 
Apparié  (Phonème),  89. 
Appel  (Phonologie  d',  fonction  d'),  16, 

24-29. 
Appui  (Occlusion  d'),  153. 
Archiphonème,  81. 
Arrondissement  des  lèvres,  103. 
Arrondissement    (Corrélation    vocali- 

que  d'),  148. 
Aspiration  (Corrélation  consonantique 

d'),  165. 
Association  de  langues,  353. 
Associative  (Fonction),  53. 
Auxiliaires  phonologiques,  53. 

B 

Bilatérales  (Oppositions),  70. 
Bruyantes,  15. 

C 

Centre  de  syllabe,  197. 

Centrifuge    (Phonèmes    vocaliques    à 

déroulement),  129. 
Centripète    (Phonèmes    vocaliques    à 

déroulement),  129. 
Chaînes  d'oppositions,  72. 
Claires  (Voyelles),  103. 


Claquement  (Corrélation  consonan- 
tique de),   150. 

Classes  de  localisation  (ou  de  ton 
propre)  des  voyelles,  103. 

Classes  de  localisation  des  consonnes, 
135. 

Classification  fonctionnelle  des  pho- 
nèmes, 262. 

Clicks,   150. 

Consonantisme  minimum,  370. 

Consonnes,  96,  97,  200  n. 

Constantes  (Oppositions),  80. 

Contenu  du  phonème,  68. 

Contraste  (Corrélation  consonantique 
de),  164. 

Convergence  des  développements,  354. 

Corrélations,  89. 

Coup  de  glotte  (Corrélation  proso- 
dique de),  231. 

Coupe  de  syllabe  (Corrélation  proso- 
dique de),  234. 

Creux  (Son),  143. 

Crible  phonologique,  54. 

Culminative  (Fonction),  32. 

Culminatives  (Oppositions  —  de  diffé- 
renciation prosodique),   214. 

D 

Degré  d'aperture  (Particularités  voca- 
liques de),  98,  100,  112,  115. 

Degré  d'aperture  stable  ou  variable 
des  voyelles  longues  127,  128. 

Degrés  d'obstacle  (des  consonnes), 
159-164. 

Délimitative  (Fonction),  31-32. 

Déphonologisation,  319. 

Déroulement  complet  ou  interrompu 
des  voyelles,  128. 

Différenciation  (Particularités  proso- 
diques de),  99. 


382 


INDEX  TERMINOLOGIQUE 


Dilïérenciation  maxima  ou  minima 
des  phonèmes  (Position  de),  261. 

Diphtongues  de  mouvement,  59,  126. 

Directement  distinctives  (Opposi- 
tions), voir  Indirectement  phonolu- 
giques  (Oppositions). 

Distinctive  ou  diiïérenciative  (Fonc- 
tion), 31,  32. 

Distinctives  ou  différenciatives  (Oppo- 
sitions), 33. 

Distinctive  ou  diiïérenciative  (Parti- 
cularité), voir  Pertinente  (Parti- 
cularité phonologiquement). 

Durative  (Corrélation  —  des  conson- 
nes), 161. 

E 

Effectivement  (Oppositions  —  privati- 
ves, graduelles  ou  équipoUentes), 
79-80. 

Emphatique  (Corrélation  de  mouil- 
lure),  146. 

Emphatique  (Corrélation  de  vélari- 
sation),  147. 

Enfantin  (Langage),  367. 

ÉquipoUentes  (Oppositions),  76-77. 

Équivalents  phoniques  permis,  23. 

Étendue  des  groupes  de  phonèmes, 
329. 

Expiration  (Corrélation  de  mode  d'), 
voir  Récursion  (Corrélation  de). 

Expressive  (Fonction,  phonologie), 
16  et  suiv.,  18-26,  27-29. 

Extrême  (Terme),  77. 


Faisceaux  de  corrélation,  90,  149. 

Fonctions  phoniques,  31,  32. 

Fonctionnement  du  système  des  pho- 
nèmes, 80. 

Fondamentales  (Séries  —  de  localisa- 
tion des  consonnes),   135. 

Fréquence  des  phonèmes,  284. 


Gémination  (Corrélation  de  —  conso- 

nantique),  184. 
Gémination    (Corrélation    prosodique 

de),  201  et  suiv.,  215. 
Géographie  linguistique,  343,  363. 
Graduelles   (Oppositions),   77. 
Groupes  de  parenté  des  corrélations, 

93. 


Groupes  de  phonèmes,  330. 

Groupes  phoniques  potentiellement 
monophonématiques,  57. 

Groupements  de  phonèmes  univer- 
sellement admis  ou  non  admis,  266- 
268. 

Gutturalisation  complète  (corrélation 
consonantique  de),   154. 

H 

Harmonie  vocalique,  301. 
Hérétogènes  (Oppositions),  71. 
Homogènes  (Oppositions),  71. 


Impermutables  (Sons),  34. 

Indéterminée  (Voyelle),  124. 

Indirectement  distinctives  (Opposi- 
tions), 36. 

Indirectement  phonologiques  (Oppo- 
sitions), 36. 

Intégrale  (Méthode),  216. 

Intensité  (Corrélation  consonantique 
d'),  165. 

Intensité  (Corrélation  prosodique  d'), 
215. 

Intention  phonique,  37. 

Intonation  de  phrase,  238. 

Inventaire  des  phonèmes,  69. 

Isolées  (Oppositions),  72. 


Labiale    (Corrélation   consonantique), 

148. 
Labiovélarisation  (Corrélation  conso- 
nantique de),  154. 
Langue,  1  et  suiv.,  354. 
Langue  (Opposition  de  place  de  la), 

103. 
Lèvres    (Opposition    de    participation 

des),  103. 
Lexicales  (Oppositions),  94. 
Limite  (Position),  292. 
Linéaires  (Oppositions),  72. 
Linéaires  (Systèmes  vocaliques),  101, 

102. 
Liquide    (Corrélation   consonantique), 

160. 
Liquides,  156. 

Localisation  (Particularités  de),  98. 
Localisation  (Particularités  de  —  des 

consonnes),  135  et  suiv. 


INDEX   TERMINOLOGIQUE 


383 


Localisation  (Particularités  de  —  des 
voyelles),  100,  102  et  suiv. 

Logiquement  (Oppositions  —  privati- 
ves, graduelles  ou  équipoUentes),  80. 

Loi  de  Polivanov,  330. 

Loi  de  Zipf,  282-283. 

Lois  générales  des  combinaisons  de 
phonèmes,  264. 

M 

Macrophonème,  45. 

Marqué  (Terme),  77. 

Marque  de  corrélation,  89. 

Marques  phonologiques,  74. 

Mat  (Série  à  son),  142. 

Microphonème,  45. 

Mise     en     relief     culminative,     voir 

Accentuation  (Corrélation  d'). 
Mode   de   franchissement    (Particula- 
rités consonantiques  de),  98. 
Mode  de  franchissement   du   premier 

degré  (Corrélation  de),   159-164. 
Mode    de    franchissement    du    second 

degré  (Corrélation  de),   164-184. 
Mode  de  franchissement  du  troisième 
degré,  voir  Gémination  (Corrélation 
de  — ■  consonantique). 
Mode  de  liaison  (Particularités  proso- 
diques de),  99. 
Mode   de   liaison   (Oppositions   proso- 
diques de),  128,  231. 
Momentanée    (Corrélation    consonan- 
tique), 161. 
Monophonématique     (Valeur    —    des 

groupes  phoniques),  57. 
Mores    (Langues    qui    comptent    lesl, 

207. 
Morphoriologie,  337. 
Mouillure   (Corrélation  consonantique 

de).  146. 
Mouillure     emphatique      (Corrélation 

consonantique  de),   146. 
Moyen  (Terme),  77. 
Moyennes  (Voyelles),  103. 
Multilatérales  (Oppositions),  70. 
Mutation  phonologique,  318. 

N 

Nasale  (Corrélation  consonantique). 
189. 

Nasalisation  consonantique  (Corré- 
lation de),  195. 


Nasalité    [Corrélation    vocalique    de), 

130. 
iSeutralisables  (Oppositions),  80. 
Neutralisation  (Position  de),  81. 
Neutralisation     conditionnée    par    le 

contexte,  247. 
Neutralisation    conditionnée     par    la 

structure,  247,  254. 
Non  apparié  (Phonème),  89. 
Non    distinctives    (Oppositions),    voir 

Distinctives  (Oppositions). 
Non  linéaires  (Oppositions),  72. 
Non  marqué  (Terme),  77. 

O 

Obstacle  (Degrés  consonantiques  d'), 
159-164. 

Occlusive  (Corrélation),  voir  Rappro- 
chement (Corrélation  de). 

Oppositions  phonologiques,  30  et 
passim. 

P 

Parole,  355. 

Participation  des  lèvres  (Oppositions 
de),  103. 

Particularités  non  pertinentes,  39,  40. 

Partiels    (Systèmes   vocaliques),    115. 

Pauses  de  phrase,  244. 

Permutables  (Sons),  34. 

Permutation  des  fonctions,  332. 

Pertinence  abstractive,  45. 

Pertinence  (Positions  de),  81. 

Pertinent  (Délinition),  34. 

Phonématiques  (Signes  démarcatifs), 
292,  293. 

Phonème,  37  et  suiv. 

Phonème  (Définition  du),  41  et  suiv. 

Phones,  43. 

Phonétique,  3  et  suiv.,  10  et  suiv. 

Phonologie,  3  et  suiv.,  11  et  suiv. 

Phonologisation,  319,  321. 

Phonométrie,  7  et  suiv. 

Phonostylistique,  29. 

Phrase  (Accent  de),  242. 

Place  de  la  langue  (Opposition  de), 
103. 

Plat  (Son),  143. 

Plénitude  vocale  (Particularités  de), 
voir  Degré  d'aperture  (Particula- 
rités de). 

Polyphonématique  (Valeur  —  des  sons 
simples),  63. 


384 


INDEX  TERMINOLOGIQUE 


Préaspiration   (Corrélation  consonan- 

tique  de),  166. 
Pression    (Corrélation    consonantique 

de),  165. 
Privatives  (Oppositions),  77. 
Proportionnelles  (Oppositions),   72. 
Proportions,  73. 
Prosodème,  212. 
Psychophonétique,  10. 


Quadrangulaires  (Systèmes  vocali- 
ques),  101. 

R 

Rapprochement  (Corrélation  conso- 
nantique de),  161. 

Réalisation,  40,  343. 

Récursion  (Corrélation  consonantique 
de),  165. 

Récursives  (Consonnes),  165. 

Registre  (Corrélation  prosodique  de), 
216. 

Registre  (Différences  de  —  différen- 
ciant des  phrases),  241. 

Relâchement  (Corrélation  consonan- 
tique de),  166. 

Répartition  étymologique,  343. 

Rephonologisation,  324. 

Représentation  phonique,  42. 

Représentative  (Fonction,  phonolo- 
gie), 18,  23,  28,  29. 

Résonance  (Particularités  vocaliques 
de),  98. 

S 

Sandhi  interne,  339. 

Semi-nasalité  (Corrélation  consonan- 
tique de),  195. 

Séries  apparentées  et  équipollentes 
(de  localisation  des  consonnes),  139. 

Séries  de  localisation  des  consonnes, 
135. 

Séries  fondamentales  (de  localisation 
des  systèmes  consonantiques),  135. 

Signes  démarcatifs,  291. 

Signes  démarcatifs  négatifs,  307. 

Signes  uniques,  296. 

Signes  groupes,  296,  297. 

Signifiante  (Face)  de  l'acte  de  parole 
et  de  la  langue,  1  et  suiv. 

Signifiée  (Face)  de  l'acte  de  parole 
et  de  la  langue,  1  et  suiv. 


Somltres  (Voyelles),  103. 

Son  du  langage,  40,  43. 

Sons  abstraits,  43. 

Sons  concrets,  44. 

Sons  fixes,  14. 

Sons   de   transition,    14. 

Sonantique  (Corrélation),  159. 

Sonantisme  (Corrélation  de),  159. 

Strident  (Série  à  son),  142. 

Structure     stratifiée     des     systèmes 

phonologiques,  372. 
Stylistique,  29. 
Syllabe,  99,  196. 
Syllabes  (Langues  qui  comptent  les), 

'207. 
Syllabisation  (Corrélation  de),  199. 
Synharmonisme,  302. 
Syntactiques  (Oppositions),  94. 
Système    des    oppositions    phonologi- 
ques, 69,  76,  343. 
Systèmes  vocaliques,  101  et  suiv. 


Tension  (Corrélation  consonantique 
de),  165. 

Timbre  (Corrélation  consonantique 
de),  145. 

Ton  propre  (Particularités  de),  voir 
Localisation  (Particularités  voca- 
liques de). 

Traitement  arithmétique  de  la  quan- 
tité, 207. 

Transition  (Sons  de),  59. 

Travail  accessoire  (Séries  consonan- 
tiques de),  144. 

Triangulaires  (Systèmes  vocaliques), 
101. 

Trouble  (Corrélation  vocalique  de),. 
133. 

U 

Unité  de  cadre,  270. 

Unité  formelle,  316. 

Unité  phonologique  distinctive,  36. 

Unité  prosodique,  99. 


Variantes  combinatoires,  50,  317. 
Variantes  facultatives,  47  et  suiv. 


INDEX    DES    LANGUES 


385 


Variantes  phonétiques,  11,  47  et  siiiv. 

Variantes  stylistiques,  48,  49. 

Variation  tonique  (Corrélation  proso- 
dique de). 

Vélarisation  emphatique  (Corrélation 
consonantique  de),  147. 


\ûcahulaire  (Unité  de),  348. 

Vocale  (Corrélation  —  des  consonnes), 

165. 
Vocaliques  (Systèmes),  101. 
Vocalisme  minimum,  370. 
Voyelle,  96,  200  n. 


INDEX   DES    LANGUES 


Abakan  (Turc),  298. 

Abkhaz,  102,  149,  264. 

Aboua,  134. 

Achoumawi,  168,  217,  232. 

Adyghé  (Tcherkesse),  xv,  63,  67,  92, 
102,  149,  158,  175,  176,  259. 

Africaines  (Langues),  194,  196,  206, 
370. 

Aghoul,  1.34,  148,  186,  249. 

Aïnou,  362. 

Albanais,  110,  131,  140,  161,  170,  211, 
238  n.,  362. 

Aléoute  (ounangan),  140,  189,  192. 

Allemand,  21,  23,  24-25,  26,  31,  33, 
34,  35,  36,  37,  39,  41,  42,  43,  45, 
46,  47,  48,  50,  51,  52,  54,  55,  56, 
58,  61,  64,  68,  69,  70,  71,  73,  74, 
75,  77,  82,  83,  86,  93,  96,  97,  98, 
110,  119,  126,  127,  130,  132,  139, 
140,  158,  161,  167,  168,  169,  171, 
199,  207,  208,  216,  222,  230,  234, 
235,  238  n.,  240,  241,  242,  243, 
244,  245,  246,  247,  250,  251,  254, 
255,  265,  270-272,  274,  275,  276, 
277,  279,  287-288,  294,  297,  299, 
307,  308,  309,  310,  311,  312,  314, 
358,  362,  363,  369. 

Altaï  (Turc  de  I'),  298,  309. 

Amérique  du  Nord  (Langues  de),  137, 
139,  194,  206,  230,  295,  362. 

Amharique,  173. 

Ande,  117,  186. 

Anglais,  45,  52,  59,  67,  82,  124,  127- 
129,  140,  161-162,  168,  169,  207, 
208,  210,  222,  234,  235,  252,  256, 


269,  273,  276,  297,   300,  307,  308, 

310,  312,  369. 
Annamite,  110,  121,  265,  267,  362. 
Arabe,   114,   147,  203,  208,  298,  337, 

363. 
Arménien,  201  n.,  294,  295,  325,  363. 
Artchine,   67,   87,   92,    106,    107,    108, 

117,  148,  186,  225,  249,  308. 
Aryennes  (Langues  —  de  l'Inde),  139, 

361. 
Assyro-babylonien,  113. 
Avar,  61,  67,  117,  158,  175,  191,  193, 

298,  312. 
Avestique,  xvi,   171. 

B 
Bachkir,  302. 

Baltiques  (Langues),  xv,  230. 
Bantoues    (Langues),    148,    149,    150, 

157,  246,  295. 
Basque,  361. 
Batse,  146. 

Bengali,  177,  256,  292. 
Birman,   73,    130-131,    149,    174,   205, 

226,  232,  264,  267,  269,  270,  298. 
Blanc-russe,  voir  Russe. 
Boschiman,  150,  151,  512. 
Bulgare,  55,  62,  67,  85,  124,  125,  169, 

198,  200,  222,  249,  253,  255,  260, 

261,  295,  296,  361,  364. 


Carélien,  357,  361. 

Caucase  (Langues  du),  xiv,  xv,  xvi, 
XVII,  XX,  XXI,  67,  91,  102,  140,  146, 
148,  175,  176,  230,  249,  361,  362, 
363,  375. 


386 


INDEX    DES    LANGUES 


Chanty,  voir  Ostiak. 
Chasta-Costa,  189,  192. 
Chichewa,  117,  156,  163,  173,  191,  195. 
Chinois,   61,   83,    132,    140,    173,    190, 

193,    197,   198,  220,  221,  223,  225, 

226,  299,   3.30,  331,  332,  339,  340, 

349,  355,  361,  362. 
Chinook,  143,  158,  191. 
Chor  (Turc),  309. 
Coréen,  45,  66,  92,  93,  149,  186,  190, 

296,   308,   309,  361,   362. 


Daghestan  (Langues  du),   175. 
Dakota,  176,  298. 

Danois,  80,   110,   118,   158,   163,   168, 
169,  197,  205,  223,  233  n.,  307.  363. 
Darguine,  186,  249,  295. 
Dinka,  139,  144. 
Doungane  V,  149,  361,  362. 
Dravidiennes  (Langues),  139,  144. 


Ecossais  (gaélique),  118,  119,  121, 
131,    145,   170,  234,  256,  292,  294. 

Efik,  133,  197,  206,  217,  298,  307,  308. 

Ehwé,  133,  207. 

Enèze,    voir   Samoyède   de   l'iénisséi. 

Erza,  voir  Mordve. 

Espagnol,  48,  222. 

Esquimau,  138,  140,  156,  161,  190, 
297,  308. 

Esthonien,  110,  211,  226,  231,  258, 
266  n.,  361,  362,  369. 

Eurasiatiques  (Langues),  145. 

Européennes  (Langues),   172,  246. 

Evenk,  voir  Toungouse. 


Fante,   119,   133,  240. 

Finnois  (ou  Finlandais),  58,  109,  121, 
186,  193,  201,  208,  236,  265,  294, 
295,  301,  307,  308,  311,  361,  364, 

Finno-ougriennes  (Langues),  103,  256, 
303,  304,  354,  361. 

Fox,  166. 

Français,  23,  26,  28  n.,  48,  70,  78,  80, 
81,  89,  90,  97,  98,  99,  110,  131, 
140,  168,  169,  192,  216,  248,  249, 
257,  265,  283,  287,  288,  296  n., 
307,  313,  330,  369,  371. 


Gaélique,  voir  Écossais. 

Ganda,  117,  133,  208. 

Géorgien,  61,  91,  117,  173,  201  n. 

Germaniques  (Langues),  230,  361. 

Grec  ancien,  91,   173,   186,   193,   197, 

225,  227,  258,  262,  292,  308. 
Grec  moyen,  122. 
Grec  moderne,  48,  85,   117,   120,  140, 

161-162,    169,    173,   222,   225,   255, 

356,  357. 
Groenlandais,  voir  Esquimau. 
Guiliak  (nivkhe),  75,  140,  161. 
Gwéabo,  119,  188,  190,  219,  266  n. 

H 

Haïda,  115,  139,   173,  265,  308. 

Hébreu,  337. 

Héréro,  137,  139,  144. 

Hollandais,   110,    127,    130,    169,    171, 

207,    208,    222,    234,    235,    238    n., 

255,  307,  362,  363. 
Hongrois,   26,   27,   48,    56,    139,    140, 

161,   168,   169,  207,  236,  295,  309, 

354. 
Hopi,  166,  209,  223,  225,  230,  234,  235. 
Hottentot,  150,  151,  154,  179,  219  n. 
Houpa,  143,  189,  192. 

I 

Ibo,  118,  133,  197,  21.3,  217,  301. 

Inde  (Langues  de  1'),    139,  337,  361. 

Indien  (Moyen,  pràkrit),  203,  208, 
210,  265,  305. 

Indiennes  (Langues  —  du  Nouveau- 
Mexique),  369. 

Indo-européen,  xv,  xvii,  325,  337-340, 
349. 

Ingouche,   146. 

Iraniennes  (Langues),  xvii,  363. 

Irlandais,  170,  194,  362. 

Islandais,  295. 

Italien,  48,  117,  140,  169,  193,  222, 
225,  236,  237,  308,  310. 

Italique,  325. 


Japonais,  25  n.,  35,  51,  53,  61,  66, 
75,  86,  108,  117,  137,  145,  149, 
185,  186,  193,  204,  210,  224,  227, 
228,  249,  269,  275.  293,  309,  320, 
361,  362,  369. 


INDEX    DES    LANGUES 


387 


K 

Kabarde,  49,  67,  143,  148,  174. 
Kachoube,    131,   223,   231,   238,   29r3, 

362,  364. 
Kalmouk,  29.5. 
Kamtchadale,  xiv,  140. 
Karakalpak,  371. 
Kasak-kirghiz,  298,  302,  307. 
Kasakh,  voir  Kasak-kirgliiz. 
Kette,  140. 

Kinyarwanda,  149,  171. 
Kirghiz,  254,  298,  307,  329. 
Koriak,  xiv,   140. 
Koubatchine,  .148,  186,  249. 
Kuârik  (Turc),  309. 
Kurine  (lesghe),   110,   116,    121,    122, 

148,   163,   175,  225,  249,  253,   256, 

283. 
Kwakiutl,  140,  148,  191. 


Lakke,   113,   146,   175,   186,   187,   191, 

193,  201,  295,  298. 
Lamba,  85,   117,   1.33,   169,    197,  208, 

217,  302. 
Lapon,   161,   187,  212,  250,  256,  258, 

266  n.,  295,  304,  308,  361. 
Latin,    106,   202,  208,  260,  296,   323, 

329. 
Lesghe,  voir  Kurine. 
Letton  (lette),  140,  169,  197,  205,  226, 

233  n.,  238  n.,  258,  322,  361,  362, 

363,  364. 
Litiiuanien,   140,    145,   167,   169,    192, 

197,    204,    214,    231,    238    n.,    249, 

253,  255,  260,  305,  361,  363. 
Livonien  (live),  295,  363. 
Lonkundo,  216,  220. 
Luoravetlane,  voir  Tchouktche. 

M 

Macédonien,  357. 

Maidou,  203,  295. 

Malais,  362. 

Mandchoues  (Langues),  256. 

Manse,  voir  Vogoule. 

Maya,  117,  169. 

Mende,  156,  217,  240. 

Mongol,  20,  121,   122,   123,  295. 

Mongol-bouriate,  294. 

Mongol-darkhat,  20. 

Mongoles  (Langues),  61,  256,  303,  361. 


Monténégrin,  104,  117. 
Mordve,  117,  145,  150,  171,  249,  254, 
261,  361. 

N 

Nénèze,  voir  Samoyède-yourak. 

Néo-indien,  134. 

Nganasane,  voir  Samoyède-tavgy. 

Nilotiques  (Langues),  133. 

Nivkhe,  voir  Guiliak. 

Norvégien,    110,    121,   234,   235,   236, 

238  n.,  255,  307,  317,  355. 
Nouba,   134,   136,   139,   145,  163,   169, 

190,  292,  294. 

O 

Odoule,  voir  Youkaguir. 

Osmanli  (Turc),  296. 

Ossète,  XIII,  363. 

Ostiak  (Chanty),   106,   107,   186,  292, 

309. 
Oubykh,  102,  149. 
Oude,  143,  146. 
Oudmourt,  voir  Votiak. 
Ougriennes  (Langues),  340. 
Ounangan,  voir  Aléoute. 


Païoute,  203,  295,  303. 

Paléo-asiatiques  (Langues),  140. 

Pédi,  67,  137,  158,  163. 

Persan,  114. 

Perse  (Vieux),  xvi,  115. 

Peul,  175,  178,  195. 

Polabe,  xxiv,  109,  121,  146,  203,  252, 
260,  295,  322. 

Polonais,  xix,  xxiii,  58,  62,  64,  105, 
117,  145,  161,  167,  169,  185,  194, 
254,  264,  294,  295,  320,  324,  326, 
3.39,  344,  354,  359,  361,  364,   371. 

Polynésiennes  (Langues),  373. 

Portugais,  194,  222. 

Prâkrit,  voir  Indien  (Moyen). 

R 

Romanes  (Langues),  230,  361. 

Russe,  xvi,  XIX,  XX,  xxii,  15,  20, 
21,  22,  23,  50,  51,  52,  54,  55,  56, 
58,  60,  63,  64,  65,  66,  67,  73,  78, 
80,  82,  85,  97,  106,  107,  115,  117, 
121,  126,  145,  161,  169,  185,  214, 
216,  221,  222,  240,  241,  243,  244, 
246,  254,  255,  261,  280  n.,  282,  300, 


388 


INDEX    DES    LANGUES 


301,  308,  316,  317,  318,  320,  321, 
323,  327,  328,  332,  335,  339,  340, 
343,  344,  346,  347,  354,  355,  356, 
357,  358,  359,  360,  361,  364. 

Roumain  III,  126,  140,  145,  169, 
222,  361. 

Routoul,  148,  175,  249. 


Samoyède  de  l'Iénisséi  (Enèze),  295. 
Samoyède-ostiak  (Sôlkoupe),  112,  190. 
Samoyède-tavgy     (Nganasane),     117, 

295. 
Samoyède-yourak  (Nénèze),  169,  295, 

308,  309. 
Samoyèdes  (Langues),  xiv,  304,  361. 
Sandavé,  137,  150,   152,  158,  177. 
Sanscrit,  xv,  xvi,  91,  92, 144,  150,  185, 

241  n.,  249,  339. 
Scandinaves  (Langues),  362,  369. 
Sémitiques  (Langues),  140,  147,  337, 

339,  340. 
Serbo-croate,  62,  104,   117,  140,   157, 

161,   163,   164,   168,   169,   171,   191, 

193,   197,   198,   199,  208,  211,  227, 

231,    238   n.,    239,    245,    248,    250, 

256,  259,  328,  329,  330,  331,   335, 

357,  362,  364. 
Shona,  117,  139,  144,  154,  175. 
Siamois,  111,  197,  204,  226,  268. 
Sindhi,  176,  177, 
Sino-tibétain,  362. 
Slave  commun,  xvi,  xvii,  xviii,  xix, 

XX,  321. 
Slave  (Vieux),  xx,  305  n.,  325. 
Slaves  (Langues),  xv,  xvii,  xviii,  xix, 

XX,   XXII,    48,    140,   230,   317,   323, 

324,  325,  329,   330,   334,  339,  361, 

364,  369. 
Slovaque,    138,    140,    161,    167,    169, 

191,   197,  202,  208,  249,  295,   321, 

354. 
Slovène,  48,   126,  131,   135,   172,   192, 

195  n.,  204,  208,  223,  227,  238  n., 

255,  362,  364. 
Sôlkoupe,  voir  Samoyède-ostiak. 
Somali,  140. 
Sorabe  (Wende  de  Lusace),  111,  121, 

143,   144,   171,   191,  293,  294,  295. 
Souahéli,  139,  157.      * 
Soudanaises  (Langues),   137. 
Souto,  67. 


Suédois,  110,  234,  238  n.,  255,  280  n., 

307. 
Suisse  allemand,  119. 


Tabassarane,   134,   144,  176,  185. 

Takelma,  246. 

Tamoul,  21,  117,  157,  159,  160,  186, 
190,  193,  236,  293,  302,  307,  309, 
313,  371. 

Taos,  voir  Tiva. 

Tatare  de  la  Volga  ou  Tatare  de 
Kazan,  302. 

Tatares  (Langues),  371,  373. 

Tavgy,  voir  Samoyède-tavgy. 

Tchèque,  xxiii,  26,  55,  56,  58,  60,  65, 
67,  75,  117,  138,  139,  140,  161, 
162,  167,  169,  170,  191,  197,  199, 
206,  207,  213,  242,  245,  254,  255, 
265,  267,  288,  294,  295,  296,  297  n., 
325,  326,  354,  358,  359,  371. 

Tchérémisse,  111,  125,  171,  251,  258, 
361. 

Tcherkesse,  voir  Adyghé. 

Tchétchène,  61,  91,  146,  207,  256, 
284,  292,  295,  308. 

Tchouktche  (Luoravetlane),  xiv,  20, 
133,   140. 

Tchouvache,  320. 

Téléoute,  298,  309. 

Tibétain,  173. 

Tigraï,  140. 

Tiva  (Langue  —  du  pueblo  de  Taos), 
162,  177,  191,  230. 

Tlingit,  61,  115,  135,  140,  158,  189, 
370. 

Tonkawa,  115,  116,  191,  297. 

Toungouse  (Evenk),  246,  247,  308. 

Toungouses  (Langues),  303,  308. 

Touraniennes  (Langues),  258,  360. 

Tsakhoure,  148,  249. 

Tsigane,  358,  361,  363. 

Tsimchiane,  61,  143,  174,  191,  264. 

Tubatoulabal,   122,  203,  295,  307. 

Turco-tatares  (Langues),  61,  103,  111, 
116,  256,  257,  295,  296,  298,  302, 
303,  307,  309,  349,  354,  361,  363. 

U 

Ukrainien,  67,  126,  145,  150,  161, 
169,  184,  222,  321,  328,  329,  331, 
354,  359,  360,  361. 

Uzbek,  65,  105,  296,  302,  361,  363. 


INDEX    DES    LANGUES 


389 


V 

Venda,  154. 

Vespe,  361. 

Vogoule  (Manse),  186,  294,  295. 

Votiak  (Oudmoui-t),  111,  360,  361. 

W 
Wende  de  Lusace,  voir  Sorabe. 

Y 
Yakoute,  295,  298. 


Yami,  83. 
Yiddisch,  361. 
Yorouba,  133,  194  n. 
Youkaguir  (Odouie),  xiv,  20. 
Yourak,  voir  Samoyède-yourak. 


Zoulou,   67,   117,   137,   150,   152,    162, 

197,  218,  220,  257,  302. 
Zyriane,    110,   360,   361. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Préface  du  Cercle  Linguistique  de  Prague  (1939) v 

Préface  de  A.  Martinet vu 

Préface  du  traducteur xi 

Notes  autobiographiques  de  N.  S.  Troubetzkoy,  commu- 
niquées par  R.  Jakobson xiii 

Bibliographie  des  principaux  travaux  de  N.B. Troubetzkoy, 

relatifs  à  la  phonologie xxix 

Introduction 

1.  Phonologie  et  phonétique 1 

2.  Phonostylistique 16 

Phonologie 
Remarques  préliminaires 31 

DIACRITIQUE 

Étude  de  la  fonction  phonique  distinctive 
I.  Notions  fondamentales 

1.  L'opposition  phonologique  distinctive 33 

2.  Unité  phonologique  distinctive.  Phonème.  Variante 36 

3.  La  définition  du  phonème 41 

II.  Règles  pour  la  détermination  des  phonèmes 

1.  Distinction  entre  phonèmes  et  variantes 47 

2.  Fausse  appréciation  des  phonèmes  d'une  langue  étrangère.       54 

3.  Phonèmes  simples  et  groupes  de  phonèmes 57 

A)  Valeur  monophonématique 57 

B)  Valeur  polyphonématique 64 

4.  Erreurs  sur  la  valeur  monophonématique  ou  polyphoné- 

matique des  sons  dans  des  langues  étrangères 66 

III.  Classification  logique  des  oppositions  distinctives 

1.  Contenu  des  phonèmes  et  système  des  phonèmes 68 

2.  Classement  des  oppositions 69 


392  TABLE   DES    MATIÈRES 

A)  D'après  leurs  rapports  avec  tout  le  système  des  oppo- 
sitions :  oppositions  bilatérales  et  multilatérales  ;  opposi- 
tions proportionnelles  et  isolées  ;  structure  du  système  de 
phonèmes  reposant  sur  elles 69 

B)  D'après  le  rapport  existant  entre  les  termes  de  l'opposition  : 
oppositions    privatives,  graduelles  et  équipoUentes 76 

C)  D'après  l'étendue  de  leur  pouvoir  distinctif  :  oppositions 
constantes  et  neutralisables 80 

3.  Les  corrélations 87 

4.  Les  faisceaux  de  corrélations 90 

IV.    Systèmes    phonologiques   des   oppositions 

PHONIQUES    DISTINCTIVES 

1.  Remarques  préliminaires 93 

2.  Classement  des  particularités  phoniques  distinctives 96 

3.  Les  caractéristiques  des  voyelles 100 

A)  Terminologie 100 

B)  Particularités  de  localisation  (ou  de  ton  propre) 102 

C)  Particularités  de  degré  d'aperture  (ou  de  plénitude  vocale).  112 

D)  Particularités  de  résonance 130 

4.  Les  caractéristiques  des  consonnes 135 

A)  Particularités  de  localisation 135 

a)  Les  séries  fondamentales ^ 135 

b)  Séries  apparentées  et  équipoUentes 139 

c)  Les  séries  de  travail  accessoire 144 

d)  Phonèmes  consonantiques  en  dehors  des  séries  de  locali- 

sation   156 

B)  Particularités  de  mode  de  franchissement 159 

a)  Les  degrés  d'obstacle  et  les  corrélations  de  mode  de  fran- 

chissement du  premier  degré 159 

b)  Corrélations  de  mode  de  franchissement  du  second  degré.  164 

c)  L'opposition   de   géminalion   en   tant  que   corrélation   de 

mode  de  franchissement  du  troisième  degré 184 

C)  Particularités  de  résonance 189 

5.  Les  caractéristiques  prosodiques 196 

A)  Les  centres  de  syllabe 196 

B)  Syllabe  et  more,  interprétation  phonologique  de  la  quantité  201 

C)  Les  particularités  de  différenciation  prosodique 212 

a)  Classification 212 

b)  Corrélation  d'intensité  et  de  gémination  prosodiques . .  . .  215 

c)  Corrélation  de  registre 216 

d)  Corrélation  d'accentuation 221 

D)  Oppositions  prosodiques  de  mode  de  liaison 231 

a)  La  corrélation  de  coup  de  glotte 231 

b)  La  corrélation  de  coupe  de  syllabe 234 


TABLE    DES   MATIERES  393 

E)   Oppositions  prosodiques  distinguant  des  phrases 237 

a)  U inlonalion  de  phrase 238 

b)  Différences  de  registre  distinguant  des  phrases 241 

c)  L'accent  de  phrase 242 

d)  Les  pauses  de  phrase 244 

e)  Remarques  générales 244 

6.  Les  éléments  distinctifs  anomaux 245 

V.  Types  de  neutralisation  des  oppositions  distinctives 

1 .  Généralités 246 

2.  Types  de  neutralisation  conditionnée  par  le  contexte 247 

A)  Neutralisation  dissimilative 248 

B)  Neutralisation  assimilalive 251 

C)  Neutralisation  combinée  et  conditionnée  par  le  contexte 253 

3.  Types  de  neutralisation  conditionnée  par  la  structure 254 

A)  Neutralisation  centrifuge 254 

B)  Neulralisalion  réduclive 255 

C)  Neutralisation  combinée  et  conditionnée  par  la  structure 258 

4.  Types  mixtes  de  neutralisation 259 

5.  Résultat  des  difîérents  types  de  neutralisation 260 

VI.  Les  ciROUPEs  de  phonèmes 

1.  La  classification  fonctionnelle  des  phonèmes 262 

2.  Le  problème  des  lois  prénérales  régissant  les  combinaisons  de 

phonèmes 264 

3.  Méthode  pour  l'étude  des  combinaisons 269 

4.  Groupements  anomaux  de  phonèmes 274 

VIL  De  la  statistique  phonologioue 

1.  Les  deux  types  de  dénombrement 276 

2.  Nombres  conditionnés  par  le  style  et  nombres  conditionnés 

par  la  langue 277 

3.  Interprétations  proposées  de  la  fréquence  des  phonèmes.  .  281 

4.  Fréquence  réelle  et  fréquence  attendue 284 

5.  La  statistique  phonoloirique  dans  le  vocabulaire 286 

ORISTIQUE 

Étude  de  la  fonction  phonique  diîîérenciative 

I.      Remarques  préliminaires 290 

IL    Signes  démarcatifs  phonématiques  et  aphonématiques. . .  292 

III.  Signes  uniques  et  signes-groupes 296 

IV.  Signes  démarcatifs  positifs  et  négatifs 307 


394  TABLE  DES   MATIÈRES 

1.  Signes  démarcatifs  négatifs  el  phonémaiiques 307 

A)  Signes  uniques 307 

B)  Signes-groupes 308 

2.  Signes  démarcatifs  négatifs  el  aphonématiques 309 

A)  Signes  uniques 309 

B)  Signes-groupes 309 

V.     Emploi  des  signes  démarcatifs 311 

APPENDICES 

I.  Principes  de  phonologie  historique,  par  Roman  Jakobson.  315 

II.  Réflexions  sur  la  morphonologie,  par  N.  S.  Troubetzkoy.  337 

III.  Phonologie  et  géographie  historique,  par  N.  S.  Trou- 

betzkoy   343 

IV.  Sur  la  théorie  des  affinités  phonologiques  entre  les  langues, 

par  Roman  Jakobson 351 

V.  Les  lois  phoniques  du  langage  enfantin  et  leur  place  dans 

la  phonologie  générale,  par  R.  Jakobson 367 

Index  terminologique 381 

Index  des  langues 385 

Table  des  matières 391 


NOTE    DU   TRADUCTEUR 


TAMOUL 


M.  Meile,  professeur  de  langues  de  l'Inde  à  l'École  Nationale  des  Langues 
Orientales  Vivantes,  a  bien  voulu  examiner  les  passages  des  «  Principes  de 
Phonologie  »  relatifs  au  tamoul,  notamment  les  pp.  159-160,  186,  307,  309,  313. 
Il  me  communique  les  remarques  suivantes  : 

Il  n'y  a  pas  en  tamoul  cinq,  mais  six  classes  de  localisation  des  consonnes  : 
labiales,  apicales  plates,  apicales  alvéolaires,  apicales  rétrollexes  (donc  trois 
séries  apicales,  fait  inconnu  ailleurs),  dorsales  prépalatales,  dorsales  postpala- 
tales. Le  phonème  que  Troubetzkoy  appelle,  selon  l'usage,  R,  n'est  pas  une 
sonante,  mais  la  bruyante  alvéolaire  :  à  l'intervocalique,  ce  phonème  est  réalisé 
comme  spirante  sonore,  ce  qui  fait  qu'on  entend  quelque  chose  qui  ressemble 
à  un  r,  mais  s'il  est  géminé,  on  entend  approximativement  ^fZr,  et  le  groupe  NR 
est  perçu  à  peu  près  comme  ndr  ;  en  outre,  géminé  ou  devant  une  autre  bruyante, 
cet  R  n'est  pas  sonore  :  le  groupe  Rk  est  sourd.  Ce  phonème  ne  se  rencontre 
jamais  à  l'initiale  :  en  effet  la  seule  apicale  admise  à  l'initiale  est  î,  les  apicales 
alvéolaires  et  rétroflexes  étant  exclues. 

A  l'initiale,  les  quatre  autres  bruyantes  sont  plutôt  réalisées  comme  des 
spirantes  sourdes  que  comme  des  occlusives  aspirées.  A  l'intérieur  du  mot,  entre 
voyelles,  les  bruyantes  sont  réalisées  comme  des  spirantes  sonores  (donc  y  et 
non  x),  à  la  seule  exception  de  ç,  qui  est  toujours  sourd  à  l'intervocalique.  Après 
r,  les  bruyantes  ne  se  rencontrent  que  géminées  (occlusives  sourdes)  ;  /î  ne  se 
trouve  jamais  en  contact  avec  r. 

En  ce  qui  concerne  les  sonantes,  on  peut  proposer  les  correspondances 
suivantes  :  y  semble  la  sonante  de  la  série  prépalatale,  /  celle  de  la  série  apicale 
rétroflexe,  v  celle  de  la  série  labiale  ;  /  est  la  sonante  de  la  série  apicale  alvéolaire, 
tandis  que  r  semble  celle  de  la  série  apicale  plate.  Ainsi  r  rentre  dans  le  système 
consonantique.  Peut-être  X  est-il  la  sonante  de  la  série  postpalatale.  Il  convient 
d'observer  que  r  ne  peut  pas  être  géminé,  alors  que  R,  qui  est  une  bruyante,  peut 
l'être  ;  d'autre  part,  /  et  /  peuvent  être  géminés,  mais  ni  r,  ni  X  ne  peuvent  l'être. 

En  ce  qui  concerne  les  signes  démarcatifs  négatifs  (p.  307),  /  rétroflexe  et  X 
postpalatal  apparaissent  fréquemment  en  fin  de  mot,  contrairement  à  ce  que 
dit  Troubetzkoy.  Quant  à  l'initiale  (p.  309),  ce  qui  la  caractérise  quand  elle 
est  une  bruyante,  c'est  qu'en  cette  position  elle  n'est  ni  géminée  ni  sonore. 

Enfin  (p.  313)  le  tamoul  n'a  pas  d'accent  de  mot,  mais  seulement  un  accent 
de  phrase. 

GREC  MODERNE 

M.  Mirambel,  professeur  de  grec  moderne  à  l'École  Nationale  des  Langues 
Orientales  Vivantes,  a  bien  voulu  examiner  les  passages  des  «  Principes  de 
Phonologie  »  relatifs  à  cette  langue  et  me  communique  les  remarques  suivantes  : 

P.  85.  La  neutralisation  des  oppositions  u-o,  i-e  (u,  i  représentant  l'archi- 
phonème)  est  caractéristique  des  parlers  néo-grecs  seplenlrionaux  (Asie  Mineure 
exceptée). 


396  NOTE    DU    TRADUCTEUR 

Pp.  120  et  255.  Même  remarque. 

Pp.  161-162.  La  neutralisation  grammaticale  de  l'opposition  t-6  est  dialectale. 
Pour  les  paires  n-cp  et  x-x  pas  d'exemples  connus. 

P.  169.  Beaucoup  de  mots  d'emprunts  où  b,  d,  g  sont  attestés  sont  tout  à 
fait  assimilés  dans  la  langue,  et,  d'autre  part,  dans  le  domaine  dialectal  de 
l'Est,  en  position  intérieure  les  groupes  mb,  nd  et  pg  ont  abouti  à  b,  d,  g: 
e(jiTCopoç  >  grec  commun  émboros,  grec  oriental  éboros ;  7révTe>  grec  commun 
pende,  grec  oriental  péde ;  à-j'yeXoç^  grec  commun  àhgelos,  grec  oriental  àgelos. 
D'ailleurs,  les  mêmes  groupes,  qui  se  trouvaient  en  position  intérieure  jadis,  se 
sont  réduits  aux  consonnes  simples  b,  d,  g  dans  le  grec  commun  lui-même,  par 
suite  de  l'aphérèse  de  la  voyelle  atone  qui  précédait  le  groupe  :  grec  ancien 
è(i[3atvcù>  grec  actuel  commun  [XTraîvco  (béno),  grec  ancien  è^^Sûto>  grec  actuel 
commun  vtûvo)  (dinoj,  grec  ancien  È-f/côXTrtov  >  grec  actuel  commun  yy.6pçi, 
(gôrfi),  ces  formes  étant  issues  de  (f)mhéno,  (c)ndi (njo,  (rjiagorfi^on). 


IMPRIMERIE   A.   BONTEMPS,   LIMOGES 
DÉPÔT  LÉGAL   :  4^  TRIMESTRE  1948 


UNIVERSITY  OF  CALIFORNIA  LIBRARY 

Los  Angeles 
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